LA VIE SOCIALE À ROME AU TEMPS DE CICÉRON

 

CHAPITRE V. — LE MARIAGE ET LA MATRONE ROMAINE.

 

 

Pour apprécier la position des femmes de conditions diverses dans la société que nous étudions, il faut expliquer clairement quelle fut, à l'origine, la signification du mariage à Rome et l'idée que les Romains s'en faisaient. Comme tout le monde peut s'en assurer, le mode de célébration du mariage et les cérémonies qui l'accompagnent sont un sûr indice de la position et de l'influence de la femme, dans quelque société que ce soit. A Rome, à toutes les époques de l'histoire, les justes noces (iustum matrimonium), c'est-à-dire le mariage sanctionné par la loi et par la religion, ayant par suite toutes ses conséquences légales, était une affaire de grande importance à laquelle des formalités et des cérémonies nombreuses étaient nécessaires. La raison en est évidente, au moins pour quiconque a quelques notions sur la vie antique en Grèce et en Italie. Comme nous -le verrons, la maison était la résidence de divinités qui faisaient partie de la famille aussi bien que les humains ; quand la nouvelle épouse pénétrait dans une famille, à la vie de laquelle elle n'avait pas encore été associée, ce ne pouvait être sans porter quelque trouble dans les relations entre les divinités familiales et les humains. Avant d'y introduire un membre nouveau, les humains doivent s'assurer que les divinités consentent à l'admettre pour qu'on puisse considérer son introduction comme valable. Celle-ci doit se faire de telle façon que la nouvelle mariée ait capacité pour participer aux sacra, c'est-à-dire au culte des esprits familiers, des ancêtres dans leurs tombes, ou à tout autre culte en usage dans la famille. Pour lui assurer ces privilèges, on lui imposait primitivement une cérémonie de caractère nettement sacramentel qui avait pour effet de la faire passer de la main (manus) de son père, c'est-à-dire de la soumission entière à son père comme chef de son ancienne famille, en la main de son mari, c'est-à-dire à la soumission totale à celui-ci comme chef de sa nouvelle famille.

Cette cérémonie sacramentelle se nommait confarreatio, parce que l'époux et l'épouse, en présence du Pontifex Maximus, du Flamen dialis et de dix autres témoins, se partageaient un gâteau sacré pétri de far, l'ancienne céréale italienne, et offert à Jupiter Farreus[1]. On avait certainement pris les auspices et probablement sacrifié à Cérès une victime dont on étendait la peau sur deux sièges (sellæ), où les époux devaient s'asseoir[2]. Si nous avons mentionné en détail ces anciennes formalités du mariage patricien, c'est pour faire ressortir le caractère religieux du rite tel que le concevaient les Romains ; en d'autres termes, nous avons voulu prouver que l'introduction de l'épouse dans la famille nouvelle était une affaire importante et sérieuse qui exigeait l'aide spéciale et l'intervention des dieux. Nous irons même jusqu'à prétendre que la nouvelle épouse devenait en quelque sorte une prêtresse domestique et qu'elle avait à subir une initiation solennelle avant d'avoir le droit d'en faire l'office. Pour nous mieux convaincre de la nature religieuse et mystique du rite tout entier, rappelons-nous que, durant toute l'histoire romaine, nul ne put prétendre aux fonctions de prêtre de Jupiter (flaminium diale), ou de Mars, ou de Quirinus, ou à celle de chef des cérémonies religieuses (Rex sacrorum) s'il n'était pas né de parents mariés par confarreatio ; et, dans chacun de ces cas, le prêtre lui aussi devait être marié suivant ce même rite[3]. Les cérémonies qui consacraient les justes noces (iustum matrimonium) étaient donc indispensables, comme le prouve ce qui précède, non seulement à la famille et à ses propres cérémonies religieuses, à sa vie et à sa conservation, mais aussi à l'État, à ses cérémonies religieuses (sacra), à sa vie et à sa conservation[4]. Comme le mariage par confarreatio avait pour premier but de procurer à la famille une mère parfaitement qualifiée pour s'acquitte de ses différentes fonctions, puis en outre d'assurer à l'État des citoyens légalement qualifiés pour remplir les plus importantes de ses fonctions religieuses, de même le mariage, sous quelque forme que ce fût, avait à la fois pour but de conserver la famille et son culte et de donner naissance à des hommes capables de servir l'État dans la paix et à la guerre. Pour être citoyen romain, il faut que vos parents aient été unis en légitime mariage. De cette condition essentielle découlent tous les droits qui constituent ensemble le droit de cité : les droits privés qui vous donnent capacité pour transférer, posséder et hériter à l'abri de la loi romaine[5], et les droits publics qui protègent votre personne contre la violence et le meurtre et vous confèrent le droit de vote dans les assemblées du peuple et celui d'éligibilité aux magistratures[6].

Lie mariage avait donc une importance capitale dans la vie romaine et pour tous les genres de mariages cette importance se marquait par fa solennité du rituel. Des mariages par coemptio et par usus, qui l'un et l'autre, aussi bien que le mariage par confarreatio, mettaient la femme en puissance de son mari, nous n'avons pas à nous occuper ici ; longtemps avant le dernier siècle de la République, ces trois modes de mariage étaient surannés ; si l'on s'en servait encore parfois, ce n'était que dans un intérêt particulier. Au cours du temps on s'était aperçu qu'il était plus commode pour une femme de rester, après son mariage, dans la main de son père, ou si celui-ci était mort, sous la tutelle d'un curateur (tutor), que de passer dans la main du mari. Dans ce dernier cas, en effet, tous les biens de la femme devenaient la propriété du mari. Le désir bien naturel d'échapper aux mesures restrictives de la puissance maritale était devenu général. En voici un exemple. Une femme sous la tutelle d'un curateur désire se marier ; si elle se marie, elle tombe sous la main de son mari ; son curateur perd tout contrôle sur ses biens, ce qui peut avoir une grande importance pour la famille d'où elle sort ; le tuteur s'oppose au mariage et insiste pour qu'elle soit mariée sous un autre régime que celui de manus[7]. En fait, les intérêts de la famille de l'épouse étaient souvent opposés à ceux de la famille où elle allait entrer et l'on pouvait arriver à un compromis en renonçant au mariage cum manu.

Renoncer au mariage cum manu signifiait simplement qu'on renonçait à certaines conséquences de la cérémonie et en même temps à ceux des rites qui consacraient ces conséquences. Sauf cela, le mariage était aussi valide dans tous ses effets privés et publics que s'il avait été célébré conformément à la confarreatio même. On en omettait la partie sacramentelle ; on n'y retrouvait plus trace du mariage par voie d'achat qui subsistait dans les formalités de la coemptio ; mais pour le reste, la cérémonie était semblable à celle du mariage cum manu. Elle perdait une partie de son caractère légal tout en conservant ses attributs religieux essentiels. Il ne sera pas inutile de décrire un mariage à la romaine, tel qu'il se célébrait ordinairement aux deux derniers siècles de la République.

