LES DUCS DE GUISE ET LEUR ÉPOQUE

 

Étude historique sur le seizième siècle

TOME PREMIER

CHAPITRE IX. — PRÉPONDÉRANCE DES GUISES SOUS LE RÈGNE DE FRANÇOIS II.

 

 

1559-1560.

 

Entre le coup d'épée de Jarnac et le coup de lance de Montgomery s'était écoulé le règne de Henri II, sans autre grandeur que la gloire acquise par nos armées sous le commandement du duc de Guise. Aussi le Balafré sembla dès le premier jour le véritable héritier du trône. Certain de la docilité du jeune roi François II, son neveu, peu inquiet de l'influence que pourrait avoir la reine douairière Catherine de Médicis, puisque les lois de l'étiquette l'obligeaient à rester enfermée durant quarante jours dans sa chambre de veuve, les fenêtres closes et les murailles tendues de noir, il ne s'occupa pendant les premiers instants qu'à écarter les Montmorencys et les Bourbons.

Il avait, avant que Henri II eût rendu le dernier soupir, introduit dans Paris quelques centaines de ses gentilshommes. Il en glissa quelques-uns dans la garde-robe de François II, au palais des Tournelles[1], faisant croire de la sorte au jeune roi qu'il était expose à des dangers, et protégé par ses soins : le lendemain, il s'entoura d'une nombreuse cavalerie et mena le nouveau roi au Louvre, laissant le corps du mort à ceux qui en avaient possédé l'esprit[2], et occupant le connétable dans les longues cérémonies des obsèques du Roi.

Montmorency avait compris aussi bien que lui les nécessités de la lutte pour le pouvoir, mais il ne s'était plus senti assez fort pour agir sans alliés, et il avait écrit au roi de Navarre, aussitôt après l'accident du tournoi, en le suppliant d'accourir près de lui et de réclamer ses droits de premier prince du sang, au moment où commençait le règne d'un enfant de dix-sept ans ; il avait remis cette lettre à son valet de chambre qui avait couru au galop de Paris à Pau, et avait pu arriver près du roi de Navarre avant que Henri II eût expiré. Mais le connétable, inquiet de ne pas recevoir de réponse, abandonné des cent gentilshommes qui l'accompagnaient toujours, comprit qu'il ne pourrait lutter seul, sent son mal, vieil courtisan réduit en semblable fortune qu'il avoit esté du temps du roy François Ier, se contente de tout, se monstre sans ambition[3]. Il résigna prudemment sa charge de grand maître de la maison du Roi : la survivance en était promise à son fils aîné, mais le duc de Guise ne laissa pas échapper un titre qui lui donnait les pouvoirs d'un maire du palais[4] ; il se fit nommer grand maître et dédommagea le fils de Montmorency par un bâton de maréchal de France. Le vieux connétable eut sa plainte pour remède, et pour retraite Chantilli[5]. Son neveu Coligny, qui avait les gouvernements de Picardie et de Normandie, mis en demeure d'opter, se démit du gouvernement de la Picardie au profit du prince de Condé : mais le duc de Guise accepta cette démission et en fit profiter non pas le prince de Condé, mais le maréchal de Brissac, de manière à s'attacher, par cette donation de la Picardie, un militaire dont l'influence était utile.

Les princes de Bourbon ne pouvaient présenter une sérieuse résistance à l'autorité des Guises : le cardinal de Bourbon, avec une tète sans jugement et une vanité qui le rendait dupe de toutes les intrigues, ne jouissait que d'une médiocre considération. Le prince de Condé semblait absorbé dans les galanteries : léger, aimable, riant toujours, il paraissait oublier les droits que lui donnaient sa naissance et ses talents : le duc de Montpensier et le prince de la Roche-sur-Yon n'avaient jamais reçu aucune part d'autorité et se hissaient dominer si complètement par le désir d'amasser de grands biens[6], qu'il n'était pas malaisé de les satisfaire avec de simples dons en argent. Restait le chef de la famille, Antoine, duc de Vendôme et roi de Navarre. Lorsqu'il reçut à Pau le valet de chambre du connétable et apprit la mort imminente du Roi, il crut à un piège : il avait été longtemps travaillé par les agents du roi d'Espagne qui l'amusaient du chimérique espoir de le faire réintégrer dans son royaume de Navarre perdu depuis quarante ans ; désillusionné par le dernier traité de paix qui n'avait même pas fait mention de ses droits, il en avait conçu un dépit maladroit, et une aveugle rancune contre le connétable dont il s'était cru oublié durant les négociations. Ce leurre grossier ne cessa de l'abuser durant le reste de sa vie et devint le mobile dominant de ses actions, comme s'il eût été sensé d'admettre que Philippe II, dont toutes les pensées n'allaient qu'à l'extension de sa monarchie, se serait résigné sans lutte à détacher de la péninsule espagnole une des provinces les plus faciles à défendre contre une conquête.

Seul à Pau, et encore outré de cette première déception, il refusa de se concerter avec le connétable, sentit peut-être un secret plaisir à abandonner le vieux courtisan et a le punir ainsi, par une défection inattendue, de n'avoir pas soutenu ses droits dans les négociations de la paix. Sa femme, Jeanne d'Albret, le supplia vainement de partir en toute hâte, lui montra que ses ressources réelles, ses droits solides, l'avenir de sa maison étaient en France, et que sa qualité de premier prince du sang le constituait comme le rival nécessaire du duc de Guise : il voulut attendre les événements, prétendit que la nouvelle de la mort de Henri II avait été imaginée pour rendre suspect son empressement à accourir, et perdit en hésitations tout le temps qui était nécessaire au duc de Guise et au cardinal de Lorraine pour saisir l'autorité. On dit qu'ils avaient gagné à leurs intérêts les deux conseillers du roi de Navarre, son chambellan d'Escars, et d'Angui, évêque de Mende[7] : il est certain que ces deux hommes retardèrent le plus longtemps possible le départ de ce faible prince et qu'ils lui ont suggéré dans la suite toutes les démarches qui ont peu à peu amoindri son rôle et l'ont rendu le jouet de l'ambition des Guises. Antoine avait déjà ces travers de l'amitié, cette soumission à des confidents, ce besoin d'être guidé par les avis de subalternes, qui ont fait la faiblesse de ses deux petits-fils Louis XIII et Gaston d'Orléans. Emporté par l'élan du moment, prompt à abandonner ses desseins ou même ses favoris, Antoine de Bourbon était comme Gaston à la fois obstiné et versatile, brave avec témérité devant le feu de l'ennemi et abattu jusqu'à l'humiliation dans la disgrâce, facile à satisfaire par des honneurs sans solidité, et constamment déçu par les rêves d'une ambition sans patriotisme ; séduisant, mais frivole, il ne pouvait être ni un rival, ni un allié pour le duc de Guise.

