1559-1560. Entre le coup d'épée de Jarnac et le coup de lance de Montgomery s'était écoulé le règne de Henri II, sans autre grandeur que la gloire acquise par nos armées sous le commandement du duc de Guise. Aussi le Balafré sembla dès le premier jour le véritable héritier du trône. Certain de la docilité du jeune roi François II, son neveu, peu inquiet de l'influence que pourrait avoir la reine douairière Catherine de Médicis, puisque les lois de l'étiquette l'obligeaient à rester enfermée durant quarante jours dans sa chambre de veuve, les fenêtres closes et les murailles tendues de noir, il ne s'occupa pendant les premiers instants qu'à écarter les Montmorencys et les Bourbons. Il avait, avant que Henri II eût rendu le dernier soupir, introduit dans Paris quelques centaines de ses gentilshommes. Il en glissa quelques-uns dans la garde-robe de François II, au palais des Tournelles[1], faisant croire de la sorte au jeune roi qu'il était expose à des dangers, et protégé par ses soins : le lendemain, il s'entoura d'une nombreuse cavalerie et mena le nouveau roi au Louvre, laissant le corps du mort à ceux qui en avaient possédé l'esprit[2], et occupant le connétable dans les longues cérémonies des obsèques du Roi. Montmorency avait compris aussi bien que lui les
nécessités de la lutte pour le pouvoir, mais il ne s'était plus senti assez
fort pour agir sans alliés, et il avait écrit au roi de Navarre, aussitôt
après l'accident du tournoi, en le suppliant d'accourir près de lui et de
réclamer ses droits de premier prince du sang, au moment où commençait le
règne d'un enfant de dix-sept ans ; il avait remis cette lettre à son valet
de chambre qui avait couru au galop de Paris à Pau, et avait pu arriver près
du roi de Navarre avant que Henri II eût expiré. Mais le connétable, inquiet
de ne pas recevoir de réponse, abandonné des cent gentilshommes qui
l'accompagnaient toujours, comprit qu'il ne pourrait lutter seul, sent son mal, vieil courtisan réduit en semblable fortune
qu'il avoit esté du temps du roy François Ier, se contente de tout, se
monstre sans ambition[3]. Il résigna
prudemment sa charge de grand maître de la maison du Roi : la survivance en
était promise à son fils aîné, mais le duc de Guise ne laissa pas échapper un
titre qui lui donnait les pouvoirs d'un maire du palais[4] ; il se fit
nommer grand maître et dédommagea le fils de Montmorency par un bâton de maréchal
de France. Le vieux connétable eut sa plainte pour
remède, et pour retraite Chantilli[5]. Son neveu
Coligny, qui avait les gouvernements de Picardie et de Normandie, mis en
demeure d'opter, se démit du gouvernement de Les princes de Bourbon ne pouvaient présenter une sérieuse
résistance à l'autorité des Guises : le cardinal de Bourbon, avec une tète
sans jugement et une vanité qui le rendait dupe de toutes les intrigues, ne
jouissait que d'une médiocre considération. Le prince de Condé semblait
absorbé dans les galanteries : léger, aimable, riant toujours, il paraissait
oublier les droits que lui donnaient sa naissance et ses talents : le duc de
Montpensier et le prince de Seul à Pau, et encore outré de cette première déception, il refusa de se concerter avec le connétable, sentit peut-être un secret plaisir à abandonner le vieux courtisan et a le punir ainsi, par une défection inattendue, de n'avoir pas soutenu ses droits dans les négociations de la paix. Sa femme, Jeanne d'Albret, le supplia vainement de partir en toute hâte, lui montra que ses ressources réelles, ses droits solides, l'avenir de sa maison étaient en France, et que sa qualité de premier prince du sang le constituait comme le rival nécessaire du duc de Guise : il voulut attendre les événements, prétendit que la nouvelle de la mort de Henri II avait été imaginée pour rendre suspect son empressement à accourir, et perdit en hésitations tout le temps qui était nécessaire au duc de Guise et au cardinal de Lorraine pour saisir l'autorité. On dit qu'ils avaient gagné à leurs intérêts les deux conseillers du roi de Navarre, son chambellan d'Escars, et d'Angui, évêque de Mende[7] : il est certain que ces deux hommes retardèrent le plus longtemps possible le départ de ce faible prince et qu'ils lui ont suggéré dans la suite toutes les démarches qui ont peu à peu amoindri son rôle et l'ont rendu le jouet de