1562. La perte de Rouen y après celle de Bourges, privait les huguenots de leurs deux villes principales. Condé voulut rassurer les esprits par un mot de joueur d'échecs : Nous avons perdu nos deux tours, dit-il, mais nous leur prendrons leurs cavaliers ! Il se détermina à jouer les dernières chances du parti dans une grande bataille. Mais Coligny et d'Andelot, qui avaient une médiocre confiance dans leurs auxiliaires allemands, préféraient éviter une rencontre avec l'armée catholique. D'Andelot, d'ailleurs, épuisé par une fièvre intermittente, ne pouvait se tenir sur un cheval, et ne voyait aucun capitaine pour le remplacer dans le commandement de l'infanterie. De son côté, l'armée royale semblait peu disposée à accepter une bataille. Le connétable, malade de la gravelle, jaloux de l'autorité que donnait au duc de Guise sur les troupes l'assaut de Rouen, envieux de la part de gloire qui serait, en cas de victoire, attribuée à son rival, manœuvrait à quelques heures de distance de l'armée protestante, de manière à l'éloigner de Paris sans être forcé à une action décisive. Dans les deux camps, on comprenait qu'il faudrait en venir aux mains, et l'on voulait reculer ce moment, chascun repensant en soy mesme que les hommes qu'il voyoit venir vers soy n'estoient Espagnols, Anglois ni Italiens, ains François, voire des plus braves, entre lesquels il y en avoit qui estoient ses propres compaignons, parents et amis, et que dans une heure il faudroit se tuer les uns les autres[1]. Gomme pour reporter sur Catherine cette responsabilité du
sang versé, les triumvirs lui firent demander si elle leur donnait l'ordre
formel de livrer une bataille. Un incident ne tarda pas à mettre les adversaires aux prises. Dans les rangs huguenots se trouvait un aventurier nommé Perdriel de Bobigny, qui était fils du greffier de l'Hôtel de ville. Bourgeois riche et vaniteux, ce greffier prêtait son argent au maréchal de Saint-André, que des dépenses exagérées rendaient constamment besogneux, malgré ses immenses revenus ; il donnait aussi sa signature au maréchal, quand les autres créanciers exigeaient que leurs prêts fussent garantis par une caution bourgeoise. En échange de ces complaisances, le maréchal avait admis parmi ses gentilshommes le jeune Perdriel, qui ajouta à son nom celui de la terre de Bobigny, et compta acquérir la noblesse en se consacrant à la carrière des armes[3]. Cette faveur donna à ce jeune homme de telles illusions sur sa situation réelle, qu'il osa demander la main d'une des nièces du maréchal. Celui-ci fut outré de tant d'audace, chassa l'impudent, et le laissa souffleter par son neveu le baron de Saint-Sornin, qui aggrava l'affront en refusant de se battre en duel. Flétri publiquement, exclu pour toujours de la profession militaire, exaspéré de la perte de toutes ses espérances, le jeune Bobigny guetta Saint-Sornin, le tua et disparut. Il avait été pendu en effigie et dépouillé de tous ses biens, quand il rejoignit l'armée de Condé avec quelques autres aventuriers dont il avait le commandement. Il proposa de surprendre la ville de Dreux, et offrit d'y introduire l'armée réformée par la grange d'un château qui appartenait à son père, et qui communiquait avec une des portes de la ville. Cette entreprise, mal concertée, venait d'échouer dans la nuit du 18 décembre. L'armée de Condé s'y était attardée ; elle se trouva surprise le matin dans sa retraite par l'armée catholique. Le connétable, qui avait été fort tourmenté de sa colicque et gravelle toute la nuict, et en de grands douleurs[4], monta a cheval, jugea le moment opportun pour mettre les protestants en déroute, et, plaçant à la hâte quelques pièces de canon en batterie, commença à leur tuer du monde. Condé prit joyeusement son parti d'accepter la bataille. Coligny continuait à donner ses ordres pour la retraite ; mais il fut forcé