LA VIE SOCIALE À ROME AU TEMPS DE CICÉRON

 

CHAPITRE IV. — L'ARISTOCRATIE GOUVERNEMENTALE.

 

 

Il y avait à Rome, au temps de Cicéron, une aristocratie supérieure par sa position sociale, sinon par ses richesses, aux gens d'affaires de l'ordre équestre, mais dont un Romain de ce temps là aurait eu quelque peine à définir clairement la nature. Il est vrai que tous les étrangers arrivant à Rome savaient à quoi s'en tenir sur le compte de ce Sénat, de ce grand corps chargé de recevoir les envoyés de toutes les nations encore indépendantes. On aurait pu, au besoin, apprendre au nouvel arrivé que tous les membres de cette auguste assemblée étaient, eux et leurs familles, considérés comme occupant une position supérieure à celle de l'ordre équestre et comme constituant la partie principale de l'aristocratie proprement dite. Mais si, par hasard, l'informateur appartenait à quelque vieille famille de conservateurs romains, il aurait probablement cherché à préciser la définition. Il y a maintenant, aurait-il dit, beaucoup de personnages qui n'ont été admis au Sénat que parce qu'ils ont exercé les fonctions de questeur, ce dont Sylla a fait la condition nécessaire pour avoir le droit d'y siéger ; on y voit aussi beaucoup de ces chevaliers que Sylla a transformés en sénateurs en vertu d'un vote du peuple ; ces gens-là, y compris Cicéron, le grand orateur, je ne les considère pas comme faisant réellement partie de l'aristocratie ; ils n'appartiennent pas à ces vieilles familles qui, aux temps passés, ont rendu à l'Etat des services signalés. Ils n'ont point chez eux les images de leurs ancêtres ; ils viennent de municipes ; d'autres ont pour origine quelque-obscure famille de la ville ; tous ces gens doivent leur élévation peut-être à leurs talents, peut-être seulement à leur argent ; ils n'offrent pas ces garanties que donne l'ancienneté de la race : leurs noms ne figurent pas dans nos annales. Nous autres Romains (et l'on n'est pas vraiment Romain si l'on n'est pas conservateur), nous sommes profondément convaincus qu'il est plus sûr d'élire à une magistrature un homme dont les ancêtres se sont élevés autrefois aux premiers honneurs, qu'un inconnu dont la famille n'a jamais été mise à l'épreuve ; notre conviction se fonde sans hésitation sur l'expérience de la nature humaine. A mon avis, un homme qui ne siège pas au Sénat faute d'argent ou d'ambition, mais dont la famille a ses images, ses traditions et des aïeux illustres, est autrement digne du nom d'optimate que la plupart de ces hommes nouveaux. Par bonheur, nos plus glorieuses familles, dont les noms sont connus dans tout l'Empire, ont encore leurs représentants au Sénat et, en fait, ils y forment un parti puissant capable de résister jusqu'au bout à la dangereuse révolution qui nous menace. Le peuple élit encore aux magistratures des Æmilii, des Lutatii, des Claudii, des Cornelii, des Julii, et bien d'autres dont les aïeux se sont illustrés dans notre histoire, et il continuera à en élire, j'en ai la ferme espérance, aussi longtemps que notre République durera[1].

Ces grands noms brillaient encore d'un vif éclat ; il en est de même en Angleterre des vieilles familles titrées ; on peut dire que ceux qui les représentèrent étaient presque fondés à réclamer, comme par droit de naissance, les hautes charges de l'État ; c'est ce qu'ont fait durant un siècle après leur triomphe les familles Whig de la Révolution. Il pourrait nous arriver d'attribuer au mot aristocratie un sens plus étendu, mais ces vieilles familles formaient bien la vraie aristocratie et inspiraient à ceux qui n'en faisaient pas partie ce même respect qui est encore un des traits les plus frappants du caractère anglais. Aux yeux des nobles personnages romains, Cicéron, par exemple, n'était qu'un outsider, un novus homo. Le lecteur attentif de la correspondance de Cicéron, s'il remarque, comme il faudrait toujours le faire, combien l'attitude de Cicéron se modifie suivant les correspondants auxquels il s'adresse, sera frappé de le voir relativement gauche et guindé quand il écrit à l'un de ces grands aristocrates avec lesquels il n'a jamais vécu sur un pied d'intimité. En revanche, avec quelle aisance, avec quel abandon sa plume court quand il cause avec un Atticus, avec un Pætus, avec un M. Marius, qui ne sont pas de la noblesse. Il est vrai que son embarras tient parfois aussi à des causes spéciales quand il s'adresse à de grands personnages comme Lentulus Spinther, consul en 57, ou Appius Claudius consul en 53 ; s'il avait eu affaire à des hommes de sa classe, il n'aurait pas éprouvé la même gêne. Lorsqu'il écrit à des correspondants d'un rang supérieur au sien, il se permet rarement, sinon jamais, ces petites plaisanteries, ces badinages, ces allusions qui donnent tant de vie à sa correspondance intime, et il se garde de laisser échapper à leur adresse des vérités qui pourraient leur déplaire.

Voici un spécimen qui donnera quelque idée de sa manière quand il écrit à un aristocrate ; c'est une lettre de félicitations à Lucius Aemilius Paullus à propos de son élection au consulat, en 51 A. C. :

Quoique je n'aie jamais douté que le Peuple Romain, touché de la grandeur de tes services et de l'éclat de ta maison, ne dût un jour t'élever, avec enthousiasme et par des suffrages unanimes, à la dignité de Consul, la nouvelle de ton élection ne m'en a pas moins comblé de joie. Puisse la faveur des dieux et de la Fortune te suivre dans ce haut rang et ton administration devenir digne de toi et de tes nobles ancêtres. Que ne m'a-t-il été donné d'être présent à ce jour objet de tous mes vœux et de pouvoir te seconder, te servir, comme tu l'as fait si admirablement toi-même pour moi. Mais puisque ce gouvernement qui m'est tombé sur la tête si soudainement, si fort à l'improviste, me prive d'un tel bonheur, fais au moins que je puisse te voir exerçant à ta gloire la suprême magistrature et, par conséquent, je te le demande avec instance, fais qu'on n'abuse pas contre moi du droit de prolonger mon année d'une minute. Si tu y parviens, tu auras mis le comble aux bontés dont tu m'as donné tant de marques[2].

Cet Aemilius Paullus, comme Spinther et beaucoup d'autres, appartenait à un genre d'aristocrates fort respectables, mais manquant de caractère. Lui et ses collègues du Sénat y formaient un parti puissant et considérable qui faisait obstacle au fonctionnement efficace de l'administration. C'étaient les derniers survivants de cette vieille noblesse qui avait rendu de grands services en son temps ; ces hommes avaient été habitués à subordonner strictement l'individu à l'Etat ; chez eux, une personnalité très forte ou une ambition trop exigeante n'excitaient que des soupçons. Vers la fin de la République, au contraire, l'individualité se donna libre carrière ; jamais dans toute l'histoire ancienne la personnalité ne se montre à nous sous tant de formes variées et intéressantes, même parmi les nouveaux anoblis (nobilitas). Nous le savons grâce à une littérature abondante, qui nous a conservé les traits individuels des personnages historiques ; et c'est un fait patent à cette époque où l'idée de l'État s'était oblitérée, où l'individu ne trouvait plus de frein à ses désirs et rarement à ses actions, plus d'obstacles au libre développement de sa personnalité pour le bien ou pour le mal. Sylla, Catilina, Pompée, Caton, Clodius, César se distinguent tous par des traits caractéristiques bien marqués et familiers à tous ceux qui ont étudié l'histoire de la révolution romaine. Parmi tous les hommes appartenant à la haute aristocratie, César est l'exemple le plus frappant de la force du caractère ; il est bon, du reste, de noter à ce propos combien cet exclusivisme que nous attribuons aux aristocrates lui fut étranger. Il était lié avec des hommes de tout rang ; ses amis les plus intimes n'appartenaient pas, semble-t-il, à la noblesse. Tandis que les grands aristocrates regardaient en général de haut un Cicéron, cet homme nouveau qu'ils haïrent même cordialement pendant quelques années[3], César, quoiqu'il y eut un abîme entre ses opinions politiques et celles de Cicéron, entretint toujours avec lui d'agréables relations personnelles. Les manières de ce grand homme étaient charmantes ; il avait en outre ces goûts littéraires, cette sincère admiration pour le génie auxquels la sensibilité de l'homme nouveau ne pouvait pas résister. Cicéron ne fut jamais sur le même pied d'intimité avec Pompée, quoiqu'en politique il se fiât à Pompée plus qu'à César. Lui et Pompée ne s'intéressaient pas aux méfies choses. Cicéron ne se gênait pas pour se moquer de Pompée derrière son dos, mais c'est à peine si une seule fois dans sa correspondance il risque une plaisanterie sur le compte de César.