Tout d'abord, le petit garçon et la petite fille — c'est bien ce qu'ils étaient encore, même au moment du mariage — avaient probablement été fiancés longtemps auparavant. Cicéron nous apprend qu'il fiança sa fille Tullia à Calpurnius Piso Frugi dans les premiers mois de l'an 66 A. C. ; le mariage eut lieu en 63. Tullia, née probablement en 76, avait dix ans à l'époque de ses fiançailles et treize lors de son mariage. Les choses se passaient probablement ainsi d'ordinaire et cela prouve que l'affaire dépendait entièrement des parents. C'était un arrangement de famille, un mariage de convenance comme cela est encore la coutume chez bien des peuples[8]. Les fiançailles étaient un engagement mais non un contrat précis ; on pouvait les rompre sans illégalité au cas d'une répugnance invincible de la part de l'un ou de l'autre des promis ; il y avait ainsi un moyen de se libérer[9]. Quoi qu'il en soit, nous pouvons être certains que l'amour n'entrait pour rien dans l'idée que l'on se faisait du mariage, qui cependant se distinguait du concubinage par l'affectio maritalis et par des formalités légales. Il en pouvait résulter un attachement très réel, ce qui fut souvent le cas alors comme maintenant en semblables circonstances. C'est sur l'idée du devoir envers la famille et l'Etat que le mariage romain se fondait. On trouve la confirmation de ce que j'avance, comme de beaucoup d'autres idées romaines, dans l'Enéide de Virgile. Persister à voir Enée du point de vue d'un moderne et l'accuser de perfidie envers Didon, c'est oublier que sa passion pour la reine fut subite, qu'il lui manqua la sanction des dieux et des auspices favorables et que l'union avec Lavinia pour laquelle Enée n'éprouvait aucun sentiment d'amour, aurait eu l'approbation de tout Romain et lui aurait paru justifiée par ses avantages pour l'Etat. Le poète, il est vrai, laisse voir sa profonde humanité dans la manière dont il traite la fatale histoire de Didon, mais c'est en dépit de son vrai sujet qui est le devoir de tout Romain envers sa famille et envers l'Etat. Un jeune romain était aussi susceptible de tomber amoureux que n'importe quel autre jeune homme mais sa passion n'avait rien à faire avec la conduite de sa vie et avec ses devoirs de Romain. Cette idée du mariage eut des conséquences sérieuses, comme nous le verrons plus tard.

Le jour du mariage arrivé, notre jeune fiancée quitte la toge prétexte, vêtement de son enfance, consacre ses poupées au Lar familier et prend les vêtements nuptiaux ; puis, coiffée du voile rouge (flammeum), ceinte d'une ceinture de laine retenue par un nœud nommé le nœud d'Hercule[10], elle attend dans la maison paternelle l'arrivée du fiancé. Cependant on prend les auspices[11] ; primitivement, cette cérémonie consistait à observer le vol des oiseaux ; maintenant on examine les entrailles d'une victime, une brebis probablement. Si les auspices sont favorables, le jeune couple déclare consentir à l'union projetée et les deux époux se donnent la main droite en se conformant aux instructions de la pronuba, femme mariée qui remplit le rôle d'une sorte de prêtresse. Alors, après un nouveau sacrifice et un repas de noce, l'épouse est conduite de son ancienne demeure à celle de son mari ; elle est accompagnée de trois jeunes garçons, fils de parents encore vivants, l'un portant une torche, tandis que les deux autres tiennent la mariée chacun par une main. Des joueurs de flûte les précèdent et on jette des noix aux jeunes garçons. La charmante description de cette conduite (deductio), qui se trouve au LXIe poème de Catulle, abonde en détails intéressants. Arrivée à la maison de l'époux, la mariée enduit de graisse et d'huile les montants de la porte et les entoure d'une bandelette de laine ; on la soulève pour lui faire franchir le seuil ; son mari l'associe au feu et à l'eau essentiels à la vie domestique et enfin elle pénètre dans l'atrium. Le lendemain, elle prendra ses fonctions de mater familias ; elle se tiendra désormais dans l'atrium, entourée de ses femmes, ou restera dans ses appartements particuliers, situés derrière cette première pièce.

Claudite ostia virgines ;

Ludimus salis. At boni

Conjuges, bene vivite, et

Munere assiduo valentem

Exercite inventam[12].

Malgré sa vie dissipée, Catulle lui-même n'a pu parler du mariage qu'avec dignité et tendresse. Dans la dernière strophe de son poème, il fait allusion aux devoirs d'un jeune couple en des termes qui auraient satisfait le Romain le plus sévère. Il a aussi fait vibrer une nouvelle corde qui devait éveiller un écho dans le cœur de tout bon citoyen. Dans des vers délicieux, il fait allusion à la naissance future d'un enfant — d'un fils, bien entendu, — que le poète évoque couché dans les bras de sa mère, tendant ses petites mains et souriant à son père[13]. Il suffit de comparer ce charmant poème à ceux où Catulle raconte l'histoire indécente de ses relations avec Lesbia (Clodia) pour comprendre quelle opposition il y avait dans l'esprit des Romains entre l'amour passion et le sérieux du mariage. La beauté et la dignité de la vie conjugale telle qu'on l'avait connue se retrouvent encore et se font sentir, mais sans que le cœur en soit profondément touché. L'amour est relégué à l'arrière-plan, c'est un fait  qui n'a pas sa place dans la vie bien ordonnée de la famille et de l'Etat.

Quiconque étudie le cérémonial du mariage romain à la lumière des idées dont il est le symbole en conclura forcément qu'il assurait à la matrone romaine une situation qui commandait le respect, qui réclamait de sa part et faisait naître en elle des qualités en rapport avec sa condition. Sans aucun doute la position de la mère de famille romaine était très supérieure à celle de l'épouse grecque. Il s'en fallait de beaucoup qu'elle fût traitée e esclave. Elle partageait avec son mari tous les devoirs domestiques, y compris ceux de la religion et, dans son intérieur, elle était pratiquement toute-puissante[14]. Elle habitait l'atrium ; elle n'était pas reléguée dans un gynécée ; elle allaitait ses enfants et les élevait ; elle avait tout pouvoir sur les esclaves attachés à sa personne ; elle prenait ses repas avec son mari, mais assise et non couchée, et elle devait s'abstenir de vin ; elle était consultée sur toutes les affaires de la vie pratique ; elle n'était tenue ? à une réserve silencieuse que dans les questions politiques ou intellectuelles. Quand elle sortait vêtue de la gracieuse stole matronale, on la traitait avec respect et les passants lui faisaient place ; en revanche, ce qui caractérise bien sa position, l'usage lui interdisait de quitter la maison à l'insu de son mari ou sans se faire accompagner[15].

Le caractère idéal de la mère de famille était en harmonie avec la dignité de sa position. Idéal, dirons-nous, car il ne coïncide pas toujours exactement avec les renseignements que la tradition nous a transmis sur les Romaines, même des temps anciens ; rappelons-nous qu'à toutes les époques de l'histoire romaine, la femme dont la mémoire a survécu n'est pas toujours la matrone idéale, mais une personne qui a conquis la notoriété en violant les règles traditionnelles que sa condition lui imposait. La vraie matrone romaine n'aurait jamais songé à jouer un rôle historique ; son influence s'exerçait derrière la scène et n'en était que plus puissante. La mère légendaire de Coriolan (la Volumnia de Shakespeare) ; Cornélia, mère des Gracques ; Aurélia, mère de César, et. Julia, sa fille, ont pris aux affaires publiques une part indirecte mais bien plus importante que des femmes connues par leurs vices ou leur vie tapageuse. L'histoire nous a conservé leur souvenir pour les célébrer ou les noter d'infamie ; les autres ne se sont jamais prévalues de leur puissance.

