1552-1556. L'Allemagne s'est subitement pacifiée et soumise quand
elle apprend les progrès du roi de France. Les idées de liberté religieuse ou
politique sont oubliées à la nouvelle de l'entrée de Henri II dans Metz.
Princes et villes s'unissent dans une même pensée ; comme des musulmans pour
la guerre sainte, accourent les Allemands, saisis d'une sorte de fureur ; ils
veulent recouvrer Metz, la ville impériale. Charles-Quint rassemble les
forces de son immense empire. Au service de la colère germanique, il met
toute l'Europe ; il amasse ses régiments venus des marais de Il ne semblait pas douteux que l'orage dût fondre sur Metz. L'exaltation des Allemands n'aurait pas permis à l'Empereur de choisir un autre point d'attaque. Le duc de Guise, François le Balafré, fut chargé de défendre Metz. Le duc quitta la cour au commencement d'août, se dirigea sur Toul, où pour lors la peste estoit fort eschauffée ; mais nonobstant le danger, il entra dans la ville[1]. Il comprit l'importance qu'aurait cette place pour inquiéter une armée assiégeante, et empêcher son ravitaillement. Il prit soin de la garnir et mettre en état de défense. L'aspect de Metz aurait pu le décourager ; les fossés
étaient étroits, les tours trop éloignée, pour défendre les murs qui les
reliaient, l'enceinte sans bastions ; de vastes faubourgs, reliés à la ville,
permettaient d'approcher à couvert et d'abriter des batteries d'artillerie.
Mais Guise devait se sentir enorgueilli d'être ainsi jeté seul, en avant de Les faubourgs furent démolis avec leurs églises et leurs monastères, les fossés élargis. Guise exigea un inventaire des munitions et des vivres, et envoya l'ordre aux maires des villages voisins de faire battre immédiatement leurs blés, et de déclarer les quantités qu'ils pourraient fournir à la ville. Il fit venir des grains de Lorraine et de l'abbaye de Goze, qui appartenait à son frère le cardinal, et plaça gens à toutes les portes pour tenir registre de la quantité qui entreroit chascun jour, et en rendre compte aux seigneurs de Piépape et de Saint-Belin, ordonnés commissaires à toutes les munitions et provisions de vivres[5]. On dressa sur les places des meules de foin et de paille. Ainsi, le jeune duc de Guise, favori du Roi, comblé de richesses et d'honneurs, passait sa vie à s'occuper des détails de son armée, et à prévenir les privations qu'elle pourrait supporter. Il ne dédaignait pas d'être mêlé à des questions de subsistances, ni de s'inquiéter de l'exécution des ordres donnés ; il savait se montrer dans les magasins, au milieu des terrassements, et n'oublier aucune des minuties de sa charge. Du génie n'était pas nécessaire pour prévoir que les blés et les fourrages récoltés dans les villages voisins de Metz seraient indispensables pour la défense de la place, et serviraient, au contraire, aux ennemis, si l'on omettait de les faire rentrer. Guise y songea. Les moulins mêmes furent détruits, pour mieux affamer les Allemands, et, le 26 septembre, ordre fut donné que, dans les quatre jours, on eust à mettre tous les vivres et le bestial des villages dans la ville, pour en fournir la munition ou les vendre au marché, sur peine que le délay passé, les gens de guerre pourroyent aller prendre là où ils en trouveroyent. Cette seule mesure procura des distributions aux soldats plus de six semaines durant le siège. Le sel manquait. Guise l'apprit au dernier moment, et, de ses propres deniers, il en fit acheter, ainsi que des chairs saléeset de l'huile, de sorte que la ville fut mise en état pour ne souffrir faim d'un bon an, en quelques jours seulement. C'est ainsi qu'il comprenait les devoirs d'un chef d'armée, et qu'il surveillait les moindres détails avec tant d'ardeur, que souvent il faisoit porter son disner aux remparts, de peur de mettre trop de temps à aller et venir en son logis. Il se hâtait de parcourir les environs de la place et d'étudier les lieux où les ennemis pourraient établir leur camp. Lorsque, rentrant en ville, il voyait les réparations des remparts retardées par la fatigue des pionniers ou le mauvais vouloir des soldats astreints à ce travail de manœuvres, lui-mesme entreprint l'œuvre avec les princes et seigneurs et gentilshommes qu'il avoit en su compagnie, portant quelques heures du jour la hotte, et monstrant estre bien convenable à un chef de soustenir le travail et la sueur en sa personne. Ces officiers qui servaient sous les ordres du duc de
Guise étaient en premier lieu quatre Bourbons : les princes de Il fut troublé et inquiété dans ces préparatifs précipités par les exigences et les incursions d'un étrange aventurier. Au moment où l'armée des rebelles d'Allemagne était entrée
en accommodement avec Charles-Quint, un petit chef s'en était détaché avec sa
bande ; c'était Albert de Brandebourg. Il menait avec lui des hommes venus
des bords delà Baltique et des vallées de Il commença par se dire l'allié du roi de France, et
rançonna Nuremberg, sans alléguer de prétexte, et uniquement parce que
Nuremberg était la ville la plus opulente de l'Allemagne et n'avait pas de
défenseurs. Les richesses des électeurs ecclésiastiques l'attirèrent sur le
Rhin, et il saccagea Spire et Trêves[6]. Des juifs
emportaient sur des chariots, dans ses provinces incultes, le butin amassé
