C'est au dernier siècle de la République que l'usage de la main-d'œuvre servile fut le plus fréquent et le plus constant[1]. Nous en avons déjà trouvé des preuves en étudiant la vie des hautes classes de la société romaine ; nous essaierons d'esquisser maintenant, en premier lieu les conditions qui permirent à un vaste système esclavagiste de s'établir et de prospérer ; en second lieu, quelles en furent les conséquences morales et économiques à la ville et à la campagne. Le sujet est certainement trop vaste et trop compliqué pour qu'un seul chapitre suffise à le traiter. Mais nous ne nous proposons ici que de donner à l'étudiant une idée générale de la société, qui puisse l'engager à en poursuivre et à en approfondir l'étude plus précise. Nous avons vu que les deux classes supérieures de la société romaine s'occupaient d'affaires de tout genre, mais plus particulièrement de banque, d'entreprises de travaux publics, du gouvernement et de l'agriculture en Italie. Toutes ces affaires publiques ou privées exigeaient une main-d'œuvre nombreuse et, en partie une main-d'œuvre professionnelle ; les gros capitalistes fournissaient le capital, mais le détail des affaires elles-mêmes avait beaucoup augmenté depuis les guerres d'Annibal et le besoin d'ouvriers et d'employés de toute espèce se fit sentir plus que jamais dans le monde gréco-romain. Il fallut, au gouvernement comme aux capitalistes, des commis, des comptables, des courriers, aussi bien que des ouvriers proprement dits. Dans les maisons riches, l'opulence et le luxe toujours croissants avaient rendu nécessaires des serviteurs de tout genre dressés chacun à sa fonction spéciale ; à la campagne, dans les grands domaines qui tendaient à devenir toujours plus vastes et à exiger pour l'exploitation des capitaux toujours plus considérables, la demande de main-d'œuvre professionnelle ou ordinaire avait augmenté en proportion. La population de condition libre ne pouvait plus suffire à une demande aussi anormale, et aussi promptement exigible. Les basses classes, à la ville et à la campagne, n'étaient pas aptes au travail requis soit par incapacité naturelle, soit par répugnance. Il ne convenait pas à un Romain de condition libre d'obéir au doigt et à l'œil à un patron comme y sont forcés, de nos jours, les commis et les subalternes de tout genre ; il n'était nullement disposé non plus à s'engager comme serviteur dans une grande maison ; du reste, il n'avait pas subi le dressage nécessaire à la plus grande partie du travail exigé. Il était encore bien moins capable de rendre des services dans un grand domaine d'élevage. L'État lui prenait les meilleures années de sa vie pour le service militaire, devenu, comme on l'a remarqué justement, le vrai métier du Romain de condition libre. Heureusement ou malheureusement pour Rome, suivant le point de vue auquel on se place, on put se procurer indéfiniment une main-d'œuvre de toute qualité et de toute espèce, car les mêmes conditions anormales qui avaient créé la demande créèrent aussi l'offre. Les grandes guerres et l'enrichissement qui en résulta avaient eu pour conséquence la formation d'une classe capitaliste à laquelle la main-d'œuvre était indispensable ; de là l'origine d'un commerce d'esclaves tel qu'on n'en vit jamais, ni auparavant ni depuis. Il est probable que le nombre des captifs réduits en esclavage avait été toujours en augmentant depuis le temps d'Alexandre et les guerres de ses successeurs entre eux et avec leurs voisins. Au second siècle A. C. la traite des esclaves avait trouvé un centre commode dans la petite île de Délos. Strabon nous apprend, dans un passage bien connu, qu'il s'y vendait jusqu'à dix mille esclaves en un seul jour[2]. Mais c'est à Rome même qu'au temps de Cicéron était le grand marché des esclaves, les guerres qui avaient augmenté le nombre des captifs ayant eu pour théâtre le centre et l'ouest du bassin de la Méditerranée. Des spéculateurs qui faisaient la traite accompagnaient toutes les armées partant de Rome ; après la bataille ils achetaient aux enchères les prisonniers puis entreprenaient le transport à Rome de tous ceux qu'ils jugeaient assez capables pour trouver un emploi en Italie ou qu'on n'avait pas pu vendre dans la province même où la guerre avait eu lieu. Même si l'on tient compte de l'exagération possible des chiffres qui nous ont été transmis, le nombre des esclaves devenus disponibles est si énorme qu'il passe toute croyance. Quelques exemples suffiront pour nous donner une idée de certains procédés, qui ont eu pour la société romaine des conséquences durables et déplorables. Après la campagne de Pydna et la chute du royaume de Macédoine, Paul Emile qui se distinguait pourtant de tous ses contemporains par l'humanité de ses sentiments, fit vendre comme esclaves, sur l'ordre du Sénat, cent cinquante mille citoyens libres des communes épirotes du parti de Persée[3]. Après la guerre contre les Cimbres et les Teutons, soixante mille des premiers et quatre-vingt-dix mille des seconds furent, dit-on, mis en vente[4] ; on peut douter de ces chiffres, que la conformité de leur total avec celui des précédents rend suspects ; mais, en tout cas, le nombre des captifs fut énorme, cela est incontestable. César, plus humain lui aussi que la plupart des Romains, nous dit lui-même qu'il vendit immédiatement après la prise d'Aduatuca, sur les lieux et en une seule fois, cinquante-trois mille prisonniers[5]. Bien entendu, tandis que toute guerre petite ou grande diminuait la population libre par les massacres, les pestes ou les captures, elle augmentait encore le nombre des esclaves. Cicéron, lui aussi, après sa campagne de Cilicie et la prise de la forteresse de Pindénissus, se comporta comme tous les autres généraux. Une de ses lettres à Atticus nous laisse entrevoir le procédé : le troisième jour des Saturnales on vendit les esclaves, dit-il[6]. Ce serait commettre une fâcheuse erreur historique que de demander à ces généraux romains, hommes cultivés cependant, la moindre compassion pour leurs victimes ; l'hérédité avait si profondément façonné leur état mental qu'ils ne voyaient, dans leurs captifs, qu'un simple butin légitime propriété, du vainqueur ; prisonniers, les Romains auraient eu le même sort, et ils ne montraient que peu de pitié même les uns pour les autres. Quand César, en 49, en l'espace de quelques mois, renvoya dans leurs foyers deux armées romaines qui s'étaient rendues à lui, l'une à Corfinium et l'autre en Espagne, il obéissait certainement à des motifs politiques ; nous pouvons espérer pourtant qu'il lui aurait répugné, à lui du moins, sinon à ses soldats, de voir des citoyens romains devenir les esclaves de leurs propres camarades[7]. La guerre était donc la source principale où l'on s'approvisionnait d'esclaves, mais ce n'était pas la seule. Quand la traite prospère, il y a bien des moyens de l'alimenter. A l'époque dont nous parlons, dans tout l'Empire et dans les pays au delà des frontières, ce n'étaient que rapts et brigandages au milieu