Ce caractère spécial de la matrone romaine, où se combinaient la dignité, l'activité et le bon sens pratiques, était de nature à frapper un doux moraliste comme Plutarque, qui aimait d'un amour sincère et fervent tout ce qu'il y a de noble et d'honnête dans la nature humaine. Il ne se contente pas, dans ses Vies et dans ses Œuvres morales, de faire constamment allusion aux dames romaines et à leur caractère, mais dans ses séries de plus de cent Questions romaines, les neuf premières et beaucoup d'autres ensuite traitent du mariage et de la vie domestique. Dans le traité qui a pour titre Conjugalia præcepta, il reproduit plusieurs traits de la matrone romaine. C'est de Plutarque que Shakespeare s'est inspiré d'après la traduction de Sir Thomas North, et c'est ce qui a permis au poète anglais de faire paraître sur la scène, du temps d'Elizabeth, au moins un type de matrone. Dans son Coriolan, il a suivi Plutarque de si près qu'on peut renvoyer le lecteur à cette tragédie comme à une autorité. Il semble qu'un instinct historique très sûr a guidé l'imagination de Shakespeare quand il a créé deux types qui font un aussi violent contraste que l'austère et noble Volumnia et la Cléopâtre voluptueuse et passionnée du drame postérieur.

Il est indubitable que la matrone austère à la mode du vieux temps survécut jusqu'à l'époque qui nous occupe ; mais il est rare que la littérature en fasse mention, précisément parce qu'elle menait une vie utile et ne recherchait pas la notoriété. Mais par bonheur une dalle funéraire nous fera connaître l'histoire d'une femme admirable, qui passa les premières années de son mariage au milieu des troubles des guerres civiles, de 49 à 43 A. C. A en croire les éloges d'un mari dévoué — et nous n'avons aucune raison d'en douter, — c'était une âme de la meilleure trempe romaine, dont les vertus pratiques se combinaient si harmonieusement que cela nous surprend, même chez une matrone romaine. Nous y reviendrons.

Les femmes dont il est question dans la correspondance de Cicéron et dans la littérature, aux derniers temps de la République, ne ressemblent pas à celle dont nous venons de parler. Depuis la seconde guerre Punique, la Romaine avait changé, comme tout ce qui était romain. Il est impossible de raconter ici l'histoire de cette transformation, mais elle semble avoir commencé à l'intérieur de la famille par des excès de toilette et des dépenses exagérées, puis avoir modifié ensuite la tenue des femmes dans leurs relations sociales et politiques. Le mariage cum manu se fit rare ; la femme mariée resta si légalement soumise à la puissance paternelle ; dans la plupart des cas, le père cessa sans doute de s'occuper de sa fille, et comme les biens de celle-ci ne passaient pas à son mari, il était inévitable qu'elle prît une attitude plus indépendante. Les femmes s'enrichirent et en 69 A. C. une loi (lex Voconia) défendit à celles qui payaient le cens le plus élevé[16] d'accepter tout legs d'une valeur supérieure à celle à laquelle l'héritier naturel avait droit. Peu de temps après la grande guerre, à un moment où le luxe des particuliers semblerait bien déplacé, on proposa d'abolir la loi Oppia, qui cherchait à limiter le luxe des femmes dans leurs toilettes et leurs parures. En dépit de la véhémente opposition de Caton, encore jeune homme alors, la motion passa[17]. A la même époque, le divorce, qui n'avait probablement jamais été impossible, quoique rare, devint coutumier[18]. Ce n'est pas sans surprise que nous voyons le vertueux Paul Emile, le modèle des pères de famille, répudier sa femme ; comme on lui demandait ses motifs, il répondit qu'une femme peut être excellente aux yeux des voisins, mais que le mari seul sait où le bât le blesse[19]. Pour apprécier avec équité le changement qui s'était effectué dans la position des femmes, il ne faut pas oublier que, durant les guerres longues et incessantes du second siècle A. C., les maris restaient absents pendant des années ; que beaucoup durent périr par le fer ou par la maladie, ou bien encore furent faits prisonniers et vendus comme esclaves. Il devait arriver que, plus la population mâle diminua, comme ce fut certainement le cas en ce siècle-là, plus l'importance de la femme grandit. Par malheur aussi, même quand les maris avaient repris leur place au foyer, les femmes semblent avoir désiré parfois se débarrasser d'eux. En 180 A. C., l'opinion générale attribua la mort du consul Pison à un empoisonnement dont on accusa sa femme ; que l'accusation fût vraie ou fausse, le doute, à lui seul, est significatif[20]. En 154, deux dames de la noblesse, femmes de consulaires, furent accusées, elles aussi, d'avoir empoisonné leur mari et condamnées à mort par un conseil de famille[21]. Quoique, dans ces deux cas, la preuve soit loin d'être faite, il faut croire qu'il y eut, chez les femmes du plus haut rang, un penchant au désordre moral et au libertinage. Les dépositions des témoins lors du complot des Bacchanales, en 180 A. C., où les femmes jouèrent un rôle important, sont catégoriques ; elles prouvent qu'il y avait alors déjà une femme moderne que la vie austère de la famille et cette vieille religion qui aurait pu calmer ses inquiétudes ne satisfaisaient plus. Elle était prête à se lancer dans des expériences dangereuses, même en des matières qui ne concernaient que l'Etat[22]. Le fameux mot de Caton : les hommes mènent les femmes, nous autres Romains nous menons tous les hommes, et ce sont nos épouses qui nous mènent[23], est suggestif ; il semble bien que les femmes exerçaient sur leur mari une influence indue dans les affaires publiques.

Ce serait cependant une grave erreur de croire que les hommes ne fussent pas eux aussi blâmables. Les femmes n'ont pas coutume d'empoisonner leur mari sans avoir quelque raison de le haïr et il n'est pas difficile de deviner laquelle. Il est hors de doute que, malgré les charmes de la vie de famille telle que nous l'avons décrite, ni la loi ni la coutume n'exigeaient du mari la fidélité conjugale[24]. Caton l'Ancien est un bon type de Romain vertueux, tel que les Romains le concevaient ; il n'en est pas moins évident, soit d'après sa Vie, par Plutarque (par exemple au chap. XXIV), soit d'après des fragments de ses œuvres, qu'il se faisait une idée grossière de ce que doivent être les rapports entre époux ; qu'il regardait sa femme comme un agent nécessaire pour assurer à l'Etat de futurs citoyens plutôt que comme une compagne et une aide digne d'égards et de respect. Aussi nous ne serons point surpris que les hommes commençassent déjà à se dégoûter du mariage et à vouloir s'en dispenser, — très dangereux symptôme d'un mal contre lequel Auguste, un siècle plus tard, essaya vainement de lutter. En 131 A. C., immédiatement après la loi agraire sur laquelle Tibérius Gracchus, son auteur, comptait pour repeupler l'Italie, Metellus le Macédonique, censeur, fit tous ses efforts pour décider les citoyens à se marier liberorum procreandorum causa. Un fragment de son discours sur ce sujet est resté célèbre, grâce à une citation d'Auguste. Il caractérise à la fois l'humour et la dureté des Romains. Si nous pouvions nous passer de femmes, disait Metellus au peuple, nous nous débarrasserions volontiers de ce fléau ; mais puisque la nature a voulu que nous ne puissions ni vivre à notre aise avec elles, ni vivre tout à fait sans elles, il nous faut prendre garde à nos intérêts permanents plutôt qu'à un plaisir passager[25].