par sa bande. Albert, pillant les églises et les villages, approcha lentement
de Metz[7] : estant ses hommes sur le plat païs de l'environ,
abandonnés à maux intolérables, robbans, pillans et ne laissant que ce dont
ils ne faisoient cas, ou que ne pouvoient porter ni traisner. Dans
cette marche vers Arrivé devant Metz, il demanda des vivres au duc de Guise y preuve d'alliance qu'il comptait invoquer, si le roi de France arrivait le premier ; moyen d'affamer la place, et de seconder ainsi Charles-Quint, si les Allemands étaient les plus forts. Guise, en soupçon, lui en refuse. D'un côté, Albert de Brandebourg n'eût pas été fâché d'obtenir le pardon de ses pillages des évesques et villes impériales, par la protection de Henri II ; d'un autre côté, il était effrayé par l'énormité des armements que Charles-Quint avait accumulés, et se sentait tenté de se joindre à lui. Lorsque cette bande d'environ sept ou huit mille Brandebourgeois fut arrivée sur notre territoire, on chargea lé duc d'Aumale, frère du duc de Guise, de surveiller ses déprédations ; on mit sous ses ordres environ douze-cents chevau-légers. Mais les soldats continuoient à faire de pis en pis[9]. Les paysans lorrains assommaient ceux de ces Allemands du Nord qui s'écartaient du gros de la troupe. Près de Neufchâteau, le duc d'Aumale envoie un trompette en parlementaire, pour justifier les représailles des paysans et se plaindre des pillages de l'armée barbare. Albert, méprisant les lois de la guerre et les usages maintenus entre peuples civilisés, fait arrêter le trompette. Ce malheureux, étonné de ce traitement inattendu, rappelle au marquis de Brandebourg qu'il ne doit pas ignorer les principes adoptés par tous les gens de guerre ni la coutume de respecter les parlementaires, pource qu'on le disoit avoir esté nourry en France, estimant pur ce moïen qu'il auroit encore quelque bonne affection de faire plaisir à ceux de la nation de laquelle il avoit receu toute doulceur et humanité. Mais, au contraire, le trouva homme présomptueux qui, sans faire response à sa prière, disoit diverses injures des François, et leur souhaitant mille malheurs, protestoit, avec grands jurements, qu'avant qu'il fiist longtemps, se baigneroit en leur sang. Peu de jours après, en effet, Albert trouve à sa portée la petite troupe de cavalerie du duc d'Aumale, la surprend par une attaque inattendue : Les François furent pris par l'irrésolution, moitié retraicte, moitié combat... M. d'Aumale, ayant ordonné la retraicte, ne la sceut prendre pour luy, et ayant tout perdu, voyant la confusion et les pistoletades dans le dos des siens, charge dans le gros des reistres, où il est blessé et pris[10]. Fier de ce facile triomphe, Albert de Brandebourg se dirige sur Metz, traînant avec lui son captif ; il se présente comme l'auxiliaire de Charles-Quint, au moment où commence l'investissement. Mais il avait déjà été plus nuisible à l'Empereur qu'à nous. La barbarie aveugle avec laquelle il avait dévasté le pays avait changé en déserts les environs de Metz. En approchant de cette place, les cent vingt mille hommes de Charles-Quint ne trouvèrent ni vivres, ni arbres, ni abris, dans une province que la grossièreté des hommes de Brandebourg avait ravagée sans but et sans profit, aussi complètement qu'eussent su le faire avec méthode et dans leur intérêt les défenseurs de Metz[11]. Albert s'était affamé avec l'imprévoyance du sauvage. Charles-Quint demeura longtemps campé à Sarrebruck et à Forbach[12], pour attendre sa grosse artillerie. Guise n'avait garde de se laisser surprendre par cette armée, masquée derrière des forêts, et luy-mesme, le plus souvent, estoit à visiter les corps de gardes et sentinelles. Il établit un guet de gens à cheval à Saint-Julien, pour l'avertir de l'approche des ennemis. Au commencement d'octobre, l'armée impériale vint camper à Saint-Avold. Le 19 octobre, Metz fut investie. Sous le canon de l'ennemi, Guise fit continuer les travaux des fortifications. De fréquentes sorties entretinrent l'ardeur et la santé de sa garnison et épuisèrent l'ennemi par des alertes et des pertes continuelles. Chascun jour, se faisoit du dommage aux ennemis, prenant soldats, chevaulx, et gastant les vivres qu'on leur amenoit. Dès les premiers jours, l'Empereur envoya un trompette à Guise, pour lui annoncer que Hesdin avait été enlevée au roi de France, et que le duc d'Aumale, son frère, était tombé aux mains du marquis de Brandebourg : Je pense bien que ce n'estoit pour nous en cuider faire plaisir. Mais Guise n'avait pas besoin de ces avis pour être au courant de ce qui se passait à l'extérieur ; il fut constamment en relation avec le Roi, lui fit part des épisodes du siège, de ses espérances, de ses échecs, des mouvements de l'armée assiégeante. Il était logé près de la porte Champenoise, où se faisait l'attaque principale, afin d'estre à toute heure sur le lieu où l'affaire et le plus grand danger se préparoyent. Il avait sous ses ordres, dans la ville, environ cinq mille hommes, quelques jours avant l'investissement[13] ; mais l'artillerie lui manquait complètement ; il écrivit au Roi, à travers l'armée ennemie[14], le 29 octobre : Ayant déjà quatre pièces