LES DUCS DE GUISE ET LEUR ÉPOQUE

 

Étude historique sur le seizième siècle

TOME SECOND

CHAPITRE XVII. — LA JEUNESSE DU DUC HENRI DE GUISE.

 

 

1563-1568.

 

Henri de Guise avait vu succomber en pleine gloire, au milieu de son armée, ce père si grand, si obéi, si idolâtré ; cet évanouissement subit des grandeurs, et cette dispersion des amis les plus fidèles, donnaient au jeune duc la passion de la vengeance, et le trempaient dès son enfance pour les haines ardentes et les représailles implacables. Il héritait de revenus considérables, mais avec la charge de deux cent mille écus de dettes[1] contractées à entretenir tant de clients et de troupes armées, durant les mois qui précédèrent là guerre civile. Catherine refusait durement de s'associer à ses vengeances, et ne dissimulait pas son désir d'être débarrassée des Guises. Quand la famille entière se présenta devant le jeune Charles IX, avec un éclat un peu théâtral, la duchesse Antoinette et la duchesse Anne, la mère et la veuve du héros, couvertes de crêpes noirs, et tous les princes de la maison, drapés de noir, pour demander justice de la mort du feu duc de Guise contre l'amiral, Leurs Majestés commandèrent à ceux de Guise d'attendre le temps et l'occasion[2]. S'ils insistaient, quelques mois plus tard, ils étaient repoussés de nouveau ; on leur répondait que le Roy ne vouloit entrer en cognoissance de cette cause[3].

Autour de lui, nul appui pour le jeune duc ; l'aïeule Antoinette ne portait pas ses idées au delà des murs du château de Joinville ; l'important, à ses yeux, était de détruire l'hérésie à Joinville. Un de ses vassaux, M. de Raynel, eut l'imprudence de rentrer dans ses domaines, après la paix, bien qu'il eût servi dans la cavalerie de Condé : la vieille duchesse le fit pendre[4]. La veuve, aussitôt après ses premières démarches contre Coligny, se donnait tout entière à ses intrigues contre Françoise de Rohan et à son mariage avec Nemours. Le fils conservait seul la douleur dans toute son amertume ; il la vit défier par d'Andelot qui vint sous ses yeux, avec cent gentilshommes bien armés, épouser près de Nancy la dame d'Assenleville : durant trois jours et trois nuits, l'enfant entendit le bruit des fêtes. Que n'ai-je une arquebuse, disait-il, pour tirer sur ces vilains !

Mais en se voyant forcé de concentrer en lui seul le soin de la vengeance, il sut la préparer sans aigreur, avec la liberté d'esprit d'un Italien. Il avait la grâce méridionale de sa mère, le charme et la témérité des Borgia, une figure douce, des cheveux blonds. Il accueillait chacun avec un mot heureux, était adroit dans ses reparties, souple et vigoureux dans les exercices du corps, tellement séduisant qu'on a pu dire de lui plus tard : Les huguenots estoient de la Ligue, quand ils regardoient le duc de Guise.

Dès l'enfance, il était déjà dominateur. Marguerite de Valois parlant à Henri II, son père, du petit Henri de Guise, disait : Il fait toujours le mal, et veut estre le maistre partout[5]. Les émotions précoces et cette prédestination à être l'ennemi des chefs protestants l'obligèrent à forcer ses talents et à exagérer même sa bravoure, pour se maintenir constamment sous les regards. Les deux premiers ducs de Guise ne se seraient pas mêlés comme lui à la petite bourgeoisie, n'auraient pas flatté les chefs des métiers, suivi les mariages et les enterrements, porté les enfants sur les fonts baptismaux ; de même, ils ne se mettaient à la tête d'une charge de cavalerie que pour assurer une victoire, et non pour faire parade à une vaillance dangereuse. Plus Italien que Lorrain, plutôt conspirateur qu'homme d'État, et plutôt paladin que général, le troisième duc de Guise était populaire autant par ses défauts que par ses qualités. Ses défauts étaient surtout la conséquence du malheureux événement qui le laissait seul à treize ans, mais ils furent développés et cultivés par les funestes conseils du cardinal de Lorraine.