Si nous tenons compte de cette façon commune aux hommes et aux femmes de traiter l'état de mariage ; si nous considérons, en outre, les tempêtes révolutionnaires qui caractérisent le demi-siècle postérieur aux Gracques, — la guerre sociale, la guerre civile, les proscriptions de Marius et de Sylla, — nous ne serons pas surpris de rencontrer chez les contemporaines de Cicéron autre chose que le charme féminin et les goûts domestiques. La plupart d'entre elles ne sont plus pour nous que des noms et il est indispensable de peser soigneusement ce que des écrivains postérieurs en ont dit. Cependant nous en savons assez long sur le compte de deux ou trois de ces dames, pour nous faire une opinion.

Celle que nous connaissons le mieux, c'est la femme de Cicéron, Terentia, personne médiocre, peu intéressante et peu brillante. Nous pouvons nous faire, d'après elle, une idée assez exacte de ce que devait être une femme mariée de mœurs honnêtes. Terentia vécut trente ans. environ avec son mari et jusque vers la fin de cette période longue pour le temps on ne trouve rien d'essentiel à lui reprocher. Si nous n'avions plus que les lettres de Cicéron à son adresse, dont il nous reste une vingtaine, ou les allusions que nous lisons dans d'autres lettres, nous pourrions en conclure qu'elle fut en somme une épouse fidèle et une femme de bon sens. Mais il parle souvent de la santé délicate de sa femme[26], et comme la pauvre malade eut plusieurs fois de mauvais moments à traverser, il est fort possible qu'en vieillissant elle soit devenue irritable et qu'elle ait, de bien des façons, mis à l'épreuve la patience d'un mari si impressionnable et si irrésolu. Plutarque et d'autres aussi nous racontent des histoires qui nous donnent d'elle l'idée d'une mégère, trop économe de son propre bien et ainsi de suite[27]. Mais les faits ont plus de valeur que les cancans du jour et rien, dans les lettres de Cicéron, n'indique qu'il l'ait prise en grippe ou qu'elle ait perdu la confiance de son mari avant l'an 47. S'il eût eu une cause réelle de méfiance à son égard, cela lui serait échappé dans quelque lettre à Atticus.

Après son absence pendant la guerre civile, il paraît croire qu'elle l'a négligé lui et ses intérêts ; les lettres qu'il lui adresse sont de plus en plus froides et la dernière est sur un tel ton qu'on en a dit, avec raison, qu'un gentleman n'écrirait pas ainsi à sa femme de charge. Par malheur, Cicéron, après avoir répudié Terentia, épousa une jeune fille riche pour laquelle il ne paraît pas avoir eu beaucoup d'égards. Dans une lettre à Atticus (XII, 32), il dit que Publilia, sa seconde femme, demande à venir avec sa mère le rejoindre à Astura, où il est allé pleurer sa fille, et qu'il a répondu préférer qu'on le laissât tranquille. Cette lettre nous fait voir Cicéron sous son plus mauvais jour ; pour une fois, il paraît manquer de cœur comme de courtoisie ; s'il était capable de se conduire de cette façon-là avec une jeune femme qui ne demandait qu'à remplir ses devoirs envers lui, qu'a-t-il pu être pour Terentia ? Je soupçonne qu'entre lui et Terentia les torts, furent réciproques. Cela nous permet de croire que, des innombrables femmes qui furent répudiées à cette époque, quelques-unes au moins furent victimes de la dureté de leur mari, plutôt que de leurs propres fautes.

La femme' de Quintus, frère de Cicéron, était, semble-t-il, une personne difficile à vivre. Elle n'avait pas le tact et la bienveillance de son frère Atticus. Marcus Cicéron a raconté une scène (ad Att., V, 1) où elle fait preuve d'un si mauvais caractère et se montre si ridicule que le divorce subséquent s'explique. Les deux frères voyageaient ensemble de compagnie avec Pomponia ; on ne sait quoi l'avait mise de mauvaise humeur. On s'arrêta à Arcanum pour déjeuner dans une maison de campagne qui appartenait à Quintus. Il pria sa femme d'inviter les dames de la compagnie à entier. Rien de plus courtois, à mon avis, non seulement dans les termes, mais dans les intentions de Quintus et dans l'expression de son visage. Elle répondit assez haut pour être entendue de nous tous :Moi, je ne suis qu'une étrangère ici Son mari avait probablement omis de lui confier l'organisation du déjeuner, dont un étranger avait été chargé ; cela l'avait vexée. — Voilà, dit mon frère, un échantillon de ce que je supporte chaque jour. — Quintus lui fit passer les plats servis dans le triclinium où les messieurs déjeunaient ; elle refusa d'y goûter.

Terentia, Pomponia et les femmes de leur condition ne paraissent pas avoir joui d'une éducation très raffinée ; il ne semble pas non plus que leurs maris aient attendu d'elles aucun désir de s'associer à leurs occupations intellectuelles. Cicéron ne fait pas une seule allusion à d'agréables rapports de société auxquels sa femme aurait voulu prendre part et, pour dire la vérité, il se serait probablement gardé de choisir pour femme une personne élégante et cultivée. Il n'en manquait pas à Rome : il y en avait même un bon nombre. Depuis la diffusion des richesses et de l'éducation à la grecque ; depuis qu'on avait appris à goûter le théâtre et les plaisirs mondains de la vie urbaine, ce que l'on commençait à nommer cultus avait !occupé les esprits et modifié la manière de vivre des dames romaines comme des hommes. Malheureusement, cela était incompatible avec l'idéal romain de la mater familias et de ses devoirs. L'invasion des mœurs nouvelles fut trop soudaine comme le fut aussi celle de la richesse qui y correspondait. Une femme du genre de Cornélia, l'illustre mère des Gracques, qui connaissait la valeur réelle de l'éducation, qui s'entourait d'hommes instruits, qui écrivait bien elle-même et qui combinait, avec ces qualités intellectuelles, le soin de ses devoirs de femme et de mère[28], des femmes comme celle-là ont dû être rares et, au temps de Cicéron, à peu près introuvables. On était de plus en plus convaincu qu'une femme intelligente qui voulait faire figure et devenir le centre de son monde ne pouvait pas réaliser ses ambitions en restant fidèle à son rôle d'épouse. Elle ne s'en mariait pas moins, quitte à en prendre à son aise avec l'état conjugal, à négliger ses enfants si elle en avait et, après un ou deux divorces, à mourir ou à disparaître. Cette idée de l'incompatibilité de la culture avec la condition de femme mariée s'était si bien emparée de l'esprit des Romains au dernier siècle A. C. que, de toutes les tâches qu'Auguste entreprit, la plus difficile fut de lutter contre ce préjugé. C'est en vain qu'il exila Ovide pour le punir d'avoir publié une œuvre où les femmes mariées étaient passées sous silence le plus franchement et le plus catégoriquement possible, tandis que tout ce qui dans l'autre sexe charme un homme de goût et de bonne éducation était censé l'apanage de celles qui avaient esquivé les devoirs et les charges de la vie conjugale. La culta puella et le cultus puer du poème d'Ovide[29], si charmant malgré ce qu'il a parfois de répugnant, sont le produit d'une société qui regarde le plaisir, non le devoir et la raison, comme le but principal de la vie — non pas nécessairement les plaisirs les plus grossiers, mais la satisfaction du désir de s'amuser et de se distraire sans donner une pensée à la misère environnante, et sans aucun souci de ce respect de- soi-même qui est le fruit d'une activité plus sérieuse.