des troubles qui sévissaient. Les pirates de Cilicie, avant leur extermination par Pompée en 66, fourmillaient ; ils faisaient des descentes sur les côtes italiennes, empoignaient leurs victimes et s'en défaisaient sans difficulté au marché de, Délos. Cicéron, dans son discours pour la nomination de Pompée, raconte que des enfants de bonnes familles avaient été enlevés à Misène sous les yeux d'un préteur romain[8]. César lui-même, dans sa jeunesse, fut capturé par des pirates et eut de la peine à leur échapper. Dans l'Italie proprement dite, où il n'y eut aucune police avant qu'Auguste y mît ordre, les rapts étaient assez fréquents ; des rôdeurs (grassatores) — c'étaient souvent des esclaves fugitifs des grands domaines — hantaient les grandes routes et s'emparaient du voyageur solitaire qui disparaissait et allait finir ses jours dans quelque prison à esclaves[9]. Varron, énumérant les qualités nécessaires aux serfs des grands domaines d'élevage, nous dit qu'on devait les choisir assez vigoureux pour défendre les troupeaux contre les bêtes sauvages et contre les brigands aussi dangereux pour l'homme que pour le bétail. Il semble bien que les marchands de chair humaine ne cessaient pas d'exercer leur industrie même dans des pays paisibles, où l'on pouvait se procurer la marchandise désirée. Ce sont eux qui fouillèrent de fond en comble les royaumes de l'Asie Mineure, et quand Marius demanda à Nicomède, roi de Bithynie, des soldats pour la guerre contre les Cimbres, le roi répondit qu'il ne pouvait envoyer personne, les marchands d'esclaves ayant passé par là[10]. Tout le monde se rappelle le vers où Horace fait allusion à l'abondance et au bon marché des esclaves venus de Cappadoce[11]. Il y avait encore cieux moyens de se procurer des esclaves, moins efficaces, il est vrai, que les précédents et dont, par suite, nous parlerons peu. D'abord on pratiquait l'élevage des esclaves et, dans les domaines ruraux, on en faisait souvent une affaire[12]. Varron le recommande pour les grandes fermes à moutons, sous certaines conditions[13]. Quelques vers d'Horace sont de nature à faire croire que dans les fermes moins étendues, où l'on avait besoin d'esclaves de meilleure qualité, la possession d'esclaves nés et élevés sur le domaine passait pour un signe de richesse : ditis examen domus[14]. En second lieu, un certain nombre d'hommes de naissance libre avaient été réduits en esclavage en vertu de la loi sur les dettes. Tel fut souvent le cas aux premiers temps de l'histoire romaine ; nous ne pouvons pas certifier qu'il en fût de même à l'époque de Cicéron. Nous avons parlé des cris de détresse des citoyens pauvres lors de la conjuration de Catilina, ce qui semblerait prouver que la vieille loi était encore en vigueur et il paraît bien que, du temps de Varron, des petits cultivateurs endettés envers les grands propriétaires, se virent réduits à un état de demi-esclavage et durent donner gratis leur travail pour s'acquitter[15]. Mais il n'y a rien là de comparable, comme sources de la main-d'œuvre servile, à la guerre et au commerce des esclaves. L'offre étant pratiquement illimitée, les prix étaient comparativement bas et aucun Romain jouissant de quelque aisance n'était obligé de se passer d'esclaves. Il n'avait qu'à se rendre lui-même ou à envoyer son intendant à l'un des marchés, comme le temple de Castor[16], par exemple, où les marchands d'esclaves (mangones) exhibaient leur marchandise sous la surveillance des édiles ; il y pouvait choisir l'espèce dont il avait besoin : il en trouvait à tous les prix, à partir de deux cent cinquante francs. On exposait l'infortuné comme nous le faisons de nos jours pour les chevaux ; il était loisible de le dévêtir, de le tâter, de le faire trotter, de lui infliger les traitements les plus indignes ; il va sans dire que les marchands ne se gênaient pas pour pratiquer toutes les fraudes en usage chez les maquignons d'aujourd'hui[17]. Un article de prix, un Grec, par exemple, capable de servir de secrétaire ou de bibliothécaire, comme le cher Tiron de Cicéron, un domestique muni d'un bon certificat de cuisinier ou en état de remplir quelque office spécial dans une maison opulente se payait cher. Dès le temps de Caton l'Ancien, un seul esclave de choix coûtait une forte somme et Caton devenu censeur en 184 A. C. tenta de faire baisser les prix en élevant les droits sur la vente[18]. Nous n'avons pas la cote des cours pour l'époque dont nous traitons : Cicéron parle souvent de ses esclaves, mais n'en indique pas les prix. Les articles de fantaisie coûtaient bien entendu des prix énormes ; nous savons par Pline qu'Antoine le triumvir paya vingt mille francs pièce deux jeunes jumeaux destinés à servir comme pages peut-être pour satisfaire un caprice de Cléopâtre[19]. Il est certain, d'autre part, qu'on pouvait se procurer à très bon marché, pour la ville ou pour la campagne, des esclaves ordinaires, mais qui n'étaient propres qu'aux bas emplois ; et le nombre de ceux-là dut être très grand dans la ville seule. Il est malheureusement impossible d'évaluer avec quelque probabilité d'exactitude le nombre des esclaves résidant à Rome. Beloch[20] remarque judicieusement que les familles en possédant quelques centaines ne pouvaient pas être nombreuses ; or, il cite la déclaration de Philippus, tribun en 104 A. C., affirmant qu'il n'y avait pas dans l'État romain plus de deux mille personnes jouissant de quelque fortune[21]. Pour base de ses calculs, il est obligé de prendre la proportion entre la population libre et la population servile telle qu'elle était dans la seule ville de l'Empire sur laquelle nous soyons exactement renseignés, soit Pergame, où on comptait un esclave pour deux personnes libres[22]. Supposant que la population de condition libre fût à Rome, au temps d'Auguste, de cinq cent mille âmes ou un peu plus, y compris les pérégrins, il arrive au chiffre de deux cent quatre-vingt mille environ pour la population servile ; cette évaluation peut être à peu près exacte ; mais il faut se rappeler qu'elle n'a que la valeur d'une conjecture. Après avoir tenté de donner au lecteur quelque idée des conditions qui créèrent une importante demande de main-d'œuvre aux deux derniers siècles A.C. et des circonstances qui permirent au travail servile d'y satisfaire, il nous reste à examiner la question de l'esclavage du point de vue économique, légal et moral. En d'autres termes, nous nous demanderons : 1° de quelle façon l'abondance de la main-d'œuvre servile affecta l'économie sociale de la population libre ; 2° quelle était la situation de l'esclave aux yeux de la loi, comment il était traité et quelles étaient pour lui les chances d'affranchissement ; 3° quelles furent pour les esclaves eus -mêmes et pour leurs maîtres les conséquences morales de ce vaste système esclavagiste. 