LES DUCS DE GUISE ET LEUR ÉPOQUE

 

Étude historique sur le seizième siècle

TOME PREMIER

CHAPITRE VIII. — FIN DU RÈGNE DE HENRI II.

 

 

1559.

 

Pendant les conférences qui réglaient les conditions de la paix, les fêtes avaient recommencé comme aux premiers jours du règne. Il y avoit tant d'intérêts et tant de cabales différentes, et les dames y avoient tant de part, que l'amour étoit toujours mêlé aux affaires et les affaires à l'amour. Personne n'étoit tranquille ni indifférent ; on songeoit à s'élever, à plaire, à servir ou à nuire ; on ne connaissoit ni l'ennui, ni l'oisiveté, et on étoit toujours occupé des plaisirs ou des intrigues[1]. Les seigneurs faits prisonniers à Saint-Quentin payaient peu à peu leur rançon, et revenaient au Louvre avides de plaisirs et impatients d'oublier dans les fêtes de la cour les ennuis de leur captivité aux Pays-Bas. L'un d'eux, M. de Vouillon, put, à la suite d'une aventure singulière, éviter de se soumettre à cette nécessité humiliante et ruineuse du rachat. Il avait été taxé à deux mille écus de rançon et autorisé a se rendre à Paris, sur parole, pour se procurer l'argent. Il n'avait pu emprunter les deux mille écus, et était retourné à Bruxelles près du duc de Savoie, dont il était le prisonnier. Quand il arriva, le duc était à table. Irrité de ne pas voir apporter l'argent sur lequel il comptait, le duc de Savoie lui dit de sortir et qu'après disner, il en ordonneroit ; le sieur de Vouillon se demesle de la presse[2], trouve devant la porte les chevaux de poste qui l'avaient amené, les reprend, part au galop et revient à Paris, prétendant qu'il s'était acquitté de sa parole puisqu'il était retourné se constituer prisonnier à Bruxelles. L'affaire fut mise en délibération devant les capitaines, tant françois qu'espagnols, à ce appelés, par lesquels cette subtilité fut approuvée, pource qu'il fut dit que le sieur de Vouillon s'estant acquitté de sa foy et représenté en estat de subir la prison ou garde, il n'avoit fait que ce que chacun peut faire de rechercher sa liberté.

Au milieu des bals et des carrousels, les rivalités ne s'assoupissaient pas. La duchesse de Valentinois, que sa fille, la duchesse d'Aumale, avait réconciliée avec le duc de Guise, aurait voulu réunir sous sa main les rivaux, et avait réussi à obtenir de Montmorency-Damville qu'il épousât sa petite-fille, Gabrielle de la Marck, bien qu'il eut la réputation d'être amoureux de la jeune dauphine, Marie Stuart. C'était un soldat robuste et rude, qui ne savait ni lire, ni signer, et qui ne se laissa point rattacher aux Guises par ce lien. Son père s'efforçait de justifier les conditions acceptées pour la paix, par la faute commise deux ans auparavant au moment de l'imprévoyante rupture de la trêve de Vaucelles et de la malheureuse combinaison de l'expédition sur Naples : si la France était dépouillée de toutes ses conquêtes, la cause en était due à l'inquiète avidité des Guises, qui nous avaient poussés, en dépit des traités, dans des entreprises inspirées par leur seule ambition. Il avait réussi à faire réintégrer son neveu d'Andelot dans sa charge de colonel général de l'infanterie, mais il n'avait pu faire conférer au prince de Gondé celle de colonel général de la cavalerie légère, que le duc de Guise obtint pour le duc de Nemours. Nemours était te plus beau, le plus élégant des seigneurs de la cour ; on le disait aimé de la duchesse de Guise ; il l'épousa plus tard. Condé resta avec son titre de colonel général de l'infanterie d'Italie, titre sans valeur désormais, puisque toutes les troupes avaient repassé les Alpes. Après l'avoir écarté des faveurs, le duc de Guise essaya de ruiner également le crédit de son frère aine, le roi de Navarre. Il voulut lui persuader de céder au roi de France ses droits sur le Béarn, qui, du reste, étaient contestés par les légistes de la couronne, et de les échanger contre un grand gouvernement[3] ; mais Jeanne d'Albret refusa de se laisser dépouiller de ses droits, et conserva sa petite souveraineté, oubliée entre la France et l'Espagne, comme l'asile prévu et préparé par elle pour son fils Henri de Navarre.