L'exemple le plus notable de ce que fut une femme de cultus au temps de Cicéron, c'est la fameuse Clodia, la Lesbie (ce qui semble prouvé maintenant) de Catulle, qui le fascina et finit par le mettre à la porte. Elle avait été mariée à un homme de famille noble et qui occupait une haute situation, Metellus Celer, qui mourut sans l'avoir répudiée, ce qui ne laisse pas de surprendre. Elle était sans doute fort belle et douée d'un grand charme ; elle s'était entourée d'une petite cour de jeunes gens intelligents et de poètes auxquels elle pouvait à l'occasion soit prêter de l'argent, soit prodiguer des louanges. Cicéron lui-même fut-il une fois victime de ses charmes et eut-il à en souffrir ? La question n'est pas résolue. Le renseignement vient de Plutarque et n'a peut-être pas d'origine plus sûre que des commérages de salon. En tout cas, nous savons que deux jeunes gens, types achevés de la jeunesse du temps, Cælius et Catulle, se jetèrent dans la fournaise et s'y brûlèrent ; nous savons comment, avec quelle fureur elle attaqua Cælius sans hésiter un instant à se compromettre avec lui en plein tribunal ; nous savons avec quelle cruauté elle traita le poète qui en vint à la haïr tout en l'aimant encore :

Odi et amo. Quare ici faciam fortasse requiris ;

Nescio, sed fieri sentio et excrucior[30].

CATULLUS, 85.

Elle faisait très bien la paire avec son frère, encore plus fameux qu'elle et comme l'a bien dit M. Boissier[31], elle apportait dans sa conduite privée, dans ses engagements d'affection, les mêmes emportements et les mêmes ardeurs que son frère dans la vie publique. Prompte à tous les excès et ne rougissant pas de les avouer, aimant et haïssant avec fureur, détestant toute contrainte, elle ne démentait pas cette grande et fière famille dont elle descendait. Tout cela est vrai ; cela nous suffit. Nous n'avons pas besoin de pousser plus loin et d'admettre tout ce qu'on a dit de pire encore sur son compte.

Nous connaissons encore une autre femme du même genre, mais nous ne pouvons l'entrevoir, pour ainsi dire, que de profil. C'est Sempronia, femme et mère d'un honnête homme[32]. A en croire Salluste, qui nous la présente en lui attribuant un rôle capital dans la conjuration de

Catilina, elle appartenait à cette catégorie de femmes qui jugent la vie conjugale incompatible avec des goûts littéraires et artistiques. Elle savait jouer de divers instruments ; elle dansait à la perfection, mieux qu'il ne convient à une honnête femme  elle gaspilla son argent et compromit sa fortune comme sa réputation[33].

Elle ne se faisait aucun scrupule de nier une dette ou de prêter la main à un assassinat. Cela ne l'empêchait pas d'avoir beaucoup d'esprit : elle versifiait avec aisance ; sa conversation était brillante et elle savait, à l'occasion, prendre un air modeste. Salluste aime les portraits hauts en couleur, et en peignant cette femme il en a sans doute profité pour trousser un morceau à effet. Mais il est certain que Sempronia prit part à la conjuration de Catilina et probable qu'elle comptait y trouver son profit personnel. Il semble qu'elle fut la première de ces femmes de qualité qui, durant le siècle suivant, et postérieurement, devinrent une puissance en politique et dont la plupart n'hésitèrent pas devant le crime contre l'Etat et contre les particuliers. Quelques années auparavant, il est vrai, une femme s'est rencontrée, une femme de la pire espèce, qui eut dans les affaires de l'Etat une influence presque souveraine. Plutarque nous dit, de la façon la plus explicite, qu'en 75 A. C., Lucullus voulant se faire attribuer le commandement de l'armée contre Mithridate se vit forcé de recourir à une femme : c'était une certaine Præcia, qui devait à son bon caractère et aux agréments de son commerce une influence considérable dont elle usait avec la persévérance coutumière à ces sortes de personnes. Sa réputation n'en était pas moins fort mauvaise ; entre autres amants elle avait fait la conquête de Céthégus, le futur conspirateur, alors tout-puissant à Rome. Ainsi, dit Plutarque, toute la puissance de l'Etat était à la disposition de Præcia, car rien ne se décidait sans l'assentiment de Céthégus, en d'autres termes, sans la recommandation de Præcia. Si l'histoire est vraie, comme il semble bien, Lucullus s'assura l'appui de Præcia par des cadeaux et des hommages flatteurs : Céthégus prit en main la cause de Lucullus et lui fit attribuer le commandement convoité[34].

Même en négligeant, comme controuvé, une grande partie de ce qu'on nous dit des rapports entre les deux sexes à cette époque, il faut bien reconnaître que les mœurs étaient extrêmement relâchées et que la famille ainsi que la société étaient dangereusement malades. Sassia, la fameuse bête féroce de l'histoire de Cluentius, telle que Cicéron nous l'a peinte dans son plaidoyer, était sans aucun doute une criminelle de la pire espèce, cela est certain, même abstraction faite des effets oratoires dé l'avocat ; le cas prouve que le mal ne sévissait pas à Rome seulement, mais aussi dans une ville de province de peu d'importance. Les hommes et les femmes divorçaient sous les plus légers prétextes[35]. Le divorce était si bien passé dans les mœurs qu'il était devenu presque inévitable. Le vertueux Caton d'Utique lui-même semble avoir répudié sa femme Marcia pour qu'Hortensius pût l'épouser, quitte à la reprendre, quelques années plus tard, quand après la mort d'Hortensius, elle fut mise en possession d'une grosse fortune[36]. Cicéron lui-même parle parfois, dans ses lettres, avec une extrême légèreté de relations conjugales que nous tiendrions pour fort respectables[37]. Il raconte à Atticus comment il avait dîné en compagnie de l'actrice Cynthia, femme notoirement décriée. J'ignorais, dit-il, qu'elle dût être présente, mais Aristippe lui-même, lui, disciple de Socrate, ne rougissait pas d'être raillé à propos de Laïs[38]. La réputation de César en ces matières fut toujours mauvaise ; quoique plusieurs des histoires qui courent sur son compte soient manifestement fausses, sa liaison avec Cléopâtre est un fait certain, et nous savons que la reine d'Egypte habitait une des villas de César située dans des jardins au delà du Tibre, en l'an 46, durant sa présence à Rome.