1° Du point de vue économique, la question la plus intéressante est de savoir si la main-d'œuvre servile gêna sérieusement l'industrie libre. Il est, par malheur, très difficile d'y répondre. On peut conjecturer que le nombre fabuleux des esclaves ne fut pas favorable au travail libre ; mais quand il s'agit d'en venir aux faits, c'est une autre affaire. Pour l'esclavage rural, il y a quelques témoignages sur lesquels nous pouvons étayer nos conclusions ; ils ont été dernièrement colligés et utilisés ; mais quant à la main-d'œuvre urbaine aucune recherche n'a encore été faite[23] et les documents à notre disposition sont à la fois moins complets et plus difficiles à manier. Nous avons déjà vu (chap. II), que le Romain de condition libre ne manquait pas d'ouvrage à Rome. Friedlænder, la meilleure des autorités pour tout ce qui concerne la vie sociale à la ville, ne craint pas d'affirmer que même aux premiers temps de l'Empire un homme de condition libre trouvait toujours du travail s'il en avait envie[24]. Cette assertion fût-elle un peu exagérée, elle nous prémunirait contre la tentation d'adopter trop promptement l'opinion contraire et de nous représenter la population libre comme une foule composée de misérables oisifs. En somme, tous les témoignages concordent pour donner raison à Friedlænder, au moins pour l'époque dont nous nous occupons. Il fallait bien que le Romain pauvre pût trouver des moyens d'existence ; le froment qu'il consommait n'était pas cher, mais toujours est-il qu'il ne lui fut livré gratis que vers la fin de la République[25]. Comment aurait-il fait pour se procurer les six as et un tiers que coûtait un modius de froment ? et le couvert ? et le vêtement ? On ne les obtenait pas pour rien. Nous savons aussi que les corporations professionnelles existaient encore au dernier siècle de la République[26], quoique la plus grande partie en eût été supprimée, parce qu'elles s'étaient transformées en clubs politiques fort malfaisants. En supposant que ces corporations fussent composées de petits patrons, il y a de bonnes raisons de croire que cens-ci avaient recours surtout à la main-d'œuvre libre. En effet, des hommes de leur condition n'auraient pas pu, suivant toute probabilité, se procurer facilement le capital nécessaire et le placer, non sans risques, en esclaves assez nombreux qu'il aurait fallu nourrir et loger et dont la vie aurait été très précaire dans une ville surpeuplée et malsaine. Ici et là, sans doute, nous rencontrons la mention d'esclaves occupés dans des fabriques, par exemple au temps de Plaute, si le passage où il en parle n'est pas une traduction du grec[27] : An
te ibi vis inter istas versarier prosedas,
pistorum amicas, reginas alicarias, miseras schœno delibutas servilicolas sordidas ? POENULUS, 265 sqq. En somme, on peut admettre, à défaut d'une étude plus approfondie de la question, que les esclaves romains appartenaient pour la plus grande partie aux familles riches de l'aristocratie, qui ne les employaient pas, en général, à des industries productives, mais aux travaux domestiques indispensables dans des maisons opulentes[28]. Suivant toute probabilité, les recherches futures prouveront que les travailleurs de condition libre trouvaient de l'occupation plus facilement que nous ne le croirions au premier abord. Rien que nous sachions ne nous permet de supposer une de ces rivalités entre le travail libre et le travail servile qui causent de l'animosité. La main-d'œuvre servile avait, croyons-nous, comblé une lacune due à des circonstances anormales et n'évinça pas entièrement la main-d'œuvre libre, mais elle tendit, de plus en plus, à l'entraver et sans aucun doute elle contribua à accréditer des idées sur le travail en général qui le firent considérer comme dégradant[29]. Ces immenses familles urbaines dont l'historien de l'esclavage dans l'antiquité a parlé en détail[30], appartiennent plutôt à l'époque du Premier Empire qu'aux derniers temps de la République. La preuve de leur existence se trouve surtout dans Sénèque, dans Juvénal, dans Tacite, dans Martial. Mais les témoignages que nous possédons pour l'époque de Cicéron semblent suggérer que les vastes palais des capitalistes que Salluste a décrits comme des espèces de villes[31] comprenaient déjà une famille de serviteurs dont les services dispensaient les propriétaires de recourir à l'aide de la main-d'œuvre servile ou de la main-d'œuvre libre prises hors de la maison. Non seulement les domestiques ordinaires de tout genre, mais les copistes, les bibliothécaires, les précepteurs des enfants, les médecins même que l'on trouvait dans ces grandes maisons étaient de condition servile, sans compter ceux, fort nombreux aussi, qu'on avait toujours sous la main pour servir d'escorte aux grands personnages quand ils voyageaient en Italie ou dans les provinces. Valère Maxime nous dit[32] que Caton le censeur, alors proconsul en Espagne, se faisait accompagner par trois esclaves seulement, tandis que Caton d'Utique, son descendant, en emmenait douze à l'époque des guerres civiles ; comme ces illustres personnages étaient fort économes, nous pouvons juger par ce fait du nombre croissant des esclaves et de l'importance des escortes qui accompagnaient d'ordinaire le voyageur riche. Quant à la famille rurale (familia rustica) qui composait la population ouvrière de la ferme, nous sommes beaucoup mieux renseignés. L'ancienne ferme romaine où le père vivait avec sa femme, ses enfants et ses esclaves, se suffisait à elle-même, comme ce fut aussi le cas pour l'ancienne tenure anglaise du manoir. Elle était exploitée par tous les membres de la famille, serfs ou hommes libres ; on y faisait peu de ventes et d'achats. Dès le milieu du second siècle A. C., à l'époque où Caton composa son traité d'agriculture, un changement eut lieu ; le maître ne peut plus visiter sa ferme que de temps en temps pour s'assurer que son esclave intendant (villicus) l'exploite suivant des méthodes rémunératrices et en tire le plus de profits possibles par la vente des produits[33]. Aussi Caton insiste de la manière la plus pressante pour que la ferme soit située à proximité des marchés où l'on pourra écouler facilement les denrées principales telles que le vin et l'huile et acheter à bon compte les objets nécessaires, la poterie et les instruments de métal de tout genre[34]. La ferme ne dépend donc pas entièrement du travail de la famille même, mais, malgré tout, l'exploitation a encore pour base principale la main-d'œuvre servile. Pour une olivette de deux cent quarante arpents (jugera) il faut, suivant l'évaluation de Caton, treize ouvriers, tous esclaves, et seize pour une vigne de cent arpents ; ces chiffres sont certainement bas vu la parcimonie bien connue et l'âpreté au gain de Caton[35]. On pouvait se procurer de la main-d'œuvre libre et on en avait parfois besoin ; dès le début de son livre (chap. 4), Caton insiste pour que le propriétaire se comporte en bon voisin, afin de trouver facilement, non seulement des aides volontaires, mais des journaliers payés, surtout au moment de la moisson, de l'olivaison et de la vendange. Parfois, la récolte était affermée à un entrepreneur et Caton donne des directions explicites (chap. 