C'est ainsi que, dans l'aristocratie gouvernementale, ou aristocratie sénatoriale, se rencontrent des hommes de caractère très différent, depuis le patricien à la vieille mode, qui se montre exclusif dans ses relations sociales et qui pratique l'obstruction en politique, jusqu'à l'homme doué de génie ou de talent littéraire, qu'il soit de sang bleu comme César ou qu'il sorte de quelque municipe comme Cicéron et d'une famille qui n'a jamais visé et n'est jamais parvenue à jouer un rôle politique important.

Nous nous contenterons de distinguer et d'étudier deux types principaux de cette aristocratie ; d'abord un homme star lequel la nouvelle culture grecque avait exercé une influence bienfaisante, sans nuire aux meilleures qualités du caractère romain, mais qui, au contraire, les fit servir à des fins nouvelles ; puis un autre que cette même culture avait perverti et, chez qui par le défaut de la cuirasse, elle avait pénétré jusqu'au cœur en détruisant la vraie vertu romaine sans y substituer aucune qualité excellente. Nous verrons comment ces deux types se sont développés et nous chercherons un exemple de chacun d'eux parmi les amis intimes de Cicéron ; nous ne les choisirons pas chez des personnages connus de tout le monde, mais cependant chez des hommes éminents et intéressants, sur lesquels l'étudiant n'a en général que des notions vagues.

Depuis la guerre avec Annibal et sans doute même auparavant, les nobles romains avaient subi l'influence de la culture grecque ; ils avaient commencé à penser, à se renseigner sur les peuples qui différaient d'eux-mêmes par leurs habitudes et leurs mœurs ; ils avaient, du moins les meilleurs d'entre eux, progressé en sagesse et en savoir. Cependant il est incontestable que les premiers symptômes de dégénérescence morale et politique apparaissent dès cette époque. Nous trouverons souvent l'occasion d'en noter les effets au dernier siècle de la République. Il est d'autant plus agréable d'insister un moment sur l'influence salutaire de la Grèce quand elle induisit les meilleurs esprits de la noblesse romaine, en stimulant leur pensée et en fortifiant les ressorts de leur activité, à s'aventurer dans les domaines inconnus d'une culture nouvelle.

Caton l'ancien lui-même, le plus rigide des conservateurs romains, n'était pas resté inébranlable et c'est à lui que Rome dut l'introduction dans la société romaine d'Ennius, la plus illustre personnalité littéraire de l'époque[4]. Mais c'est chez Paul-Emile le Macédonique que nous verrons pour la première fois un exemple parfait de la culture nouvelle et de l'enthousiasme des contemporains pour la Grèce, un type de véritable aristocrate romain heureux de se mettre à l'école des Grecs. Sa vie racontée par Plutarque nous donne des renseignements précieux sur les tendances de l'époque.

Il ne réussit pas à se faire élire consul une seconde fois ; il revint alors, nous dit Plutarque, à la vie d'un simple particulier[5] et se consacra à ses devoirs religieux et à l'éducation de ses enfants ; il les éleva conformément aux principes des vieux Romains, suivant lesquels il avait été élevé lui-même, en y joignant la culture grecque. Il les entoura de maîtres grecs chargés de leur enseigner non seulement la grammaire, la rhétorique et la philosophie, mais même les beaux-arts et les sports de plein air, comme la chasse, que les Romains pratiquaient peu, et le dressage des chiens et des chevaux. Il se fit un devoir d'assister à tous leurs exercices physiques et intellectuels. Les résultats de cette saine éducation à la Xénophon se voient dans son fils le grand Scipion Emilien entré par adoption dans la famille des Scipions du vivant de son père. Quel que soit le point de vue dont nous envisagions sa conduite dans la guerre et dans la politique, il n'y a pas de doute que les Romains eurent raison de rester fidèles à la mémoire de ce grand homme l'un des meilleurs de leur race. Si nous embrassons d'un coup d'œil tous les actes de sa vie, depuis sa jeunesse, dont Polybe son ami nous a laissé un admirable tableau[6], jusqu'à sa mort subite et probablement violente dans la pleine maturité de l'âge et des facultés, nous conviendrons que ce fut là un homme d'une grande largeur de cœur, doué d'un invincible sentiment de justice, qu'il prit pour guide dans la bonne et dans la mauvaise fortune ; dont la vie privée fut sans tache et qui haïssait la bassesse et l'immoralité chez le riche comme chez le pauvre. Il n'est pas seulement, comme son père, un noble romain, patron de la culture grecque[7] ; nous voyons se combiner en lui et fructifier les qualités les plus belles du Romain et les dons les plus heureux du Grec. Dans l'esprit des Romains comme Scipion pénétra cette vérité lumineuse et féconde, a dit un savant qui fait autorité, à savoir que la culture intellectuelle doit prendre pour base la rectitude morale et ils pouvaient en trouver les modèles dans le trésor de leurs traditions domestiques[8].

Quand Cicéron, qui tenait Scipion Émilien pour le plus grand des Romains, composa son dialogue de la Constitution (de Republica), où il introduisit l'idée nouvelle de la suprématie morale et politique d'un seul homme, c'est Scipion qu'il prend pour héros, c'est cette grande-figure qui domine l'œuvre tout entière et c'est par le Songe de Scipion qu'elle finit, à l'imitation d'un mythe platonicien.

Scipion groupa autour de lui des hommes capables et cultivés, Grecs et Romains, y compris non seulement presque tous les Romains remarquables alors par leurs talents, mais, parmi les Grecs, l'historien Polybe et le philosophe Panætius. Les meilleurs et les plus intelligents, contemporains de la jeunesse de Cicéron, étaient les héritiers directs de l'esprit de ce groupe, et c'est à la tradition qui prit naissance parmi eux que Cicéron conforma la plupart de ses opinions politiques et littéraires. Aussi, pour bien comprendre le développement de la moralité et de la mentalité des Romains au temps de Cicéron, il est indispensable d'étudier l'esprit de la génération qui fut leur éducatrice. L'espace nous manquant ici, nous nous bornerons à indiquer comment les hommes éclairés qui entouraient Scipion frayèrent des voies nouvelles à la littérature, modifièrent les manières ainsi que l'aptitude philosophique, enfin perfectionnèrent la science du droit qui fut plus tard la contribution la plus importante de Rome à la civilisation.

Les manières, c'est-à-dire la façon dont l'individu se comporte en compagnie, sont une pierre de touche utile sinon toujours suffisante pour apprécier l'attitude intellectuelle et morale, le ton d'une société à quelque époque que ce soit. L'aisance du maintien et la courtoisie prouvent en général que le sentiment des égards dus à autrui ne nous fait pas défaut. Quoi que les derniers temps de la République aient laissé à désirer, il faut tenir compte de ce fait que les hommes de cette époque font preuve presque toujours, dans leurs rapports mutuels, d'une bonne éducation. Il est vrai, cependant, que l'invective publique au Sénat et au tribunal était fréquente et l'on a peine à croire qu'un gentleman comme Cicéron pût déverser des torrents d'injures sur la tête de quiconque avait encouru sa haine du moment où lui avait fait tort[9]. L'histoire de l'invective est curieuse ; c'était un procédé traditionnel dans les luttes oratoires ; elle datait de loin à Rome et provenait sans doute de ce goût pour la diffamation et la satire qu'on peut attribuer en partie à la coutume italienne de cribler de brocards l'homme public — par exemple, à son triomphe, — pour conjurer le mauvais sort[10]. Se moquer de la laideur personnelle d'un adversaire, calomnier ses ancêtres dans les termes les plus grossiers, cela n'était qu'une pratique coutumière, un lieu commun oratoire, conforme à l'éducation rhétoricienne du temps et que personne ne prenait trop au sérieux[11]. Mais ce qui nous importe surtout ici, c'est la vie privée et nous y trouvons presque toujours des preuves d'égards mutuels et de courtoisie. Dans toute la correspondance de Cicéron il serait difficile de découvrir une seule lettre qui ne témoigne pas d'une excellente éducation ; beaucoup sont l'expression naturelle de sentiments réellement bienveillants et sincèrement sympathiques.