Il ne saurait être désagréable, après avoir passé si longtemps dans une atmosphère viciée, d'en arriver à l'histoire unique et digne de foi d'une femme vraiment bonne et pure et d'une longue vie de dévouement conjugal ininterrompu. Vers l'an 8 A. C., peu de temps avant qu'Ovide composât ses poèmes où il prétend que la vie conjugale ne vaut pas la peine d'être vécue, un mari appartenant à une grande famille de Rome perdit sa femme qui avait été durant quarante et un ans sa compagne fidèle dans la prospérité, sa conseillère sage et courageuse dans l'adversité. Il fit graver l'éloge de la défunte et l'histoire de son dévouement pour lui sur un marbre, incrusté à ce que l'on pense, dans le mur du tombeau où il l'avait inhumée. Une chance des plus heureuses nous a conservé une grande partie de la pierre même où l'inscription funéraire fut gravée. Cette inscription est une laudatio ou éloge funèbre. Nous ne sommes pas certains qu'elle ait été prononcée réellement comme un discours, car, d'un bout à l'autre, le veuf s'adresse non à des auditeurs, mais à celle qu'il a perdue ; cela ne se retrouve dans aucun des documents de même espèce qui sont parvenus jusqu'à nous. Il lui parle comme si elle vivait encore quoique invisible ; c'est précisément ce qui donne à ce mémorial plus de réalité et de pathétique que n'en ont aucun de ceux qui nous sont venus d'Italie ou de Grèce[39]. Dans un récit de ce genre, les noms des personnages importent peu ; ce n'est pas un grand malheur d'ignorer qui étaient cet homme et cette femme. Mais il est extrêmement probable qu'elle se nommait Turia, que le mari était un certain Q. Lucretius Vespillo, qui servit sous Pompée en Epire en 48 A. C., dont Appien[40] a raconté les aventures romanesques lors des proscriptions de l'an 43 et qui devint plus tard consul, en 19 A. C., sous le principat d'Auguste. Nous nous hasarderons à leur donner ces noms dans notre récit de cette remarquable histoire.

Elle commence au moment où ce couple allait se marier, probablement en 49 A. C., par un affreux malheur de famille qui n'avait rien d'extraordinaire au début d'une guerre civile dangereuse. Les parents de Turia furent assassinés dans leur maison de campagne — peut-être, comme le suggère Mommsen, — par leurs propres esclaves. Immédiatement après, Lucrétius dut quitter l'Italie avec Pompée et l'armée d'Epire, et Turia resta seule, privée de ses deux parents et chargée de prendre les mesures nécessaires pour faire punir les assassins. Seule ou sans autre aide que celle d'une sœur mariée, elle fit preuve de ce courage et de cette énergie qui se manifestent dans tous ses actes. Elle réussit, à ce qu'il semble, à traquer les assassins et à les faire condamner. Si j'avais été là moi-même, dit son mari, je n'aurais pas pu faire mieux.

Ce ne fut pas là, tant s'en faut, la seule tâche dangereuse qu'elle eut à entreprendre dans ces années de guerre civile et-de troubles continuels. Il semble qu'au moment du départ de Lucrétius les deux époux résidaient à la maison de campagne où les parents de Turia avaient péri. Turia avait donné à son mari tout ce qu'elle possédait d'or et de perles ; durant son absence, elle continua à le munir d'argent, de provisions et même d'esclaves qu'elle lui faisait parvenir en contrebande par mer jusqu'en Épire[41]. Lorsque l'armée de César traversa l'Italie, il paraît bien qu'elle fut menacée par des soldats du général, soit dans la maison de campagne en question, soit ailleurs, et qu'elle n'échappa que grâce à son courage et à la clémence d'un personnage dont le nom n'est pas mentionné, mais qui peut difficilement être un autre que le grand Jules lui-même. Par caractère et par esprit politique, il sut, en effet, se montrer miséricordieux pour ses adversaires pendant toute la durée de la guerre civile.

Un an plus tard, Lucrétius étant toujours absent, Turia courut de nouveau un grand danger. Tandis que César guerroyait aux environs de Dyrrachium, il y eut en Campanie et dans l'Italie méridionale un grave soulèvement dont notre ami Cælius Rufus était l'instigateur ; il avait enrôlé des gladiateurs et des bergers esclaves, de vrais bandits dont quelques-uns attaquèrent la maison de campagne où Turia se trouvait alors et qu'elle défendit avec succès ; voilà du moins ce que l'on peut inférer du fragment récemment découvert.

Certes, Turia avait eu largement sa part de tourments et de dangers, mais il s'en fallait de beaucoup qu'elle fût quitte. A peu près à la même époque, il lui fallut se défendre contre une autre attaque dirigée cette fois non contre sa personne, mais contre ses droits d'héritière. Des gens de sa famille tentèrent de faire annuler le testament de son père en vertu duquel ses biens devaient être partagés également entre Turia et son mari. Le résultat de la manœuvre aurait été de la faire seule héritière à l'exclusion de son mari et de sa sœur mariée ; mais elle se serait alors trouvée sous la tutelle d'intrigants dont le motif, en attaquant le testament, était d'obtenir l'administration des biens du défunt[42]. Il est hors de doute qu'ils avaient l'intention de les administrer à leur propre avantage ; il était urgent de leur résister. Son mari ne nous dit pas comment elle s'y prit, mais nous savons par lui que l'ennemi abandonna ses positions, vaincu par la fermeté et la persévérance de Turia. Le patrimoine échut donc, conformément aux volontés du testateur, à elle-même et à son mari. Celui-ci insiste sur le soin avec lequel ils l'administrèrent, le mari exerçant une tutela sur la part de sa femme, et elle une surveillance (custodia) sur la part de son mari. Il ajoute ces paroles touchantes : Je n'en dirai pas plus long sur ce sujet, de peur de paraître réclamer une partie des louanges qui te sont dues à toi seule.

Le mariage doit avoir été consommé quand Lucrétius rentra en Italie, sans doute après avoir obtenu le pardon de César contre lequel il avait pris parti. Puis vint le meurtre du dictateur qui plongea l'Italie dans une nouvelle guerre civile, jusqu'au moment où, en 43, Antoine, Octavien et Lépide conclurent le fameux pacte dont les conséquences abominables furent les proscriptions, le règne de la Terreur en Italie et l'effusion à flots du meilleur sang romain. La nouvelle que le nom de Lucrétius figurait sur les listes fatales[43] vint soudainement couper court au bonheur des époux. Lucrétius était probablement à la campagne, non loin de Rome, quand il reçut un message de sa femme le prévenant du péril mortel auquel il allait falloir faire face d'un moment à l'autre ; elle le dissuadait en outre de recourir à certaine mesure imprudente — peut-être était-ce à une tentative de rejoindre Sextus Pompée en Sicile, — mesure qui coûta la vie à beaucoup de victimes induites en erreur. Elle l'implorait de la rejoindre à Rome, dans sa propre Maison où elle lui avait préparé une retraite sûre. Elle voulait sans doute mourir avec lui s'ils étaient découverts.