l'ambition des Guises. Antoine avait déjà ces travers de l'amitié, cette soumission à des confidents, ce besoin d'être guidé par les avis de subalternes, qui ont fait la faiblesse de ses deux petits-fils Louis XIII et Gaston d'Orléans. Emporté par l'élan du moment, prompt à abandonner ses desseins ou même ses favoris, Antoine de Bourbon était comme Gaston à la fois obstiné et versatile, brave avec témérité devant le feu de l'ennemi et abattu jusqu'à l'humiliation dans la disgrâce, facile à satisfaire par des honneurs sans solidité, et constamment déçu par les rêves d'une ambition sans patriotisme ; séduisant, mais frivole, il ne pouvait être ni un rival, ni un allié pour le duc de Guise. Quand il se décida à se rapprocher de la cour, tout était
terminé : Guise commandait au Louvre et disposait en maître de tous les
pouvoirs. Il avait changé les garnisons, rétabli le
chancelier Olivier[8], gagné tous les
généraux : le maréchal de Brissac, le plus populaire dans l'armée, quoique
déjà vieilli ; le maréchal de Saint-André, utile par son esprit d'intrigue ;
le maréchal de Vieilleville, vigilant, mais sujet à des colères brutales
qu'on attribuait à des habitudes d'ivresse ; Tavannes, le meilleur chef de
cavalerie ; Montluc, adoré des Gascons, tous s'étaient ralliés autour de leur
chef. Au Parlement, qu'il recevait en son Louvre, le jeune roi avait désigné
le duc de Guise et le cardinal de Lorraine, ses oncles, comme chargés du
gouvernement, avec pleins pouvoirs sur les affaires des armées et des finances[9]. Enfin, un arrêt
du conseil dépouillait au profit des ducs de Guise la monarchie française des
droits de souveraineté sur le duché de Bar[10]. En quelques
jours, les six enfants d'Antoinette de Bourbon se trouvaient les maîtres de Toutes les compétitions semblaient éteintes : aucune rivalité ne paraissait à craindre. Une sorte de popularité semblait saluer cet avènement des Guises. M. de Guise le Grand, qui voyait réaliser sa devise audacieuse : Chacun son tour[11], avait une tenue de souverain avec une grâce hautaine, et cette bonne humeur du général qui sait ne pas déplaire à ses compagnons de guerre par le ton d'autorité, l'aisance des manières et une attitude un peu théâtrale. La richesse de ses vêtements, la vivacité de ses chevaux, l'éclat bruyant de ses escortes de gentilshommes armés, frappaient les esprits et le présentaient aux imaginations sous les traits d'un héros et d'un vainqueur. On se fait malaisément une idée aujourd'hui de l'influence qu'ont pu exercer à diverses époques sur leurs contemporains des hommes doués de beauté, de charme, de courtoisie. Les habits aux couleurs éclatantes, les airs bravaches, la vigueur, étaient des qualités nécessaires chez tous ceux qui exerçaient un commandement. Il faut sortir de notre âge et se reporter à cette époque pour bien comprendre l'autorité qu'ont pu obtenir et conserver successivement les trois ducs de Guise, tous hardis, élégants, robustes, entourés de frères ou de fils qui avaient grand air comme eux et savaient comme eux faire flotter la plume au vent, relever le manteau du fourreau de l'épée, et porter fièrement le pourpoint de satin ou le corselet d'acier incrusté d'or. Dans cet apogée de sa puissance, au moment où tous ceux
qu'il redoutait étaient exilés ou annihilés, quand il se voyait le maître,
sans adversaire possible, le duc de Guise découvrit tout a coup, en face de
lui, au-dessus de lui, un ennemi bien autrement redoutable que ceux dont il
venait de se défaire, armé d'une expérience silencieusement amassée et plus
savante que celle du connétable, pourvu de ressources d'esprit plus fécondes
que celles de toute la famille des Caraffa qui avait fait évanouir le rêve de
Naples, maître de droits plus puissants que ceux des Bourbons, doué d'un
génie politique qui écrasait le talent subtil du cardinal de Lorraine. Quand
les Guises, devenus les oncles du Roi, se crurent les maîtres du royaume, ils