Dans la vie de Caius Gracchus, Plutarque nous a cité un exemple de ces bonnes manières romaines. Gracchus était un jeune contemporain de Scipion et son beau-frère ; Plutarque fait de lui un portrait si vivant qu'on l'attribue, d'un commun accord, à quelque auteur qui aurait connu l'original. Dans ses rapports avec autrui, dit le biographe, il se montrait toujours plein de dignité et de courtoisie ; c'est-à-dire que, tout en inspirant le respect, il faisait sentir aux autres son désir de leur être utile. Il est probable que cela a été dit de Gracchus par un contemporain et ne vient pas de Plutarque, l'alliance des deux qualités attribuées à Gracchus étant essentiellement romaine ; ainsi Tite-Live voulant caractériser le plus beau type de Romain, dit d'un certain homme qu'il était haud minus libertatis alienæ quant suæ dignitatis memor[12] (non moins soucieux de l'indépendance d'autrui que de sa propre dignité).

Nous retrouvons ces mêmes mérites chez les hommes cultivés dont Cicéron a tracé des esquisses dans ces petits tableaux de la vie de société encadrés dans quelques-uns de ses dialogues. Les interlocuteurs appartiennent en général à la noblesse ; ce sont souvent des membres distingués de familles sénatoriales, comme dans le de Oratore, où les personnages principaux sont Crassus, Antoine et Scævola, qui formaient le triumvirat conservateur de l'époque. Tous nous paraissent sérieux, parfois, mais rarement, poliment enjoués, pleins d'égards les uns pour les autres et peut-être un peu solennels ; ils ne se querellent jamais, quelque graves que puissent être leurs dissentiments ; ils nous laissent deviner qu'ils ne tiennent pas assez à leurs opinions pour en venir à une rupture déclarée. On croirait voir ces mêmes visages sérieux, au nez long, à la bouche grande que nous retrouvons dans les personnages de l'Ara Pacis d'Auguste, pleins de dignité, mais manquant un peu d'animation.

Nous ne connaissons qu'une exception aux bonnes manières d'usage à cette époque, mais comme elle résulte d'un parti pris et non d'un penchant naturel, elle servira à confirmer la règle. La façon dont Plutarque, dans la Vie de Caton d'Utique, insiste sans cesse sur le caractère bourru de ce personnage fameux prouve la force de la tradition ; on prétend que sa rudesse lui coûta le consulat parce qu'il refusa de se prêter aux politesses qu'on attendait des candidats[13]. Dans une lettre à Cicéron, un vieil ami pourtant, il prend un ton protecteur de très mauvais goût, absurde et impertinent envers un homme son aîné de beaucoup. Ce furent sans doute des façons de ce genre qui créèrent et entretinrent, entre lui et César, une inimitié qui alla toujours croissant. Caton se faisait une obligation de se montrer d'autant plus impoli qu'on lui plaisait moins. Il s'imaginait suivre ainsi l'exemple de son grand ancêtre et défendre la bonne vieille brusquerie romaine contre les nouvelles affectations grecques ; il ne s'apercevait pas qu'il donnait lui-même un exemple d'affectation romaine en contraste avec cette aménité réelle dans les rapports sociaux, dont les Romains étaient redevables aux Grecs[14].

En fait de littérature, cette aristocratie montrait, en général, des aptitudes remarquables, quoique les plus illustres écrivains d'alors, sauf César, n'appartinssent pas à la noblesse proprement dite. Cicéron était un homme nouveau ; ni Lucrèce, ni Catulle ne faisaient partie de l'ordre sénatorial. La nouvelle éducation devint une admirable école d'entraînement pour l'art de parler et d'écrire, sinon pour la pensée indépendante. Parmi les nobles chez qui cette discipline avait porté ses fruits, il ne s'en trouvait pas un qui ne fût capable d'écrire en latin et probablement aussi en grec, et, s'il visait aux honneurs publics, ne pût prendre la parole devant le Sénat ou les tribunaux, sans risquer de se rendre ridicule. L'art oratoire fut la principale production de cette époque et la raison d'être de son activité littéraire. Depuis longtemps la coutume s'était établie de rédiger par écrit les discours qui avaient eu du succès, soit au Sénat, soit devant les tribunaux, soit au moment des funérailles ; les moyens de publication étaient faciles grâce au grana nombre d'esclaves grecs capables de servir de copistes ; l'art oratoire devint par suite la base d'une littérature en prose, essentiellement romaine[15] et adaptée aux nécessités pratiques de la vie d'un noble romain, quoiqu'elle fût imprégnée d'idées grecques et de modes d'expression dues à l'influence de l'éducation en vogue. Des traités de rhétorique, soit de l'art de s'exprimer éloquemment en prose, occupent une place importante dans la littérature de ce temps. Deux d'entre eux, datant de l'époque de Sylla, ont survécu : ce sont la Rhétorique à Herennius, d'un auteur inconnu, et le de Inventione de la jeunesse de Cicéron. Celui-ci composa plus tard son admirable dialogue de Oratore, d'autres œuvres analogues et enfin le Brutus, catalogue raisonné, d'un prix inestimable pour nous, de-tous les grands orateurs qui l'avaient précédé. 

Quant à l'histoire, les Romains visèrent moins haut. L'éducation oratoire avait formé de bons orateurs, habiles dans leur profession ; on lui dut des historiens inexacts qui traitèrent l'histoire en amateurs. L'exemple donné par Polybe de la précision dans l'investigation historique et de la réflexion ne fut pas suivi, sauf peut-être par Cœlius Antipater et quelques-uns de ses contemporains à l'époque des Gracques[16]. L'influence de la rhétorique sur l'histoire fut fâcheuse, comme elle le fut plus tard pour la poésie. Salluste, auquel nous devons pourtant beaucoup, fut en réalité un amateur qui tenait à la beauté du style et de l'expression plus qu'à la vérité des faits et à l'exactitude. César, qui ne prétendait pas à être un historien, mais simplement à fournir des matériaux à l'histoire, est le seul qui donna plus d'importance aux faits qu'aux mots[17] ; il lui arrive rarement de fatiguer le lecteur par des discours ou autres superfluités oratoires[18]. Les biographies et les autobiographies furent à la mode ; les seules qui soient parvenues jusqu'à nous sont de Cornelius Nepos, un des nombreux amis de Cicéron ; des autobiographies il ne nous reste rien ; et cependant nous connaissons une longue liste d'hommes éminents qui avaient laissé des mémoires ; entre autres Q. Lutatius Catulus, l'orateur ; Rutilius, célèbre victime des juges équestres, Sylla et Lucullus. Mais bien au-dessus de tous les prosateurs du temps se placent deux écrivains qui n'étaient ni l'un ni l'autre d'origine romaine et qui appartenaient cependant à l'ordre sénatorial ; l'un, d'une érudition encyclopédique, portait un intérêt qu'on pourrait presque qualifier de scientifique à tous les sujets, qu'il a traités en un latin sans élégance ; l'autre, peu érudit en comparaison, mais doué d'un sens si exquis de la beauté et d'une humanité si vraie et si rare à cette époque qu'on a pu récemment et non sans de bonnes raisons l'appeler l'homme le plus cultivé de toute l'antiquité[19]. Des nombreuses œuvres du premier, Varron, il ne nous reste malheureusement que peu de chose ; quant à celles du second, Cicéron, nous en possédons une quantité si considérable qu'elles fourniront toujours d'amples matériaux à l'étude de la vie, des mœurs et de la pensée à son époque.

Une grande partie de cette masse d'écrits cicéroniens consiste en une correspondance à laquelle nous avons bien souvent recours. L'art épistolaire est peut-être, de tous les genres littéraires, celui où l'esprit du temps a trouvé son expression la plus naturelle et la plus agréable. On se donnait la peine de bien écrire sans avoir l'intention de publier ses lettres, comme ce fut le cas un siècle plus tard, au temps de Sénèque et de Pline le Jeune. Les neuf cents et tant de lettres qui forment la correspondance cicéronienne ne sont, pour la plupart, ni de simples comptes rendus, ni des exercices de rhétorique, mais de vraies lettres, une causerie entre amis intimes momentanément éloignés les uns des autres, et qui ne craignent pas de laisser voir leurs plus secrètes pensées. Cicéron, il est vrai, est bien capable parfois de tourner à la rhétorique quand il écrit sous l'empire de la passion politique ; mais que de lettres délicieuses où il entretient ses amis, dans le langage le plus naturel et le plus heureux, de sa vie et de ses occupations quotidiennes, de ses livres, de ses villas, de ses enfants, de ses joies et de ses peines. Il est étrange que le plus grand des historiens de Rome à notre époque ait été incapable de comprendre le charme et la valeur de ces lettres comme du reste de toutes les œuvres de Cicéron ; maintenant ses compatriotes ne sont plus d'accord avec lui et savent replacer le grand écrivain à son vrai rang.