d'artillerie, tant crevées qu'esventées de sept que j'ay faict tirer, estant bien délibéré de n'en faire tirer qu'à demye-charge et m'en servir pour leur donner plus de crainte du bruit, que de l'effect, et m'ayderdes fauconneaux et aultres petites pièces... n'ayant tenu à moy d'advertir de bonne heure de ce qui m'estoit de besoing, lorsqu'on avoit moyen de m'en secourir. Il y avait un double canon sur la plate-forme Sainte-Marie, mais l'une des clavettes de laditte pièce sort dehors ; l'aultre grande couleuvrine s'est esclattée par le bout de devant, environ un pied et demy, que je fais scier et m'en pourroy encore servir. Vous pouvant asseurer, Sire, que la feulte ne vient pas de les trop charger, mais elles sont si mal fondues et de matière si aigre qu'elles ne peuvent endurer si peu de charge. Ainsi réduit à ne se servir de son artillerie que pour faire du bruit, il n'hésite pas à annoncer qu'il peut se défendre pendant dix mois[15] ; il adresse tous les deux ou trois jours des dépêches à Fontainebleau ou à l'armée de secours ; il indique les moyens de lui procurer des nouvelles et d'enlever des convois. Il écrit a son frère le cardinal de Lorraine, au connétable, au maréchal de Saint-André ; il intéresse tout le monde à l'honneur de sauver sa ville. Le cardinal partage cette passion avec toute l'ardeur de
son tempérament emporté. Secourir son frère, sauver Metz, courir à tout
moment près du Roi pour lui suggérer une idée, lui proposer un coup de main
sur les assiégeants, et, remarquable sollicitude qui montre le chef de parti
encore caché sous le courtisan, lui recommander les gentilshommes que signale
son frère pour leur belle conduite dans les sorties, lui nommer ceux qui sont
blessés, lui demander peur ses partisans les charges de ceux qui viennent
d'être tués, c'est son occupation de tous les instants. Au plus fort de leur
zèle pour Le 11 novembre, un boulet vint ricocher à côté du duc de
Guise, qui se trouva tout couvert d'esclats[16]. Le 13, il y
avait brèche à la porte Champenoise ; il fallut descendre dans le fossé pour
obtenir la terre nécessaire à combler la brèche ; les officiers prenaient
part à ce travail et portaient la hotte ; un fils du maréchal de Le manque d'artillerie contraignait de borner la défense à des sorties ; à leur retour dans les murailles, ceux qui avaient fait une course au milieu des travaux de l'ennemi étaient accueillis par le duc avec ce bon visage qu'il monstroit toujours à ceux qui re-venoient de la guerre, et donnoit louanges à chascun. Le 20 novembre, Charles-Quint s'était approché des remparts de Metz, croyant qu'ils allaient en peu de jours tomber entre ses mains ; mais ce fut le moment où ses ingénieurs jugèrent nécessaire de changer le point d'attaque. Tandis qu'ils ouvraient de nouvelles tranchées en face de la tour d'Enfer, ne se passoit jour que quelques trouppes de nos gens de cheval n'allassent donner l'alarme aux ennemis, et battre les chemins où se faisoit dégast de vivres, butin de prisonniers, de chevaulx et bagages. Mesmes les coffres et chariots de l'évesque d'Arras, garde des sceaux de l'Empereur, y avoient esté prins. Mais pource que d'abordée on tua les chevaulx qui les trainoyent, ne purent estre conduits en la ville. Les tranchées étaient bientôt avancées si près des murailles, qu'on pouvait se battre à coups de pierres ; les assiégés descendaient dans le fossé pour y relever la terre qui s'éboulait du rempart ; M. de Guyse et les aultres princes et seigneurs se trouvoient aussi dans le fossé, bien que les boulets et esclats tombassent souvent entre nous, où plusieurs furent blessés. En peu de temps, les fossés ne furent plus tenables, et l'on manqua de terre pour réparer la brèche que le canon élargissait de plus en plus : M. de Guyse alloit d'heure à aultre recognoistre le dommage que nos murailles et tours recevoient, et se mettre au heu d'où il peust mesurer le tout de son œil, sans se fier au rapport que on luy en pouvoit faire. Le 28 novembre, la tour d'Enfer s'écroula avec fracas.
Guise écrivit au Roi que la brèche avait trois cents pas de largeur, mais
qu'il ne craignait pas les assaillants, car Saint-Remy
jure les bons Dieux qu'il leur fera une fricassée de bon goust. Je crois, Sire,
qu'ils n'auront point de froid au sortir[17]. Toute la
garnison attendait l'assaut avec la même gaieté. Les enseignes et cornettes
étaient plantées sur la brèche, pour défier l'ennemi, et chaque matin, à la
garde montante, on voyait flotter de nouvelles couleurs. Pour remplir les
sacs à terre, les hommes d'armes quittèrent leurs cuirasses et travaillèrent
vêtus de leurs sayes de livrée ; des balles
de laine étaient roulées par des femmes à côté des sacs à terre, dans
l'espace resté vide au milieu du rempart éboulé. Guise observait un soir les
préparatifs d'un assaut, en se plaçant entre deux sacs de laine, lorsque
l'ingénieur Camillo Marini, mettant la teste au lieu
d'où M. de Guyse venoit de retirer la sienne, soubdain reçeut un coup de
harquebuze qui luy espandit la cervelle[18]. Le 7 décembre
seulement, l'assaut sembla imminent. Guise accourut sur la brèche avec tous
les volontaires, qu'il encouragea par beaucoup de
ces bons mots qui incitent à l'honneur, à la vertu et à la victoire.