de les annuler pour accourir à l'aide de Condé, avec tant de précipitation que plusieurs de ses gentilshommes n'eurent pas le temps de revêtir leurs armures, et furent forcés de combattre en pourpoint[5]. Le connétable vit ces hésitations, ces allées et venues dans l'armée ennemie, pendant que ses boulets enlevaient quelques files dans les rangs huguenots ; il jugea, avec sa présomption accoutumée, qu'une seule charge culbuterait des gens déjà troublés et mal en ordre. Dans sa hâte d'en finir avant l'approche du duc de Guise, il fit cesser le feu et partit au galop avec toute sa cavalerie ; derrière lui les Suisses doublèrent le pas et le suivirent en rangs serrés. Le duc de Guise y plus éloigné du champ de bataille, instruit tardivement, rallia les troupes qui étaient sous sa main, et s'arrêta, peu confiant dans les trop fameux tours de vieille guerre du connétable. L'outrecuidant vieillard avait attaqué trop tôt les huguenots : en quelques minutes sa cavalerie fut détruite ou dispersée ; lui-même, renversé à terre, la mâchoire fracassée, fut fait prisonnier ; son troisième fils, M. de Montbéron, fut tué à ses côtés par un écuyer du prince de Condé, qu'il avait outragé, et qui le cherchait dans le combat pour se venger. La victoire des protestants semblait si complète, qu'une panique inexprimable saisit les vaincus. L'un d'eux, le brave d'Aussun, un des vétérans des guerres d'Italie, dont l'intrépidité était renommée parmi les soldats, s'enfuit au galop jusqu'à Chartres, s'arrêta et, affranchi tout à coup de cette peur étrange, tomba mort de honte et de rage. D'autres coururent jusqu'auprès de Catherine. En les voyant, elle dit simplement : Il faudra donc dire ses prières en françois[6]. Remarquable liberté d'esprit chez une femme qui s'était détachée de toute passion, et se tenait comme spectatrice désintéressée devant cette partie sanglante. Cette déroute et la disparition du connétable n'étaient que le commencement de la bataille. Les Suisses continuaient à s'avancer en bon ordre ; ils furent traversés quatre fois par la cavalerie huguenote, hachés, dispersés. En les voyant ainsi vaincus et débandés, les lansquenets luthériens crurent qu'ils devenaient une proie facile, et se ruèrent sur eux pour les massacrer. Entre les Suisses et les Allemands vivait toujours la vieille haine. A l'aspect de ces ennemis indignes d'eux, les Suisses du Roi serrèrent les rangs, au lieu de s'estonner, marchèrent droit[7] aux lansquenets, et les mirent en une honteuse et lointaine fuite[8]. Il fallut que la cavalerie de Condé s'abattit de nouveau sur ces malheureux régiments suisses ; cinq nouvelles charges les exterminèrent à peu près. Quelques survivants n'avaient plus que des pierres pour se défendre, et faisaient l'admiration des protestants en se retirant lentement, toujours, en bon ordre, vers un petit taillis où les chevaux ne pouvaient pénétrer. Condé restait maître du champ de bataille ; les réformés
se proclamaient vainqueurs ; mais, dit Le duc de Guise était demeuré immobile pendant la première
partie de la journée, comme le connétable durant le combat de Renty. Il
semblait indifférent ; il n avait pas reçu d'ordres. On a dit qu'il ne se peut excuser d'avoir faict alte et temporisé
avec les forces qu'il commandoit. Mais oultre ce que l'issue en tesmoigna,
qui en débattra sans passion me confessera aysément, à mon advis, que le but
et la visée non-seulement d'un capitaine, mais de chasque soldat, doibt
reguarder la victoire en gros, et que nulles occurrences particulières,
quelque intérêt qu'il y ayt, ne le doibvent divertir de ce point-là[9]. Les huguenots ne
s'y sont pas trompés. Coligny voyait bien que la bataille allait recommencer,
et qu'aux troupes fraîches du duc de Guise il ne pouvait plus opposer que des
soldats dont l'ardeur s'était usée contre la résistance héroïque des Suisses.