Les esprits les plus brillants et les plus déliés parmi ces aristocrates font preuve d'une réceptivité philosophique tout à fait surprenante. Rappelons-nous en effet qu'il n'y eut à Rome avant le second siècle A. C.[20], aucun système d'éducation digne de ce nom. J'emploie ce terme de réceptivité parce que les Romains à l'époque que nous étudions n'apprirent pas à penser par eux-mêmes ; ils ne se sont attaqués à aucun problème : ils n'ont jamais ouvert à la pensée des voies nouvelles. Mais, autant que nous en pouvons juger par les œuvres philosophiques de Cicéron, les seules du même genre et de la même époque qui nous soient parvenues, ils ont eu, sans conteste et à un haut degré, le don de lire avec intelligence et de reproduire habilement ce qu'ils avaient lu. Les moyens de s'instruire ne leur manquaient pas ; les bibliothèques particulières étaient nombreuses et tous les amis de Cicéron qui possédaient des livres les mettaient volontiers à sa disposition[21]. Des philosophes grecs faisaient souvent partie de la maison des riches romains ; un homme d'État pouvait ainsi converser avec eux quand les affaires publiques lui laissaient des loisirs. Ce n'était souvent là qu'une mode ; mais le fait est qu'un certain système philosophique envisagé surtout du point de vue de l'éthique, s'empara des meilleurs esprits romains et eut sur eux une action permanente et salutaire.

Le stoïcisme fut introduit à Rome par Panætius, ami intime de Scipion. C'était un Grec d'humeur indulgente et un homme de tact ; son origine rhodienne facilita sans doute sa liaison avec les anciens alliés de sa patrie. Il arriva à Rome à un moment critique où les plus honnêtes gens eux-mêmes risquaient de s'enliser dans un matérialisme égoïste ; l'influence de son enseignement fut, durant deux siècles, si salutaire et si vivifiante qu'il nous fait penser à un missionnaire moderne. Le terrain, il est vrai, avait en quelque sorte été préparé par Polybe occupé alors même à écrire son histoire et qui le mit en rapport avec Scipion Emilien. C'est de Polybe que les Romains — du moins l'élite des Romains — apprirent pour la première fois à se faire une idée exacte de leur propre puissance et de l'évolution universelle dont ils furent les instigateurs ; ils réfléchirent désormais aux grandes choses qu'ils avaient accomplies et aux qualités qui les en avaient rendus capables. Quant à Panætius, il leur fit connaître une doctrine assez sérieuse pour les guider et les sauvegarder-dans l'avenir, pour leur servir de soutien dans la vie publique et privée au moment même où l'État, à la dérive, allait se perdre faute d'un pilote capable de le diriger. Il les initia à une sagesse pratique bien adaptée à la mentalité et au caractère des Romains plus pratiques que spéculatifs ; elle convenait mieux à la vie ordinaire que l'antique morale stoïcienne austère et intransigeante dont Caton d'Utique fut à Rome le seul sectateur éminent. D'après ce que nous savons des enseignements moraux de Panætius, dont les deux premiers livres du de Officiis nous donnent un aperçu assez complet, on n'y retrouvait pas cette doctrine désuète d'une sagesse et d'une justice absolues, seules fins légitimes de tous nos efforts, doctrine qui par sa rigidité fermait la carrière de la vie publique au stoïcien de la vieille roche. Le relatif, l'utile jouaient un grand rôle dans l'enseignement de Panætius. Son système avait bien pour base les principes les plus purs sur lesquels une doctrine morale pût alors se fonder, mais n'excluait ni l'échange des bons procédés, ni ces compromis indispensables à tout homme public qui veut réussir, ni la richesse, ni ce confort qui assure au penseur les loisirs nécessaires à son œuvre[22].

Un autre philosophe Rhodien lui aussi, qui vécut assez longtemps pour connaître Cicéron et plusieurs de ses contemporains, le célèbre Posidonius, continua l'enseignement de Panætius. Il ne savait peut-être pas aussi bien que celui-ci éveiller la pensée, mais il était plus savant ; ses connaissances étaient plus variées ; c'était un voyageur un géographe et un homme du monde. Les sujets qu'il avait traités étaient nombreux. Ses œuvres sont perdues, mais on en retrouve l'inspiration dans la plupart des productions littéraires du temps[23]. Disciple de Panætius, chargé d'affaires des Rhodiens à Rome durant la terrible année 86 A. C., il fut plus tard l'hôte de familles romaines et l'ami fort apprécié de Cicéron, de Pompée et de Varron. La philosophie n'était pas la seule occupation de cet homme extraordinaire ; en littérature, en histoire, il eut, sur presque tous les principaux écrivains romains, une influence qui persista pendant au moins un siècle. La génération qui le connut compta un grand nombre de stoïciens ; on peut citer Ælius Stilo, le maître de Varron, l'homme le plus savant de son temps au dire d'Aulu-Gelle[24] ; Rutilius, mentionné plus haut en qualité de mémorialiste, et probablement aussi le grand jurisconsulte Mucius Scævola. Caton d'Utique, nous l'avons vu, ne se rattachait pas au stoïcisme romain, mais à une doctrine plus ancienne et plus intransigeante. Quant à Cicéron, quoiqu'il ne fasse pas profession de stoïcisme, il fut en réalité profondément influencé et, vers la fin de sa vie, pour ainsi dire fasciné par un système philosophique qui convenait à son humanité tout en stimulant son instinct de justice. Comme Cicéron, bien des gens sérieux subirent la même influence presque inconsciemment et sans faire ouvertement profession de stoïcisme.

Le stoïcisme avait donc bien des affinités avec l'esprit romain, mais ce fut dans un domaine spécial qu'il exerça une action dont le monde entier ressentit les heureux effets[25]. Jusqu'au temps de Cicéron, de Scipion Émilien et de son groupe, les Romains se firent de la loi une idée rudimentaire et essentiellement pratique et l'étudièrent à ce point de vue. Cette idée manquait de largeur ; elle était étrangère à toute conception philosophique et ne tenait aucun compte de ces principes moraux qui sont la base nécessaire de toute loi et de tout gouvernement. C'est la doctrine stoïcienne d'une loi universelle régissant le monde, loi divine émanée de la raison universelle, qui semble bien avoir vivifié les théories romaines. Un stoïcien romain pouvait soutenir que la loi humaine n'existe que du moment où l'homme reconnaît l'existence d'une loi divine et les droits qu'elle a sur lui-même. La moralité s'identifie ainsi avec la loi dans le sens le plus étendu du mot, car l'une et l'autre sont appelées à l'existence par la Droite Raison, laquelle est l'universelle force originelle[26]. Il est impossible de montrer ici comment cette conception si élevée de la nature de la loi peut avoir affecté la jurisprudence des Romains ; nous nous bornerons à noter que la première jurisprudence quasi philosophique est postérieure au temps de Panætius, de Scipion et de son groupe ; que l'expression jus gentium commence alors à prendre le sens de principes généraux ou de règles communes à tous les peuples et fondées sur la Raison naturelle[27]. Cela mena graduellement à l'idée postérieure de la Loi de Nature et au cosmopolitisme du système légal des Romains qui finit par embrasser tous les peuples et leur fit sentir à tous et à tous les degrés son influence rationnelle et bienfaisante. Si le Grec avait le génie de la Beauté, le Juif celui de la Justice, le Romain avait celui du Droit, et l'on ne saurait tenir trop grand compte du pouvoir que le stoïcisme eut d'ennoblir et d'enrichir l'idée que les Romains s'en faisaient.