L'assaut ne fut pas tenté, mais les assiégés n'eurent pas le temps de s'en
réjouir, car ils apprirent le lendemain que l'armée de Henri II était en
marche pour assiéger Hesdin, au lieu de s'avancer au secours de Metz ; il est
vrai qu'ils ne faisoient semblant de désirer
être secourus, mais ils commencèrent à épargner les vivres ; Guise fit tuer
et saler les chevaux de bat des gens de pied,
afin de ménager les fourrages de sa cavalerie. La tour de Wassieux s'écroula
près de la porte Champenoise et laissa une nouvelle brèche de cent pas ;
cette ouverture fut aveuglée comme la première par des sacs à terre ; les
sorties ne cessèrent pas ; on en faisait quelquefois deux ou trois le même
jour par diverses portes. Les blessés étaient
nombreux dans la place : pour les secourir, Guise fit venir le chirurgien qui
lui avait retiré le fer de lance de la joue, quand il avait été blessé devant
Boulogne, Ambroise Paré. Un officier italien de l'armée impériale consentit,
moyennant quinze cents écus, à l'introduire de nuit dans Metz, avec son apothicaire et ses drogues. Les privations et les souffrances qu'avait a supporter
l'armée de l'Empereur y rendaient possibles des trahisons de ce genre,
surtout chez les Italiens, étonnés de se voir transportés au nord, en plein
hiver, pour servir des rancunes germaniques. Des bandes entières de ces
Italiens désertaient le camp des assiégeants et venaient prendre du service
dans l'armée de Henri II, dont les détachements parcouraient les misères et la faim de quitter le camp de l'Empereur, et suppliant qu'on leur ouvrît les portes, pour ne pas les laisser mourir de froid ; se complaignirent tant, qu'ils furent mis dedans pour trouver des vivres. Mais à peine furent-ils sur le pont-levis, qu'ils se saisirent de la herse et des tours qui garnissaient la porte, appelèrent leurs camarades, et furent maîtres de Rambervilliers en un instant : Je laisse à penser quel mesnage y fut faict... les vivres et provisions y furent gastés... autant en feirent a Épinal, Chastel-sur-Moselle et Remiremont, où fut faict de grandes violences à l'abbesse et aux dames, et mesmement par ces Italiens. Les garnisons de Verdun et de Toul interceptaient les vivres et les renforts qui arrivaient des autres points pour l'armée assiégeante, enlevaient les soldats affamés qui s'écartaient du camp, tenaient comme enfermée dans la boue et la neige cette multitude confuse d'hommes venus de toutes les nations. Les chefs impériaux n'étaient pas d'accord. Le duc d'Alva ne voulait pas laisser sacrifier ses vieux soldats espagnols sous les yeux des Allemands, qui refusaient de s'avancer pour un assaut. Il se plaignait de l'incapacité du marquis de Brabançon, favori de la reine de Hongrie, désigné par elle pour exercer le commandement principal[19]. Charles-Quint, exaspéré de voir des murailles si faibles et des remparts éboulés résister à une armée si formidable, s'écriait : Comment, playes de Dieu, n'entre-t-on point là dedans ? Vertus de Dieu, à quoy tient-il ? Il devenait irascible, malade, découragé. On l'entendit[20] s'écrier : Ha ! je renye Dieu ! Je vois bien que je n'ay plus d'hommes ; il me faut dire adieu à l'Empire et me confiner dans quelque monastère, et, par la mort-Dieu, devant trois ans, je me rendrai cordelier. Enfin, battu en plusieurs sorties, incommodé de la prise de ses vivres, il précipite une furieuse batterie, sans voir le pied de la muraille, se met aux mines, où il n'est pas plus heureux[21], et se retire, honteux, désespéré, le 26 décembre 1552, laissant les ordres à son armée pour lever le siège après son départ et exécuter, sous la protection de quelques canons placés au château de Ladonchamp, une retraite vers Thionville et Trêves. Il avait perdu trente mille hommes durant le siège. Quand, le 2 janvier 1553, Guise aperçut l'ennemi en pleine
retraite, il se précipita avec sa garnison sur le camp, pour s'emparer de
l'artillerie et tailler en pièces ceux qui se seraient attardés. Mais un
spectacle déchirant s'offrit aux yeux des Français : Tant
d'hommes morts, de quelque costé qu'on regardast, et une infinité de malades
qu'on oyoit plaindre dans les loges. En chascun quartier, des cymetières
grands et fraischement labourés, les tentes, les armes et aultres meubles
abandonnés[22]. Des malades
étaient renversés dans la boue, d'autres étaient assis sur de grosses pierres,
ayant les jambes dans les fanges gelées jusqu'aux
genoux, qu'ils ne pouvoient ravoir. Il en fut tiré plus de trois cents de
cette horrible misère ; mais à la plupart il falloit couper les jambes[23]. Comme par enchantement, les Français oublièrent leurs propres souffrances, les dangers qu'ils venaient de courir, la fureur guerrière dont ils étaient animés[24], et ne songèrent plus qu'à porter secours aux malheureux Allemands, abandonnés à leurs pieds dans la neige, leur administrant toutes nécessités et tels soulagemens que pauvres malades estrangers ont besoing[25]. Guise les fit mener par bateaux à Thionville, près du duc d'Alva. Des partis de cavalerie poursuivirent le gros de l'armée
impériale, pour y mettre à rançon quelques personnes
de marque. Le vidame de Chartres s'était placé en embuscade et
choisissait ses prisonniers. Ce passe-temps dura
environ deux heures, et l'eust le vidame continué, sans un Espagnol mesme,
prisonnier, lequel l'ayant veu rendre une belle jeune femme à un Allemand qui
disoit l'avoir épousée, meu de ceste honnesteté, l'advertit se retirer de
bonne heure, et que toute la cavalerie espagnole estoit logée aux environs[26]. Durant ce temps, Albert de Brandebourg était resté seul devant la place, comme pour dé6er les deux armées, après les avoir trahies successivement. Le duc de Guise, irrité de cette bravade, dit à ses gentilshommes : Il faut faire décamper cet yvrongne ; il a traité plus rudement mon frère d'Aumale que s'il eust été Turc ou Barbare, jusqu'à lui faire porter sa chemise trente-six jours[27]. Il est vrai que le Brandebourgeois ne devait pas comprendre cette délicatesse du Lorrain, son prisonnier, qui réclamait du linge et de la propreté ; il n'avait pas l'intention de le persécuter, et fut, au contraire, assez ému par la crainte de perdre la grosse rançon, quand il le vit malade de ses blessures et prêt à succomber entre ses mains ; il consentit à le faire soigner à Forbach, sous promesse d'une rançon de 70.000 écus d'or. Pour mettre en déroute les Brandebourgeois, on n'eut pas besoin