Derrière les fêtes galantes et les coups de lance des tournois, derrière les rivalités entre les familles et les compétitions pour les grandes charges et les gouvernements, depuis trente ans un ébranlement dans toutes les idées animait comme secrètement la masse de l'Europe. La réforme, inquiétude vague sous le règne de François Ier devenait une révolution. A ce moment, la situation se transforme ; l'histoire pénètre dans une ère nouvelle. Avec une rapidité singulière, la doctrine de Calvin se répand en France ; le nombre, l'unité de foi, la discipline sévère des réformés français commencent à leur donner de l'importance dans l'État.

Calvin, né à Noyon, avait la même pureté dans les mœurs, le même flegme dans le fanatisme que Robespierre, né a Arras. Pauvre, sans besoins, Calvin vit, à Genève, dans la famille d'un menuisier. Sa succession est évaluée, y compris ses livres, à cinquante écus. Au lieu du tribunal révolutionnaire, il a le consistoire de Genève, aussi docile, aussi implacable. S'il veut l'autorité sans les honneurs, s'il est jaloux de tous ceux qui exercent un pouvoir ou possèdent une force ; il a la haine des rivaux et n'a pas de répugnance à verser le sang. Comme Robespierre, il veut fonder un monde, il veut pétrir l'esprit humain et le façonner à son gré en le dépouillant des facultés qui ne lui semblent pas utiles. Tous deux ont compté sans l'hypocrisie. A Genève, Calvin crée artificiellement une société qui ne comprend pas les arts, le goût, la joie, et qui cache sous les dehors d'une dévotion exaltée l'envie, l'ennui.

Il est difficile d'apprécier les personnages qui ont exercé une influence dominante sur les destinées de l'humanité ; ils sont en quelque sorte ceints d'une auréole et transfigurés par l'admiration de leurs fidèles ou par les malédictions de leurs ennemis. On heurte des convictions respectables aussi bien en rendant hommage à leurs talents qu'en condamnant leurs crimes. Mais Calvin était tellement absorbé par sa passion de réformes qu'il ne donnait prise à aucun vice et n'avait de mérite pour aucune vertu ; les mérites, comme les crimes, n'étaient qu'une conséquence de l'idée fixe qui le maintenait dans une surexcitation continuelle. Soumis à cette manie et réglé par une logique inflexible, il se trouvait comme placé en dehors de l'humanité. Enfermé dans son système et regardant ses adversaires comme les ennemis de Dieu, il a vécu dans l'extase jusqu'à en avoir le tempérament vicié et le sang décomposé.

Ses disciples se recrutaient principalement dans les rangs du bas clergé, parmi les desservants de village ou les moines mendiants, gens accoutumés à vivre avec le peuple, à se faire entendre des pauvres, à se voir dépouillés et maltraités par les dignitaires ecclésiastiques. Quand les immenses domaines de l'Église étaient partagés entre des hommes comme les cardinaux de Lorraine ou de Bourbon, quand les revenus des évêchés et des abbayes étaient donnés à des gens de guerre, que pouvaient devenir les humbles prêtres ou les pauvres religieux ? Sans discipline et sans instruction, ils donnaient parfois l'exemple du désordre, et dans quelques endroits ils estoient les premiers aux danses, jeux de quilles, d'escrime, es tavernes où ils ribloient et par les rues toute nuict aultant que les plus meschants du pays[4]. L'enquête des commissaires de Henri VIII sur le clergé anglais avait révélé des misères pires encore ; aussi le cardinal de Lorraine put-il dire avec raison dans sa grande harangue au concile de Trente : Qui accuserons-nous, mes frères évéques ? qui dirons-nous avoir esté auteurs d'un si grand mal ? Il ne nous le faut et ne le pouvons dire et confesser sans nostre propre honte et vergogne, et avec grande repentance de notre vie passée. A cause de nous la tempeste et orage est venue, mes frères, et pour ce, jetez-nous en la mer. Que le jugement commence à la maison de Dieu, et que ceux qui portent les vases du Seigneur soient jugés et réformés[5]. Que le mal fût aussi grand à Rome, les gens de guerre ne cessaient de le raconter quand ils en revenaient. Les soldats du duc de Guise se montraient aux paysans de la Champagne, à leur retour de l'expédition de Naples, beaucoup pires en leurs conscience et mœurs qu'ils n'estoient avant que partir. Ils rapportèrent qu'audit Rome on y mangeoit chair en caresme, ils avoient vu[6]....