trouvèrent devant eux Durant plus de vingt-cinq ans d'avanies subies avec soumission entre la maîtresse de son beau-père et celle de son mari, craintive, humiliée, elle avait refoulé tous ses sentiments de femme et de reine ; elle avait concentré dans son âme toutes ses passions pour se saisir des deux forces qui pouvaient lui rendre la dignité et la jouissance de ses droits ; elle n'avait recherché que l'amour de ses enfants et la science mystérieuse des causes qui, dans sa cour, en France, dans l'Europe, procuraient le pouvoir. Douce observatrice, elle faisait causer les courtisans, les gens de guerre, les ambassadeurs, se laissait montrer les dépêches, aimait les récits des galanteries secrètes, des trahisons de cour, des hardiesses religieuses. Elle étudiait l'art de jouer avec les faiblesses humaines, le pouvoir qu'on obtenait sur les hommes après que l'on avait acquis la soumission des femmes. Elle n'apportait pas de préjugés dans cette éducation secrète ; sans dégoût, elle s'instruisait dans une doctrine qui devait être sans scrupule. Elle voulait savoir ce qu'on peut acquérir en sachant mettre en jeu les vices des autres ou leur générosité, leurs instincts ou leurs répugnances. Pour jouir de cette science, elle avait besoin d'être affranchie de la dépendance dans laquelle elle était retenue, et elle comprit que ses enfants pouvaient seuls la replacer dans la liberté de ses mouvements. Aussi, elle conserva ses fils sous ses yeux, les habitua a ses soins, s'absorba dans leur vie, les maintint dans une tendresse un peu exaltée. Son heureuse fécondité l'entourait de protecteurs ainsi créés par elle ; elle n'avait qu'eux, mais déjà ses deux filles aînées lui procuraient l'influence sur ses deux gendres, le roi d'Espagne et le duc de Lorraine. Ce dernier même lui était depuis longtemps soumis comme l'un de ses propres fils ; elle l'avait fait élever près d'elle, avec les enfants des principaux personnages du royaume ; elle tenait de la sorte sous sa loi, à Saint-Germain, une cour de jeunes seigneurs et de petites demoiselles empressés autour de ses enfants. On leur faisait lire les romans de chevalerie, et ils jouaient entre eux au fond de la forêt, qui devenait pour eux la futaie légendaire de Brocéliande, de jolies scènes de Giron de Courtois ou d'Amadis des Gaules, chevaliers errants, dames captives y princesses entourées d'adorateurs[12]. C'est dans ces jeux que le dauphin François avait appris à aimer Marie Stuart. Après qu'il l'eut épousée, les autres enfants continuèrent leur éducation au château d'Amboise, et le sceptre de beauté passa des mains de la petite Marie Stuart dans celles de Marguerite de Valois ; à six ans elle avouait déjà ses préférences entre les nombreux soupirants qui l'entouraient dans ce monde enchanté[13] ; sous cette douce autorité, grandissaient les trois Henri, qui commençaient dans des querelles d'enfants leurs longues rivalités : Henri de Guise, l'aîné, pétulant, aimant à mal faire ; Henri de Valois, le fils de Henri II, gracieux et romanesque, âgé de dix ans à la mort de son père[14] ; Henri de Navarre, fils de Jeanne d'Albret, né trois ans après le fils du duc de Guise et deux ans après Henri de Valois, robuste et pétillant à esprit. Tous apprenaient, en entrant dans la vie, que le premier devoir était d'obéir à Catherine, de l'aimer, de la regarder comme une puissance infaillible et bienfaisante. Catherine, de son côté, s'accoutumait, dans le maniement de ces jeunes âmes, à essayer son talent de domination et à exercer son infatigable activité d'esprit. Elle était douée d'une singulière puissance de travail, et de cette vivacité d'intelligence que les femmes ont plus fréquemment que les hommes. Les rigueurs de son long apprentissage lui avaient fait acquérir l'art si nécessaire, mais si rare en politique, de changer brusquement son jeu, de dérouter ses adversaires par un revirement inattendu, de trouver des ressources subites, même au milieu des désastres, avec une fécondité d'esprit que rien ne pouvait étonner. Mais elle avait perdu, dans ses habitudes de dissimulation, le sens de la bonne foi. Elle trompoit plusieurs, et estoit trompée de beaucoup[15], sans avoir la moindre honte à être surprise dans ses fraudes, souriante même quand on lui rappelait ses mensonges. Elle me le renie comme beau meurtre, disait Jeanne d'Albret, et me rit au nez. Elle ne savait pas faire cas de l'élévation des sentiments et n'avait aucun scrupule à employer pour le succès de ses desseins les moyens les plus déshonnêtes ; elle ne voyait aucune honte à faire entrer dans ses calculs la beauté des femmes ; ce n'était pas dépravation chez elle, c'était absence de la notion de la pudeur. Jamais femme n'eut moins qu'elle le respect de la femme. Après toutes les avanies qu'elle avait dévorées, il n'était plus d'humiliation qu'elle ne se crût en droit d'exiger des femmes placées sous sa main. Aussi dure pour celles qui étaient soumises à son pouvoir qu'elle savait être caressante près de ceux qu'elle voulait dominer, elle négligeait l'honneur de celles qu'elle employait comme instruments, de même qu'elle ne cherchait pas l'estime de ses adversaires. Elle ne dédaignait pas d'employer elle-même toutes les