de faire sortir les hommes d'armes français. Guise 6t avancer quatre
coulevrines. A la première volée, Albert commença la retraite ; il fat quelque peu suivy, et on avoit bon marché de ses
gens, estant assez combattus de froid, faim et toute misère ; mais les
François, esmeus de grand pitié, n'en tenoient compte ; ils leur livroient
passage et les laissoient aller[28]. Guise venait de se montrer digne de l'opinion qu'avait eue de lui l'ambassadeur Barbaro, écrivant au Sénat de Venise[29] : Il ne le cède à personne en jugement, en expérience militaire, en valeur. Il eut soin d'intéresser à sa gloire ceux qui voulaient combattre les nouvelles doctrines religieuses, et il profita de l'autorité absolue dont il jouissait à Metz pour faire assembler en un lieu les livres contenant doctrine réprouvée, et y mettre le feu[30]. Il laissait ses troupes de la garnison de Metz brillantes et fières de leur victoire. Vieilleville, nommé gouverneur de la place, voulut les passer en revue[31] ; il endossa son armure dorée, fit lacer son armet garni d'un riche panache de plumes jaunes et noires, revêtit par-dessus sa cuirasse sa casaque de toile d'or à broderie de feuilles moresques de velours noir, et se fit suivre de ses vingt-cinq gardes, accoustrez à leur mode de ses couleurs jaulne et noire, desquelles il ne changea jamais ; car madame de Vieilleville les luy avoit données estant encore fille. Les costumes des soldats dont il fit la revue étaient aussi riches : Ce n'estoient qu'espées dorées et argentées, aux fourreaux de velours et bouts d'argent, collets de maroquin de toutes, couleurs, à passements d'or et d'argent, bonnets de velours à petites plumes des couleurs de leurs maistresses ; leurs soldats, quasi tous, morions et fournimens dorés et les corselets gravés, avec les bourguignotes de même, et les piques de Biscaye aux poignées de velours, houppes de franges de soye. Mais les habitants de Metz avaient eu davantage à souffrir
des rigueurs du siège ; ils n'étaient pas à l'abri de la licence de leurs
défenseurs. Plusieurs jeunes femmes avaient été dérobbées
durant le siège, et étaient retenues par les capitaines et soldats, cachées comme prisonnières en chambre. Ceux-ci
répondaient à leurs pères et maris qu'elles estoient
mortes. Un seul bourgeois de Metz s'était vu soustraire de la sorte sa femme et sa sœur, et celle de sa femme, trois fort
belles personnes, et vingt-cinq ans seulement la plus aagée. Pour faire
cesser cette oppression des habitants, Vieilleville fit cerner la maison du capitaine Roiddes, qui tenoit la femme d'un notaire
nommé Lecoq, et fort belle, et luy dit qu'il vouloit avoir une poulie qu'il
tenoit en mue, il y avoit huict mois. Le capitaine jure et renye Dieu qu'il
n'avoit poulie en sa maison. Mais durant ces pourparlers, la femme se saulve de vitesse chez son mary, tesmoignant
par ceste fuite son innocence et la force faicte à son honneur. Tous
les coupables, effrayés de l'arrestation du capitaine Roiddes, ouvrirent leurs
portes à leurs captives. Si bien que l'on ne voioit que
femmes et filles par les rües, qui se retiroient à courses chez leurs pères
et maris... et vingt-deux religieuses de
bonne part et d'ancienne noblesse du pays de Lorraine et d'ailleurs, que les
grands de l'armée çivoient enlevées durant le siège des abbayes de
Saint-Pierre, Saincte-Glossine, des Pucelles, sœurs Collettes, et de
Saincte-Claire, puis données à leurs favoris, se saulvèrent quant et quant
par cette émeute, et se vinrent rendre, contre toute espérance, en leurs
monastères et couvents, et on les tenoit mortes ou menées en France, car
elles estoient fort belles. Tant de souffrance s'oubliait dans la
grandeur des résultats obtenus : Metz acquise à Or le destin avoit ton oultre limité Contre les nouveaux murs d'une faible cité. Dans ce désastre, Charles-Quint retrouva son ancienne énergie et son indomptable ténacité ; par un contraste frappant avec la légèreté de son ennemi, il reconstituait patiemment ses régiments, appelait des renforts, contractait des emprunts, tendait à outrance les ressorts de son empire, pendant les mois mêmes où l'imprévoyant Henri II, enivré par ses succès', disséminait sa cavalerie dans les garnisons, licenciait les auxiliaires étrangers, et dissipait en fêtes coûteuses l'argent qui lui était nécessaire pour poursuivre son succès. Non-seulement il ne savait pas utiliser, pour défendre le royaume, les produits de l'impôt, quand ils étaient entrés dans ses coffres, mais il en tarissait la source par des donations continuelles à ses courtisans. Dans cette nouvelle série de faveurs, Diane reçut les terres provenant des saisies sur les réformés de France ; le duc de Guise, celles que l'on put occuper par des confiscations hors de France, et le duc d'Aumale obtint que le Roi lui versât le prix de sa rançon[32]. Dans la part de Guise, se trouvaient un château près de Genève, une baronnie de vingt-quatre mille francs de rente, et diverses terres en Savoie et dans le marquisat de Saluées[33]. On refuserait confiance aux Mémoires des contemporains et aux historiens du temps, s'ils n'étaient tous unanimes à raconter les profusions et les divertissements de Henri II, plongé dans une incompréhensible sécurité, sans armée et sans finances, au moment où Charles-Quint était déjà rentré en France et avait mis le siège devant Thérouanne. On ne faisoit mention que de festins et triomphes, de toutes sortes de jeux et passe-temps[34]. Tous les jours, on recevait des nouvelles désespérées de la garnison de Thérouanne ; la place, investie à l'improviste, ne pouvait tenir ; Henri