144 et 145) sur le choix de ces entrepreneurs et sur la rédaction des contrats avec eux. L'entrepreneur (contractor) avait-il recours seulement à la main-d'œuvre libre ou à la main-d'œuvre servile ? La réponse à cette question ne se trouve pas dans Caton, mais il paraît clair qu'une partie au moins était libre[36]. Caton ne nous dit pas non plus quelle était l'occupation de ces travailleurs libres à d'autres moments de l'année, ni s'ils appartenaient à la classe des petits cultivateurs. Pour l'époque dont nous nous occupons spécialement, nous avons le témoignage de Varron qui, dans sa vieillesse, après la chute de la République, composa un traité d'agriculture en trois livres. Nous y voyons que l'économie rurale avait peu changé depuis le temps de Caton. La main-d'œuvre permanente n'est pas libre ; mais en dépit du nombre toujours croissant de la main-d'œuvre servile, disponible en Italie, les hommes de condition libre trouvent encore facilement de l'occupation à certains moments de l'année dans toutes les fermes où la culture de l'olivier et de la vigne prédomine. Au chapitre xvii de son premier livre, Varron donne d'intéressants conseils pour le choix et l'achat des esclaves. Il commence par nous apprendre que la culture des terres se fait soit par des esclaves, soit par des ouvriers de condition libre, soit par les uns et les autres à la fois ; que les hommes libres appartiennent à trois classes : les petits propriétaires (pauperculi) avec leurs enfants, les journaliers à gages (conducticii) dont on a besoin surtout à la fenaison et à la vendange, les débiteurs insolvables (obærati) qui donnent leur travail pour s'acquitter[37]. Varron, comme Caton, reconnaît la nécessité d'acheter bien des choses qu'il est impossible de fabriquer dans une ferme d'étendue moyenne ; le propriétaire peut ainsi s'être vu forcé de recourir à la main-d'œuvre libre ; mais autant que possible la ferme devrait fournir tout le matériel nécessaire à l'exploitation[38], car, de cette façon, les esclaves sont occupés toute l'année et il ne faut jamais les laisser oisifs[39]. Il est donc parfaitement clair que, même au temps de Cicéron, on faisait appel à la main-d'œuvre libre pour la culture des olivettes et des vignes et qu'elle ne faisait pas défaut quoique l'exploitation se fît surtout par la main-d'œuvre servile et que l'on tendît -à l'employer de plus en plus. La règle de ne jamais laisser l'esclave sans occupation fut un facteur très important dans le développement économique ; le propriétaire qui semble n'avoir jamais douté du bon marché de la main-d'œuvre servile[40], fut poussé petit à petit à faire de sa ferme un petit monde indépendant de tout secours extérieur. A lire Columelle, qui écrivait vers là fin du premier siècle de l'ère chrétienne, l'exploitation de la ferme se fait alors au moyen du travail servile plus généralement que ce ne fut le cas aux deux derniers siècles A. C.[41] Pour compléter ce tableau de l'esclavage rural en Italie, il faut ajouter quelques mots sur les grands domaines de l'Italie méridionale. L'exploitation en vignobles et en olivettes d'une terre de médiocre étendue comme celle que Caton décrit et qui semble lui avoir appartenu, ou même celle d'un de ces domaines plus vastes dont Varron nous parle et qui contenaient des parcs pour le gibier et des pâturages, exigeait des esclaves d'une certaine habileté. Mais dans les grands espaces livrés à la pâture, dans les districts montagneux de l'Italie méridionale, dans ces grands domaines où l'on ne cultivait guère que les produits nécessaires à la nourriture des esclaves eux-mêmes, ceux-ci étaient grossiers et sauvages. Le travail y était de même nature que dans un ranch américain ; la vie y était rude et les travailleurs redoutables. C'est dans ces régions et parmi ces hommes que Spartacus leva les troupes avec lesquelles il tint tête pour la dernière fois aux armées romaines en 72-71 A. C. ; c'est dans les environs que Cælius et Milon vinrent en 48 A. C. embaucher leurs bandes de soldats révolutionnaires. Ces demi-sauvages servaient parfois de galériens. César nous dit plus d'une fois dans ses commentaires de Bello civili que ses ennemis en embarquèrent sur les vaisseaux envoyés à Marseille pour faire lever le siège[42]. C'est encore dans la Grande Grèce, au voisinage de Thurium qu'eut lieu un combat sanglant entre les esclaves de deux domaines contigus ; c'étaient, à en croire Cicéron qui les mentionne dans son Pro Tullio, dont il nous ne reste que des fragments, des hommes pleins de vigueur et de courage ; ils étaient pourvus d'armes comme nous pouvons le conjecturer d'après les remarques de Varron sur les esclaves auxquels on confiait la garde des troupeaux[43]. La coutume en effet était de les armer pour défendre le bétail contre les bêtes féroces et les voleurs, surtout en été, quand on le menait pâturer dans les maquis des Apennins, comme cela se pratique encore. Ces bergers avaient sans doute peu de besoins et les grands domaines dont nous parlons se suffisant probablement à eux-mêmes, il n'était pas nécessaire de recourir au travail libre. Leur journée finie, les esclaves recevaient leur nourriture, puis on les enfermait pour la nuit ; en cas de nécessité on les mettait aux fers[44]. Ces malheureux n'étaient que des outils vivants, comme dit Aristote, et l'administration de ces domaines était aussi simple que celle d'un atelier. La main-d'œuvre libre en est complètement exclue ; mais dans les exploitations agricoles proprement dites, il n'en fut pas de même, heureusement ; sinon l'influence économique de l'esclavage serait devenue tout à fait funeste. En fait, l'introduction en Italie d'une main-d'œuvre servile abondante y rendit des services importants à l'agriculture au dernier siècle A. C. et contribua à ranimer sa prospérité en lui fournissant la main-d'œuvre nécessaire à une époque où la main-d'œuvre libre était introuvable. Quelque lamentables qu'aient pu en être, d'autre part, les conséquences, surtout dans les grands domaines, l'histoire économique de l'Italie, si jamais on l'écrit, devra tenir compte à l'esclavage de certains avantages. 