ressources que donne la science des séductions, mais sans autre intention que
d'accroître son autorité. Elle connaissait le charme de ses yeux et de sa
voix ; elle aimait les riches costumes et toutes les parures qui pouvaient saisir
l'attention[16]
; le beau tour de ses jambes luy faisoit prendre
plaisir à porter des bas de soie bien tirés, suivant la galanterie du temps,
et ce fut pour les montrer qu'elle inventa la mode de mettre une des jambes
sur le pommeau de la selle en allant sur les haquenées[17]. Les courtisans
avaient remarqué qu'elle aimoit une de ses dames
par-dessus toutes les siennes et la favorisoit par-dessus les autres,
seulement parce qu'elle luy tiroit ses bas si bien tendus et en accomodoit la
grève et mettoit si proprement la jarretière[18].... Ces soins recherches permettent-ils de croire qu'elle a eu
d'autre passion que celle du pouvoir ? Les contemporains lui ont supposé
plusieurs galanteries : le cardinal de Châtillon, ce frère de Coligny, qui
renonça à son chapeau pour entrer dans le protestantisme, aurait été l'un des
premiers à la consoler des infidélités du Roi[19]. On a parlé
surtout d'un cadet de Bourbon, le vidame de Chartres, qui portait le vert pour l'amour d'une plus que très-grande dame,
laquelle l'a toujours porté jusques au jour de sa viduité, et on donnait à ce
seigneur réputation de la servir, mais, sur la fin, il s'en trouva mal[20]. Le vidame de
Chartres fut, en effet, après la mort de Henri II, enfermé à Il fallait que ce besoin de domination fût bien
extraordinaire pour qu'une femme se soumit aux travaux qu'affronta Catherine
de Médicis. Elle a laissé un nombre incalculable de lettres ; on en possède
plus de six mille qui n'ont pas été perdues, et qui sont toutes de sa main[23]. Elles sont
difficiles à lire, et l'on croirait, d'après l'orthographe, que Catherine n'a
pu jamais saisir rigoureusement la prononciation française ; elle écrit, par
exemple : Je souys si troublée que je ne se que je
souys[24].
Elle a toujours mis une sorte d'affectation à parler de son ignorance de la
langue française et à feindre de ne comprendre exactement que l'italien. Elle
demandait pour confesseur un religieux qui connût cette langue ; car, ne pouvant se confesser qu'en sa langue, Elle a certainement joué ce rôle au début du règne de François II, quand elle se présenta pour prendre sa part de pouvoir, et quand elle se vit en lutte tout d'abord contre l'influence acquise par sa belle-fille Marie Stuart. C'était encore contre une femme qu'elle avait à combattre. Rivale moins humiliante, mais aussi hautaine que Diane, la jeune reine prétendait écarter sa belle-mère, et lui disait arrogamment : Vous ne serez jamais qu'une fille de marchand[26]. Mais elle ne reculait pas devant une lutte pour soutenir ses droits et ses tendresses de mère. Marie Stuart put connaître, dès ce moment, ce qu'avait de dangereux un combat contre une femme froide, ambitieuse, implacable. La nerveuse et impérieuse nièce du duc de Guise subit cette étrange destinée de se trouver toute la vie dans la dépendance des deux femmes qu'elle haïssait le plus, la reine Catherine et la reine Élisabeth. Catherine, conseillée par des
Italiens, assistée des dames de Montpensier et de Roye, haïssant comme
belle-mère la royne Marie Stuart, qui l'esloignoit des affaires et portoit
l'amitié du Roy à messieurs de Guise, se résout de favoriser les malcontents[27]. Étonnés d'avoir
à compter avec elle, les Guises crurent la gagner en lui sacrifiant la
duchesse de Valentinois, la belle-mère d'un des leurs, le duc d'Aumale. Ils
ne voyaient pas que chaque Satisfaction concédée à Catherine la rendait plus
puissante et plus exigeante. Comme jadis la comtesse de Châteaubriant et la
duchesse d'Etampes, Diane eut l'humiliation de rendre les pierreries de la
couronne[28].