Ainsi, malgré les orages de la vie publique, il y eut un progrès utile, non seulement à l'Empire romain, mais à la civilisation moderne. Les deux principaux instigateurs en furent deux hommes du plus noble caractère, Q. Mucius Scævola, le conseiller de Cicéron dans sa jeunesse, plus tard son modèle, et Servius Sulpicius Rufus, son contemporain et son ami jusqu'à la mort. Ni Sulpicius ni Scævola ne furent, que nous sachions, des disciples avoués du stoïcisme, mais qu'ils en aient appliqué, à demi-consciemment peut-être, les principes dans leurs études légales, cela est à peu près hors de doute. L'éducation juridique agissant de concert avec l'influence du stoïcisme — consciente ou inconsciente — fut assez forte, semble-t-il, pour porter le caractère de certains aristocrates romains à un haut degré de perfection et ce sera un plaisir de prendre cet ami de Cicéron, dont nous pouvons suivre la carrière publique pas à pas, dont nous possédons encore une ou deux lettres, comme exemple d'une vie consacrée au bien à une époque où l'on a tant gaspillé le temps et le talent et où l'on en a tant abusé.

Sulpicius et Cicéron naquirent la même année, en 106 ; ils se lièrent dès leur jeunesse et restèrent amis jusqu'à leur mort, en 43. Sulpicius mourut quelques mois seulement avant Cicéron. Tous deux s'attachèrent dès le début à Scævola, celui-là même dont nous venons de parler, le premier en date de ces jurisconsultes romains qui fondèrent la science juridique. Mais, à partir du consulat de Cicéron, en 63, leurs carrières divergèrent. Cette année-là, Sulpicius brigua le consulat sans succès ; puis, renonçant à une nouvelle tentative de parvenir à la magistrature suprême, il vécut, durant les douze années qui suivirent, en simple particulier, pour se consacrer à l'œuvre qui a immortalisé son nom. Ses écrits sont perdus ; rien n'en reste que quelques fragments ou quelques citations ; mais on le considérait sinon comme le premier, du moins comme le second des grands écrivains juridiques ; il est probable qu'il contribua, autant qu'aucun autre, à faire de la loi romaine ce qu'elle fut pour le monde entier, un puissant agent de la civilisation moderne. Car on reconnaissait, nous dit son ami[28], dans la manière dont il traitait son sujet, le génie et la main d'un artiste, l'exposant dans sa totalité ; en ordonnant les parties constitutives, éclaircissant par des définitions et des commentaires ce qui pouvait paraître obscur et distinguant le vrai du faux dans les principes de la loi. Dans l'admirable panégyrique que Cicéron prononça au Sénat après la mort de son ami, il le déclare sans rival en jurisprudence[29]. En un langage dont aucune traduction ne saurait rendre la beauté, il revendique pour Sulpicius l'honneur d'avoir été non magis juris consultas quam justitiæ, c'est là un éloge que tout grand légiste peut envier. Sulpicius, en effet, visait non à faciliter les procès, mais à mettre les plaideurs en état de les éviter.

De ces renseignements nous pourrions conclure, même si nous ne savions rien de plus sur son compte, que Sulpicius fut une âme bien trempée, un homme d'une véritable humanitas dans le sens le plus étendu de ce mot si expressif ; et d'autres faits le confirment[30]. Sortant enfin de sa retraite, il brigua de nouveau le consulat en 52 A. C. et fut élu. C'est durant sa magistrature, en 51, que les ennemis de César, menés par Caton, attaquèrent pour la première fois le général absent et réclamèrent à grands cris son rappel. Sulpicius s'efforça de calmer cette violente hostilité et y réussit momentanément. Qu'un esprit si juste ait adopté cette ligne de conduite, c'est là un des meilleurs arguments en faveur de César et de son bon droit[31]. Quand la guerre éclata, Sulpicius hésita sur la conduite à tenir ; sa largeur d'esprit lui rendait toute décision difficile et il fut toujours, semble-t-il, un penseur plutôt qu'un homme d'action. Il se décida, non sans quelque répugnance, pour le parti de César et accepta de sa main le gouvernement de l'Achaïe ; c'est alors qu'il adressa à Cicéron, à l'occasion de la mort de la fille bien-aimée de celui-ci, Tullia, une célèbre lettre de condoléance, pleine de sympathie sincère et d'affection, quoiqu'elle sente évidemment l'effort et même l'embarras. Après la mort de César, de concert avec Cicéron, il prit, bien entendu, fait et cause contre Antoine, et, au printemps de 43, pour contribuer à rétablir la paix et la concorde, il fit à sa patrie le sacrifice de sa vie, avec un dévouement plus digne de notre admiration qu'un suicide comme celui de Caton, le stoïcien de profession ; quoique dangereusement malade, il voulut conduire une ambassade à Antoine et ce dernier effort pour faire entendre la voix de la justice lui coûta la vie. Il a lui aussi son monumentum aere perennius ; c'est le discours que son vieil ami adressa aux sénateurs pour les presser de voter des funérailles publiques et une statue à celui qui était mort pour sa patrie.

Il nous faut maintenant chercher comment l'aristocratie romaine se trouva parfois sans défense contre certaines influences de la nouvelle culture grecque agissant de concert avec d'autres tendances.

La recherche du bien-être et du plaisir à laquelle l'acquisition des richesses et du pouvoir politique servirent trop souvent de moyen, est un des principaux caractères de cette époque. Elle se montre sous bien des formes diverses et chez des hommes de caractère très différent, mais la source de toute cette corruption, c'est l'esprit de l'épicurisme dans ce qu'il a de plus grossier. Il en alla de l'épicurisme romain comme du stoïcisme romain : ce n'est pas tant la doctrine philosophique dont on faisait profession qui affecta la vie ; pour le premier de ces deux systèmes ce fut la coïncidence de sa popularité avec la décadence de l'ancienne foi et de la moralité romaine ; ce furent aussi les occasions trop fréquentes de se livrer au plaisir. Caton, stoïcien avoué ; Lucrèce, épicurien enthousiaste, se distinguent nettement l'un et l'autre de la masse des gens que les doctrines philosophiques influencèrent soit dans un sens, soit dans un autre. Pour la majorité des Romains, la philosophie ne fut qu'un jeu ; ils s'abandonnaient tout simplement à leurs penchants naturels et individuels ; malgré cela, le dilettantisme philosophique suffisait souvent pour modifier leur caractère originel soit en bien, soit en mal, et cela d'une manière permanente.

L'épicurisme popularisé tourne inévitablement en vice. Fut-il réellement populaire à Rome ? Cicéron, dans un passage important[32], nous apprend qu'un certain Amafinius avait composé un traité d'épicurisme et qu'un grand- nombre d'exemplaires s'en vendirent ; il attribue ce succès en partie à la clarté de l'exposition, en partie à l'agrément de la doctrine et enfin à ce qu'on n'avait rien de mieux pour le moment. On ne sait pas exactement à quelle date il faut placer cet Amafinius, mais il est probable que Cicéron parle de la seconde moitié du deuxième siècle A. C. ; il ajoute que d'autres écrivains marchèrent sur les traces d'Amafinius et que, grâce à eux, sa philosophie fit la conquête de toute l'Italie. Si cela se passait au temps de la guerre sociale, de la guerre civile et de ses proscriptions, quand l'égoïsme et la criminalité ne faisaient que croître, nous nous expliquons facilement la popularité de cette doctrine. Nous en trouverons une preuve remarquable dans la vie d'un homme public, contemporain de Cicéron et l'objet des plus venimeuses invectives qu'il ait jamais prononcées[33]. Il ne faut ajouter foi qu'à une minime partie de ce que Cicéron dit sur le compte de ce personnage, Calpurnius Piso, consul en 58 ; mais quant au mal que les leçons d'un épicurien lui ont fait, nous en avons une preuve patente. Pison dans sa jeunesse, fit la connaissance d'un épicurien grec qui lui enseigna que le plaisir est la seule fin de l'homme, et l'élève, incapable d'apprécier le véritable sens et la portée de la doctrine, se laissa prendre au piège. Cette doctrine, dit Cicéron, était dangereuse pour un jeune homme médiocrement intelligent qui, au lieu de trouver dans l'enseignement de son maître un encouragement à la vertu, n'y vit qu'une incitation au vice[34]. Ce Grec était un certain Philodemus. Il y a dans l'anthologie grecque quelques poésies de lui et il suffit d'y jeter un coup d'œil pour conclure que la compagnie d'un homme pareil pouvait être dangereuse pour un jeune Romain. Peut-être n'était-ce pas un méchant homme ; Cicéron même suggère le contraire et le qualifie de vere humanus (très cultivé), mais l'atmosphère où il vivait était empestée. L'élève, pour peu que nous puissions nous fier au portrait que Cicéron fait de lui, est un type accompli de cette jeunesse d'alors dont on aurait pu utiliser les talents si elle avait eu la force de résister au courant qui l'entraînait au vice.