2° Aux yeux de la loi, l'esclave n'était pas une personne (persona) mais une chose (res) ; il n'avait aucun des droits d'un être humain ; il ne pouvait ni se marier ni posséder ; il n'était qu'un bien-meuble[45] qu'on pouvait transférer comme tout autre. Durant la République, la loi le laissa sous la dépendance absolue de son Maître, qui avait sur lui droit de vie et de mort (jus vitæ necisque) et pouvait lui infliger tous les châtiments : le mettre aux fers et se servir de lui à son gré sans appel à aucune juridiction supérieure. Telle était la situation légale des esclaves ; mais il arrivait souvent à ceux qui possédaient quelque instruction spéciale, qui servaient en qualité de secrétaires, de bibliothécaires, de médecins ou même de domestiques personnels, d'être en relations intimes et agréables avec leurs maîtres[46] ; aucun esclave n'avait à craindre des châtiments avilissants quand il appartenait à un propriétaire bienveillant et humain. Cicéron et son ami Atticus avaient tous deux des esclaves qu'ils appréciaient non seulement comme serviteurs, mais comme amis. Cicéron aima tendrement Tiron, qui édita les lettres de son maître après la mort de celui-ci et qui a droit en conséquence à notre éternelle gratitude. Celles que Cicéron adressa à Tiron quand cet ami tomba malade à Patras, en 50 A. C., comptent parmi les écrits les plus touchants que l'antiquité nous ait laissés[47]. Je t'aime pour toi et pour moi, écrit Cicéron. L'un de ces sentiments dit : reviens bien portant ; l'autre : reviens bien vite ; mais le premier a le dessus. Atticus avait son Alexis, un second Tiron, comme l'appelle Cicéron[48] et d'autres collaborateurs qu'il employait à copier les ouvrages qu'il éditait ce qui fut une des nombreuses occupations d'Atticus. Les esclaves de ce genre finissaient par être affranchis tôt ou tard ; c'est-à-dire qu'ils cessaient d'être une chose pour devenir une personne. La facilité avec laquelle s'opérait cette transformation est la seule excuse qu'on puisse alléguer en faveur de l'esclavage. Suivant la forme la plus ancienne et la plus efficace de la manumission (vindicta), une cérémonie légale en présence d'un préteur toujours facile à trouver était nécessaire et il n'y avait point d'autre condition de validité. En général le maître désireux d'affranchir un esclave de son vivant avait recours à cette formalité, mais un grand nombre d'esclaves étaient affranchis moins régulièrement, par exemple, en vertu du testament de leur maître[49]. Ainsi deux faits principaux dominent la situation légale de l'esclave : il était complètement dans la dépendance de son maître, aucune loi n'intervenant jamais pour le protéger ; il avait bien des chances d'être affranchi si sa conduite était bonne et, une fois affranchi, il devenait par cela seul citoyen romain (libertus ou libertinus[50]), jouissant de tous les droits civils, mais restant, suivant la coutume traditionnelle, dans un certain état de dépendance morale vis-à-vis de son ancien maître, obligé au respect envers lui et tenu de lui prêter son aide au besoin. Rapprochons ces deux faits principaux des conditions de la vie romaine tels que nous les avons esquissés et nous verrons qu'ils eurent des conséquences politiques d'une assez grande importance. Tout d'abord représentons-nous bien que la ville de Rome contenait au moins deux cent mille êtres humains sur lesquels l'Etat n'avait aucun contrôle. Tous les délits sérieux ou insignifiants qui tombent sous la juridiction de nos tribunaux correctionnels, s'ils étaient commis par un esclave, ne relevaient que de l'autorité de son maître qui seul avait qualité pour le punir. Quand la famille était très nombreuse, il arrivait, dans la majorité des cas, que le maître n'était informé de rien. L'esclave était donc soumis à une juridiction privée analogue à celle du seigneur sous le régime féodal, le seigneur ayant ses prisons et ses gibets. Les conséquences politiques de ces deux faits furent à peu près les mêmes dans les deux cas. Le seigneur féodal, avec sa juridiction personnelle et ses armées de vassaux, mit en danger le gouvernement régulier et l'unité nationale jusqu'au moment où un roi fort le fit rentrer dans l'ordre ; de même, le maître d'une nombreuse famille comprenant plusieurs centaines d'esclaves, échappa à tout contrôle de l'Etat et devint un péril sérieux pour le bon ordre de la capitale. Les esclaves jouèrent un rôle important dans les troubles politiques au temps de Cicéron. Saturninus, à l'époque de Marius, attaqué par celui-ci sur l'ordre du Sénat, fit arborer un de ces pileus, symbole de la liberté, sorte de bonnet dont les affranchis avaient coutume de se coiffer. Ce signal devait annoncer aux esclaves de la ville qu'ils pouvaient compter sur leur affranchissement s'ils prenaient parti pour Saturninus[51]. Quelques années plus tard, Marius, à son tour, attaqué par Sylla, suivit l'exemple de Saturninus. Catilina en 63 crut possible, suivant Salluste, de soulever les esclaves urbains pour qu'ils prêtassent leur aide à ses menées révolutionnaires ; un grand nombre accoururent ; puis il renonça plus tard à ce projet, qui aurait risqué de créer une confusion dangereuse entre la cause des citoyens et celle des esclaves[52]. C'est alors que, pour la première fois, nous entendons parler d'esclaves gladiateurs mis au service de la politique. Le printemps suivant, Cicéron eut à défendre P. Sulla, accusé, entre autres choses, d'avoir acheté des gladiateurs durant la conjuration et cela dans des intentions séditieuses ; et le Sénat eut à prendre des mesures pour disperser et diriger sur Capoue ou d'autres villes municipales éloignées ces bandes dangereuses. Nous savons que plus tard des particuliers en enrégimentèrent à leur usage et, dans les dernières années de la République, le gouvernement perdit tout contrôle sur cette soldatesque[53]. Cicéron, dans son plaidoyer pour Sestius, affirme que Clodius, durant son tribunat, sous prétexte d'organiser des corporations (collegia), avait levé des esclaves pour se servir d'eux dans les émeutes, les massacres et les rapines qu'il méditait. En supposant même qu'il y ait là quelque exagération, il faut bien admettre que les procédés de ce genre ne passaient pas pour impossibles[54]. Le rôle des esclaves ne se bornait pas à servir de suppôts ou de gardes du corps aux révolutionnaires ; il appert de la correspondance de Cicéron que, partie importante du train des grands personnages, ils pouvaient exercer une certaine influence sur les élections et dans d'autres circonstances politiques. Quintus Cicéron, dans son petit traité de la brigue[55], presse son frère de s'efforcer de gagner la bienveillance des électeurs de sa tribu, de ses voisins, des clients, des affranchis et des esclaves même, car, dit-il, presque tous les propos qui touchent à la réputation d'un homme ont une origine domestique. Marcus lui-même, dans la dernière lettre qu'il écrivit avant de s'expatrier, en 58 A. C., déclare que tous ses amis ne cessent de lui promettre non seulement leur concours, mais celui de leurs clients, de leurs affranchis et de leurs esclaves. Ces promesses auraient été tenues, sans aucun doute, si Cicéron était resté en Italie et avait consenti à en profiter[56]. Cette mention des affranchis dans la lettre de Cicéron nous rappelle les résultats politiques de l'affranchissement, second fait à envisager dans l'aspect légal de l'esclavage à Rome. Le plus important de ces résultats fut l'importation de sang étranger à Rome et son influence sur l'ensemble des citoyens romains qui, longtemps avant le temps de Cicéron, se composait en grande partie d'affranchis ou de leurs descendants. C'est à cela que Scipion Émilien fait allusion par la fameuse apostrophe dans son discours au peuple après la prise de Numance : Silence, vous autres, vous n'êtes pas vraiment des fils de l'Italie ! (Val. Max., 6, 2, 3). Si, du moins, l'affranchissement avait