Quand il se décida à se rapprocher de la cour, tout était terminé : Guise commandait au Louvre et disposait en maître de tous les pouvoirs. Il avait changé les garnisons, rétabli le chancelier Olivier[8], gagné tous les généraux : le maréchal de Brissac, le plus populaire dans l'armée, quoique déjà vieilli ; le maréchal de Saint-André, utile par son esprit d'intrigue ; le maréchal de Vieilleville, vigilant, mais sujet à des colères brutales qu'on attribuait à des habitudes d'ivresse ; Tavannes, le meilleur chef de cavalerie ; Montluc, adoré des Gascons, tous s'étaient ralliés autour de leur chef. Au Parlement, qu'il recevait en son Louvre, le jeune roi avait désigné le duc de Guise et le cardinal de Lorraine, ses oncles, comme chargés du gouvernement, avec pleins pouvoirs sur les affaires des armées et des finances[9]. Enfin, un arrêt du conseil dépouillait au profit des ducs de Guise la monarchie française des droits de souveraineté sur le duché de Bar[10]. En quelques jours, les six enfants d'Antoinette de Bourbon se trouvaient les maîtres de la France.

Toutes les compétitions semblaient éteintes : aucune rivalité ne paraissait à craindre. Une sorte de popularité semblait saluer cet avènement des Guises. M. de Guise le Grand, qui voyait réaliser sa devise audacieuse : Chacun son tour[11], avait une tenue de souverain avec une grâce hautaine, et cette bonne humeur du général qui sait ne pas déplaire à ses compagnons de guerre par le ton d'autorité, l'aisance des manières et une attitude un peu théâtrale. La richesse de ses vêtements, la vivacité de ses chevaux, l'éclat bruyant de ses escortes de gentilshommes armés, frappaient les esprits et le présentaient aux imaginations sous les traits d'un héros et d'un vainqueur. On se fait malaisément une idée aujourd'hui de l'influence qu'ont pu exercer à diverses époques sur leurs contemporains des hommes doués de beauté, de charme, de courtoisie. Les habits aux couleurs éclatantes, les airs bravaches, la vigueur, étaient des qualités nécessaires chez tous ceux qui exerçaient un commandement. Il faut sortir de notre âge et se reporter à cette époque pour bien comprendre l'autorité qu'ont pu obtenir et conserver successivement les trois ducs de Guise, tous hardis, élégants, robustes, entourés de frères ou de fils qui avaient grand air comme eux et savaient comme eux faire flotter la plume au vent, relever le manteau du fourreau de l'épée, et porter fièrement le pourpoint de satin ou le corselet d'acier incrusté d'or.

Dans cet apogée de sa puissance, au moment où tous ceux qu'il redoutait étaient exilés ou annihilés, quand il se voyait le maître, sans adversaire possible, le duc de Guise découvrit tout a coup, en face de lui, au-dessus de lui, un ennemi bien autrement redoutable que ceux dont il venait de se défaire, armé d'une expérience silencieusement amassée et plus savante que celle du connétable, pourvu de ressources d'esprit plus fécondes que celles de toute la famille des Caraffa qui avait fait évanouir le rêve de Naples, maître de droits plus puissants que ceux des Bourbons, doué d'un génie politique qui écrasait le talent subtil du cardinal de Lorraine. Quand les Guises, devenus les oncles du Roi, se crurent les maîtres du royaume, ils trouvèrent devant eux la Reine mère, Catherine de Médicis.

Durant plus de vingt-cinq ans d'avanies subies avec soumission entre la maîtresse de son beau-père et celle de son mari, craintive, humiliée, elle avait refoulé tous ses sentiments de femme et de reine ; elle avait concentré dans son âme toutes ses passions pour se saisir des deux forces qui pouvaient lui rendre la dignité et la jouissance de ses droits ; elle n'avait recherché que l'amour de ses enfants et la science mystérieuse des causes qui, dans sa cour, en France, dans l'Europe, procuraient le pouvoir. Douce observatrice, elle faisait causer les courtisans, les gens de guerre, les ambassadeurs, se laissait montrer les dépêches, aimait les récits des galanteries secrètes, des trahisons de cour, des hardiesses religieuses. Elle étudiait l'art de jouer avec les faiblesses humaines, le pouvoir qu'on obtenait sur les hommes après que l'on avait acquis la soumission des femmes. Elle n'apportait pas de préjugés dans cette éducation secrète ; sans dégoût, elle s'instruisait dans une doctrine qui devait être sans scrupule. Elle voulait savoir ce qu'on peut acquérir en sachant mettre en jeu les vices des autres ou leur générosité, leurs instincts ou leurs répugnances. Pour jouir de cette science, elle avait besoin d'être affranchie de la dépendance dans laquelle elle était retenue, et elle comprit que ses enfants pouvaient seuls la replacer dans la liberté de ses mouvements.

Aussi, elle conserva ses fils sous ses yeux, les habitua a ses soins, s'absorba dans leur vie, les maintint dans une tendresse un peu exaltée. Son heureuse fécondité l'entourait de protecteurs ainsi créés par elle ; elle n'avait qu'eux, mais déjà ses deux filles aînées lui procuraient l'influence sur ses deux gendres, le roi d'Espagne et le duc de Lorraine. Ce dernier même lui était depuis longtemps soumis comme l'un de ses propres fils ; elle l'avait fait élever près d'elle, avec les enfants des principaux personnages du royaume ; elle tenait de la sorte sous sa loi, à Saint-Germain, une cour de jeunes seigneurs et de petites demoiselles empressés autour de ses enfants. On leur faisait lire les romans de chevalerie, et ils jouaient entre eux au fond de la forêt, qui devenait pour eux la futaie légendaire de Brocéliande, de jolies scènes de Giron de Courtois ou d'Amadis des Gaules, chevaliers errants, dames captives y princesses entourées d'adorateurs[12]. C'est dans ces jeux que le dauphin François avait appris à aimer Marie Stuart. Après qu'il l'eut épousée, les autres enfants continuèrent leur éducation au château d'Amboise, et le sceptre de beauté passa des mains de la petite Marie Stuart dans celles de Marguerite de Valois ; à six ans elle avouait déjà ses préférences entre les nombreux soupirants qui l'entouraient dans ce monde enchanté[13] ; sous cette douce autorité, grandissaient les trois Henri, qui commençaient dans des querelles d'enfants leurs longues rivalités : Henri de Guise, l'aîné, pétulant, aimant à mal faire ; Henri de Valois, le fils de Henri II, gracieux et romanesque, âgé de dix ans à la mort de son père[14] ; Henri de Navarre, fils de Jeanne d'Albret, né trois ans après le fils du duc de Guise et deux ans après Henri de Valois, robuste et pétillant à esprit. Tous apprenaient, en entrant dans la vie, que le premier devoir était d'obéir à Catherine, de l'aimer, de la regarder comme une puissance infaillible et bienfaisante.