Dans ce clergé, plusieurs de ceux qui avaient de la répugnance pour la dissolution préféraient l'apostasie à la complicité dans le désordre ; leur foi semblait ne pouvoir être sauvegardée que par la révolte. Spifame, évêque de Nevers, se convertit au protestantisme à Genève en 1558 ; Melfi[7], évêque de Troyes et parent de la reine Catherine, devint ministre réformé à Brie-Comte-Robert en 1562 ; Saint-Roman, archevêque d'Aix, se fit capitaine d'une bande de huguenots ; le cardinal Odet de Châtillon, évêque de Beauvais[8], gagné aux idées nouvelles avec ses deux frères, Coligny et d'Andelot, épousa Elisabeth d'Hauteville, la 6t appeler la comtesse de Beauvais, et l'établit avec lui dans son palais épiscopal. Les principaux théologiens protestants, Théodore de Bèze, Malot, Marlorat, étaient d'anciens prêtres. Plus bas, les moines apportèrent aux idées de Calvin l'appui de leur autorité sur le peuple ; ils prêchèrent la réforme jusque dans la chaire catholique. A Provins, les frères jacobins étaient acquis à l'hérésie[9] ; à Bergerac, frère Guillaume Marentin, de l'ordre de Saint-François, en preschant le caresme, avait répandu quelques idées hardies, disant qu'il faisait pénétrer dans une nouvelle ruelle, et qu'il en y viendroit qui passeroient par les rues ; et despuis estoient venus troys prescheurs qui avoient nyé le purgatoire[10]. A Issoire, un religieux jacobin vint enseigner les nouvelles doctrines et séduisit les moines du monastère au point de les décider à jeter des pierres contre leur évêque du haut du clocher quand il se présenta devant le portail de leur église[11]. Les moines, également dans les Pays-Bas, se convertirent les premiers au protestantisme[12]. Ils mettaient au service de la nouvelle cause la science acquise dans leur premier métier, des instincts et des travers de la populace. Chassés de leurs cloîtres, soit par l'horreur des abus, soit par la haine des supérieurs, soit par l'attrait d'une existence sans règle, ils portaient dans leur parti un esprit tracassier et intolérant. Ils savaient que pour être écouté du peuple il faut d'abord éveiller les sentiments démocratiques de l'envie ; une idée généreuse n'est saisie que par les esprits cultivés ou les cœurs délicats, le vulgaire est toujours flatté quand on lui peint les jouissances dont il est sevré. Pour l'exciter contre l'injustice, il ne faut pas lui parler d'équité, il faut lui montrer ses privations. Aussi les nouvelles doctrines attiraient à la fois les esprits les plus nobles et les âmes les plus basses ; on y était porté par les sentiments les plus élevés : horreur des abus, charité pour les faibles, pitié pour les opprimés, et par les idées les plus méprisables : jalousie des heureux, révolte contre les lois, convoitise des dignités.

Le bas clergé et les artisans n'étaient pas seuls à subir ces influences contraires ; la noblesse, après le clergé, accueillit les idées de la réforme beaucoup par le désir de s'approprier les biens que possédait le clergé. L'exemple donné en Angleterre par Henri VIII devait exciter bien des désirs ; on avait vu des fortunes subitement créées, et d'immenses patrimoines conférés à des courtisans par la seule volonté du prince ; en divers pays, les gentilshommes ne tenoient autres propos à table que de réformer l'estat ecclésiastique, signamment les ricbes abbayes, sçavoir nous convient, leur ostant les grands biens qui estoient cause, si qu'ils disoient, de leur mauvaise vie, et les ériger en commanderies que l'on poldroit conférer à une infinité de pauvres gentilshommes qui serotent tenus de faire service ; au lieu d'ung tas de fainéans, vivans à l'épicurienne, l'on auroit toujours une belle cavalerie à la main[13].