Le Roi lui envoya dire qu'en raison de ses maléfices auprès du Roi son père,
elle mériterait un châtiment signalé, mais qu'il se contentait d'exiger la
restitution des joyaux[29]. Ses gendres
l'abandonnèrent ou tombèrent en disgrâce eux-mêmes. Elle plia sous l'orage,
et fit don à Catherine, après l'avoir si longtemps méprisée, du château de
Chenonceaux, qu'elle avait recueilli dix ans auparavant dans les débris de la
fortune de la duchesse d'Étampes. Comme pour renouveler avec précision les
affronts que celle-ci avait subis, on voulut faire condamner Diane à son tour
par un duel. Son parent, Matas, défié par le jeune Achon de Mouron, neveu du
maréchal de Saint-André, désarma son adversaire, dédaigna de le frapper, pour
imiter Jarnac, qui n'avait pas tué Il conduisit le Roi à Reims au mois de septembre 1559, pour les cérémonies du couronnement. Le sacre parait avoir eu lieu entre le 17 et le 20 septembre. Les médailles indiquent le 17 ; un historien des ducs de Guise dit le 18[32] ; le 19 est la date de Mézeray, et le 20, celle que donne de Thou. Il y a manque de précision dans tous les récits de cette époque. L'attention des contemporains semble absorbée par les intrigues de cour. Dans les intrigues se complaît surtout le cardinal de Lorraine,
avec un esprit étroit, inquiet, tracassier ; il y noie son frère, lui fait
oublier qu'il est le chef de l'Etat. Plus d'idée d'ensemble, plus de principe
; on vit au jour le jour, sans plan et sans projet. François Ier avait eu
pour politique de conserver Par l'aliance et amour mutuelle Du cardinal faitte ayecques le roy, On veoit tout mal œ trouver plus de quoy Battre Qui Dieu desprise il sent sa main cruelle. Luy jusqu'au bout ayme et soutient la fol : Qui pille tout et veut vivre sans loy Son frère Guise l'afflige de bon zèle. Ces deux fort Lien ayant un cœur uny Gardent que rien demeurant impuny Ne leur échappe ! Ô trop heureuse France ! Car l'un de soy connaissant combien craint Veut estre roy y sa justice il advance, Et l'autre un pape imite tant est saint. S'ils manquaient de principe et de vue d'ensemble dans
leur administration intérieure, les Guises étaient encore plus
malheureusement inspirés dans leur politique étrangère. Toujours dominés par
les intérêts de leur maison et les avantages du moment, ils ne voyaient plus
que l'Ecosse dans toute l'Europe. Leur sœur Marie de Guise se débattait pour
défendre les droits de sa fille Marie Stuart. Ils mirent leur orgueil à faire
prendre par François II les titres de roi d'Ecosse et d'Angleterre ; ils
regardaient cette double couronne d'outre-mer comme la dot de leur nièce et
la légitimation de leur pouvoir ; ils mettaient a la revendiquer une aussi
chimérique naïveté qu'à se porter, quelques années auparavant, vers le trône
de Naples et la tiare pontificale. Vouloir annexer les Îles-Britanniques à Aussi est-ce de l'Angleterre que sortirent les premières tentatives de sérieuse opposition contre les Guises. La jeune reine Elisabeth entretenait avec habileté le mécontentement des capitaines français rendus a l'oisiveté et réduits à la misère par la paix de l'année précédente[34] : son ambassadeur Throgmorton lui écrivait : C'est le moment de distribuer de l'argent, et jamais il n'y aura eu d'argent mieux dépensé par l'Angleterre[35]. A ses frais, arrivaient à la cour les capitaines qui tantôt sollicitaient humblement des secours, et tantôt réclamaient avec arrogance le prix de leurs services. L'aspect de ces traîneurs d'épée, déguenillés et querelleurs, épouvantait le cardinal de Lorraine : il craignit d'être enlevé dans une émeute militaire. L'excès seul de sa terreur peut expliquer le singulier édit qu'il fit signer parle Roi, pour interdire sous peine de mort toute sollicitation. La cour occupait alors le château de Blois : non-seulement le crieur publia à son de trompe un bandon ordonnant que tous capitaines, soldats et gens de guerre qui estoient là venus pour demander récompense et argent, qu'ils eussent à vuider sur la vie[36] ; mais, afin que les menaces produisissent plus d'impression, le cardinal fit dresser des gibets pour pendre les solliciteurs obstinés. Curieux procédé administratif envers de vieux serviteurs que tentaient au même instant les offres de la reine d'Angleterre. Cette mesure parait avoir été exigée par le cardinal seul.