Catherine, de son côté, s'accoutumait, dans le maniement de ces jeunes âmes, à essayer son talent de domination et à exercer son infatigable activité d'esprit.

Elle était douée d'une singulière puissance de travail, et de cette vivacité d'intelligence que les femmes ont plus fréquemment que les hommes. Les rigueurs de son long apprentissage lui avaient fait acquérir l'art si nécessaire, mais si rare en politique, de changer brusquement son jeu, de dérouter ses adversaires par un revirement inattendu, de trouver des ressources subites, même au milieu des désastres, avec une fécondité d'esprit que rien ne pouvait étonner. Mais elle avait perdu, dans ses habitudes de dissimulation, le sens de la bonne foi. Elle trompoit plusieurs, et estoit trompée de beaucoup[15], sans avoir la moindre honte à être surprise dans ses fraudes, souriante même quand on lui rappelait ses mensonges. Elle me le renie comme beau meurtre, disait Jeanne d'Albret, et me rit au nez. Elle ne savait pas faire cas de l'élévation des sentiments et n'avait aucun scrupule à employer pour le succès de ses desseins les moyens les plus déshonnêtes ; elle ne voyait aucune honte à faire entrer dans ses calculs la beauté des femmes ; ce n'était pas dépravation chez elle, c'était absence de la notion de la pudeur. Jamais femme n'eut moins qu'elle le respect de la femme. Après toutes les avanies qu'elle avait dévorées, il n'était plus d'humiliation qu'elle ne se crût en droit d'exiger des femmes placées sous sa main. Aussi dure pour celles qui étaient soumises à son pouvoir qu'elle savait être caressante près de ceux qu'elle voulait dominer, elle négligeait l'honneur de celles qu'elle employait comme instruments, de même qu'elle ne cherchait pas l'estime de ses adversaires.

Elle ne dédaignait pas d'employer elle-même toutes les ressources que donne la science des séductions, mais sans autre intention que d'accroître son autorité. Elle connaissait le charme de ses yeux et de sa voix ; elle aimait les riches costumes et toutes les parures qui pouvaient saisir l'attention[16] ; le beau tour de ses jambes luy faisoit prendre plaisir à porter des bas de soie bien tirés, suivant la galanterie du temps, et ce fut pour les montrer qu'elle inventa la mode de mettre une des jambes sur le pommeau de la selle en allant sur les haquenées[17]. Les courtisans avaient remarqué qu'elle aimoit une de ses dames par-dessus toutes les siennes et la favorisoit par-dessus les autres, seulement parce qu'elle luy tiroit ses bas si bien tendus et en accomodoit la grève et mettoit si proprement la jarretière[18]....

Ces soins recherches permettent-ils de croire qu'elle a eu d'autre passion que celle du pouvoir ? Les contemporains lui ont supposé plusieurs galanteries : le cardinal de Châtillon, ce frère de Coligny, qui renonça à son chapeau pour entrer dans le protestantisme, aurait été l'un des premiers à la consoler des infidélités du Roi[19]. On a parlé surtout d'un cadet de Bourbon, le vidame de Chartres, qui portait le vert pour l'amour d'une plus que très-grande dame, laquelle l'a toujours porté jusques au jour de sa viduité, et on donnait à ce seigneur réputation de la servir, mais, sur la fin, il s'en trouva mal[20]. Le vidame de Chartres fut, en effet, après la mort de Henri II, enfermé à la Bastille, puis transféré aux Tournelles, et mourut à trente-huit ans. au moment où il était mis en liberté, épuisé par les mauvais traitements subis en prison ; la Reine mère fut fort blasmée de cette prison, qui pourtant autrefois ne luy eust usé de ce tour. Quand une dame qui a aymé vient à haïr, elle trouve toutes les inventions du monde pour bien haïr[21]. S'était-il montré ingrat, ou bien fîit-il écarté pour faire place au brillant duc de Nemours, qui aurait ainsi été aimé a la fois par Catherine de Médicis et par la duchesse de Guise ? La malignité des gens de cour, pendant les loisirs de l'hiver, se plut à imaginer que le Roi eut pour rival un petit gentilhomme, Troïlus du Mesgoüez, qui fut créé marquis de la Roche-Helgomarche[22]. Ces récits de quelques désœuvrés ne sauraient exciter trop de méfiance. Il semble absurde de supposer qu'une femme qui se savait dédaignée par son mari, épiée par la vieille favorite, menacée d'être renvoyée à Florence, surveillée par sa belle-fille, Marie Stuart, qui n'avait d'appui que le respect de ses enfants, ait pu risquer toutes ses chances. Elle voulait plaire à tous, et savait que pour y réussir elle ne devait témoigner aucune préférence. Se serait-elle exposée aux dangers quand ils existaient, elle qui a su ne se faire reprocher aucune faiblesse à partir du moment où elle devint toute-puissante dans le royaume ? Dans cette seconde période de sa vie, elle était jeune encore, elle n'avait pas d'ennemi à redouter, et si elle a gardé assez de fierté dans sa conduite pour qu'aucun propos n'ait été proféré contre elle, on doit croire qu'elle a conservé la même retenue quand elle était placée entre un mari et une rivale. Sa vertu ne procédait ni de la dignité, ni de la pudeur ; c'était simplement l'amour de la souveraineté. Une âme dominée exclusivement par l'ambition ne comporte aucun des sentiments qui peuvent renverser en un instant tous ses desseins.