Il en crut son bon génie et se dirigea sur Rome, de nuit, semble-t-il, et accompagné seulement de deux esclaves fidèles. L'un des deux se mit subitement à boiter ; on dut le laisser en arrière et Lucrétius appuyé sur le bras de l'autre s'approcha de la porte de la ville. Ils aperçurent tout à coup une troupe de soldats, qui en sortaient, et Lucrétius se réfugia dans l'un de ces nombreux tombeaux qui s'élevaient, hors de l'enceinte de la ville, le long des voies romaines. Ils étaient cachés dans ce funèbre refuge depuis peu de temps quand ils furent surpris par une bande de ces pilleurs de tombes qui hantaient de nuit les routes, vivant du pillage et du détroussement des voyageurs. Par bonheur, ils préféraient le pillage au meurtre, et l'esclave leur abandonna sa dépouille, tandis que le maître, qui s'était sans doute déguisé, peut-être en esclave, parvenait à leur glisser entre les doigts et atteignait sans encombre la porte de la ville. Là il attendit, comme on y pouvait compter, son brave compagnon, puis il réussit à pénétrer dans la ville, de là dans sa maison où sa femme le cacha entre le toit et le plafond d'une chambre en attendant que tout danger fût passé.

Mais ni la vie ni les biens n'étaient en sûreté pour toute personne qui n'avait pas obtenu, de l'un des triumvirs au moins, sa grâce et sa réhabilitation. Quand Octavien accorda l'une et l'autre, il était absent, occupé à la guerre qui se termina à Philippes. Lépide était consul en charge et maître à Rome. Turia dut s'adresser à lui pour obtenir confirmation de la grâce accordée par Octavien. Le brutal la reçut en lui prodiguant les insultes et les sévices. Son mari nous la décrit en termes amers et indignés, se jetant aux pieds du consul ; celui-ci, au lieu de l'aider à se relever, et de la féliciter, la laissa bousculer, battre comme iule esclave et chasser de sa présence. Malgré tout, la patience et la persévérance de Turia eurent leur juste récompense. Au retour d'Octavien en Italie, sa clémence prévalut et les mauvais traitements infligés à une femme de qualité comptèrent parmi les nombreux crimes qui provoquèrent la destitution de Lépide.

Ce fut là le dernier danger auquel les deux malheureux échappèrent. Ils jouirent désormais d'une vie conjugale longue et heureuse, surtout après la bataille d'Actium, quand la paix et la République furent restaurées. Il ne leur manquait qu'une chose pour que leur félicité fût parfaite : ils n'avaient pas d'enfants. Le chagrin poussa Turia à faire à son mari une proposition qui, venant d'une femme profondément dévouée et envisagée du point de vue des idées que les Romains se faisaient de la vie conjugale, n'avait rien que de naturel ; mais elle nous étonne et Lucrétius en eut horreur. Turia le pressa de divorcer pour épouser une autre femme qui lui donnerait tin héritier. S'il n'y avait rien là de très surprenant au point de vue romain, en revanche, ce qui nous étonne et nous touche, c'est la promesse qu'elle fit, pour appuyer sa requête, d'être pour les futurs enfants aussi maternelle que leur propre mère, restant pour Lucrétius une sœur, partageant tout avec lui, ne lui cachant rien, et renonçant d'avance à rien réclamer de l'héritage.

Pour nous qui lisons de sang-froid cette proposition, nous la trouverons peut-être déraisonnable et impraticable ; pour elle, dont la vie fut toute de dévouement aux intérêts de son mari, pour elle dont l'ardent amour se tempéra toujours de discernement, c'était simplement un acte de piété conjugale. Quant à lui, il ne songea pas un instant à considérer ainsi les choses ; son indignation, à la seule idée d'une semblable proposition, s'est exprimée en termes brûlants dont le marbre où ils sont gravés conservera à jamais la mémoire. Je dois avouer, dit-il, que je fus pris d'une si violente colère' que je pensai en perdre l'esprit. L'idée que tu as jamais pu croire que rien autre que la mort pût nous séparer me faisait horreur. Que m'importaient les enfants en comparaison du lien qui nous unissait ? Pourquoi échanger un bonheur certain contre un avenir incertain ? Je n'ajouterai rien de plus ; tu es restée avec moi car je ne pouvais pas céder sans déshonneur pour moi et sans faire notre malheur à tous deux. La seule douleur qui m'a été réservée, c'est de te survivre.

Ces deux époux, nous n'en pouvons douter, étaient parfaitement dignes l'un de l'autre. En quels termes aurait-elle parlé de lui s'il avait été le premier à quitter la vie ? Nous ne pouvons que le conjecturer. Quant à lui, il a laissé d'elle, de celle qui vécut à ses côtés, occupée à assurer son bonheur par des soins domestiques, un portrait qui, tout mutilé qu'il est, pourrait se paraphraser, trop insuffisamment sans doute, en ces termes :

Tu fus pour moi une femme fidèle et soumise, aux autres bonne et gracieuse, sociable et bienveillante ; tu fus toujours assidue à ton rouet (lanificia) ; tu es restée fidèle aux rites de ta famille et de l'État et tu n'as pas toléré une superstition avilissante ni des cultes étrangers ; ta mise fut toujours modeste et tu n'as jamais cherché à afficher dans tes arrangements domestiques un luxe voyant. Tu as rempli d'une manière exemplaire tes devoirs envers tous les tiens ; tu as donné à ma mère des soins aussi dévoués que si tu avais été sa propre fille. Tu eus d'autres mérites sans nombre comme toute matrone honorable, mais ceux que j'ai énumérés furent spécialement tiens et la Fortune ne les accorde qu'à bien peu de femmes.

Il est impossible d'étudier cette inscription sans rester convaincu qu'elle raconte sans fard une histoire vraie, qu'il y eut là une femme rare et de haute valeur, un type de la matrone romaine la meilleure, pratique, judicieuse, courageuse, simple dans ses mœurs, et courtoise envers tous ses hôtes. Nous voyons aussi qu'il y eut un être humain et un seul auquel elle pense toujours, auquel elle a donné son cœur ce mari dont les paroles et les actes prouvent qu'il fut digne d'elle.

 

 

 



[1] Cela signifie probablement que l'on croyait à la présence de la divinité dans le gâteau et que les participants entraient en communion, non seulement l'un avec l'autre, mais avec la divinité elle-même. C'est l'analogue exactement de ce qui se passait à la cérémonie sacramentelle des Féries Latines où chaque ville prenait sa part de la victime sacrée qui, dans ce cas, était une génisse blanche. Voir Roman Festivals, p. 96 et ref.

[2] Cette intéressante coutume est signalée par SERVIUS (ad. En., IV, 374). Pour toute la cérémonie de la Confarreatio voir DE MARCHI, La Religione nella vita domestica, p. 155 sqq. ; MARQUARDT, Privatleben, p. 32, sqq. Cp. aussi GAÏUS, I, 112.

[3] GAÏUS, I, 112.