Il s'avance à la tête de sa cavalerie, portant sur son
armure un mantil de treilliz noir[10], ayant à ses deux estriers[11] son infanterie
au pas de charge, les Gascons de Charry à droite, les Espagnols de Carvajal à
gauche. Sur cette masse disciplinée et compacte, Condé fond avec sa cavalerie
fatiguée ; il est renversé et fait prisonnier. Coligny pousse à son secours
les reîtres, qui n'avaient pas encore donné ; ces Allemands lâchent leur coup
de pistolet, font le limaçon et disparaissent. D'Andelot, malade, court au
milieu des lansquenets pour les faire revenir au combat, ce qu'ils ne voulurent faire, et ainsi se servirent ce
jour-là plus des pieds et des jambes que de leurs piques et corselets[12]. Il ne reste
plus, pour couvrir la retraite des Allemands, reîtres et lansquenets, que les
cavaliers de Condé, qui se sont seuls battus depuis le matin, et qui, prives
de leur chef, épuises par tant de charges, font encore bonne contenance. Ils
tuent à côte du duc de Guise son écuyer Le maréchal de Saint-André, qui n'a pas quitté le duc de Guise pendant toute la journée, se met sur le soir à attaquer, avec une cinquantaine de cavaliers, afin de ramener des prisonniers, une troupe de huguenots qui font retraite. C'est précisément le corps que commande Bobigny, son ennemi. Les protestants s'arrêtent pour recevoir le maréchal, repoussent ses gentilshommes, le font prisonnier. Pour l'empêcher d'échapper, Bobigny l'oblige à retirer ses éperons et à l'accompagner sur un cheval de suite. Désespéré d'être pris ainsi le soir d'une victoire, et en poursuivant les fugitifs, inquiet de se voir aux mains de l'homme qu'il a si cruellement outragé, le maréchal se croit sauvé en voyant passer un des chefs huguenots, le prince de Portien ; il lui crie que c'est à lui qu'il se rend, et le supplie de l'emmener. Bobigny est trop petit compagnon pour défendre ses droits sur son prisonnier contre le prince de Portien ; il a déjà assez souffert de l'injustice des grands ; s'il perd la rançon, il ne perdra pas du moins sa vengeance. Il arme son pistolet, et casse la tête au maréchal de Saint-André, le préféré et la fleur de toute la cour[13]. Une quatrième péripétie aurait pu changer encore une fois
la fortune du combat. Coligny venait de rallier les Allemands à une lieue du
champ de bataille ; leur troupe était intacte et assez nombreuse pour recommencer
le combat le lendemain[14]. Mais Coligny
supplia en vain ses Allemands d'affronter de nouveau les catholiques français
; il leur disait qu'ils trouveroient les restes de
notre armée (catholique) en désordre, avec si peu de cavalerie, que la victoire
leur seroit assurée. Maïs les reistres n'approuvèrent pas ce conseil[15], et répondirent
que leurs pistolets avaient besoin de réparations, et que leurs chevaux
étaient déferrés. Ils préférèrent se porter sur les riches abbayes du Berri[16], où ils purent
recueillir, sans risques et sans danger, du butin pour garnir leurs chariots.