Il fallait que ce besoin de domination fût bien extraordinaire pour qu'une femme se soumit aux travaux qu'affronta Catherine de Médicis. Elle a laissé un nombre incalculable de lettres ; on en possède plus de six mille qui n'ont pas été perdues, et qui sont toutes de sa main[23]. Elles sont difficiles à lire, et l'on croirait, d'après l'orthographe, que Catherine n'a pu jamais saisir rigoureusement la prononciation française ; elle écrit, par exemple : Je souys si troublée que je ne se que je souys[24]. Elle a toujours mis une sorte d'affectation à parler de son ignorance de la langue française et à feindre de ne comprendre exactement que l'italien. Elle demandait pour confesseur un religieux qui connût cette langue ; car, ne pouvant se confesser qu'en sa langue, la Reine tiendroit sa conscience chargée de parler à un homme qui ne l'entendroit franchement[25]. Mais peut-être voulait-elle paraître ignorante et maladroite pour moins éveiller la défiance.

Elle a certainement joué ce rôle au début du règne de François II, quand elle se présenta pour prendre sa part de pouvoir, et quand elle se vit en lutte tout d'abord contre l'influence acquise par sa belle-fille Marie Stuart. C'était encore contre une femme qu'elle avait à combattre. Rivale moins humiliante, mais aussi hautaine que Diane, la jeune reine prétendait écarter sa belle-mère, et lui disait arrogamment : Vous ne serez jamais qu'une fille de marchand[26].

Mais elle ne reculait pas devant une lutte pour soutenir ses droits et ses tendresses de mère. Marie Stuart put connaître, dès ce moment, ce qu'avait de dangereux un combat contre une femme froide, ambitieuse, implacable. La nerveuse et impérieuse nièce du duc de Guise subit cette étrange destinée de se trouver toute la vie dans la dépendance des deux femmes qu'elle haïssait le plus, la reine Catherine et la reine Élisabeth.

Catherine, conseillée par des Italiens, assistée des dames de Montpensier et de Roye, haïssant comme belle-mère la royne Marie Stuart, qui l'esloignoit des affaires et portoit l'amitié du Roy à messieurs de Guise, se résout de favoriser les malcontents[27]. Étonnés d'avoir à compter avec elle, les Guises crurent la gagner en lui sacrifiant la duchesse de Valentinois, la belle-mère d'un des leurs, le duc d'Aumale. Ils ne voyaient pas que chaque Satisfaction concédée à Catherine la rendait plus puissante et plus exigeante. Comme jadis la comtesse de Châteaubriant et la duchesse d'Etampes, Diane eut l'humiliation de rendre les pierreries de la couronne[28]. Le Roi lui envoya dire qu'en raison de ses maléfices auprès du Roi son père, elle mériterait un châtiment signalé, mais qu'il se contentait d'exiger la restitution des joyaux[29]. Ses gendres l'abandonnèrent ou tombèrent en disgrâce eux-mêmes. Elle plia sous l'orage, et fit don à Catherine, après l'avoir si longtemps méprisée, du château de Chenonceaux, qu'elle avait recueilli dix ans auparavant dans les débris de la fortune de la duchesse d'Étampes. Comme pour renouveler avec précision les affronts que celle-ci avait subis, on voulut faire condamner Diane à son tour par un duel. Son parent, Matas, défié par le jeune Achon de Mouron, neveu du maréchal de Saint-André, désarma son adversaire, dédaigna de le frapper, pour imiter Jarnac, qui n'avait pas tué la Châtaigneraie, lui tourna le dos et remonta à cheval. Pendant ce temps, Achon, ayant ramassé son épée, courut après luy et luy donna un grand coup d'espée à travers le corps. Matas tomba mort, et n'en fut autre chose[30]. Le duc de Guise profita de cette occasion pour interdire, en vertu de ses pouvoirs nouveaux de grand maître de la maison du Roi, les rencontres de ce genre dans les parcs et les résidences royales ; il n'y alloit rien moins que de la vie. Si M. de Guyse le Grand eust vescu encore plusieurs années, il eust bien empesché tant d'appels et en eust bien fait punir non-seulement pour ces appels en l'hostel du Roy, mais pour plusieurs autres follies que j'ay veu faire aussi bien dans les maisons du Roy que dans ses salies et chambres[31].

Il conduisit le Roi à Reims au mois de septembre 1559, pour les cérémonies du couronnement. Le sacre parait avoir eu lieu entre le 17 et le 20 septembre. Les médailles indiquent le 17 ; un historien des ducs de Guise dit le 18[32] ; le 19 est la date de Mézeray, et le 20, celle que donne de Thou. Il y a manque de précision dans tous les récits de cette époque. L'attention des contemporains semble absorbée par les intrigues de cour.

Dans les intrigues se complaît surtout le cardinal de Lorraine, avec un esprit étroit, inquiet, tracassier ; il y noie son frère, lui fait oublier qu'il est le chef de l'Etat. Plus d'idée d'ensemble, plus de principe ; on vit au jour le jour, sans plan et sans projet. François Ier avait eu pour politique de conserver la Bourgogne et d'affaiblir la maison d'Espagne. Henri II avait tout sacrifié à l'intérêt de se faire le chef des catholiques de l'Europe. Les Guises ne s'arrêtent à aucune pensée, et n'essayent pas de s'unir aux intérêts du pays. Le duc ne sait ni supporter, ni combattre l'opposition ; étonné de la sourde résistance de Catherine, inquiet des Bourbons, il ne peut passe placer au-dessus des incidents de chaque jour. Le cardinal, bien inférieur à son frère — il n'avoit pas l'âme si pure, mais fort barbouillée[33] —, absorbé par un besoin insatiable de plaisirs, n'avait plus d'autre pensée que la peur des gens capables de troubler ses jouissances ; il se donne le ridicule de la crainte, à une époque et dans une famille où chacun était brave jusqu'à la témérité. Le frère du grand Balafré est bientôt connu comme poltron, et perd aussitôt son prestige ; ses grands talents, son éloquence, son art de séduction, deviennent impuissants ; pour être d'Église, on n'était pas dispensé d'être courageux. D'ailleurs, la peur est une dangereuse conseillère pour ceux qui détiennent le pouvoir : qui est lâche est cruel. Le cardinal de Lorraine fit jeter dans les cachots, où ils mouraient de privations et de souffrances en quelques semaines, tous ceux qu'il soupçonnait de nourrir des pensées d'opposition à son autorité ; il voyait partout des conspirateurs : un loueur en garni, nommé le Vicomte, comme un gentilhomme du roi de Navarre, M. de Soubselles, comme le comte d'Arran, envoyé au Roi par les Écossais, tombaient victimes de ces vagues terreurs. Supposer des conspirations, quelquefois c'est les faire naître. Déjà circulaient des pamphlets contre les parvenus lorrains ; ces attaques étaient timides, et Ton peut citer, comme exemple de cette polémique naissante, le double sonnet suivant, dont les vers de dix syllabes sont à l'éloge du cardinal, et dont les vers de quatre ont un sens satirique :

Par l'aliance et amour mutuelle

Du cardinal faitte ayecques le roy,

On veoit tout mal œ trouver plus de quoy

Battre la France et sa fleur immortelle.