Ce prélat ne pouvait comprendre que la mort de son frère mettait fin à son pouvoir. Aux heures de sa toute-puissance, il s'était figuré que ses menées secrètes et ses discours solennels avaient autant servi à l'élévation de la maison, que la défense de Metz ou la prise de Calais. Aussi sa déception fut pénible lorsqu'à son retour au château de Fontainebleau, on le fit attendre environ deux heures avant que pouvoir parler au Roy et à la Royne, lesquels on avoit faict promener tout à ce propos[6]. La valetaille même cessa de le respecter ; il voulut prêcher à la chapelle du Palais, et, en montant en chaire, il s'aperçut qu'avant qu'il y entrât, il y eust un villain qui y estoit allé faire ses villeinies[7]. Tant de charges et de dignités, tant d'obligés et de fidèles, n'était-ce pas assez de forces pour repousser les affronts, et se montrer redoutable encore ? Le cardinal voulut frapper les esprits par un coup éclatant : il tenta le grand moyen qui n'avait jamais failli à son frère, et résolut de faire

une entrée solennelle à Paris, avec le jeune duc et une escorte de cavaliers bien armes.

Pour assurer l'enthousiasme populaire et prendre en même temps ses précautions contre tout danger, le cardinal s'était concerté avec son frère le duc d'Aumale, qui devait pénétrer par une autre porte de la ville et se tenir prêt à rejoindre son cortège. Le cardinal, suivi de cinquante arquebusiers et de quelques centaines de ses amis et serviteurs, avec armes, pistolets et arquebuses, se dirigea de bon matin vers la porte Saint-Denis. Mais, à Saint-Denis, il fut abordé par un gentilhomme du maréchal de Montmorency, gouverneur de l'Isle de France, qui le pria de n'aller pas à Paris avec telle compagnie. Le cardinal se délibéra d'y entrer, ne faisant pas grand compte de cette prière[8], et continua à s'avancer.

Le maréchal de Montmorency était depuis longtemps lié par une sympathie secrète avec Coligny et d'Andelot, ainsi que ses frères d'Amville, Méru et Thoré. Mais ces quatre fils du connétable avaient toujours été retenus dans le parti catholique par la rude discipline de leur père ; de même qu'ils s'étaient soumis à ses choix pour leurs mariages, ils sacrifièrent aussi les scrupules de leurs consciences à son autorité. Toutefois, leur dépit n'attendait qu'une occasion pour éclater. En apprenant le mépris que le cardinal témoignait de ses prières, le maréchal de Montmorency monta joyeusement à cheval, prit le commandement de ses compagnies d'ordonnance, se fit suivre de quelques gens de pied, et résolut de contraindre par la force le fanfaron à l'obéissance. Quand il arriva rue Saint-Denis, il aperçut le cortège qui pénétrait en ville, il fit prendre le galop à sa cavalerie, et en quelques minutes il eut désarmé entièrement l'escorte du Lorrain ; il n'y eut de tué qu'un homme qui faisoit résistance de rendre ses pistolets. Le cardinal se saulva en la maison d'un marchand[9].

Mais, dans cette fuite précipitée, l'oncle du jeune duc laissa voir une telle épouvante, le contraste entre l'insolence de ses bravades du matin et les effets de la peur dans la journée fut si plaisant, que l'on dit que le cardinal estoit si résolu que ses chausses luy servie rent de bassin et son pourpoinct de selle percée[10]. A la nuit, il se réfugia dans son hôtel de Cluny et s'y mit en état de défense, mais il n'y éprouva pas d'autre ennui que d'entendre chanter sous ses fenêtres par les impitoyables Parisiens un refrain improvisé :

Monsieur le Mareschal

Luy fist très-bien sa saulce ;

Fy, fy du cardinal

Qui embrena sa chausse.

Le peuple n'aime pas les vaincus ; il est cruel contre ceux qu'il aurait acclamés avec fureur s'ils avaient réussi. Si empressés naguère près du conquérant de Calais, les Parisiens furent humbles devant l'énergie du maréchal de Montmorency qui à leur nez et dans leurs rues fist ceste bravade à M. le cardinal. Au diable l'un des habitants qui osa crouler, remuer, ni sonner le moindre mot[11]. Honteusement abandonné par eux, le cardinal s'enfuit le lendemain aux lanternes, et courut s'enfermer à Reims. Le jeune duc avait dû mettre pied à terre comme lui, dans la rue Saint-Denis, et se réfugier chez le marchand ; mais son attitude résolue et son sang-froid l'avaient sauvé du ridicule sous lequel son onde succombait.