La passion du plaisir et sa conséquence naturelle, l'horreur du travail, sont deux défauts dont on trouve de nombreux exemples à cette époque. Cela fut peut-être ! dû à une subtile influence de l'épicurisme qui a toujours dissuadé l'individu du service de l'Etat comme d'une distraction nuisible au libre développement de la personnalité. Sylla fut certes un rude travailleur, mais il commit une lourde bévue en abdiquant pour jouir de la vie au moment même où la surveillance et les soins les plus. assidus étaient indispensables au bon fonctionnement de sa constitution. Lucullus, après avoir fait preuve d'une puissance de travail extraordinaire et d'un génie militaire plus remarquable peut-être que celui d'aucun général de son temps, renonça lui aussi à la vie publique ; en millionnaire avide de loisirs, il voulait jouir de cette richesse proverbiale et de ce luxe qui nous étonnent, même quand nous tenons compte de l'exagération dans les récits qui nous sont parvenus. Nous avons déjà été introduits dans sa bibliothèque ; qui voudra le suivre chez lui dans une de ses nombreuses salles de fête n'a qu'à se reporter au XLIe chapitre de la Vie de Lucullus par Plutarque ; il est fort intéressant et le lecteur y trouvera la description d'un festin offert par Lucullus à Cicéron et à Pompée dans la salle dite d'Apollon[35].

La même indifférence cynique pour les affaires publiques, le devoir sacrifié au bien-être ou à l'intérêt particulier, voilà ce qui caractérise, semble-t-il, le sénateur ordinaire. Actif et diligent quand il s'agissait de ses affaires, il négligeait celles de l'État. Il est patent que l'assiduité aux séances du Sénat laissait à désirer. A l'époque où Cicéron gouvernait la Cilicie, un correspondant l'entretient de la difficulté qu'on éprouve à atteindre le quorum, même quand il s'agit de questions aussi importantes que l'attribution de gouvernements provinciaux[36]. En revanche ; on s'occupait de bien des affaires particulières, on tripotait beaucoup dans ce Sénat presque désert ; en 66, un tribun proposa que le quorum fût fixé à deux cents membres pour qu'un sénateur pût être autorisé à se soustraire à l'action de la loi[37]. C'est cette prérogative accordée au vertueux Brutus par une assemblée ainsi réduite sans doute qui lui permit, malgré la loi interdisant le prêt aux étrangers qui s'adressaient à Rome, de prêter à quarante-huit pour cent aux malheureux Salaminiens de Chypre et de rentrer dans son argent conformément au contrat[38]. Cicéron, dans une lettre à son frère, de décembre 57, lui parle d'un débat devant un Sénat bien rempli pour la saison, le milieu de l'hiver, à la veille des Saturnales ; il y constate la présence de deux cents sénateurs sur six cents environ. En 54, au mois de février, époque où le Sénat avait à régler de nombreuses affaires, le froid fut si rigoureux que les quelques sénateurs présents insistèrent pour qu'on levât la séance ; et ainsi fut fait[39]. Quand les sénateurs siégeaient ils étaient toujours d'accord pour laisser les choses aller leur train. Ils ne pensèrent même pas à améliorer leur règlement, quoique cela fût beaucoup plus nécessaire pour le Sénat d'alors que ce ne l'est pour notre Parlement à nous. Bavardages à propos de l'ordre du jour, manœuvres dilatoires, tentatives d'obstruction, animosités et rivalités personnelles, voilà, autant que nous pouvons en juger, ce qui occupait avant tout la noble assemblée. Ce ne sont, dans les lettres qui nous sont parvenues, que plaintes répétées et fatigantes à propos de la négligence du Sénat, de l'ajournement des affaires ou de l'adoption de quelque sénatus-consulte dont la parfaite futilité est manifeste, même pour nous[40]. Il semble que les magistrats eux-mêmes deviennent eux aussi négligents. On nous parle de l'un d'eux qui, présidant la cour di repetundis (des affaires de concussion) n'avait pas pris la peine de se renseigner sur le texte de la loi qui régissait la procédure[41]. Que les préteurs fussent plus que négligents quand il s'agissait de causes civiles, cela est prouvé par une autre loi de ce même tribun Cornelius : les préteurs doivent s'en tenir à leurs propres édits perpétuels[42].

Mais toutes ces futilités et bien d'autres que celles du Sénat, les querelles individuelles, les hasards et les incidents des élections, les commérages semblables à ceux qui alimentent de nos jours les journaux mondains, faisaient les délices d'une certaine espèce d'hommes publics qui couraient après le plaisir. Ce sont les derniers dont nous nous occuperons ici, seulement pour en citer un exemple. Si les plus vieilles familles nobles languissaient dans l'apathie et l'indolence, il ne manquait pas de jeunes gens, souvent d'origine plus obscure, mais d'une activité mentale intense, ardents au plaisir, mais aux plaisirs relativement inoffensifs des divertissements mondains. L'un d'eux, Marcus Cælius Rufus, était fils d'un banquier de Pouzzoles ; grâce à ses propres lettres adressées à Cicéron desquelles dix-sept nous sont parvenues, il nous semble voir sa vivante image se dresser devant nous[43]. Sur sa première jeunesse nous sommes bien renseignés par le plaidoyer de l'an 56, où Cicéron prit sa défense. Ces sources d'information se combinant les unes les autres, nous donnent l'idée du personnage le plus intéressant de son temps. M. Boissier, en quelques pages charmantes de Cicéron et ses amis, M. Tyrrell, dans l'introduction au IVe volume de son édition des Lettres de Cicéron, ont parlé de Cælius ; mais ils l'ont envisagé moins comme un type de la jeunesse de son temps que comme un ami et un disciple de Cicéron. Ce ne sera jamais peine perdue que de s'occuper de Cælius. Ses contemporains le trouvaient déjà amusant et intéressant ; il nous fera toujours le même effet. C'est un vrai Protée ; impossible de deviner sous quelle forme il va nous apparaître. Omnia transformat sese in miracula rerum (Georg. IV, 441), et nous le verrons se métamorphoser au moins six fois durant sa vie. Cette versatilité n'est pas l'agitation stérile d'un viveur blasé ; ce sont les éclairs d'un esprit brillant mais dévoyé qui prend un intérêt passionné à son monde et à la vie qu'on y mène avec ses jouissances et ses émotions.

Dès que Cælius eut pris la robe virile, son père le conduisit à Cicéron pour étudier, sous sa direction, le droit et l'art oratoire. Cicéron fut évidemment séduit par la brillante et vive intelligence du jeune homme. Il ne l'abandonna jamais et la dernière lettre de Cælius est adressée, peu de jours avant sa fin, à son ancien maître. Mais Cicéron n'était pas d'humeur à empêcher un jeune homme aussi peu rassis de faire des sottises ; il aimait les jeunes gens, surtout les jeunes gens bien doués, et il était enclin à les voir en beau, comme ce fut le cas pour son propre fils et pour son neveu. Cælius, toujours en quête de nouveauté, quitta Cicéron pour s'attacher à Catilina, et Cicéron, au début de son plaidoyer pour Cælius, cherche non sans embarras, mais de façon fort plaisante, à excuser cette frasque de son élève et à s'excuser lui-même de n'avoir pas su le diriger mieux. Il faut, dit-il, qu'un jeune homme jette sa gourme ; quand il s'en sera donné à cœur joie il se calmera et il fera plus tard un bon citoyen — manière dangereuse de comprendre les devoirs d'un précepteur ; elle nous rappelle la méthode appliquée plus tard à l'éducation du jeune Néron par le philosophe son gouverneur[44].

Cælius échappa au sort de Catilina et de sa bande, mais ce fut pour tomber entre les mains d'une clique non moins dangereuse pour sa moralité. Il se joignit à un groupe de brillants jeunes gens au nombre desquels se trouvaient probablement les poètes Calvus et Catulle, qui furent les amants et les amants passionnés de la fameuse Clodia. Ils étaient dans la gêne ; Clodia leur procura des fonds ; ils papillonnaient autour d'elle comme des moucherons autour d'un flambeau. Dans une vie pareille, toute de passion et de plaisirs, les querelles étaient inévitables. Si Clodia est bien la Lesbie de Cataire, ce qui paraît probable, c'est elle qui, d'un cœur léger, prit l'initiative de la rupture avec son poète. Quant à Cælius, c'est lui qui semble bien avoir rompu le premier. Clodia, pour se venger, l'attaqua et porta plainte contre lui pour vol et tentative d'empoisonnement. Qu'y avait-il de vrai dans ces accusations ? Nous ne le savons pas au juste ; mais Cicéron défendit Cælius avec succès et c'est par son plaidoyer que nous connaissons en détail les dérèglements de son client.