Qui Dieu desprise il sent sa main cruelle.

Luy jusqu'au bout ayme et soutient la fol :

Qui pille tout et veut vivre sans loy

Son frère Guise l'afflige de bon zèle.

Ces deux fort Lien ayant un cœur uny

Gardent que rien demeurant impuny

Ne leur échappe ! Ô trop heureuse France !

Car l'un de soy connaissant combien craint

Veut estre roy y sa justice il advance,

Et l'autre un pape imite tant est saint.

S'ils manquaient de principe et de vue d'ensemble dans leur administration intérieure, les Guises étaient encore plus malheureusement inspirés dans leur politique étrangère. Toujours dominés par les intérêts de leur maison et les avantages du moment, ils ne voyaient plus que l'Ecosse dans toute l'Europe. Leur sœur Marie de Guise se débattait pour défendre les droits de sa fille Marie Stuart. Ils mirent leur orgueil à faire prendre par François II les titres de roi d'Ecosse et d'Angleterre ; ils regardaient cette double couronne d'outre-mer comme la dot de leur nièce et la légitimation de leur pouvoir ; ils mettaient a la revendiquer une aussi chimérique naïveté qu'à se porter, quelques années auparavant, vers le trône de Naples et la tiare pontificale. Vouloir annexer les Îles-Britanniques à la France, sous le prétexte des droits douteux d'une princesse lorraine, était une entreprise digne d'un rêveur effronté comme le cardinal ; mais il est pénible de voir le duc de Guise, dont l'esprit était pratique, se placer au service d'une politique aussi peu sérieuse. Le seul résultat qu'elle pouvait amener était de rapprocher contre nous, malgré les différences de religion, l'Angleterre et l'Espagne, et de nous isoler sans alliance.

Aussi est-ce de l'Angleterre que sortirent les premières tentatives de sérieuse opposition contre les Guises. La jeune reine Elisabeth entretenait avec habileté le mécontentement des capitaines français rendus a l'oisiveté et réduits à la misère par la paix de l'année précédente[34] : son ambassadeur Throgmorton lui écrivait : C'est le moment de distribuer de l'argent, et jamais il n'y aura eu d'argent mieux dépensé par l'Angleterre[35]. A ses frais, arrivaient à la cour les capitaines qui tantôt sollicitaient humblement des secours, et tantôt réclamaient avec arrogance le prix de leurs services. L'aspect de ces traîneurs d'épée, déguenillés et querelleurs, épouvantait le cardinal de Lorraine : il craignit d'être enlevé dans une émeute militaire. L'excès seul de sa terreur peut expliquer le singulier édit qu'il fit signer parle Roi, pour interdire sous peine de mort toute sollicitation. La cour occupait alors le château de Blois : non-seulement le crieur publia à son de trompe un bandon ordonnant que tous capitaines, soldats et gens de guerre qui estoient là venus pour demander récompense et argent, qu'ils eussent à vuider sur la vie[36] ; mais, afin que les menaces produisissent plus d'impression, le cardinal fit dresser des gibets pour pendre les solliciteurs obstinés. Curieux procédé administratif envers de vieux serviteurs que tentaient au même instant les offres de la reine d'Angleterre.

Cette mesure parait avoir été exigée par le cardinal seul. Le duc de Guise, ou ne fut pas consulté, ou ne put prévaloir contre son frère. Il s'efforça d'atténuer le mauvais effet de cette maladroite rigueur, en attirant autour de lui ses anciens compagnons d'armes, que le cardinal repoussait par la menace de ses potences ; il leur faisoit très-bonne chère jusques aux plus petits, comme j'ay veu[37] ; il leur conseillait de se retirer chez eux et leur promettait de prendre en main leurs intérêts, de s'en occuper en personne. Mais le moyen de satisfaire tant de demandes et de calmer tant d'irritation ! Ceux qu'on repoussait du château de Blois se retiraient dans la forêt ; des groupes armés erraient autour de la ville. Dès le mois de novembre 1559, ces hommes, poussés au désespoir, prenaient une attitude si menaçante et semblaient si résolus à tenter un coup de force, que le jeune Roi, sans doute un peu ému à l'avance par la frayeur du cardinal, fut pris de peur au milieu d'une partie de chasse à l'aspect d'une de ces troupes d'hommes a cheval dans sa forêt, et rentra au galop dans le château, en abandonnant ses chiens[38]. Les gardes écossais reçurent l'ordre, à partir de ce jour, de porter une cotte de mailles et furent armés de pistolets. A la fin de décembre, le mécontentement avait pris de telles proportions, que l'ambassadeur d'Angleterre prévoyait qu'un coup violent pouvait être frappé d'un moment à l'autre[39]. Le cardinal ne se jugea plus en sûreté à Blois ; la cour se mit en route le 5 février : durant deux semaines[40], elle descendit la Loire, entre Blois et Amboise, au milieu de fêtes, de banquets et de galanteries qui éloignaient des yeux, pour un temps, les inquiétudes ; on voulait s'étourdir durant une fuite lente ; le cardinal croyait habile de glisser entre les mains de ces cavaliers mystérieux, mais il ne prenait aucune mesure pour faire cesser la misère des vieux soldats de Henri II, ni occuper leur activité.