Le duc de Guise, ou ne fut pas consulté, ou ne put prévaloir contre son
frère. Il s'efforça d'atténuer le mauvais effet de cette maladroite rigueur,
en attirant autour de lui ses anciens compagnons d'armes, que le cardinal
repoussait par la menace de ses potences ; il leur
faisoit très-bonne chère jusques aux plus petits, comme j'ay veu[37] ; il leur
conseillait de se retirer chez eux et leur promettait de prendre en main
leurs intérêts, de s'en occuper en personne. Mais le moyen de satisfaire tant
de demandes et de calmer tant d'irritation ! Ceux qu'on repoussait du château
de Blois se retiraient dans la forêt ; des groupes armés erraient autour de
la ville. Dès le mois de novembre 1559, ces hommes, poussés au désespoir,
prenaient une attitude si menaçante et semblaient si résolus à tenter un coup
de force, que le jeune Roi, sans doute un peu ému à l'avance par la frayeur
du cardinal, fut pris de peur au milieu d'une partie de chasse à l'aspect
d'une de ces troupes d'hommes a cheval dans sa forêt, et rentra au galop dans
le château, en abandonnant ses chiens[38]. Les gardes
écossais reçurent l'ordre, à partir de ce jour, de porter une cotte de
mailles et furent armés de pistolets. A la fin de décembre, le mécontentement
avait pris de telles proportions, que l'ambassadeur d'Angleterre prévoyait
qu'un coup violent pouvait être frappé d'un moment à l'autre[39]. Le cardinal ne
se jugea plus en sûreté à Blois ; la cour se mit en route le 5 février :
durant deux semaines[40], elle descendit Quand il se fut enfermé avec le Roi dans le château
d'Amboise, plus facile à défendre contre un coup de main que celui de Blois,
il apprit presque aussitôt que les forêts environnantes se peuplaient des
mêmes mécontents. Ces derniers n'avaient ni chef, ni projet : les
gentilshommes ruinés, les gens de guerre faméliques, ceux qui regrettaient
les sacs des villes, accouraient de tous les points de C'est de gens de cette sorte que se composaient
principalement les bandes cachées dans les forêts de Le duc de Nemours voulut-il à tout prix éviter une lutte qui pouvait devenir le signal d'une guerre générale, ou bien fat-il de bonne foi quand il proposa aux assiégés de les conduire lui-même auprès du Roi, afin qu'ils pussent lui exposer leurs plaintes, s'obligeant par foy de prince qu'il ne leur en reviendroit aucun mal ni danger[44] ? A cette époque, l'honneur consistait moins à tenir sa parole qu'à oser combattre à coups d'épée ceux qui accusaient de l'avoir violée. Quand Nemours jura en foi de prince, sur son honneur et damnation de son âme, et outre ce, signa de sa propre main : Jacques de Savoie, qu'il les raméneroit sains et saulfs et n'auroient aucun mal, quinze des principaux et mieux parlants d'iceulx s'asseurent en sa foy, seing et parolle de prince, sortent avec luy pour faire leur remonstance au Roy. Immédiatement ils furent soumis aux divers supplices de la question, et tourmentés par cruelles géhennes. Le duc de Nemours eut grand crèvecœur et mescontentement d'avoir donné sa signature ; mais pour sa parolle, il eust toujours donné un desmentir à qui la luy eust voulu reprocher, tant estoit vaillant prince et généreux[45]. Le duc de Guise, créé lieutenant général du royaume avec
de pleins pouvoirs pour châtier les factieux, fit insérer dans l'édit qui
l'investissait de cette autorité presque souveraine une phrase destinée à
constater le lien qui le rattachait à la &mille royale : Attendu la proximité du lignage dont il nous attient[46]. Oncle de Henri II avait déjà donné le scandale d'un prince prenant plaisir à être le témoin du supplice de ses sujets ; mais à Amboise, c'était un véritable massacre qui servait de divertissement à la cour. Recherché dans sa cruauté, le cardinal de Lorraine savourait le plaisir de regarder ses ennemis dans les mains de ses bourreaux et de leur faire sentir plus amèrement la misère de leur défaite et de leur désespoir en les tenant sous ses yeux durant leur supplice. L'empereur Domitien avait le premier compris cet art de pousser à l'extrême la honte de la victime qui voit et est regardée[49]. Ce spectacle fut si horrible que le chancelier Olivier, qui avait prononcé l'arrêt de mort, se trouva mal. Il fut porté dans sa chambre ; le cardinal de Lorraine le vint visiter, mais il ne le voulut point voir, ains se tourna de l'aultre costé sans luy répondre un seul mot. Puis, le sentant esloigné, il s'escria : — Ha, maudit cardinal ! tu te damnes et nous fais tous aussi damner ![50] Deux jours après, il était mort. La duchesse de Guise s'écriait en larmes : Que de haines, que de vengeances sur la tète de mes