Les bourgeois et les paysans ne se laissaient pas aussi facilement ébranler dans leur foi ; ils nourrissaient contre les protestants de vagues préjugés, et se transmettaient avec crédulité d'absurdes récits sur les mystères de leurs assemblées secrètes ; une sorte de répugnance populaire inspirait comme de l'horreur contre les réformés ; on les accusait de tous les malheurs, ainsi que dans la Rome païenne les premiers chrétiens[14] : si une épidémie éclatait, si la famine, si une inondation ruinaient une contrée, les populations réclamaient des victimes expiatoires. De la cette allégresse publique, cette joie furieuse à la vue des premières exécutions.

Henri II n'avait pu croire d'abord à l'étendue du danger. En 1549, deux ans après son avènement, il avait voulu satisfaire sa curiosité dans un entretien avec un réformé ; il s'était fait amener un petit cousturier qui, voyant la duchesse de Valentinois à côté du Roi, luy reprocha sa vie[15]. Le Roi, irrité de tant d'audace, voulut assister à son supplice. Le petit tailleur fut déchiré, tenaillé, et ne cessa de tenir ses yeux attachés sur lui avec une fixité si étrange que le Roi jura de n'en plus voir mourir aucun. Il avait fait don à la duchesse de Valentinois de tous les biens qui pourraient être confisqués sur les hérétiques, et la persécution ne tarda pas à être activée par l'avidité de la favorite[16]. Les magnificences de son entrée à Paris furent parées de la mort de Léonard Galimard et de Florent Venot. Ce dernier avait été conservé six semaines dans un engin de bois pointu par le bas ; on pensoit qu'il ne pourroit vivre en cette posture[17].

Les exemples que donnait Henri VIII en Angleterre durent exaspérer les princes catholiques et les exciter à répondre par des supplices à ses persécutions. Quand on croit posséder la force et la vérité, on ne peut supporter l'insolent spectacle des outrages contre cette force et cette vérité. Henri VIII ne se laissait retenir ni par pitié, ni par respect : sur le refus de signer l'acte qui l'instituait chef religieux, il faisait décapiter le cardinal Fisher, bien qu'il eût quatre-vingt-deux ans, et le chancelier More, quoiqu'il fût estime de l'Europe entière pour ses sentiments d'honneur et son noble caractère. Il fit pendre un à un tous les religieux d'un couvent, sans qu'un seul des survivants, tant qu'il en resta, pût être amené à fléchir dans sa foi. Bientôt il emprunta à l'Église catholique In vieille tradition du bûcher, et fit brûler vifs les catholiques et les dissidents. Puis il ne se contenta pas de les brûler, il semble avoir imaginé, ou du moins fait appliquer le premier, le supplice de l'estrapade[18]. Cette estrapade était un berceau de fer auquel était liée la victime ; il se balançait au-dessus d'un brasier de manière à la rafraîchir chaque fois que ce pendule vivant s'éloignait du foyer, et à In consumer lentement quand il s'en rapprochait. En mai 1538, le catholique Forest[19] fut mené devant l'estrapade et endoctriné par le théologien de Henri VIII, en présence du premier ministre Thomas Cromwell, des ducs de Norfolk et de Suffolk, de lord Southampton et du lord maire. — Je veux mourir, dit-il, et il subit le supplice. On trouvait des jurés pour condamner les dissidents et des magistrats pour agir sur les jurés par leur diligence[20]. Le lord chancelier d'Angleterre, Wriothesley, aidé de son avocat général[21], attacha lui-même à la roue une jeune presbytérienne, Anne Ascue, et tourna l'écrou de ses propres mains, jusqu'à ce qu'elle perdît connaissance.