Quand il se fut enfermé avec le Roi dans le château d'Amboise, plus facile à défendre contre un coup de main que celui de Blois, il apprit presque aussitôt que les forêts environnantes se peuplaient des mêmes mécontents. Ces derniers n'avaient ni chef, ni projet : les gentilshommes ruinés, les gens de guerre faméliques, ceux qui regrettaient les sacs des villes, accouraient de tous les points de la France, sans entente, sans idée autre qu'une haine irréfléchie contre les Guises. C'était un instinct, un élan inintelligent : on se portait vers Amboise pour délivrer le Roi du joug de ses oncles, comme deux ans plus tard on accourra à Meaux après le massacre de Vassy. Que ce sentiment inconscient et en quelque sorte épidémique dans la noblesse militaire ait pris une forme plus savante au fond de quelques esprits, on n'en saurait douter. Il est probable que l'argent de la reine d'Angleterre a favorisé cette disposition morbide chez plusieurs, et a réveillé des indécis. On peut croire aussi que Catherine n'a pas cherché à arrêter un mouvement qui pouvait amoindrir le pouvoir des oncles de sa belle-fille : du moins le plus honnête de ses conseillers, Michel de Lhospital, parait avoir connu les principaux mécontents et s'être concerté avec eux, afin de préparer un nouveau gouvernement pour le cas où l'on réussirait à renverser celui des Guises. D'un autre côté, les chefs huguenots prévoyaient que cet élan ne demeurerait pas stérile et pourrait profiter à leur popularité, tout en ruinant celle de leurs ennemis. Derrière eux, le prince de Gondé, déjà à demi gagné à la cause de là Réforme, ennemi depuis longtemps du duc de Guise, essaya, sans prendre d'engagement, de se laisser promettre comme chef secret ; il ne livra pas sa signature, mais une sorte de convention fut conclue entre quelques personnages qui avaient la prétention de diriger le mouvement en son nom. D'Aubigné prétend[41] qu'il a eu cette convention entre les mains, qu'elle était signée de d'Andelot, de Lhospital et de Spifame, évêque de Nevers, chose, dit-il, que j'ay fait voir à plusieurs personnes de marque. Si ce document a réellement existé, il a été ignoré des Guises : le cardinal de Lorraine semble avoir cru que le seul chef était un capitaine limousin de gens de pied, homme grossier, à peine échappé des prisons de Dijon, Godefroy de Barry dit la Renaudie[42].

C'est de gens de cette sorte que se composaient principalement les bandes cachées dans les forêts de la Loire, des capitaines dont les enseignes avaient été licenciées, et des seigneurs de village unis à eux par la haine des Guises, par le dégoût de la paix, par la faim. Un peu mendiants, un peu traîtres, un peu badauds, ils méditaient un coup de main qui leur aurait rappelé les témérités des guerres d'Italie. Les plus hardis devaient s'introduire dans la ville d'Amboise, se disséminer chez les taverniers, puis, à la brume, encombrer les poternes du château, les tenir ouvertes à leurs camarades qui sortiraient de la forêt, et enlever la cour. Le duc de Guise vit le danger, se réveilla avec toute son activité et sa vigueur, appela ses gentilshommes et ses vieux capitaines, en rassembla subitement trois mille autour de lui[43]. Il fit fouiller les bois : la bande de la Renaudie fut surprise et détruite. Une autre bande formée de mécontents venus du Midi fut cernée, dans le village de Noizay près Amboise, par le duc de Nemours : les rebelles étaient nombreux, bien armés, et pouvaient être secourus en peu de jours par des partisans qui s'armaient dans la Gascogne et le Limousin : un siège eût été une entreprise dangereuse, parce qu'il eût donné un centre et un ralliement aux rebelles encore incertains.

Le duc de Nemours voulut-il à tout prix éviter une lutte qui pouvait devenir le signal d'une guerre générale, ou bien fat-il de bonne foi quand il proposa aux assiégés de les conduire lui-même auprès du Roi, afin qu'ils pussent lui exposer leurs plaintes, s'obligeant par foy de prince qu'il ne leur en reviendroit aucun mal ni danger[44] ? A cette époque, l'honneur consistait moins à tenir sa parole qu'à oser combattre à coups d'épée ceux qui accusaient de l'avoir violée. Quand Nemours jura en foi de prince, sur son honneur et damnation de son âme, et outre ce, signa de sa propre main : Jacques de Savoie, qu'il les raméneroit sains et saulfs et n'auroient aucun mal, quinze des principaux et mieux parlants d'iceulx s'asseurent en sa foy, seing et parolle de prince, sortent avec luy pour faire leur remonstance au Roy. Immédiatement ils furent soumis aux divers supplices de la question, et tourmentés par cruelles géhennes. Le duc de Nemours eut grand crèvecœur et mescontentement d'avoir donné sa signature ; mais pour sa parolle, il eust toujours donné un desmentir à qui la luy eust voulu reprocher, tant estoit vaillant prince et généreux[45].

Le duc de Guise, créé lieutenant général du royaume avec de pleins pouvoirs pour châtier les factieux, fit insérer dans l'édit qui l'investissait de cette autorité presque souveraine une phrase destinée à constater le lien qui le rattachait à la &mille royale : Attendu la proximité du lignage dont il nous attient[46]. Oncle de la Reine, il semblait devenir ainsi le premier prince du sang et placer sa famille avant celle des Bourbons. Son frère, exaspéré par la terreur, fut cruel dans ses vengeances. Il fit décider l'exécution des prisonniers de Noizay, après avoir eu le dépit de ne pouvoir leur faire avouer dans les tortures la complicité des princes de Bourbon, et ne se laissa pas fléchir par les supplications de la duchesse de Guise, qui aurait voulu épargner au duc de Nemours, qu'elle aimait, la honte de voir violer la capitulation signée de sa main. Ces pauvres campagnards, tout heureux la veille de se croire assurés d'être menés près du Roi par l'un des principaux seigneurs de la cour, de pouvoir exposer leurs griefs et se plaindre des Lorrains, furent indignés d'être livrés subitement à la torture, puis conduits, sanglants et déchirés, sur un échafaud dans la cour du château d'Amboise ; ils furent décapités devant toutes les femmes de la cour, penchées aux fenêtres. Le moins obscur de ces prisonniers, le baron de Castelnau[47], s'écria quand on lui lut sa condamnation pour crime de lèse-majesté : Nous sommes criminels de lèse-majesté, si les Guises sont déjà rois !Ce spectacle estonna le Roi, ses frères et toutes les dames de la cour, qui des plateformes et fenestres du château y assistoient. Mais surtout cette compagnie admira Villemongis-Briquemaut qui, prest à mourir, emplit ses deux mains du sang de ses compaignons qu'il jeta en Tair, puis les eslevant : Voilà le sang innocent ![48]

Henri II avait déjà donné le scandale d'un prince prenant plaisir à être le témoin du supplice de ses sujets ; mais à Amboise, c'était un véritable massacre qui servait de divertissement à la cour. Recherché dans sa cruauté, le cardinal de Lorraine savourait le plaisir de regarder ses ennemis dans les mains de ses bourreaux et de leur faire sentir plus amèrement la misère de leur défaite et de leur désespoir en les tenant sous ses yeux durant leur supplice. L'empereur Domitien avait le premier compris cet art de pousser à l'extrême la honte de la victime qui voit et est regardée[49]. Ce spectacle fut si horrible que le chancelier Olivier, qui avait prononcé l'arrêt de mort, se trouva mal. Il fut porté dans sa chambre ; le cardinal de Lorraine le vint visiter, mais il ne le voulut point voir, ains se tourna de l'aultre costé sans luy répondre un seul mot. Puis, le sentant esloigné, il s'escria :Ha, maudit cardinal ! tu te damnes et nous fais tous aussi damner ![50] Deux jours après, il était mort.