malheureux fils ![51] La vengeance est
le mot que prononcent toutes les bouches. Si tu t'y
épargnes, disait un ami des victimes à son fils âgé de huit ans, je te maudis. Et pour mieux frapper l'imagination
de l'enfant, il lui montrait les tètes défigurées sur les créneaux, et les
corps décomposés qui pendaient à des crocs[52]. Des gravures se
répandirent pour soulever l'indignation dans toute Le meurtre entraîne au meurtre. Quand le château d'Amboise
fut infecté par les débris humains, le cardinal fit jeter dans Sur toute Après plusieurs semaines, le cardinal consentit à une abolition générale. Mais la clémence royale ne fut qu'une déception ; car, nonobstant ladite abolition, il y en eut encore plusieurs pris, tués, noyés ou exécutés[58]. Le duc de Guise, après s'être réveillé au moment du danger, à la tête de ses gentilshommes, avait de nouveau perdu toute énergie après la victoire, et s'était comme effacé à côté de son frère. Il aurait voulu n'user de ses avantages qu'avec modération, et rattacher, par une habile clémence, les cœurs à son administration ; mais le cardinal croyait ne retrouver la sécurité qu'en accablant tous les suspects. Celui qu'il aurait dû surtout ménager, c'était le prince de Condé. Ou ce Bourbon n'avait eu aucune relation avec les pétitionnaires armés des forêts de Blois et d'Amboise, et les Guises pouvaient se le concilier en lui témoignant de la confiance et de l'amitié en face de leurs ennemis ; ou il était l'un des complices, peut-être le chef secret, et ils étaient assurés de le déshonorer aux yeux de ceux qui survivaient, en le comblant de faveurs, en le présentant comme lié à leur famille ou même l'un des révélateurs, pendant que les imprudents de la petite noblesse se faisaient décapiter, pendre, noyer. Le duc de Guise voulait dissimuler ses soupçons et feindre de considérer le prince comme un fidèle partisan de son pouvoir. Mais le cardinal n'osa pas laisser cet adversaire qui pouvait venger les autres, et il se crut assez fort pour l'abattre. Il ne remarqua pas que l'attaquer comme s'il avait été le chef, c'était le désigner pour ce rôle à l'avenir, publier que les rebelles n'étaient pas, comme on devait le croire, un ramassis d'aventuriers ou de capitaines sans solde, mais une faction assez importante pour qu'un prince du sang n'ait pas hésité à en prendre le commandement. Aussi, un contemporain a remarqué que, sans cette faute du cardinal, deux ans plus tard les protestants n'eussent peut-être pas trouvé un prince du sang pour leur chef[59]. Le jeune Bourbon comprit son rôle : l'audace, qui devait le faire profiter de la faute de son ennemi, pouvait seule également sauver sa tête. Il demanda à être interrogé devant les membres du conseil du Roi, les ducs, les chevaliers de TOrdre. Puis, lorsqu'il vit autour de lui tout ce qu'il y avait de grand et de pompeux en France, en présence du Roi et des reines, il s'avança, nerveux, frémissant, et cria : Ceux qui ont fait rapport que j'estois chef et conducteur de certains séditieux ont faussement et malheureusement menti. Et quittant pour ce regard ma qualité de prince du sang, que je tiens de Dieu seul, je veux leur faire confesser à la pointe de l'espée qu'ils sont poltrons et canailles, cherchant eux mesmes la subversion de l'État et de la couronne ![60] Le duc de Guise eut la présence d'esprit d'intervenir et de répondre : Le prince de Condé a raison de ne pas souffrir la témérité de ses calomniateurs pour moi, je n'aurois pas de plus grande joie que de lui offrir mon espée et de devenir son second s'il en venoit à un combat pour prouver son innocence. C'est ainsi qu'après quinze mois de puissance absolue, les
deux chefs de la maison de Guise se voyaient forcés de s'incliner
publiquement devant le cadet de Bourbon. Après tant de massacres, ils
n'avaient réussi qu'à prouver leur incapacité politique. A la tête de |
[1]
Pierre DE
[2] TAVANNES, p. 227.
[3] TAVANNES.
[4] CASTELNAU, p. 407.
[5] D'AUBIGNÉ, p. 86.
[6] CASTELNAU, p. 407.
[7] MARTHA FREER, Life of Jeanne d'Albret, t.
I, p. 157.
[8] TAVANNES.
[9] CASTELNAU.
[10] D'AUBIGNÉ.
[11] MONTLUC, p. 163.
[12]
TORSAY,
[13] MARGUERITE DE VALOIS, Mémoires, p. 2, édit. Petitot.
[14] On l'avait nommé Alexandre à sa naissance.