Pendant ce temps, le palais de Fontainebleau était rempli de fêtes, de danses et de divertissements allégoriques, au milieu desquels la cour se livrait à tous les plaisirs sous la tutelle de Catherine ; le Roy et le duc son frère, se promenant au jardin, apperceurent une grande tour enchantée, en laquelle estoient détenues plusieurs belles dames, gardées par des furies infernales, de laquelle deux géans d'admirable grandeur estoient les portiers qui ne pouvoient estre vaincus, ni les enchantements deffaicts que par deux grands princes de la plus noble et illustre maison du monde. Alors, le Roy et le duc son frère allèrent combattre les deux géants qu'ils vainquirent, de là, entrèrent dans la tour où ils firent quelques autres combats dont ils remportèrent aussi la victoire et mirent fin aux enchantements. En même temps, la tour artificiellement faite devint tout en feu[12].

Cette plénitude du pouvoir dont jouissait Catherine n'était pas sans soulever des murmures : Chascun admiroit de voir une femme estrangère, née de condition impareille à nos Rois, au lieu d'estre envoiée en sa maison comme plusieurs reines douairières, se joUer d'un tel roïaume et d'un tel peuple que les François, mener à sa catène de si grands Princes. Mais c'estoit qu'elle se savoit escrimer de leurs ambitions, bien mesnager les espérances et les craintes, trancher du Cousteau les divisions, et ainsi docte en toutes les partialités, emploier pour soy les forces qu'elle debvoit craindre[13]. Elle était à l'apogée de sa puissance ; ses fils, docilement soumis à ses volontés, lui laissaient tout le prestige de la couronne ; elle n'eut plus d'autre souci que de faire pénétrer dans les villes les plus reculées la vigueur dé son autorité.

Elle désira se montrer à ses sujets pour leur prouver que c'était bien elle la souveraine. Elle voulut par le même moyen faire cesser la dispersion du pouvoir qui plaçait chaque province constamment à la veille d'une guerre civile. Par exemple, à Rouen, le maréchal de Vieilleville, commandant les troupes de Normandie, se brouilla avec M. de Villebon, qui était gouverneur de la ville de Rouen ; on avait essayé de les réconcilier ; Vieilleville, qui était d'humeur facile quand il était à jeun, à l'issue de la grande messe le mena disner avec luy et toute sa suicte. Mais le disner finy, M. de Villebon, en se levant de table, commence à se plaindre :Comment, vertudieu ! on a dict que je ne suis pas digne de ma charge ; je maintiens en cette compagnie que tous ceux qui l'ont dict en ont menty par la gorge. M. le mareschal, entrant sur ceste indiscrette parolle en une très-furieuse colère, se lève, et le pousse si roidde que sans la table il fîist tombé par terre ; luy disant qu'il allast vomir ses desmenteries ailleurs. M. de Villebon mect la main à l'espée, M. le mareschal à la sienne. Mais ce fust bientost faict, car du premier coup qu'il tira, la main de M. de Villebon, avec environ demy pied de l'os du bras, tomba par terre, et l'espée quant et quant[14].

Pour mettre un terme aux scènes de ce genre, et faire sentir partout l'autorité royale, Catherine entreprit avec ses enfants un voyage de deux ans dans le royaume. A Toulouse, elle sonda les intentions de Biaise de Montluc, l'ancien lieutenant du duc de Guise, qu'elle chercha à s'attacher en lui faisant craindre des poursuites pour les exactions qui lui étaient reprochées ; le Gascon ne fit que plaisanter, et la Reine, gagnée par ses spirituelles réponses, le laissa effacer de son lustre toutes les plainctes qu'on avoit feictes de lui[15]. Quelquefois ces interrogatoires ou ces enquêtes n'étaient pas supportés sans impatience par les rudes seigneurs qui se sentaient affranchis depuis plusieurs années de tout contrôle ; à Bordeaux, le marquis de Trans, comparaissant devant Lhospital qui lui reprochait plusieurs actes de brigandage, se mit à rire avec effronterie. Comment ! dit le chancelier, vous riez au lieu de vous attrister et monstrer un visage repentant de vos follies ! Vous vous pourriez bien donner garde qu'avec vos risées et vos bouffonneries je vous ferois trancher la teste aussy tost que je vous en aurois donné la sentence, encore ne sçay-je à quoy m'en tenir. — Qui fut estonné ? ce fut ledict monsieur le marquis. Asseurez-vous que le rire luy passa bien à ce que nous sceumes après[16].