été contrôlé et surveillé par l'Etat, il aurait fait plus de bien que de mal. Bien des hommes célèbres qui ont joué leur rôle dans la littérature romaine étaient des affranchis, comme les poètes Livius Andronicus, Cœcilius, Térence, Publilius Syrus ; comme Tiron et Alexis et un peu plus tard Verrius Flaccus, un des plus savants hommes qui nient écrit en latin. Mais l'accroissement du nombre des esclaves, la facilité avec laquelle on les affranchissait eurent pour conséquence l'émancipation d'une foule de coquins pour un petit nombre d'hommes de valeur. L'exemple le plus frappant que nous en puissions citer est l'affranchissement par Sylla de dix mille esclaves qui, suivant la coutume, prirent son nom de Cornélius. Destinés, dans la pensée du dictateur, à défendre au besoin par les armes sa constitution et à en assurer la permanence, ils ne servirent qu'à créer à l'Etat de sérieux dangers lors de la conjuration de Catilina. César, plus sensible que ses contemporains à ce genre de péril social, expédia un grand nombre d'affranchis — la majorité des colons, dit Strabon[57], — à Corinthe quand il la releva de ses ruines. Denys d'Halicarnasse, écrivain contemporain d'Auguste, de séjour à Rome, fait une description effrayante des funestes effets de la manumission pratiquée sans discernement et sans contrôle légal[58]. Bien des personnes,
dit-il, s'indignent de voir affranchir des gens sans
aveu, et blâment la coutume qui leur attribue le droit de cité dans un Etat
souverain dont la destinée est de gouverner le monde. Quant à moi, je doute
qu'il faille abolir entièrement ces pratiques, crainte de pis ; je
préférerais qu'on instituât si possible un contrôle pour remédier à l'invasion
de l'Etat par tant de gens si mal famés. Les censeurs ou au moins les consuls
devraient se renseigner sui le compte de tous ceux que l'on propose
d'affranchir et s'enquérir de leur origine, des raisons et du mode de leur
.affranchissement en procédant de la même manière que pour les chevaliers. Il
faudrait inscrire les noms de tous ceux qui seraient jugés dignes du droit de
cité sur les tablettes distribuées dans les tribus, en y mentionnant
l'autorisation de résider dans la ville. Quant à la foule des gredins et des
criminels, on devrait les expédier au loin, sous prétexte de fonder quelque
colonie. Ces remarques judicieuses sont probablement l'expression d'un sentiment commun aux meilleurs citoyens. Auguste tenta de restreindre le pouvoir du propriétaire en matière d'affranchissement. Ses efforts n'eurent pas grand succès ; les circonstances anormales qui avaient amené à Rome des familles d'esclaves très nombreux réagirent inévitablement, par l'effet de la manumission, sur l'ensemble des citoyens. En cela, comme en beaucoup d'autres choses, Rome devait payer cher la souveraineté du monde civilisé. On me permettra de citer ici les éloquentes paroles par lesquelles l'historien français Wallon, dans le grand ouvrage où il a traité le sujet de l'Esclavage dans l'antiquité comme un savant qui fut aussi un homme d'Etat pouvait seul le faire, a résumé la question de l'émancipation : L'affranchissement, si large
qu'il paraît être à Rome, vers le commencement de l'Empire, ne fut donc pas
un l'acheminement à la suppression de l'esclavage, mais une suite naturelle
et forcée de l'institution même une issue par où se déversait l'excédent
d'une époque trop abondante en esclaves ; un moyen de renouveler cette masse,
gâtée avant d'être usée, par l'influence délétère de cette condition. Comme
une eau détournée de son libre cours se corrompt dans le bassin qui la
retient captive, on la rejette alors, mais, rendue libre, elle ne sera pas
autre que ce qu'elle était devenue, croupissante ; et de même il ne faut pas
attendre que ces instincts faussés par l'esclavage, ces habitudes dépravées
dès l'enfance, se réforment et se redressent dans l'âme de l'affranchi sous
l'influence d'une tardive liberté. Jeté au sein d'une société viciée
elle-même par le mélange de l'esclavage, il y devint plus librement mauvais,
plus dangereusement encore. Ainsi l'affranchissement ne remédiait point au
dépérissement des citoyens ; il ne servit pas même à rendre meilleure la
condition des esclaves[59]. 3° Quels furent les effets moraux du système esclavagiste à Rome : a) sur les esclaves ? b) sur les maîtres de condition libre ? Quant aux esclaves eux-mêmes, notons d'abord deux faits dont il est indispensable d'apprécier toute la portée. Rappelons-nous que la plus grande partie d'entre eux, à Rome comme à la campagne, provenait des pays limitrophes de la Méditerranée. Ils y avaient vécu dans un état de civilisation rudimentaire où se trouvaient cependant les germes d'un progrès futur : liens naturels créés par la race, la parenté ou l'habitat ; communauté de la tribu, de la famille ou du village ; ils avaient chacun leur religion, leurs coutumes, leur gouvernement. La captivité sur une terre étrangères leur condition servile, rompirent ces liens une fois pour toutes. Par exemple, les cent cinquante mille êtres humains que le vainqueur de Pydna vendit en Epire comme esclaves, tous ceux du moins qui furent transportés à l'étranger — et ce fut sans doute la grande majorité — se virent, par là même, privés pour le reste de leurs jours, de toute vie de famille, de toute vie sociale, du culte qu'ils tenaient de leurs ancêtres, en somme de tout ce qui pouvait agir comme lien moral et comme correctif des instincts vicieux. Nous n'avons pas à nous occuper ici des déplorables conséquences de la dépopulation pour les pays conquis, mais elles furent certainement très graves et on doit en tenir compte au nombre des causes diverses qui contribuèrent plus tard à affaiblir l'Empire romain tout entier[60]. Ce qui nous importe ici, c'est qu'une grande partie de la population, à Rome et dans l'Italie, se composa désormais d'êtres humains privés de tout moyen de se développer moralement et socialement. Il est superflu d'insister sur le résultat inévitable : l'introduction dans l'Etat romain d'un élément corrupteur dangereusement puissant. Voici le second fait qu'il importe de bien saisir. Aux premiers temps de l'esclavage, les esclaves étaient originaires de l'Italie même ; ils travaillaient à la ferme sous les yeux du maître ; ils pouvaient et devaient même prendre part à la vie de la famille, voire à ses rites religieux ; ils subissaient ainsi, quand les circonstances étaient favorables, une influence moralisatrice[61]. Mais, vers la fin de la République, la majorité des familles qui possédaient un grand nombre d'esclaves devenaient de plus en plus incapables d'exercer une influence morale quelconque. A la ville, il ne restait plus à l'esclave ordinaire qui n'avait pas pour son maître l'attachement qu'un homme cultivé comme Tiron éprouvait pour Cicéron, d'autre idéal moral que l'obéissance passive ; pour lui, la plus haute vertu consistait à suivre exactement les ordres donnés et la crainte du châtiment était la seule sanction qu'il connût. L'esclave urbain tel que nous le