Henri II, pour venger de tels supplices, rivalisa bientôt de cruauté avec le roi d'Angleterre. Afin d'augmenter le plaisir des spectateurs et de donner une satisfaction aux passions populaires, il toléra de nouveaux perfectionnements dans la science des tortures. Quand on exécuta Nicolas Mail, du Mans, le corps lui fut graissé et puis la poudre de souffre mise par dessus, tellement que la paille flamboyante saisit la peau du povre corps et ardoit dessus sans que la flamme encore penestrast au dedans. Aux femmes, on enlevait les vêtements, pour montrer leur chair nue sous la flamme. L'exécuteur, qui venait d'arracher la langue à deux ministres protestants, se tourne vers la troisième victime ; c'était une veuve noble, âgée de vingt-deux ans, Philippa de Lunzune ; il lui dit : A ton tour, truande, tu n'as pas peur ?Je n'ai pas peur pour mon corps, dit-elle. Elle tend la bouche ; il arrache la langue, il suspend ensuite la jeune femme nue sur le bûcher[22]. Ce sont déjà les familiarités du bourreau, l'égalité devant le supplice, les cris grossiers de la populace quand les charrettes s'avançaient bien pleines, ce mépris des faibles que l'on a revus deux cent vingt ans plus tard, durant les massacres de notre Révolution. Les hommes

ont toujours une certaine admiration pour la brutalité triomphante, et l'on ne sait pas si la même férocité de plaisir ne poursuivrait pas encore les malheureux qui passeraient aujourd'hui sur les charrettes. Quelquefois, cependant, le peuple s'attendrissait : à Valenciennes[23], une fille noble, Michelle de Caignonelle, entendit, comme on la conduisait au bûcher, quelques pauvres, qui se souvenaient de ses bienfaits, lui crier avec désespoir : Vous ne nous donnerez plus l'aumône !Si feray encore une fois, dit-elle en jetant ses pantoufles à une pauvre femme qui avoit les pieds nus. Puis elle fut brûlée à petit feu.

Le cardinal de Lorraine fit comprendre au Roi que ces supplices isolés n'atteignaient le plus souvent que des hérétiques obscurs, tandis qu'un système de persécution sûrement combiné pouvait seul arrêter les progrès de la réforme. Sa mère, Antoinette de Bourbon, avait déjà donné l'exemple de la conduite à tenir avec les protestants : elle n'épargnait personne, dans aucun cas. Un de ses vassaux de Joinville était venu lui dénoncer son fils comme affilié à l'hérésie : elle fit livrer le coupable aux flammes[24] ; on ne sait pas si le père délateur assista au supplice. Le cardinal décida le Roi à tenir un lit de justice pour forcer le parlement de Paris, qui refusait de favoriser les tribunaux ecclésiastiques, à se prononcer résolument sur l'extermination des protestants. Le maréchal de Vieilleville s'efforça en vain d'empêcher cette détermination par un mot de jouteur de tournois : Si vous allez, dit-il au Roi, faire l'office d'un théologien et inquisiteur de la foy, il faudra que le cardinal de Lorraine nous vienne apprendre à coucher nostre bois sans bransler ni chocquer des genouillères la barrière[25]. Henri II ne tint pas compte de cette opposition ; il s'engageait dans son grand dessein ; rien ne pouvait l'arrêter après les sacrifices qu'il avait subis afin que la paix pût lui permettre de s'occuper des affaires religieuses ; mais dans le Parlement, sur les fleurs de lis, quelques magistrats parlèrent de leur conscience. Le Roi s'irrita ; il en fit arrêter huit. Le plus considérable était Anne du Bourg, neveu d'un chancelier de François Ier. Son procès dura plusieurs mois. Sous le règne suivant, il parut ébranlé dans sa foi, on espérait le sauver ; mais, comme il rentrait dans sa prison, il vit à une des fenêtres la dame de Lacaille, Parisienne prisonnière, et depuis bruslée, qui lui reprocha ses hésitations[26]. Rappelé a la fermeté par cette voix de femme, il refusa de signer la rétractation et fut brûlé dans les trois jours. Peu de temps après ce lit de justice, un événement imprévu donna subitement une influence prédominante à la maison de Guise.

Pour célébrer le mariage, avec Philippe II, de sa fille Elisabeth, âgée de quatorze ans[27], Henri II voulut rompre des lances dans un tournoi contre plusieurs chevaliers. Il portait les couleurs de Diane, le blanc et le noir. Un éclat de la lance de Montgomery lui entra dans la tète. Il mourut au bout de dix jours, probablement sans avoir repris connaissance.

Malgré ses guéries malheureuses, sa paix plus malheureuse encore, ses prodigalités mal placées, il fut regretté des Français, comme s'ils avaient prévu qu'après sa mort allait commencer une longue période de guerres civiles et de calamités publiques. L'ambassadeur d'Angleterre écrit : Les lamentations étaient extraordinaires, et tous pleuraient, hommes et femmes[28].