La duchesse de Guise s'écriait en larmes : Que de haines, que de vengeances sur la tète de mes malheureux fils ![51] La vengeance est le mot que prononcent toutes les bouches. Si tu t'y épargnes, disait un ami des victimes à son fils âgé de huit ans, je te maudis. Et pour mieux frapper l'imagination de l'enfant, il lui montrait les tètes défigurées sur les créneaux, et les corps décomposés qui pendaient à des crocs[52]. Des gravures se répandirent pour soulever l'indignation dans toute la France : on voyait M. de Nemours qui parlemente avec Castelnau et ses compaignons, leur promettant sur sa foy de prince qu'il leur feroit parler au Roy et qu'il ne leur scroit rien faict ;... Villemongis ayant trempé ses mains au sang de ses compaignons ; sept pendus aux créneaux du chasteau, avec de longues cordes ; le Roi et les dames contemplant le supplice[53].

Le meurtre entraîne au meurtre. Quand le château d'Amboise fut infecté par les débris humains, le cardinal fit jeter dans la Loire les nouveaux prisonniers qu'on lui amenait. Il s'en trouvoit en la rivière tantost six, tantost quinze attachés à des perches[54]. Le 17 mars, écrit l'ambassadeur anglais, il y eut vingt-deux rebelles noyés dans des sacs, et vingt-cinq autres dans la nuit du 18[55].

Sur toute la France les supplices s'étendirent. A Orléans, le maréchal de Vieilleville fit mettre à mort tous les gens qui se dirigeaient sur Amboise en descendant la Loire. A Rouen, le peuple se prononça contre ceux, qui lui étaient désignés comme affiliés à la vaste conspiration. L'un d'eux, nommé Lemez, était harcelé et battu pendant qu'on le menait au supplice ; un marchand, touché de pitié pour ce pauvre être, dit tout haut qu'il suffisait bien de le pendre sans le frapper. Ces paroles attirèrent sur l'imprudent toute la fureur de la populace, qui se jeta sur le marchand y le traîna dans les ruisseaux, et il le fallut pendre pour la contenter, le lendemain, en même lieu[56]. Le connétable eut un mot heureux : il ne pouvait sans déshonneur défendre les actes des Guises qui le faisaient tenir en disgrâce, ni sans danger combattre leur gouvernement ; il se contenta, devant le Parlement, de louer le Roy d'avoir deffendu ses serviteurs, qu'on vouloit attaquer en sa maison[57]. Mordante critique des Guises, qui voulaient se présenter comme les protecteurs de la couronne et persuader que les attaques des maladroits d'Amboise visaient le Roi et non pas leur pouvoir.

Après plusieurs semaines, le cardinal consentit à une abolition générale. Mais la clémence royale ne fut qu'une déception ; car, nonobstant ladite abolition, il y en eut encore plusieurs pris, tués, noyés ou exécutés[58]. Le duc de Guise, après s'être réveillé au moment du danger, à la tête de ses gentilshommes, avait de nouveau perdu toute énergie après la victoire, et s'était comme effacé à côté de son frère. Il aurait voulu n'user de ses avantages qu'avec modération, et rattacher, par une habile clémence, les cœurs à son administration ; mais le cardinal croyait ne retrouver la sécurité qu'en accablant tous les suspects.

Celui qu'il aurait dû surtout ménager, c'était le prince de Condé. Ou ce Bourbon n'avait eu aucune relation avec les pétitionnaires armés des forêts de Blois et d'Amboise, et les Guises pouvaient se le concilier en lui témoignant de la confiance et de l'amitié en face de leurs ennemis ; ou il était l'un des complices, peut-être le chef secret, et ils étaient assurés de le déshonorer aux yeux de ceux qui survivaient, en le comblant de faveurs, en le présentant comme lié à leur famille ou même l'un des révélateurs, pendant que les imprudents de la petite noblesse se faisaient décapiter, pendre, noyer. Le duc de Guise voulait dissimuler ses soupçons et feindre de considérer le prince comme un fidèle partisan de son pouvoir. Mais le cardinal n'osa pas laisser cet adversaire qui pouvait venger les autres, et il se crut assez fort pour l'abattre. Il ne remarqua pas que l'attaquer comme s'il avait été le chef, c'était le désigner pour ce rôle à l'avenir, publier que les rebelles n'étaient pas, comme on devait le croire, un ramassis d'aventuriers ou de capitaines sans solde, mais une faction assez importante pour qu'un prince du sang n'ait pas hésité à en prendre le commandement. Aussi, un contemporain a remarqué que, sans cette faute du cardinal, deux ans plus tard les protestants n'eussent peut-être pas trouvé un prince du sang pour leur chef[59].

Le jeune Bourbon comprit son rôle : l'audace, qui devait le faire profiter de la faute de son ennemi, pouvait seule également sauver sa tête. Il demanda à être interrogé devant les membres du conseil du Roi, les ducs, les chevaliers de TOrdre. Puis, lorsqu'il vit autour de lui tout ce qu'il y avait de grand et de pompeux en France, en présence du Roi et des reines, il s'avança, nerveux, frémissant, et cria : Ceux qui ont fait rapport que j'estois chef et conducteur de certains séditieux ont faussement et malheureusement menti. Et quittant pour ce regard ma qualité de prince du sang, que je tiens de Dieu seul, je veux leur faire confesser à la pointe de l'espée qu'ils sont poltrons et canailles, cherchant eux mesmes la subversion de l'État et de la couronne ![60]

Le duc de Guise eut la présence d'esprit d'intervenir et de répondre : Le prince de Condé a raison de ne pas souffrir la témérité de ses calomniateurs pour moi, je n'aurois pas de plus grande joie que de lui offrir mon espée et de devenir son second s'il en venoit à un combat pour prouver son innocence.