Cette restauration du pouvoir central avait besoin d'être entreprise aussi bien auprès des souverains étrangers que parmi les sujets indisciplinés. Pour montrer au roi d'Espagne que l'on devait compter avec elle seule désormais, Catherine s'était ménagé à Bayonne une entrevue avec la reine Elisabeth sa fille et le duc d'Alva. Philippe II les avait chargés de proposer à sa belle-mère de revenir au plan de la paix de Cateau-Cambrésis, et d'entreprendre de concert dans toute la chrétienté, contre les huguenots, le système d'extermination qui lui avait réussi en Espagne, mais qu'il n'osait expérimenter en Flandre avant d'être sûr de se voir imiter par la France. Les moindres détails des conversations tenues à Bayonne nous sont connus par les lettres du duc d'Alva[17]. Si, d'un côté, Catherine déclara avec énergie qu'elle se ferait couper en morceaux plutôt que d'être huguenote[18], le duc eut le soupçon, d'autre part, que le roi Charles IX avait été endoctriné par les prédicants[19], et se convainquit que ce jeune prince refuserait d'entreprendre une persécution religieuse. L'échec de la mission du duc d'Alva fut complet : il ne recruta pour son maître que le seul duc de Montpensier, cadet de Bourbon, peu intelligent, mal vu des gens de guerre, vaniteux, envieux de Condé. Quant à Catherine, elle se laissait détourner volontiers par les événements, et jamais par des avis, de la ligne politique qu'elle se traçait : elle n'était pas d'humeur à partager avec Philippe II, sur les conseils du duc d'Alva, ce pouvoir acquis avec tant de patience et d'efforts. Son système était, à ce moment, d'annuler par un équilibre savant toutes les influences dominantes dans son royaume, et de les unir dans une entente commune contre l'étranger. Elle tenta, au commencement de 1566, un appel suprême à la conciliation, et fit rendre un édit favorable au libre exercice de tous les cultes chrétiens.

Cet essai de pacification servit de prétexte au cardinal de Lorraine pour recommencer les luttes qu'il avait suspendues depuis ses malheurs de la rue Saint-Denis. Il accourut à Moulins au-devant de la Reine, qui continuait son voyage en France, et se présenta avec des délégués du parlement de Dijon qui apportaient des remontrances contre l'édit favorable au culte réformé. Il s'était assuré l'appui de son frère, le cardinal de Guise, et du cardinal de Bourbon. Les trois prélats se plaignirent que le chancelier eût fait signer cet édit sans en avoir donné auparavant communication au conseil, et menacèrent de ne plus assister aux séances. Monsieur, dit avec hauteur le chancelier au cardinal. Monsieur, vous estes déjà venu pour nous troubler !Je ne suis venu pour troubler, répond le prélat furieux, mais pour empescher que ne troubliez comme avez faict par le passé, bélistre que vous estes ![20]

La Reine n'apaisa qu'avec peine ces colères, et put bientôt comprendre pourquoi le cardinal avait repris tant d'assurance : quelques heures après cette scène, elle vit entrer dans sa chambre l'ambassadeur d'Espagne, qui se plaignit, au nom de Philippe II, qu'elle a faict les plus grandes indignités à la maison de Lorraine qu'il n'est possible de plus. A défaut de la populace de Paris, le cardinal avait trouvé le roi d'Espagne pour lui rendre son crédit à la cour : ses avances avaient paru utiles à Philippe II et avaient été accueillies dans un moment où la crainte de voir Catherine porter secours aux villes des Pays-Bas rendait précieuses pour l'Espagne des intelligences qui promettaient de nouvelles guerres civiles en France. A partir du moment où Catherine résiste aux propositions de l'Espagne, formulées à Bayonne parle duc d'Alva, la famille des Guises se livre à l'Espagne : elle s'avance de plus en plus dans la voie des trahisons ; bientôt elle touchera le prix de ces services honteux.