II semblait ne plus croire aux mauvaises nouvelles, ou ne plus vouloir les écouter, depuis ses succès récents. Thérouanne était défendue par le fils aîné du connétable ; la malheureuse ville ne capitula pas, elle fut emportée d'assaut. Ce ne fut pas un sac comme on en avait déjà vu ; les Allemands furent implacables dans leur ardeur de venger leur défaite devant Metz ; nous avions eu pitié de leurs blessés et de leurs malades, ils tuèrent tous les blessés, tous les hommes de la garnison de Thérouanne, à l'exception du petit nombre de ceux qui pouvaient payer une grosse rançon ; ils tuèrent tous les habitants de la ville, et les femmes et les enfants ; ils brûlèrent toutes les maisons, et les couvents et les églises-, quand l'incendie fut éteint, ils enlevèrent les pierres et firent si bien disparaître la trace de la vieille capitale franque, que cent ans plus tard on n'était pas bien sûr de l'emplacement qu'elle avait occupé. Jamais destruction plus féroce ne fut achevée avec une plus froide méthode. Cette catastrophe ne put émouvoir Henri II, ni le distraire de ses fêtes. Gomme un prince de l'Orient, il semblait enfermé dans sa gloire et oublieux du danger. Un nouveau coup le réveilla. Le duc de Castro, le mari de sa fille Diane, privé de secours dans les murs de Hesdin, à demi détruits par les deux sièges de l'année précédente, s'était montré digne de son pays d'adoption. Il s'était fait tuer sur la brèche. Pour la troisième fois en un an, Hesdin fut prise d'assaut ; elle fut condamnée à être détruite comme Thérouanne ; mais, soit que les Allemands n'aient plus été aussi adroits à faire disparaître du sol une ville chrétienne, soit qu'un assez grand nombre d'habitants aient pu se réfugier, durant les deux premiers sièges, dans les forêts ou dans les villes voisines, Hesdin fut reconstruite pendant les années suivantes, et a pu renaître de sa ruine. Les larmes de sa fille Diane, veuve à vingt ans de son
prince italien, firent sortir Henri II de sa torpeur ; 'elle était, disait le
connétable, le seul de ses enfants qui lui ressemblât. Vers la fin d'août,
l'armée française fut rassemblée[35]. Ce fut assez
pour paralyser les incendiaires que Charles-Quint menait avec lui. A partir
de ce moment, commence une série de marches et de contre-marches, sans autre
résultat que de mettre en évidence le degré d'impuissance où était tombé
Charles-Quint depuis sa retraite de Metz, l'incapacité du connétable, la
futilité incurable qui travaillait notre pauvre Roi, et les impatiences, le
dépit, les révoltes secrètes dont était agitée l'âme du duc de Guise. Guise
voyait celui qu'il avait vaincu livrer impunément, malgré son
affaiblissement, nos paysans aux insultes de ses soldats. Il s'irritait que
ses plans fussent combattus, et ses mouvements militaires paralysés par
l'insouciance du Roi et la pesante présomption du connétable. Il eut bientôt
le chagrin d'être dépouillé de tout commandement, un an après la délivrance
de Metz. La moitié de l'armée fut placée sous les ordres du connétable,
l'autre moitié partagée entre le prince de Son cœur un peu égoïste s'accommoda promptement de cette situation ; il n'avait aucune part aux fautes ; les souffrances du soldat ne pouvaient lui être imputées ; sa popularité dans l'armée s'accroissait de chaque maladresse des autres chefs. C'est sans doute à cette époque qu'il comprit les avantages d'une retraite après les actions d'éclat. Sa vie est formée désormais d'une série d'intermittences à travers lesquelles on le voit alternativement investi de tous les pouvoirs, ou isolé dans un commandement obscur. Il sait s'arrêter à temps pour ne pas porter ombrage à l'autorité du Roi, et ne pas forcer la chance. Dès qu'il a éveillé l'envie, il disparaît, assuré d'être appelé à la première crise. Tel il se montre après la défense de Metz, tel on le verra vers la fin de sa vie, à la bataille de Dreux : il ne s'éloigne pas du champ de bataille, mais il y reste à l'écart, épiant le moment où il pourra survenir et se trouver le maître. Acceptant ainsi avec une savante résignation sa demi-disgrâce du moment. Guise songea surtout à ne pas s'écarter du Roi ; il le suivit à l'armée, il lui offrit des fêtes au château de Marchais, il assista sans murmurer à ces étranges campagnes dont les seules victimes étaient les malheureux habitants des pays traversés par deux armées qui pensaient, non à combattre, mais à piller : l'Artois[37] et le Cambrésis furent ravagés par le connétable, pour venger Thérouanne et Hesdin. Notre armée prit Marienbourg, Bouvines, Dînant, assiégea le château de Renti. Là reparut Guise. Le Roi, retenu au siège avec le connétable, avait placé quelques troupes sous les ordres du duc de Guise, pour surveiller les mouvements de l'armée impériale[38]. Un bois séparait la droite de Charles-Quint et les Français. Le 12 août 1554, Guise fait passer le soir à la tête du bois quelques piquiers armés d'un corselet, et il embusque dans le bois, sur le ventre, trois cents arquebusiers choisis[39]. L'avant-garde des Impériaux fait une charge sur les corselets, et les poursuit sous les arbres, où elle reçoit à bout portant le feu des arquebusiers, et est repoussée en déroute. Charles-Quint veut à tout prix enlever le bois. Le 13, au matin, il le fait envahir par son armée entière. Guise avait prévenu le Roi qu'il allait avoir toutes les forces de l'ennemi sur les bras, et luy sembloit que ce jour ne passeroit sans bataille. Au lieu de prendre une décision, le Roi avait assemblé un conseil, écouté les fanfaronnades du connétable, et n'avait pas envoyé d'ordre. M. de Guyse, ne pouvant avoir promptement response du Roy, prend un parti décisif, c'est d'évacuer la forêt. Les hommes de guerre ont loué cette inspiration qui sauvait son infanterie avant qu'elle fût détruite, et permettait une brusque attaque sur l'ennemi au moment où il devait sortir du bois[40]. L'armée impériale débouchait déjà hors des arbres et se développait dans la plaine ; les reîtres, moins pesamment armés, sortaient