C'est ainsi qu'après quinze mois de puissance absolue, les deux chefs de la maison de Guise se voyaient forcés de s'incliner publiquement devant le cadet de Bourbon. Après tant de massacres, ils n'avaient réussi qu'à prouver leur incapacité politique. A la tête de la France, ils restaient inhabiles, inactifs, et perdaient leur titre national de Messieurs de Guise, pour ne plus être appelés désormais que les princes lorrains.

 

 

 



[1] Pierre DE LA PLACE, Commentaire de l'estat de la religion et république.

[2] TAVANNES, p. 227.

[3] TAVANNES.

[4] CASTELNAU, p. 407.

[5] D'AUBIGNÉ, p. 86.

[6] CASTELNAU, p. 407.

[7] MARTHA FREER, Life of Jeanne d'Albret, t. I, p. 157.

[8] TAVANNES.

[9] CASTELNAU.

[10] D'AUBIGNÉ.

[11] MONTLUC, p. 163.

[12] TORSAY, la Vie, la mort et tombeau de Philippe de Strozzi, Paris, 1608.

[13] MARGUERITE DE VALOIS, Mémoires, p. 2, édit. Petitot.

[14] On l'avait nommé Alexandre à sa naissance.

[15] TAVANNES, p. 389.

[16] Geronimo LIPPOMANO, publié par TOMMASEO, Amb. venit., t. II, p. 634 : Si diletta e compiace molto di quelle cose che communemente piacciono alle donne, cioè di vestir superbamente, di parer belle, e di quelle altre circonstanze che van in conseguenza.

[17] VARILLAS, Histoire de Charles IX, t. I, p. 2.

[18] BRANTÔME, Dames galantes, discours III.

[19] VARILLAS.

[20] BRANTÔME, Colonels de l'infanterie, édit. Panthéon, t. I, p. 561.

[21] BRANTÔME.

[22] LE LABOUREUR, Additions aux mémoires de Castelnau, liv. I. VOLTAIRE, notes de la Henriade.

[23] MIGNET, Rapport du 8 août 1842 au Comité des monuments historiques. Une collection considérable de ces lettres est conservée à Londres, par M. Murray, Albemarle street. On ne peut s'expliquer comment le ministère de l'instruction publique n'a pas encore pu obtenir la publication de cette correspondance ; la décision qui en ordonne la publication est de 1842. Il ne semble pas qu'aucun travail ait été sérieusement commencé, malgré les engagements pris. M. ALBERI a publié un grand nombre de lettres dans son ouvrage : Vita de Caterina de Medici saggio storico di Eug. Alberi, Firenze, 1838.

[24] Ms. Colbert, VC, v. XXIV, fol. 35.

[25] Ms. Archives nat., Simancas, B, p. 11.

[26] SANTA CROCE, nonce du Pape en France, écrit : La regina di Scotia un giorno gli disse che non sarebbe mai altro che figlia di un mercante.

[27] TAVANNES.

[28] TAVANNES.

[29] Dépêches vénitiennes, publiées par BASCHET, la Diplomatie vénitienne, p. 494.

[30] BRANTÔME, les Duels, p. 181.

[31] BRANTÔME, les Duels, p. 184.

[32] BOUILLÉ, Histoire ducs de Guise, t. II, p. 18.

[33] BRANTÔME, Hommes illustres.

[34] FROUDE, t. VII, p. 215.

[35] FORBES, Throgmorton to Cecil, 15 march ; to the queen, 21 march : Spend your money now, and never in England was money better apent than this will be.

[36] BRANTÔME, Hommes illustres, t. I, p. 426.

[37] BRANTÔME, Hommes illustres, t. I, p. 426.

[38] FORBES, t. I, p. 262. Killegrew to the queen, 15 november 1559 : The king the last day being on bunting was in such fear, as he was forced to leave his pastime ; and to leave the bounds uncoupled and return to the court. Whereupon there was commandment given to the scottish guard to wear jackets of mail and pistols.

[39] FORBES, Killegrew to the queen, 29 december 1539 : It is evident that the discontent bas reached a point when something desperate may be expected.

[40] Du 5 au 23 février. FORBES, t. I, p. 315, 320, 334.

[41] D'AUBIGNÉ, Histoires, p. 93.

[42] CASTELNAU, Mémoires, p. 415.

[43] Henri D'ORLÉANS, duc d'Aumale, Histoire des princes de Condé, t. I, p. 67.

[44] CONDÉ, Mémoires, p. 549.

[45] VIEILLEVILLE, p. 287.

[46] CASTELNAU.

[47] Ce Castelnau était un Gascon qui n'était pas parent du Castelnau l'auteur des Mémoires ; ce dernier fut attaché aux Guises et à Catherine de Médicis, et fut chargé des missions les plus importantes.

[48] D'AUBIGNÉ, Histoires, p. 93.

[49] TACITUS, Agricola : Nero tamen substraxit oculos jussitque scelera, non spectavit : præcipua sub Domitiano miseriarum erat, videre et aspici.

[50] VIEILLEVILLE, Mémoires. Voir aussi CONDÉ, Mémoires, p. 550.

[51] LA PLACE, Commentaire de l'estat de la religion et république. GARNIER, Histoire de France.

[52] D'AUBIGNÉ.

[53] Jacques PÉRISSEL et Jean TORTOREL, Quarante Tableaux ou histoires diverses qui sont mémorables, touchant les guerres, massacres et troubles advenus en France en ces dernières années, le tout recueilli selon le témoignage de ceux qui y ont esté en personne et qui les ont veus, lesquels sont pourtraicts à la vérité.

[54] REGNIER DE LA PLANCHE, Estat de la France sous François II, 1576, p. 257.

[55] Throckmorton to the Queen : The 17th there were 22 of these rebels drowned in saka and the 18th at night 25 more.

[56] D'AUBIGNÉ, p. 96 ; VIEILLEVILLE, Mémoires.

[57] D'AUBIGNÉ.

[58] CASTELNAU.

[59] CASTELNAU, p. 417.

[60] LA POPELINIÈRE, l'Histoire de France enrichie des plus notables occurances..., liv. VI ; Henri D'ORLÉANS, duc d'Aumale, Histoire des princes de Condé, t. I, p. 70.