Catherine, qu'inquiétaient facilement ceux qui se donnaient l'apparence de la force, fit assembler tous les membres de la famille de Guise, les mit en présence de Coligny, sut, par un triomphe merveilleux des séductions de sa voix, de ses yeux, de son autorité, réconcilier ces ennemis, leur faire jurer l'oubli du passé : Anne d'Este et le cardinal embrassèrent Coligny[21]. Mais le jeune duc de Guise n'assistait pas à cette paix de Moulins : il n'était pas lié par ces embrassements peu sincères, et restait libre de vouer sa foi au roi d'Espagne. Il venait de partir pour la Hongrie. Soit pour fuir les conseils du cardinal, soit pour éviter les noces de sa mère et du duc de Nemours, soit pour se donner le prestige des expéditions lointaines et se signaler aux catholiques par les prouesses d'une croisade, il était allé sur le Danube combattre les Turcs, bien qu'il n'eût que dix-sept ans.

Cette campagne se passa principalement en longs repas à la cour de Vienne, au milieu desquels le jeune homme se laissa séduire par Chantonnay, l'ambassadeur de Philippe II, l'ancien confident de son oncle, le dépositaire discret des engagements de la famille avec l'Espagne. L'armée impériale recula lentement devant les Turcs, laissa ravager le pays sous ses yeux, refusa la bataille. Henri de Guise, impatient de se séparer de généraux aussi prudents, trouva un motif sérieux pour rentrer en France, dans la nouvelle d'une seconde guerre religieuse.

En 1567, les huguenots n'étaient pas, comme au moment de leur premier soulèvement en 1562, les victimes de massacres en masse, ni d'exécutions légales. Il est vrai que dans chaque village ils subissaient des vexations, étaient battus, dépouillés de leurs biens, troublés dans l'exercice de leur culte, souvent assassinés : mais c'était une conséquence des divisions religieuses, à une époque où les passions étaient ardentes et les convictions énergiques. Ils ne se gênaient pas à leur tour pour attaquer les catholiques dans les pays où ils étaient les plus forts, et se montraient, dès qu'ils en avaient le pouvoir, aussi intolérants que leurs adversaires. L'oppression enseigne toujours la cruauté : le persécuté ne souhaite pas seulement de devenir libre, il veut surtout être persécuteur. Le seul intérêt, comme le devoir des réformés de France, était de profiter de l'indifférence religieuse qu'ils trouvaient dans la Reine mère, de l'éducation tolérante donnée au jeune Roi, de la disgrâce des Guises, pour supporter les outrages, laisser assoupir les haines, contribuer de tous leurs efforts à consolider l'autorité royale, et se montrer les plus sûrs appuis du trône contre les intrigues de l'Espagne. C'était la seule politique qui pût ramener la paix et la modération : ils n'avaient que cette occasion pour entrer dans les vues de Catherine. Ont-ils été effrayés par les faux récits des conversations de Rayonne, les forfanteries du cardinal de Lorraine, les préparatifs des Espagnols contre les réformés flamands ; ont-ils craint d'être dupes de Catherine et enveloppés avec leurs frères des Pays-Bas dans une vaste proscription ? Ou bien leurs ministres leur ont-ils persuadé qu'il fallait attendre la délivrance uniquement du Dieu des armées, que le fer, et non de honteux tributs, devait écarter les Amalécites, que les Élus ne pouvaient se soumettre à Jézabel ? Nulle faute ne pouvait être plus maladroite que cette seconde prise d'armes de 1567 : la dernière chance d'un accord avant l'épuisement complet du pays était perdue.

Comme pour aggraver la situation, Condé et Coligny eurent la malheureuse idée de vouloir enlever le Roi : ils s'avancèrent sur lui à Meaux avec leur cavalerie. Les Suisses, harangués par Catherine, animés par la présence du Roi, se formèrent en colonne épaisse, Charles IX au milieu d'eux, et rentrèrent à Paris, en faisant une si fière contenance que les réformés n'osèrent pas les attaquer. Lé seul résultat de cette tentative fut d'exaspérer le Roi, de le forcer à fuir devant ses sujets, et de rendre pour longtemps tonte confiance impossible et toute trêve illusoire.

Le cardinal de Lorraine s'était trouvé à Meaux près du Roi, an moment du danger : mais il n'eut pas la même confiance que lui dans les murailles vivantes que formaient les Suisses, ou bien il ne voulut pas donner de nouveau le spectacle de sa terreur : il préféra s'enfuir dans une autre direction sous un déguisement ; il se dirigea sur Reims, tomba, en traversant Château-Thierry, au milieu d'une troupe de huguenots, put échapper, grâce à la vitesse d'un cheval arabe que lui avait donné le roi d'Espagne, mais dut abandonner ses gens et laisser aux mains de l'ennemi ses bagages et sa vaisselle d'argent. Il ne cessa d'éperonner le précieux cheval qu'après s'être enfermé dans les murs de Reims.