Mû par un sentiment de gratitude et peut-être de honte, Cælius revint à son vieil ami ; il quitta sa bande de vicieux compagnons pour se livrer avec assiduité à ses occupations d'avocat ; ses succès lui valurent une grande réputation d'éloquence. Un fragment de l'un de ses plaidoyers, conservé par Quintilien, prouve, comme le remarque M. Tyrrell, un don extraordinaire d'expression précise et pittoresque[45]. Cicéron nous apprend, dans un de ses traités composé après la mort de Cælius[46], que celui-ci avait à cette époque pris le parti des honnêtes gens, défendu avec succès la bonne cause et, en qualité de tribun du peuple, en 56, empêché des émeutes et des séditions révolutionnaires. Tout alla bien jusqu'au départ de Cicéron pour son gouvernement de Cilicie, en 51 ; il paraît avoir rendu toute sa confiance à son ancien disciple et le prie de le renseigner confidentiellement sur les événements politiques ; des dix-sept lettres de Cælius, quinze traitent de politique. Elles nous découvrent l'homme aussi bien que pourrait le faire un journal de sa vie. Cælius n'est ni un vaurien ni un fainéant, ni un épicurien nonchalant ; c'est un esprit toujours en éveil ; rien n'échappe à son attention ; les plus menus détails, les choses même les plus triviales l'intéressent. Il se montre brillant, gai, spirituel, frivole et certainement aimable. C'est un plaisir de voir commente, la contagion gagne Cicéron lui-même et les vains efforts qu'il fait pour attraper le ton dégagé de son correspondant[47]. Cælius ne manque pas de clairvoyance en politique : il prévoit la guerre civile prochaine ; mais tout cela n'est pour lui qu'une sorte de partie engagée entre des jouteurs. A la veille d'événements qui allaient ébranler le monde, les bruits précurseurs de la catastrophe l'amusent comme s'il s'agissait des plus sots commérages. Impossible de découvrir, dans aucune de ses lettres la moindre trace d'un principe quelconque. Au moment où la guerre civile est sur le point d'éclater, il dit à Cicéron que le mieux sera de prendre, dès le début, le parti du plus fort[48]. A son avis, c'est celui de César. Il l'embrassa en conséquence et s'efforça d'amener Cicéron à faire de même. Ainsi que M. Boissier l'a si bien dit, Cælius ne s'est jamais soucié de ménager ses transitions.

Il lui restait à apprendre que si le parti du plus fort est toujours le meilleur, en revanche c'était courir à sa perte que de faire une nouvelle pirouette et de chercher à saper l'œuvre du maître. Nous tenons de César lui, même, alors absent d'Italie[49], l'histoire de cette sixième et dernière métamorphose. Le crédit public avait été fortement ébranlé en Italie dès le début de la guerre civile et César avait mis tous ses soins à lui rendre quelque stabilité par un décret auquel nous avons fait allusion au chapitre précédent. En 48, Cælius était préteur ; en l'absence du maître, il se fit tout à coup le champion des débiteurs et tenta d'en appeler des décrets de son collègue Trebonius jurisconsulte éminent et homme de bien. Il n'y réussit pas ; alors, il partit en guerre en franc révolutionnaire, proposa d'abord l'annulation des loyers, puis celle de toutes les dettes, et enfin appela à son aide Milon, alors exilé à Marseille, pour soulever l'Italie contre César. C'en était trop ; tous deux ne tardèrent pas à être pris et tués comme ils enrôlaient des bandes de gladiateurs et d'autres esclaves dans les grands domaines (latifundia) de l'Italie méridionale.

Les lettres de Cælius nous ouvrent en outre une vue sur le Forum et sur la vie qu'on y menait, si séduisante pour les jeunes gens d'alors et même pour certains hommes âgés comme Cicéron. On croirait voir des enfants jouant au bord d'un cratère, comme la noblesse française avant la Révolution. Les uns et les autres pressentent vaguement l'éruption prochaine, mais ils ne cessent pas leurs jeux. Qu'était-ce donc qui les charmait et les amusait tant ?

Ce dont Cælius ne se lasse pas de parler, ce sont les élections et les brigues, les accusations et les procès, les jeux et les spectacles. Les élections, il les traite en pur divertissement, comme une sorte d'agréable jeu de hasard, ou un moyen de tracasser une personne à laquelle on en veut. Il y avait souvent un lien entre les accusations et les élections, un candidat mis en accusation avant les élections ne pouvait plus continuer à briguer les suffrages ; condamné après l'élection, il était frappé d'incapacité. Une rancune personnelle trouvait ainsi le moyen de se satisfaire en faisant échouer l'ennemi au dernier moment[50]. Les accusations fournissaient à un jeune homme ambitieux les meilleures occasions de se distinguer. On est étonné du nombre des procès mentionnés à ce propos par Cælius. Parfois, ils s'enchevêtrent si bien qu'il est difficile de s'y reconnaître. Le premier venu est tout prêt à accuser n'importe qui sans le moindre souci de la vérité. Par exemple, le jeune Appius Claudius accuse Servilius, puis mène l'attaque tout de travers ; quant au préteur, il s'embrouille dans la procédure, si bien qu'on n'aboutit à rien. En définitive, les Servilii, à leur tour, accusent Appius de vi (d'attentat contre la personne) pour couper court aux poursuites contre Servilius[51]. Appius père se chamailla avec Cælius et poussa des tiers à le mettre en accusation, quoiqu'il fut alors édile curule. Ils eurent l'effronterie de s'entendre pour me faire appeler en justice sous prétexte d'un crime très grave (en vertu de la loi Scantinia). A peine Pola eut-il articulé sa plainte que je formai une contre-plainte, en vertu de la même loi, contre le censeur Appius. Je n'ai jamais vu coup mieux asséné[52].

Quant à ces jeux et à ces panthères qui devaient y paraître et que Cælius ne cesse de réclamer avec une insistance fatigante à son ami alors en Cilicie, nous en reparlerons ailleurs. Il y a dans ces lettres beaucoup de commérages et souvent à propos de matières assez répugnantes, dont il n'est pas nécessaire de nous occuper ici. Cette correspondance nous révèle avec une clarté aveuglante les causes de l'incapacité et de l'impuissance générales : la vie du Forum était démoralisante :

Uni se algue eidem studio omnes dedere et arti

Uerba dare ut caute possint, pugnare dolose ;

blanditia certare, bonus simulare uirum se :

insidias facere, ut si hostes sint omnibus omnes[53].

De tout ce qui a été dit dans cet exposé sommaire, nous pouvons conclure que l'aristocratie de cette époque formait une société complexe dont il est difficile de réunir en un seul tableau tous les aspects divers. C'est en partie une aristocratie héréditaire avec tout l'orgueil et la hautaine réserve des vieilles familles habituées à l'influence et à l'exercice du pouvoir. En somme, c'est une société de gentlemen d'une tenue pleine de dignité, bienveillants les uns pour les autres et c'est aussi une société d'hommes très cultivés, doués de remarquables aptitudes littéraires, quoique dépourvus d'imagination créatrice et d'invention. D'autre part, c'est une classe qui ne s'intéresse plus aux affaires de l'État ; elle ne montre quelque énergie que dans la poursuite de ses propres intérêts ; elle aime le plaisir, le luxe, les commérages mondains ; elle se joue des affaires sérieuses ; elle manque de clairvoyance politique parce qu'elle ne se préoccupe que de son avantage personnel. Rari nantes in gurgite vasto, voilà comment nous apparaissent ceux qui prennent les choses au sérieux. Il y en a pourtant. Il ne faut pas oublier que cette société a produit un Lucrèce et un Cicéron, c'est-à-dire l'un des plus grands poètes et l'un des plus parfaits prosateurs dont le monde conserve précieusement la mémoire ; un Sulpicius, c'est-à-dire un juriste qui a rendu à l'humanité des services inappréciables et toujours efficaces ; enfin un César, c'est-à-dire non seulement un écrivain et un savant, mais un homme d'action d'une capacité intellectuelle et d'une activité sans égales.