voyons dans Plaute ne nous apparaît pas sous l'espèce d'un être misérable, privé de toute jouissance, mais comme un menteur et un voleur résolu à attraper son monde et dépourvu de toute conscience[62]. Nous n'avons qu'à nous rappeler que l'esclave devait souvent se croire obligé par l'obéissance, seule vertu qu'il connût, à commettre de mauvaises actions, pour comprendre qu'il y avait là une plaie qui menaçait d'empoisonner la famille romaine. Nec turpe est quod dominus jubet[63]. Le propriétaire résidait rarement dans ses grands domaines à la campagne ; les serfs y étaient sous le contrôle d'autres esclaves promus à la dignité de surveillants en récompense de leur bonne conduite ou de leur intelligence. Les esclaves des grandes fermes destinées à l'élevage du mouton ou du gros bétail étaient, nous l'avons vu, des espèces de sauvages. On peut juger de leur moralité par l'histoire de ce maître qui répondit à quelques-uns d'entre eux qui se plaignaient de manquer de vêtements qu'ils n'avaient qu'à en dépouiller les voyageurs qu'ils rencontreraient[64]. Les ergastula, ces prisons où l'on tenait habituellement les esclaves enchaînés, où on les traitait comme des bêtes, semèrent dans toute l'Italie les germes d'une démoralisation permanente[65]. En revanche, dans les domaines de moindre étendue, cultivés en olivettes et en vignobles, leur condition était meilleure et le propriétaire doué de quelque humanité qui choisissait avec soin ses intendants pouvait ranimer chez ses esclaves quelque chose de l'ancien sentiment de participation aux occupations communes, et à la vie de la famille. Dans un chapitre intéressant, Varron conseille au propriétaire de veiller au choix de son fermier et de se l'attacher en l'autorisant à prendre femme et à amasser un pécule ; il insiste même pour que celui-ci ait recours, pour se faire obéir, à la parole et non aux coups[66]. C'est là, du reste, tout ce que notre auteur nous dit de la condition de l'esclave ordinaire dans une ferme ; il ne semble pas s'être jamais douté, non plus qu'aucun Romain de son temps, que le travail serait mieux fait par des hommes chez qui leur condition n'aurait pas aboli tout sens moral ; que l'esclave travaille à contrecœur et sans intelligence, parce qu'il n'a plus d'espérance, parce qu'il n'a plus le sens de cette conduite conforme au devoir qui l'amènerait à trouver de la joie dans le travail de ses mains. Les derniers stoïciens ont peut-être reconnu que les esclaves étaient virtuellement des êtres moraux ; le christianisme donna sa sanction à la soumission au devoir comme acte moral consacré par une autorité divine ; les progrès furent lents[67]. Enfin, il est facile de se figurer les effets pernicieux du système esclavagiste sur les maîtres eux-mêmes, et les Romains qui ne possédaient pas d'esclaves durent en pâtir eux aussi. Il est vrai, comme nous l'avons vu, que l'esclavage n'évinça pas la main-d'œuvre libre, mais il contribua à créer une classe d'hommes de condition libre oisifs et sans moralité. Il y a longtemps qu'un auteur américain, le professeur Cairn, dans son livre sur l'esclavage en Amérique avant la guerre de Sécession, a comparé avec raison les petits blancs des Etats du Sud à la population oisive de Rome vivant de blé à bon marché et toujours prête à toute sorte d'excès[68]. Pour les grands propriétaires d'esclaves, le mal fut beaucoup plus grave, quoique peut-être moins apparent au premier abord. La possession d'une horde de serfs paralysa à demi le sens moral du maître, parce qu'il ne se croyait aucune responsabilité envers un si grand nombre de gens avec lesquels il se trouvait en contact chaque jour et à chaque heure. Lorsqu'un homme a complètement à sa merci la plupart de ses serviteurs ou des travailleurs occupés sur ses terres, quand aucun contrat ne règle leurs rapports mutuels, il perd tout sentiment de devoir et d'obligation non seulement envers eux, mais envers d'autres qui ne sont pas en son pouvoir. N'est-il pas indubitable que ce manque du sentiment de la justice et de l'équité, surtout envers les provinciaux, mais même envers des concitoyens, que nous avons signalé dans les deux classes supérieures de la société, provint, en grande partie, de l'exercice constant d'un pouvoir absolu, et de l'habitude que prit le maître de regarder les serviteurs dont les soins lui assuraient toutes les jouissances du luxe, comme sans droits ni à son respect ni à sa bienveillance ? Pouvons-nous douter que l'indifférence pour la vie humaine qui se manifeste alors par un goût croissant pour les jeux sanglants du cirque et pour les combats de gladiateurs et par l'incroyable cruauté des vainqueurs pendant les guerres civiles fut une des conséquences de l'inconscience avec laquelle on cultivait chez l'enfant l'humeur despotique[69] ? C'est à peine si les hommes les meilleurs de cette époque, les Cicéron, les César, les Lucrèce, témoignent la moindre sympathie ou le moindre intérêt pour ces masses d'infortunés, esclaves ou hommes libres, qui peuplaient l'Empire romain. L'indifférence pour la souffrance d'autrui, sauf quand il s'agissait des classes privilégiées, était devenue comme une seconde nature. Pensons-y ; nous nous l'expliquerons mieux si nous n'oublions pas que, malgré la création d'œuvres philanthropiques nombreuses, c'est à peine si le riche, quand il n'est pas un homme exceptionnel, donne en passant une pensée à la détresse douloureuse de la population qui encombre nos grandes villes. L'insensibilité commune à la nature humaine devint, sous la pernicieuse influence de l'esclavage, un aveuglement absolu, et les yeux ne s'ouvrirent qu'au moment où le christianisme répandit dans le monde entier une lumière nouvelle avec la doctrine d'une fraternité universelle. |
[1] Voir Der Römische
Gutsbetrieb, par H. GUMMERUS, réimprimé d'après 1906,
spécimen excellent de recherches sur l'économie politique. E. MEVER, Die Sklaverei im Altertum,
p. 46 (dans les Kleine Schriften, p. 208 sqq.).
[2] STRABON, p. 668.
[3] TITE-LIVE, XLV, 34.
[4] TITE-LIVE, Epitomé, 68.
[5] CÉSAR, B. G., II, 33.
[6] Ad Att., IV, 20, 5.
[7] WALLON (Hist. de l'Esclavage,
vol. II, p. 40) a noté que Virgile seul a montré quelque pitié pour le sort des
captifs, et cite Enéide, III, 320 sqq., mais il s'agit d'une princesse
et d'une princesse mythique. Aucun poète du temps ne témoigne aucune vraie
sympathie pour les captifs et les esclaves, sauf en effet, VIRGILE, Enéide, VII, 333.
[8] CICÉRON, pro lege Manilia, 72,
23. Plutarque, dans la Vie de Pompée, ajoute que les Romains occupant
une belle position étaient capables de s'associer avec des pirates et
s'enrichissaient par ce trafic scandaleux.
[9] SUÉTONE, Auguste, 32 : il
s'agit de temps antérieurs à Auguste.
[10] VARRON, R. R., 11, 10 ; DIODORE, XXXVI, 3, 1.
[11] HORACE, Epist., 1, 6, 39.
[12] VARRON, R. R., 1, 17.
[13] VARRON, R. R., 2, 10, 3.
[14] HORACE, Epode, 2, 65.
[15] Voir GUMMERUS, op. cit., p. 63 qui
considère l'obæratus de Varron comme
l'équivalent de l'addictus de la loi
romaine sur les dettes.