Charles IX se décida à demander au roi d'Espagne des secours contre ses sujets[22]. Ainsi, dès le premier jour, les réformés venaient d'assurer par leur révolte cette union avec l'Espagne, qui n'avait pu se conclure encore : les troupes étrangères entraient de nouveau en France ; les malheurs des années précédentes reparaissaient.

Ce qui manquait aux catholiques, c'était un général. Le connétable qui les commandait n'avait rien perdu de son activité, ni de sa violence de caractère, mais l'âge avait aggravé ses défauts. Avec une armée dix fois supérieure à celle des huguenots, il se laissa enfermer dans Paris, puis ne sut pas résister à l'impatience des bourgeois qui demandaient une sortie en masse : les beaux régiments de la milice parisienne vinrent parader dans la plaine Saint-Denis ; ils comprenaient vingt mille hommes, tous prêts à mourir pour la foi catholique, tous bien dorés comme calices[23] ; tous prirent la fuite en voyant arriver sur eux cinq cents cavaliers protestants ; ils jetèrent leurs armes, se cachèrent dans Paris, et s'en souvinrent longtemps[24]. Le connétable, pour couvrir la déroute des Parisiens, accourut bravement à la tête de sa cavalerie : son cheval fut tué. Sommé de se rendre par l'Écossais Robert Stuart, le vaillant vieillard, pour toute réponse, lui donna de la garde de son espée dans la bouche, lui cassa trois dents[25] ; l'Écossais lui cassa l'épaule d'un coup de pistolet. Le connétable fut dégagé par son fils d'Amville, et mourut le lendemain, âgé de soixante-quinze ans.

Les huguenots durent s'écarter de Paris à l'approche des troupes espagnoles, et manœuvrèrent dans la vallée de la Seine, pour rejoindre les reîtres qu'ils attendaient d'Allemagne. Dans le dessein d'empêcher cette jonction, on envoya vers la frontière le seul général qui restât aux catholiques, le duc d'Aumale, frère du grand Balafré, afin d'assembler les forces de Champagne et de Bourgogne[26].

Il campa près de Troyes avec son armée, et prit auprès de lui son neveu, le duc de Guise, qui voulait s'instruire sous ses ordres dans l'art de la guerre ; ce fut Coligny qui donna la leçon au fils de son ancien rival.

Coligny veut trouver un passage sur la Seine pour faire sa jonction avec les renforts qui lui arrivent du Wurtemberg et du Palatinat : le duc de Guise barre le chemin. Coligny simule une attaque sur Sens : le jeune homme y accourt aussitôt avec tout ce qu'il a de troupes sous la main, se jette dans les murs de Sens ; mais tandis qu'il se glorifie d'avoir contraint son adversaire à lever le siège, il apprend que l'amiral est remonté brusquement vers Troyes et a traversé la Seine à Bray. Désespéré de s'être ainsi laissé jouer, le jeune duc veut rejoindre les ennemis, court en avant avec des forces insuffisantes, se trouve engagé à la teste de ses ennemis, faict retraite de dix lieues, excusé pour sa jeunesse, et la faute remise sur Esclavolles et Pavans, ses conseillers[27].

Tavannes accourt pour réparer ces maladresses, va trouver MM. de Guise et d'Aumale avec quatre cents chevaux, par commandement de la Royne à ce qu'elle eust un surveillant près d'eux, soupçonnant leurs actions, et que leurs troupes fussent du tout composées à leur dévotion. Mais Tavannes arrive trop tard pour empêcher la jonction des reîtres et de l'armée huguenote.

L'habile manœuvre de Coligny, qui venait de grossir son armée au prix des fatigues d'une marche rapide à travers les forces ennemies, faillit devenir inutile : les reîtres déclarèrent, dès le premier jour, qu'ils ne s'avanceraient pas davantage en France, si on ne leur payait d'abord le prix de leur engagement. Ingénieux mercenaires, ils touchaient la solde d'avance, et avaient des chevaux déferrés le jour de la bataille. La cavalerie huguenote ne s'était pas encombrée d'un trésor de guerre pour cette pointe hardie au delà de la Seine : chaque gentilhomme se dépouilla de tout ce qu'il possédait ; Condé et Coligny ôtèrent les bagues de leurs doigts, les chaînes d'or de leur cou. Ce n'était pas assez pour satisfaire les Allemands : les valets, les goujats, les filles, donnèrent tout. Quand il n'y eut plus un bijou, ni un objet de prix, ni un écu dans l'année, les Allemands n'avaient pas encore leur compte, mais ils consentirent à s'avancer sur Chartres dans l'espoir d'un riche pillage.