les premiers. Derrière eux, Fernand de Gonzague reformait les rangs de ses hommes d'armes qui, pour piaffe, avoient les bras nus jusqu'au coude[41]. Guise reçoit enfin response du Roy que, si l'occasion se présentoit de recevoir la bataille, il ne la refusast point[42]. Sans perdre une minute, il précipite tous ses hommes d'armes contre cette troupe mise en désordre par le feu de l'infanterie et la traversée du bois. Coligny et Tavannes mènent la charge. En quelques instants, les reîtres allemands sont culbutés sur les hommes d'armes espagnols, les empêchent de combattre, les entraînent dans leur fuite. L'armée impériale perd vingt-deux cornettes ou enseignes, et quatre canons. Charles-Quint se retranche dans son camp avec une partie de son infanterie et les fuyards qu'il peut recueillir. M. de Guyse fut le principal autheur de la victoire, aultant pour sa belle conduite et sagesse que pour sa vaillance[43]. Il avait reçu ung coup de lance au travers de la cuisse, qui lardoit sadite cuisse avec le cheval[44]. C'était la première fois que nos hommes d'armes se trouvaient aux prises avec ces cavaliers allemands, armés de pistolets, que l'on nommait les reîtres. Lorsque les reîtres obtinrent, dans la suite, des succès contre nous, on rappela l'exploit du duc de Guise, qui les avait défaits à la première rencontre, et qui acquit la réputation d'être seul capable de les vaincre. Mais l'incapacité du connétable fit perdre le fruit de
cette journée. Au lieu de se rapprocher de Guise durant la bataille, et de se
joindre à lui pour achever la défaite de l'ennemi, le connétable resta
immobile avec l'armée presque entière autour des fossés de Renti. La
cavalerie du Balafré ne pouvait enlever le camp de l'Empereur. Ainsi arrêtée
dans sa victoire, elle vit le Roi lever le siège de Renti, et laisser à
Charles-Quint tous les avantages de la rencontre. Le
connétable fut taxé de n'avoir faict son devoir[45]. Quelques
seigneurs, irrités de cette retraite en plein triomphe, allaient jusqu'à
parler de trahison ; ils rappelaient les étranges complaisances que le
connétable avait eues de tout temps pour Charles-Quint, et son immobilité à
quelques minutes d'un champ de bataille où sa présence aurait pu rendre
l'action décisive. Son neveu Coligny prit bruyamment sa déFense. Coligny
avait été créé amiral de France à la mort d'Annebaut, en Malgré sa défaite, Charles-Quint avait délivré le château
de Renti ; mais déjà il s'était arrêté à une résolution inattendue. Dans les
mois qui suivirent, il prit les mesures qu'elle rendait nécessaires, et il se
prépara à donner au monde le spectacle prodigieux de son abdication.
Dioclétien seul, dans l'histoire, offre un exemple semblable du mépris pour
tout ce que recherchent les hommes. Dioclétien, né esclave, devenu le maître
absolu de l'humanité entière, car on ne comptait pas encore les Barbares,
avait réalisé la jouissance de ce que peuvent imaginer dans leurs rêves les
âmes les plus effrénées, et subitement, sans maladie, sans danger, comme par
un simple dédain pour ce qui nous agite et nous travaille, et afin de
montrer, en quelque sorte, que la vie ne vaut pas qu'on la vive, il s'était
dépouillé de tout ce qu'il avait acquis, et s'était retiré seul aux champs.
Ainsi Charles-Quint, qui, lentement et péniblement, avait réduit à
l'obéissance tous ses royaumes de l'Espagne, brigué, acheté, ceint la
couronne d'empereur, bataillé avec les princes de l'Empire pour devenir leur
maître, dépouillé de leurs privilèges les bourgeois flamands, ses premiers
sujets, arraché au roi de France et saisi vigoureusement dans ses mains les
duchés et les royaumes d'Italie, obtenu d'aventuriers de génie la conquête de
pays immenses, d'où arrivaient des galions remplis de lingots, Charles-Quint,
qui semblait n'avoir qu'une pensée : se faire obéir, qu'une maxime : ne rien
céder et toujours acquérir, garder Son détachement provenait peut-être, non pas, comme chez l'empereur païen, d'un mépris hautain pour les passions humaines, mais plutôt de la foi chrétienne qui inspire le besoin, pour se préparer à une existence future, d'un intervalle entre les agitations de cette vie et l'heure menaçante de la mort. Il se sentait d'ailleurs dompté par la souffrance, et hors d'état de supporter les fatigues du corps et de l'esprit que l'immensité de son pouvoir rendait nécessaires. Il avait dû aller sept fois en Allemagne, trois fois en Italie, dix fois en Flandre, deux fois en Angleterre, en Afrique et en France. Bien qu'âgé seulement de cinquante-cinq ans, il subissait déjà toutes les décrépitudes de la vieillesse ; ses articulations, ossifiées par la goutte, ne lui permettaient ni de plier les bras, ni de marcher sans béquilles ; des éruptions chroniques rongeaient sa peau ; sa mâchoire inférieure débordait tellement, qu'il ne pouvait serrer les dents quand il fermait la bouche[48], de sorte qu'il prononçait avec difficulté, et que pour mâcher les aliments, il devait les écraser sur les gencives, ce qui avait déterminé des ulcérations dans la bouche, la chute des dents et le délabrement de l'estomac. Malgré ces infirmités, il conservait dans sa retraite quelques-unes
des faiblesses que Dioclétien gardait aussi dans son jardin. Les pâtés de
poisson, les vins de Bourgogne, les épices rares, avaient encore des
séductions au milieu de ce désenchantement. L'âme humaine ne peut
s'affranchir de ses petitesses, même hissée sur ces hauteurs. On croirait
qu'exclue des grandes pensées et des fortes émotions, elle se ravale aux
satisfactions mesquines et aux instincts étroits. C'était entre ses deux
cents cuisiniers que le puissant Empereur voulait maintenir la paix, et non
plus avec Venise, avec les Suisses, avec le Turc ; son médecin, debout devant
sa table, le gênait autant, quand il buvait cinq ou six bouteilles de vin,
que naguère le Pape, quand il écrasait Naples et La reine d'Angleterre, épouse de son successeur, et la
reine de Hongrie, proposèrent une trêve avec |
[1] Bertrand DE SALIGNAC, Siège de Metz.