 

 

 



[1] LA FAYETTE, la princesse de Clèves.

[2] LA CHASTRE, p. 595.

[3] Martha FREER, Life of Jeanne d'Albret, t. I, p. 110.

[4] Claude HATON, Mémoires, t. I, p. 18.

[5] Publié par BOUILLÉ, t. II, p. 251.

[6] Claude HATON, t. I, p. 42.

[7] Antonio Caraccioli, prince de Melfi.

[8] La maréchale de Coligny, Louise de Montmorency, avait exhorté à son lit de mort (22 juin 1545) ses trois fils à s'attacher aux idées nouvelles. (Éléonore de Roye, par le comte Jules DELABORDE.) Du reste, le cardinal de Châtillon ne se cachait pas de son mariage ; il parlait de la santé de sa femme dans sa correspondance diplomatique avec les ministres étrangers (lettre à Burghley du 10 novembre 1570, publiée par H. DE LA FERRIÈRE, Archives des missions scientifiques, p. 608) : Après que j'auray remis ma femme en meilleur estat qu'elle n'est et donne ordre avec l'aide de Dieu, de la préserver du dangier de la maladie dont elle est menassée, si elle n'a du repos.

[9] Claude HATON, Mémoires.

[10] Extrait des Archives de Bergerac, layette E, n° 53, publié au Bulletin de la Société archéologique du Périgord, t. II, p. 241.

[11] IMBERDIS, Histoire des guerres religieuses en Auvergne, d'après le manuscrit d'Issoire, t. I, p. 24 et 40.

[12] PRESCOTT, History of the regn of Philip the second, t. II, p. 16. On voit de même dans notre révolution les moines, comme le capucin Chabot ou l'oratorien Fouché, accueillir les idées nouvelles.

[13] PONTUS PAYEN, cité par LOTHROP MOTLEY, p. 131.

[14] TERTULLIANUS, Apol., c. XL : Existimant omnis publicæ cladis, omnis popalaris incommodi christianos esse causam. Si Tiberis ascendit in mœnia, si Nilus non ascendit in arva, si cœlum stetit, si terra movet, si fames, si lues, statim : Christianos ad leonem !

[15] D'AUBIGNÉ, Histoires, p. 75.

[16] D'AUBIGNÉ, Histoires : Diane qui poursuivoit contre eux à cause des confiscations. Voir aussi les curieuses lettres de Diane, conservées au British Museum (collection Egerton), publiées par le comte DE LAFERRIÈRE, Arch, miss. scient., 1869. Elle écrit à son intendant Jean Hautemont : Mandez-moy quel bien il peut avoir, et ne faites semblant à personne au monde du don que le Roi m'a faict.

[17] D'AUBIGNÉ, Histoires.

[18] Strapazzo, en italien, signifie excès.

[19] FROUDE, History of England, t. III, p. 181.

[20] FROUDE, History of England, t. III, p. 129.

[21] FROUDE, History of England, t. IV, p. 307 ; c'était Rich, solicitor général.

[22] WHITE, p. 44.

[23] D'AUBIGNÉ, Histoires, p. 76.

[24] Henri MARTIN, Histoire de France, t. VIII, p. 493.

[25] VIEILLEVILLE, Mémoires, p. 279.

[26] D'AUBIGNÉ, Histoires, Le procès d'Anne du Bourg se trouve dans un registre du Parlement de Paris, qui est à la Bibliothèque de Versailles. Ce volume faisait partie d'une collection de procès-verbaux qui a été brûlée dans l'incendie du Palais de justice et est le seul qui subsiste.

[27] Elle était née le 2 avril 1545 ; SISMONDI donne bien quatorze ans à cette princesse ; PRESCOTT (t. I, p. 269) admet cet âge d'après Sismondi, mais pense qu'il était incertain ; DE THOU suppose qu'elle avait onze ans ; CABRERA (Felipe Secundo) lui donne dix-huit ans. On ne peut accorder aucune foi aux propos divers que l'on a fait tenir par Henri II durant son agonie.

[28] Nicholas THROCKMORTON, cité par PRESCOTT, t. I, p. 177 : Their was marvailous great lamentation made for him, and weaping of all sorts, both men and women.