Plus tard, ils eurent honte de l'abandon dans lequel ils avaient laissé la
brave cavalerie protestante contre l'armée entière des catholiques, et se
vantèrent, avec une fanfaronnade tardive, d'avoir été quatre fois à la
charge. Pour argent, racontait le landgrave
de Hesse, un de leurs chefs, on doit aller à la
charge une fois, pour son païs deux, pour sa relligion trois ; nous y avons
esté quatre fois en ceste bataille pour les huguenots françois[17]. Tout l'honneur, mais aussi tout le profit.de la journée était pour le duc de Guise ; d'une mesme défaite, il eut victoire de deux, ne luy estant pas la prinse de M. le connestable moins advantageuse que celle de M. le prince[18]. Aussi le duc, plein de joyes retenues, ne songeait qu'à se montrer généreux avec les vaincus, familier et libéral avec ses soldats. Au prince de Condé, son captif, il témoigna grande courtoisie et honnesteté, luy parla avec révérence et grande douceur de propos. Alors qu'on était cruel avec ses prisonniers, quelquefois au point de ne pas épargner leur vie quand ils étaient des ennemis personnels, il mangea avec le prince et lui offrit son lict[19], comme pour lui prouver qu'il n'avait pas été son persécuteur durant la vie de François II, et que ce n'était pas à son instigation qu^était due sa condamnation à mort dans les derniers jours de ce règne. Le duc renvoya dans leur pays, sans rançon et avec de bonnes paroles, les lansquenets qui avaient été faits prisonniers,, ménageant ainsi sa popularité parmi les anciens soldats de son père, et s'assurant pour des chances futures la reconnaissance de recrues qu'il pourrait un jour se voir obligé d'appeler[20]. A ses compagnons d'armes, il distribua trente-deux colliers de l'Ordre, le bâton de maréchal que laissait vacant la mort de Saint André, les commandements de dix-huit nouvelles compagnies d'ordonnance. Il prit pour lui le gouvernement de Champagne. La mort du roi de Navarre et du maréchal de Saint-André, la captivité du connétable et du prince de Condé, ne laissaient plus que deux hommes en présence, seuls debout, Coligny et le duc de Guise. Aussi Charles IX se sentit isolé avec sa mère entre ces deux sujets si puissants. Sur une lettre du duc de Guise, qui le remerciait de l'avoir créé lieutenant général du royaume, après la bataille de Dreux, et contenait des protestations de dévouement, l'enfant écrivit en marge : Non ti fidar, et non sarai gabbato[21], ne t'y fie pas, et tu ne seras pas déçu. Le plus bruyant dans les manifestations de sa joie fut le frère du vainqueur, le cardinal de Lorraine. Il comprit, dès le premier jour, les conséquences pratiques de la situation que créait la victoire de Dreux : Parle-t-on plus à Paris, fit-il, de nous faire rendre compte ? A ce que je vois, monsieur mon frère et moi, nous orrons nos comptes tous seuls. M. le connestable est prisonnier d'un costé et M. le prince de l'aultre. Voilà où je les demandois[22]. |
[1]
[2] CASTELNAU, liv. IV.
[3] Président HÉNAUT, Nouvel Abrège chronologique, année 1600 : Tous les hommes d'armes étoient gentilshommes... il suffisoit, pour être réputé tel, qu'un homme né dans le tiers état fit uniquement profession des armes... et à plus forte raison qu'il eût acquis un fief noble. Ainsi donc, alors, on s'anoblissoit soi-même : un homme extrait de race noble, et le premier noble de sa race, s'appeloient également gentilshommes de nom et d'armes. L'article 158 de l'ordonnance de Blois de 1579 supprima la noblesse acquise par les fiefs, et l'édit de Henri IV de 1600 supprima celle acquise par les armes.
[4] BRANTÔME, Hommes illustres.
[5] D'AUBIGNÉ, p. 166.
[6] MÉZERAY, Abrégé chronologique, Paris, 1668, t. III, p. 1031.
[7] CASTELNAU, p. 477.
[8] D'AUBIGNÉ, p. 168.
[9] MONTAIGNE, Essais, chapitre de la bataille de Dreux.
[10] MERGEY, p. 571.
[11] D'AUBIGNÉ.
[12] CASTELNAU.
[13] VIEILLEVILLE, p. 323.
[14] CASTELNAU, D'AUBIGNÉ, DE THOU, VARILLAS.
[15] CASTELNAU, p. 479.
[16] VARILLAS.
[17] TAVANNES, p. 267.
[18] Etienne PASQUIER, Lettres, liv. IV, lettre XX.
[19]
[20] D'AUBIGNÉ, p. 170.
[21] VIEILLEVILLE, liv. IX, chap. II.
[22] L'ESTOILE, t. I, p. 16.