[4] CICÉRON, de Officiis, I, 17, 54.

[5] Cf. ius commercii et ius connubii (droit commercial et droit conjugal) : le premier permettant de recourir à la protection des tribunaux dans tous les cas se rapportant à la propriété ; le second de recourir à la même protection dans tous les cas de contestation d'héritage.

[6] Cf. ius provocationis (droit d'appel), ius suffragii (droit de suffrage), ius honorum (droit d'éligibilité).

[7] C'est ainsi que je comprends CUQ, Institutions juridiques des Romains, p. 223. Dans la Laudatio Turiæ bien connue, nous trouvons un cas curieux de remariage par coemptio avec manus, dans une intention spéciale en rapport, bien entendu, avec des affaires d'intérêt. Voir le commentaire de Mommsen réimprimé dans les Gesammelte Schriften, vol. I.

[8] WESTERMARCK, History of Human mariage, ch. X.

[9] Voir cependant le curieux passage cité par AULU-GELLE (IV, 4, 2), d'après Servius Sulpicius, le juriste, sur les Sponsalia (fiançailles) dans le Latium jusqu'à l'an 89 A. C.

[10] Pour les autres détails de la toilette, voir MARQUARDT, Privatleben, P. 43.

[11] CICÉRON, de Div., I, 16, 28.

[12] Fermez les portes, jeunes filles. C'est assez jouer. Quant à vous, honnêtes époux, vivez bien, et occupez votre vaillante jeunesse à un travail assidu.

[13] Ces vers ont suggéré à Virgile les vers fameux qui terminent la quatrième Eglogue. Voir Virgil's Messianic Eclogue, p. 72 par MAYOR, FOWLER et CONWAY (Londres 1907).

[14] Tous les membres de la famille l'appelaient domina. Voir MARQUARDT, Privatleben, p. 59, note 3.

Il faut remarquer qu'elle contribuait aux ressources de la famille par la dot que son père lui avait constituée pour maintenir sa position.

[15] Ces détails sont tirés, pour la plupart, de VALÈRE-MAXIME, livre VI, de Pudicitia.

[16] Ceci est prouvé par une allusion au discours de Caton pour la loi. AULU-GELLE, Noct. Att., VI, 13.

[17] TITE-LIVE, XXXIV, 1 sqq. qui reproduit le discours de Caton à sa façon et avec la rhétorique du temps. La date est 195 A. C.

[18] DE MARCHI, op. cit., p. 163 ; MARQUARDT, Privatleben, p. 70 sqq. La confarreatio n'était dissoluble que par la diffareatio dont on n'usait peut-être que comme pénalité. Les autres formes de mariage, n'ayant pas de caractère sacramentel, n'offraient pas les mêmes difficultés.

[19] PLUTARQUE, Paul-Emile, 5.

[20] TITE-LIVE, XL, 37.

[21] TITE-LIVE, Epitomé, 48.

[22] TITE-LIVE, XXXIX, 8, 18.

[23] PLUTARQUE, Caton l'ancien, 8.

[24] AULU-GELLE, X, 23. Cite un fragment du discours de Caton : de dotibus, où se trouvent les phrases suivantes : Cum divortium fecit, mulieri iudex pro censore est, imperium, quod videtur, habet, si quid perverse taetreque factum est a muliere; multatur, si vinum bibit ; si cum alieno viro probri quid fecit, condemnatur. In adulterio uxorem tuam si prehendisses, sine iudicio inpune necares; illa te, si adulterares sive tu adulterarere, digito non auderet contingere, neque ius est. Dans de telles conditions une femme hardie pouvait se venger illégalement.

[25] AULU-GELLE, I, 6. Cp. TITE-LIVE, Epit. 59.

[26] Ad Fam., 14, 2.

[27] L'histoire des relations entre Cicéron, Terentia, Clodius et Clodia, dans Plutarque, Cicéron, 29, est trop pleine d'inexactitudes pour qu'on puisse s'y fier. Ce qu'il dit du divorce, au chap. 41, et de ses causes ne doit être admis que sous réserves ; tout cela paraît venir de Tiron, l'affranchi et l'ami dévoué de Cicéron ; mais comme celui-ci avait beaucoup plus d'affection pour cet homme que pour sa femme nous nous expliquons pourquoi Tiron et Terentia se haïssaient.

[28] PLUTARQUE, Ti. Gracchus, 1 ; C. Gracchus, 19. Les lettres de Cornelia qui nous restent peuvent très bien être authentiques. Dans Peter, Hist. Rom. Rel., II, p. 38 sqq. Sur l'authenticité voir LEO, Gesch. der Röm. Lit., I, p. 305.

[29] L'édition récente de l'Ars amatoria, par PAUL BRANDT, est précédée d'une introduction où ces diverses questions sont bien expliquées.

[30] CATULLE, 72, 75. J'aime et je hais. Comment cela se peut-il ? demandez-vous peut-être. Je l'ignore, mais je le sens et je suis au supplice.

[31] Cicéron et ses amis, p. 175.

[32] Decimus Brutus, l'un des tyrannicides de mars 15, 44.

[33] SALLUSTE, Catilina, 25.

[34] PLUTARQUE, Lucullus, 6.

[35] CICÉRON, ad Fam., VIII, 7 : lettre de Cælius où il parle d'une dame qui divorça le jour même où son mari revint de sa province.

[36] PLUTARQUE, Cato minor, 25 et 52. Il semble que Plutarque s'est inspiré là de l'Anti-Cato de César, mais les faits devaient être bien connus.

[37] Par ex., ad Att., XV, 29.

[38] Ad Fam., IX, 26.

[39] La Laudatio, dite de Turia, est bien connue de tous ceux qui étudient le droit romain, comme soulevant une question compliquée sur les conditions du droit d'héritage ; mais on peut la regarder aussi comme un fragment réel de la littérature romaine, précieux par les renseignements qu'on y trouve sur l'histoire du temps. C'est Mommsen qui le premier l'a publiée en 1863 et l'article qu'il fit paraître sur ce sujet a été reproduit dans ses Gesammelte Schriften, vol. I, en même temps qu'un fragment nouveau découvert au même endroit en 1898. Ce fragment, accompagné d'une discussion sur sa relation avec le tout se trouve dans la Classical Review de juin 1905, p. 261 ; la Laudatio, sans le nouveau fragment, est au C. I. L., VI, 1527 et complète dans DESSAU, I. L. S., p. 924 sqq.

[40] APPIEN, B. C., IV, 44. On a attaqué dernièrement l'identification mais, à mon avis, sans bonnes raisons ; voir mon article Classical Review, 1905, p. 265.

[41] C'est ainsi que j'interprète le nouveau fragment. Voir Classical Review, 1905, p. 263 sqq.

[42] Sur la question légale, voir MOMMSEN, Gesammelte Schriften, p. 407 sqq.

[43] Le récit qui suit est reconstruit d'après APPIEN, B. C., IV, 44, VALÈRE MAXIME, VI, 7, 2 et la Laudatio elle-même. Appien nous a transmis quelque cinquante histoires d'évasions à cette époque et la seule qui s'adapte à la Laudatio est celle de Lucrétius.