[16] Voir la description bien
connue du Forum par PLAUTE, Curculio, v. 470 sqq ;
MARQUARDT,
Privatleben, p. 171 ; WALLON, op. cit., chap. II.
[17] AULU-GELLE, IV, 2, donne un extrait de
l'édit des édiles destiné à remédier à ces escroqueries.
[18] TITE-LIVE, XXXIX, 44.
[19] PLINE, N. H., VII, 55. Cette
histoire fournit un bon exemple des escroqueries pratiquées alors : ces deux
jeunes garçons n'étaient pas des jumeaux ; ils venaient de pays différents,
quoiqu'ils fussent exactement pareils.
[20] Bevölkerung, p. 403.
[21] CICÉRON, de off., II, 21, 73.
[22] GALIEN, V, p. 49 éd. Kuhn ; Galien
était natif de cette grande ville.
[23] M. H. GUMMERUS vient de donner dans Klio,
XIV (1914), p. 129 sqq., la première d'une série d'études économiques sous le
titre : Die Römische Industrie.
[24] Sittengeschichte, I, p. 298 (6e édit.).
[25] Probablement par Clodius en
58.
[26] Asconius ad Cic. pro Cornel.,
édit. K. S., p. 67 ; WALTZING, Corporations
professionnelles, I, p. 90 sqq.
[27] Le commerce de la boulangerie
ne débuta, comme nous l'avons vu, qu'en 171. Plaute mourut vers 184. On peut
douter par suite du caractère romain de ce passage, ou bien l'allusion peut se
rapporter à autre chose qu'à une boulangerie publique.
Veux-tu t'accoquiner aux prostituées de la rue, maîtresses des
boulangers, délices des garçons fariniers, misérables dégoûtant de parfums,
sales rebuts des esclaves !
POENULUS,
265 sqq.
[28] Voir un remarquable passage D'ATHÉNÉE, VI, p. 272 à sur l'emploi des
esclaves à des travaux improductifs (cité par MARQUARDT, Privatleben, p. 159,
n. 13).
[29] Salluste, p. ex., dit de sa
propre vie après sa retraite qu'il ne s'occupait pas agrum colendo aut venando servilibus officiis. — Catilina,
4.
[30] WALLON, Histoire de l'Esclavage,
vol. II, ch. III.
[31] SALLUSTE, Catilina, 12.
[32] IV, 3, 11 et 12. PLUTARQUE dit que, en qualité de tribun
militaire, Caton le jeune emmenait quinze esclaves avec lui, Cato minor,
9. Voir aussi dans l'Argumentum d'Asconius in milonianam éd. K. S., p.
27, les escortes de Milon et de Clodius.
[33] Caton, R. R., 2, 1.
[34] Au chapitre 135 il mentionne
plusieurs villes où l'on pouvait se procurer d'autres objets de la meilleure
Qualité et au plus bas prix, par ex., les vêtements et les couvertures, à Rome,
à Cales et à Minturnes les instruments aratoires en fer, etc. Voir aussi GUMMERUS, op. cit., p. 36.
[35] R. R., 10 et 11. De
Agricultura, 10 et 11.
[36] Assiduos
homines quinquaginta præbeto, c'est-à-dire l'entrepreneur, ch. 144.
[37] Voir la discussion sur le sens
de ce mot dans GUMMERUS, p. 62 sqq. Varron les définit qui
suas operas in servitutem dant pro pecunia quam debebant (de
Lingua Latina, VII, 105), c'est-à-dire qu'ils donnent leur travail pour se
libérer de la servitude.
[38] R. R., I, 22.
[39] Cf. PLUTARQUE, Caton l'ancien, 21 ;
un esclave doit travailler tant qu'il ne dort pas.
[40] C'est là une question dont je
ne puis m'occuper ici, mais il est à peu près certain que, en fin de compte, la
main-d'œuvre libre est meilleur marché. Voir CAIRNES, Slave Power in America,
ch. III ; SALVIOLI, Le Capitalisme, p. 253 ; COLUMELLE, Præfatio.
[41] GUMMERUS, p. 81. A la même époque
l'existence du petit cultivateur est évidente d'après COLUMELLE ; il cultive son petit bien
sans travailler pour les autres.
[42] Pour Spartacus, APPIEN, B. C., I, 116 ; pour
Cælius, CÉSAR, B. C., III, 22 ; et comp. B. C., I, 56.
[43] R. R., II, 10.
[44] COLUMELLE, I, 8.
[45] GAÏUS, II, 15.
[46] Pour des exemples de
dévouement à leur maitre, voir APPIEN, B. C., IV, 29 ; SÉNÈQUE, de Benef., III, 25.
[47] Ad Fam., XVI, 1 ; lire
aussi la charmante lettre qui suit. Tiron fut affranchi par Cicéron à une date
inconnue, mais assez tard.
[48] Ad Att., XII, 10.
[49] Voir l'article manumissio
dans le Dictionnaire des Antiquités de DAREMBERG et SAGLIO.
[50] Seulement, pour l'exercice du
droit de suffrage, il était compris, avec tous ses coaffranchis dans l'une des
quatre tribus urbaines.
[51] VALÈRE MAXIME, VIII, 6, 2.
[52] SALLUSTE, Catilina, 24 et 56 ; WALLON, op. cit., II, p. 218
sqq.
[53] Voir, p. ex., CICÉRON, ad. Att., II, 24, 3 ; ASCONIUS, in Milonianam, ed. K. S., p. 27. L'escorte de
Milon comprenait des gladiateurs ; elle était organisée militairement (un antesignanus, p. 32) quand il en vint aux mains
avec Clodius.
[54] Pro Sestio, 15, 34.
[55] De Pet. consulatus, 5, 17.
[56] Ad Q. Fratr., 2 ad fin.
[57] STRABON, p. 381.
[58] DENYS D'HALICARNASSE, IV, 23.
[59] WALLON, op. cit., II, p. 435,
Ire éd.
[60] Voir OTTO SEECK, Geschichte des Untergangs der Antiken, ch. IV et V.
[61] Voir MARQUARDT, Privatleben, p. 175
sqq.
[62] WALLON (p. 255 sqq.) a réuni nombre
d'exemples. Les esclaves de Plaute sont autant Athéniens que Romains, mais les
conditions étaient sans doute très semblables dans chaque cas. Comp. VARRON, Men. Ed. Buecheler, p.
513. Crede mihi plures dominos servi comederunt
quam canes.
[63] PÉTRONE, Satiricon, 75.
[64] DIODORE, XXXIV, 38.
[65] Coli
rura ab ergastulis pessimum est, ut quidquid agitur a desperantibus
écrit PLINE (Nat. Hist., XVIII, 36) dans le passage fameux sur
les latifundia.
[66] R. R., I, 17.
[67] Voir quelques remarques
excellentes sur ce sujet dans Ecce homo vers la fin du ch. XII (Universality of the Christian Republic).
[68] The Slave Power, ch. V et spécialement p. 374 sqq.
[69] Regum nobis induimus animos écrivait Sénèque dans un passage bien connu sur le droit des esclaves à être traités en hommes. Epist., 47, 20.