Le siège de Chartres traîna en longueur. Tout à coup, Condé signa la paix avec Catherine le 23 mars 1568. Cette paix était aussi imprévue que la guerre avait été intempestive : les réformés ne pouvaient la refuser, puisqu'elle leur prodiguait les promesses pour l'exercice de leur culte ; mais toute promesse, comme toute paix, devenait caduque désormais, depuis la malencontreuse prise d'armes de l'année précédente. De son côté, Catherine n'avait pas plus de motif pour offrir la paix en mars, que Condé n'en avait eu de lui déclarer la guerre en septembre précédent. Pouvait-elle se faire illusion sur la solidité d'une telle paix, ou bien avait-elle besoin d'un répit pour rassembler ses forces ? Peut-être ne faut-il pas supposer trop de combinaisons dans ces événements. Condé cédait facilement à l'impression du moment ; d'autre part, Catherine, soumise à son idole, Henri de Valois, n'avait plus dans ses desseins la fermeté qui avait créé sa puissance. La guerre et la paix commençaient à dépendre des caprices de l'enfant dont elle voulait faire le héros catholique. Elle lui avait donné le commandement de l'armée destinée à faire lever le siège de Chartres ; mais la campagne n'avait pas été brillante. Le jeune prince avait suivi les manœuvres de Condé, et vu approcher l'heure où il aurait l'humiliation de voir prendre Chartres devant son armée : ses débuts dans la carrière militaire menaçaient d'être un échec. Sa mère intervint à propos pour lui épargner cette avanie : telle est probablement la cause de cette paix subite. La mère résolut de ne plus risquer cette réputation si chère qu'en s'entourant de toutes les chances favorables, et en assemblant longuement une armée solide avec de bons généraux. Aveuglée par l'idée fixe de créer la grandeur de son fils et de le voir vainqueur dans des batailles rangées, elle fléchit dans sa politique : en même temps, l'enfant, entrant pleinement dans son rôle, attacha sa haine à tous ceux qui le menaçaient d'une rivalité, Condé d'abord, ensuite Henri de Guise.

 

 

 



[1] Président HÉNAULT, p. 342.

[2] CASTELNAU, p. 498.

[3] CASTELNAU, p. 502.

[4] GUISE, Mémoires-journaux.

[5] Marguerite DE VALOIS, Mémoires.

[6] CONDÉ, Mémoires, t. II, p. 190. C'était en février 1564.

[7] CONDÉ, Mémoires, t. II, p. 190.

[8] CASTELNAU, p. 512.

[9] CASTELNAU, p. 512.

[10] Légende du cardinal de Lorraine publiée dans les Mémoires de Condé, t. VI, p. 92.

[11] BRANTÔME, Hommes illustres, t. I, p. 334.

[12] CASTELNAU, p. 500.

[13] D'AUBIGNÉ, liv. II, ch. VI.

[14] VIEILLEVILLE, Mémoires (par CARLOIX), édit. Petitot, p. 112.

[15] D'AUBIGNÉ, p. 206.

[16] BRANTÔME, Hommes illustres, t. I, p. 318.

[17] GACHARD, Correspondance de Philippe II. Cet ouvrage remarquable est à peu près aussi inconnu en France que les publications des lettres et rapports des diplomates anglais ; ce sont cependant les recueils les plus précieux pour l'histoire du seizième siècle.

[18] GACHARD, Correspondance de Philippe II : Se dexaria asserrar que hazerse ugonota.

[19] GACHARD, Correspondance de Philippe II : Descubri lo que le tenian predicado.

[20] L'ESTOILE, t. I, p. 20.

[21] Janvier 1566. Le mariage d'Anne d'Este et du duc de Nemours est du 5 mai 1566.

[22] CASTELNAU, p. 521.

[23] LA POPELINIÈRE.

[24] D'AUBIGNÉ.

[25] D'AUBIGNÉ.

[26] CASTELNAU.

[27] TAVANNES, p. 297.