[2] Vita Francisci Guisii, Papyrio Massone Foresio auctore.
[3] SALIGNAC.
[4]
VIEILLEVILLE, Mémoires,
édit. Didier, p. 157.
[5] SALIGNAC.
[6] ROBERTSON, History of Charles V, liv. XI.
[7] RABUTIN, Commentaires, édit. Didier, p. 432.
[8] TAVANNES, Mémoires, édit. Didier, p. 173.
[9] RABUTIN.
[10] TAVANNES.
[11] ROBERTSON.
[12] SALIGNAC.
[13] GUISE, Mémoires, édit. Didier, p. 98.
[14] GUISE, Mémoires, édit. Didier, p. 118.
[15] Lettre du 8 novembre.
[16] SALIGNAC. C'est la porte Serpenoise que les Mémoires nomment porte Champenoise.
[17] GUISE, Mémoires-journaux, p. 144.
[18] SALIGNAC.
[19] VIEILLEVILLE, Mémoires, liv. V.
[20] VIEILLEVILLE, Mémoires, liv. V, p. 170.
[21] TAVANNES, Mémoires.
[22] SALIGNAC, Siège de Metz.
[23] VIEILLEVILLE, Mémoires.
[24] ROBERTSON, History of Charles V, liv. XI.
[25] RABUTIN, Commentaires, édit. Didier, p. 440.
[26] SALIGNAC, Siège de Metz, édit. Petitot, p. 394.
[27] VIEILLEVILLE, Mémoires, édit. Didier, p. 181.
[28] RABUTIN, Commentaires, p. 446.
[29] Marc Antoine BARBARO, édition TOMMASEO, dans la collection des Documents inédits de l'histoire de France, t. II, p. 13 : Non c'è per aventura chi lo vinca di consiglio, di prattica di guerra, e di valore.
[30] SALIGNAC.
[31] VIEILLEVILLE, Mémoires, p. 190, 194 et 208.
[32] TAVANNES, Mémoires, p. 185.
[33] GAIGNIÈRES, t. V, p. 406, fol. 31, 105, cité par BOUILLÉ, t. I, p. 302.
[34] RABUTIN, Commentaires, p. 449.
[35] RABUTIN, Commentaires, p. 449.
[36] TAVANNES, Mémoires, p. 185.
[37] Les incendies des villages situés autour d'Arras furent attribués à une haine spéciale du connétable contre les bourgeois d'Arras : Ceux de la ville d'Arras en Artois ont esté de grands causeurs de tout temps, et font des rencontres qu'on appelle rebus d'Arras ; ils représentèrent un asne qui avoit un mors de bride tout à contre rebours et disoit : — Et qui a mis mon mors ainsi ? — Voylà la plus sotte et fade plaisanterie dont on ouyt jamais parler, qui cousta bon pourtant quelque temps après par les beaux feux qui se firent alentour. (BRANTÔME, Hommes illustres, t. I, p. 33.)
[38] TAVANNES, Mémoires, p. 189 : Sa Majesté donne la charge de ce costé à M. de Guyse.
[39] D'AUBIGNÉ, Histoires, p. 21.
[40] Henri D'ORLÉANS, duc d'Aumale, Histoire des princes de Condé.
[41] D'AUBIGNÉ, Histoires, p. 21.
[42] TAVANNES, Mémoires.
[43] BRANTÔME, Hommes illustres, p. 416.
[44] Claude HATON, Mémoires, t. I, p. 2.
[45] Claude HATON, Mémoires, t. I, p. 3.
[46]
L'Empereur et le roy des Romains se sont enfuis
d'Inspruck et sortant ensemble à la minuit hors de leur logis. L'Empereur ayant
un baston à sa main, et le roy des Romains estant un peu devant l'Empereur, se
retourna en arrière pour voir quand il viendroit, lequel il vit venir en si
pauvre estat, qu'il commença à plorer bien fort et s'en sont enfuis sans ordre,
n'ayant ni armée ni gardes. (British Muséum, coll. ECERTON, Miscell.
papers, vol. VIII, fol. 139, publiée par H. DE
[47] Alfred DE MUSSET, les Vœux stériles :
N'existait-il donc pas à cette loterie
Un joueur par le sort assez bien abattu
Pour que, me rencontrant sur le seuil de la vie,
Il me dit en sortant : N'entrez pas, j'ai perdu !
[48] Ce vice de conformation, dissimulé sur les portraits des artistes italiens, était reproduit par les graveurs allemands dans toute sa réalité. Il est ainsi décrit par les ambassadeurs vénitiens (ALBERI, ser. I, vol. II, p. 60, Relaz. venet, CONTARINI) : Tutta la mascella inferiore e tanto lungha che non pare naturale, ma pare posticcia, onde avviene die non puo, chiudendo la bocca, congiungere le denti inferiori con li superiori, ma gli rimane spaxio della grossezza d'un dente, onde nel parlare, massime nel finire della clausula, non s'entende molto bene.