 

 

 



[1] La République ne devait plus durer longtemps ; mais parmi les consuls des dernières années on trouve plusieurs membres des vieilles familles.

[2] Ad Fam., XV, 12. Cette lettre, plutôt guindée, est presque identique à une autre adressée au second consul désigné, autre aristocrate, Claudius Marcellus. Cicéron tient à faire ses affaires, dans l'un et l'autre cas, en écrivant à un homme d'un rang social supérieur.

[3] Les lettres des années 58 à 54 sont pleines d'allusions amères à la jalousie de ces personnages ; voir la longue et violente lettre à Lentulus Spinther, d'octobre 54, où il les accuse d'avoir soutenu Clodius pour lui nuire, à lui Cicéron. Dans un billet confidentiel à Atticus, il assure qu'ils le haïssaient parce qu'il avait acheté à Tusculum la villa d'un personnage de haute noblesse, CATULUS, ad. Fam., I, 9 ; ad Att., IV, 5.

[4] CORNELIUS NEPOS, Cato, 2, 4. Il remarque que, au retour de Caton après sa questure en Sardaigne, la gloire de ramener Ennius dans sa suite parut plus éclatante à tous que le plus splendide triomphe.

[5] PLUTARQUE, Paul-Emile, 6, ad fin.

[6] POLYBE, XXXII, 9, 16.

[7] La différence entre lui et son père, surtout en fait de politique, est indiquée par Plutarque dans la Vie de celui-ci, ch. XXXVIII.

[8] F. LEO, dans Die Kultur der Gegenwart, I, 8, p. 418 (3e éd.).

[9] Les meilleurs ou plutôt les pires exemples se trouvent dans les discours in Pisonem, in Vatinium et dans la Seconde Philippique.

[10] Le passage le plus instructif sur la vitupération est dans le plaidoyer de Cicéron pro Cælio, chap. III. Cp. QUINTILIEN, III, 7, 4 et 19. Sur les coutumes aux triomphes, etc., voir MUNRO, Criticisms and elucidations of Catullus, p. 78, qui contiennent de très précieuses remarques.

[11] Nous avons des lettres très courtoises adressées par Cicéron à Pison et à Vatinius peu d'années après qu'il les avait dépeints en public comme des monstres d'iniquité.

[12] PLUTARQUE, Caius Gracchus, ch. 6 ad fin. Cp. TITE-LIVE, VII, 33.

[13] PLUTARQUE, Cato, ch. I ad fin. Blanditia était le mot propre pour la politesse quand il s'agit d'un candidat : opus est magnopere blanditia, dit Quintus Cicéron, de pet. cons., § 41.

[14] Voir dans CICÉRON, de Finibus, III, 2, 7 l'agréable description d'un Caton de bonne humeur, installé dans la bibliothèque de Lucullus.

[15] Voir LEO, dans l'ouvrage cité supra p. 418 (3e éd.), et du même auteur : Gesch. der Röm. Liter., I, p. 259 sqq.

[16] Sur ce remarquable écrivain — PETER, Hist. Rom. Rel., I, p. 158 sqq. (2e éd.) — voir LEO, Gesch. der Röm. Literatur, I, p. 336 et SCHANZ, Gesch. der Röm. Literatur, I, p. 278 sqq.

[17] CICÉRON, Brutus, 75, 262.

[18] Les autres césariens l'imitèrent plus ou moins heureusement ; Hirtius qui rédigea le huitième livre de la guerre des Gaules, et les auteurs des guerres d'Alexandrie, d'Afrique et d'Espagne (le premier est peut-être Asinius Pollio).

[19] LEO, in die Kultur der Gegenwart, I, 8, p. 436 (3e éd.).

[20] Voir ci-dessous ch. XI.

[21] Le passage cité plus haut (de Fin., 112, 27), nous introduit dans la bibliothèque de Lucullus à Tusculum, où Cicéron était allé consulter des livres, et où il trouve Caton installé, entouré de traités stoïciens.

[22] Les fragments de Panætius sont réunis dans von Arnim, Stoicorum veterum fragmenta. Le meilleur compte-rendu de sa philosophie se trouve dans SCHMEKEL, Philosophie der Mittleren Stoa, p. 18 sqq. Mais tout le monde est à même de lire les deux premiers livres du de Officiis.

[23] LEO, in die Kultur der Gegenwart, I, 8, p. 440 (3e éd.). Schmekel s'étend sur la philosophie de Posidonius telle qu'elle se reflète dans VARRON et dans CICÉRON, p. 85 sqq.

[24] AULU-GELLE, N. A., X, 21, 2.

[25] Voir l'introduction de REID, aux Academica de Cicéron, p. 17. Cicéron regardait Posidonius comme le plus grand des Stoïciens. Ibid., p. 5.

[26] CICÉRON, de Legibus, 1, donne plusieurs exemples de cette manière de voir qui était apparemment celle de Posidonius, p. ex., 6, 18 et 8, 25. Cp. de Republica, III, 22, 33.

[27] GAÏUS, I, I ; CICÉRON, de Officiis, III, 5, 23. MOMMSEN, Staatsrecht, III, p. 604, fondé sur les recherches de H. Nettleship in Journal of Philology, vol. XIII, p. 175. Voir aussi SOHM, Instituts de Droit romain, liv. II.

[28] Brutus, 45, 151 où il le met nettement au-dessus de Scævola. Le passage est très intéressant et mérite une attention spéciale.

[29] La neuvième Philippique, le passage auquel le texte se rapporte est 5, 10 sqq.

[30] J'omets pro Murena chap. 7 et 21 faute de place. Sulpicius était, dans ce cas, l'adversaire de Cicéron et les allusions de ce dernier sont d'utiles exemples de cette bonne éducation dont il est question plus haut.

[31] Voir DION CASSIUS, XL, 59 ; et CICÉRON, ad. Fam., IV, I et 3 à Sulpicius avec des allusions à son consulat.

[32] Tusc. Disp., IV, 3, 6.

[33] Le discours in Pisonem ; Cp. de Provinciis consularibus, 1-6. Ce Pison était le père de Calpurnia, femme de César, que Shakespeare a mise en scène.

[34] Le passage difficile où Cicéron décrit la perversion de ce caractère sous l'influence de Philodème a été habilement traduit par le Dr Mahaffy dans son Greek World under Roman sway, p. 126 sqq., et le lecteur fera bien de se renseigner à cette source sur les résultats pratiques de l'Epicurisme. Sans oublier ses nombreux traités de philosophie épicurienne retrouvés dans les Volumina herculanensia (Teubner.)

[35] Ce chapitre peut être utile comme preuve de l'urbanité des mœurs, car Lucullus et Pompée étaient ennemis en politique.

[36] Ad Fam., VIII, 5, fin ; VIII, 9, 2.

[37] Voir l'introduction d'Asconius au pro Cornelio de Cicéron, éd. K. S. P. 51.

[38] Ad Att., V, 21, 11, 13.

[39] Ad Q. Fratr., II, 1, 1 ; II, 10, 1.

[40] Les lettres de Cicéron immédiatement postérieures à son retour d'exil sont les meilleurs exemples de cette paralysie des affaires, p. ex., ad Fam., I, 4 ; ad. Q. Fratr., II, 3. Voir un article de GROEBE, in Klio, vol. 5, p. 229.

[41] On sait cela par une lettre de Cælius à Cicéron, de l'an 51, ad. Fam., VIII, 8, 3.

[42] ASCONIUS in Cornelianam, éd. K. S. p. 52. Ut prætores ex edictis suis perpetuis jus dicerent.

[43] Toutes ses lettres sont au huitième livre des lettres ad Familiares.

[44] TACITE, Annales, XIII, 2, voluptatibus concessis.

[45] QUINTILIEN, IV, 2, 123.

[46] CICÉRON, Brutus, 79, 273.

[47] CICÉRON, ad. Fam., II, 13, 3.

[48] CICÉRON, ad. Fam., VIII, 4, I.

[49] CÉSAR, Bell. civ., III, 20 sqq.

[50] C'est ainsi, par exemple, que Servæus est disqualifié, ad. Fam., VIII, 4, 2.

[51] CICÉRON, ad. Fam., VIII, 8, 2.

[52] CICÉRON, ad. Fam., VIII, 8, 12.

[53] LUCILIUS, 1231 sqq. Ma.