[15] TAVANNES, p. 389.
[16] Geronimo LIPPOMANO, publié par TOMMASEO, Amb. venit., t. II, p. 634 : Si diletta e compiace molto di quelle cose che communemente piacciono alle donne, cioè di vestir superbamente, di parer belle, e di quelle altre circonstanze che van in conseguenza.
[17] VARILLAS, Histoire de Charles IX, t. I, p. 2.
[18] BRANTÔME, Dames galantes, discours III.
[19] VARILLAS.
[20] BRANTÔME, Colonels de l'infanterie, édit. Panthéon, t. I, p. 561.
[21] BRANTÔME.
[22]
LE LABOUREUR, Additions
aux mémoires de Castelnau, liv. I. VOLTAIRE, notes de
[23] MIGNET, Rapport du 8 août 1842 au Comité des monuments historiques. Une collection considérable de ces lettres est conservée à Londres, par M. Murray, Albemarle street. On ne peut s'expliquer comment le ministère de l'instruction publique n'a pas encore pu obtenir la publication de cette correspondance ; la décision qui en ordonne la publication est de 1842. Il ne semble pas qu'aucun travail ait été sérieusement commencé, malgré les engagements pris. M. ALBERI a publié un grand nombre de lettres dans son ouvrage : Vita de Caterina de Medici saggio storico di Eug. Alberi, Firenze, 1838.
[24] Ms. Colbert, VC, v. XXIV, fol. 35.
[25] Ms. Archives nat., Simancas, B, p. 11.
[26] SANTA CROCE, nonce du Pape en France, écrit : La regina di Scotia un giorno gli disse che non sarebbe mai altro che figlia di un mercante.
[27] TAVANNES.
[28] TAVANNES.
[29]
Dépêches vénitiennes, publiées par BASCHET,
[30] BRANTÔME, les Duels, p. 181.
[31] BRANTÔME, les Duels, p. 184.
[32] BOUILLÉ, Histoire ducs de Guise, t. II, p. 18.
[33] BRANTÔME, Hommes illustres.
[34] FROUDE, t. VII, p. 215.
[35] FORBES, Throgmorton to Cecil, 15 march ;
to the queen, 21 march : Spend your money now, and
never in
[36] BRANTÔME, Hommes illustres, t. I, p. 426.
[37] BRANTÔME, Hommes illustres, t. I, p. 426.
[38]
FORBES, t. I, p.
262. Killegrew to the queen,
15 november 1559 : The king the last day being on
bunting was in such fear, as he was forced to leave his pastime ; and to leave
the bounds uncoupled and return to the court. Whereupon there was commandment
given to the scottish guard to wear jackets of mail and pistols.
[39] FORBES, Killegrew to the queen, 29
december 1539 : It is evident that the discontent bas
reached a point when something desperate may be expected.
[40] Du 5 au 23 février. FORBES, t. I, p. 315, 320, 334.
[41] D'AUBIGNÉ, Histoires, p. 93.
[42] CASTELNAU, Mémoires, p. 415.
[43] Henri D'ORLÉANS, duc d'Aumale, Histoire des princes de Condé, t. I, p. 67.
[44] CONDÉ, Mémoires, p. 549.
[45] VIEILLEVILLE, p. 287.
[46] CASTELNAU.
[47] Ce Castelnau était un Gascon qui n'était pas parent du Castelnau l'auteur des Mémoires ; ce dernier fut attaché aux Guises et à Catherine de Médicis, et fut chargé des missions les plus importantes.
[48] D'AUBIGNÉ, Histoires, p. 93.
[49] TACITUS, Agricola : Nero tamen substraxit oculos jussitque scelera, non spectavit : præcipua sub Domitiano miseriarum erat, videre et aspici.
[50] VIEILLEVILLE, Mémoires. Voir aussi CONDÉ, Mémoires, p. 550.
[51]
[52] D'AUBIGNÉ.
[53] Jacques PÉRISSEL et Jean TORTOREL, Quarante Tableaux ou histoires diverses qui sont mémorables, touchant les guerres, massacres et troubles advenus en France en ces dernières années, le tout recueilli selon le témoignage de ceux qui y ont esté en personne et qui les ont veus, lesquels sont pourtraicts à la vérité.
[54]
REGNIER DE
[55] Throckmorton to the Queen : The 17th there were 22 of these rebels drowned in saka and
the 18th at night 25 more.
[56] D'AUBIGNÉ, p. 96 ; VIEILLEVILLE, Mémoires.
[57] D'AUBIGNÉ.
[58] CASTELNAU.
[59] CASTELNAU, p. 417.
[60]