LES DUCS DE GUISE ET LEUR ÉPOQUE

 

Étude historique sur le seizième siècle

TOME PREMIER

CHAPITRE V. — DU SIÈGE DE METZ À LA TRÊVE DE VAUCELLES.

 

 

1552-1556.

 

L'Allemagne s'est subitement pacifiée et soumise quand elle apprend les progrès du roi de France. Les idées de liberté religieuse ou politique sont oubliées à la nouvelle de l'entrée de Henri II dans Metz. Princes et villes s'unissent dans une même pensée ; comme des musulmans pour la guerre sainte, accourent les Allemands, saisis d'une sorte de fureur ; ils veulent recouvrer Metz, la ville impériale. Charles-Quint rassemble les forces de son immense empire. Au service de la colère germanique, il met toute l'Europe ; il amasse ses régiments venus des marais de la Hollande et des garnisons de l'Afrique. Plus de cent vingt mille hommes sont réunis durant l'été de 1552 ; mais les distances à parcourir, la lenteur des Allemands, la difficulté de se faire promptement obéir dans une armée qui dépasse de plus du double les plus nombreuses que Ton ait encore vues, retardent les mouvements de cette formidable invasion, et nous laissent le temps de préparer la résistance.

Il ne semblait pas douteux que l'orage dût fondre sur Metz. L'exaltation des Allemands n'aurait pas permis à l'Empereur de choisir un autre point d'attaque. Le duc de Guise, François le Balafré, fut chargé de défendre Metz.

Le duc quitta la cour au commencement d'août, se dirigea sur Toul, où pour lors la peste estoit fort eschauffée ; mais nonobstant le danger, il entra dans la ville[1]. Il comprit l'importance qu'aurait cette place pour inquiéter une armée assiégeante, et empêcher son ravitaillement. Il prit soin de la garnir et mettre en état de défense.

L'aspect de Metz aurait pu le décourager ; les fossés étaient étroits, les tours trop éloignée, pour défendre les murs qui les reliaient, l'enceinte sans bastions ; de vastes faubourgs, reliés à la ville, permettaient d'approcher à couvert et d'abriter des batteries d'artillerie. Mais Guise devait se sentir enorgueilli d'être ainsi jeté seul, en avant de la France, pour défendre Metz contre les forces de l'Europe entière, sous les yeux de ses compatriotes les Lorrains. Il se consacra à sa tâche avec toute son activité et tout son génie. Bien qu'il fût accoutumé à prendre beaucoup de sommeil[2], il cessa de dormir ; il se montra sur tous les points où il avait ordonné des travaux, qui ne devaient cesser ni le jour, ni la nuit. Depuis le 18 août 1552, jour de son arrivée, tant d'yeux qui ont toujours eu le regard sur lui jusqu'à la fin du siège n'ont veu qu'il ait mis en espargne une seule heure[3]. Il était secondé dans le soin de rétablir les fortifications par un ingénieur toujours prêt à se jeter dans les places menacées, et à utiliser pour la défense les murailles les plus ruinées. Le sieur de Saint-Rémy, gentilhomme françois, natif de Provence, y estoit et en réputation d'estre le plus suffisant ingénieur en matière de fortifications et d'admirables inventions d'artifices de feu[4].

Les faubourgs furent démolis avec leurs églises et leurs monastères, les fossés élargis. Guise exigea un inventaire des munitions et des vivres, et envoya l'ordre aux maires des villages voisins de faire battre immédiatement leurs blés, et de déclarer les quantités qu'ils pourraient fournir à la ville. Il fit venir des grains de Lorraine et de l'abbaye de Goze, qui appartenait à son frère le cardinal, et plaça gens à toutes les portes pour tenir registre de la quantité qui entreroit chascun jour, et en rendre compte aux seigneurs de Piépape et de Saint-Belin, ordonnés commissaires à toutes les munitions et provisions de vivres[5]. On dressa sur les places des meules de foin et de paille. Ainsi, le jeune duc de Guise, favori du Roi, comblé de richesses et d'honneurs, passait sa vie à s'occuper des détails de son armée, et à prévenir les privations qu'elle pourrait supporter. Il ne dédaignait pas d'être mêlé à des questions de subsistances, ni de s'inquiéter de l'exécution des ordres donnés ; il savait se montrer dans les magasins, au milieu des terrassements, et n'oublier aucune des minuties de sa charge.

Du génie n'était pas nécessaire pour prévoir que les blés et les fourrages récoltés dans les villages voisins de Metz seraient indispensables pour la défense de la place, et serviraient, au contraire, aux ennemis, si l'on omettait de les faire rentrer. Guise y songea. Les moulins mêmes furent détruits, pour mieux affamer les Allemands, et, le 26 septembre, ordre fut donné que, dans les quatre jours, on eust à mettre tous les vivres et le bestial des villages dans la ville, pour en fournir la munition ou les vendre au marché, sur peine que le délay passé, les gens de guerre pourroyent aller prendre là où ils en trouveroyent. Cette seule mesure procura des distributions aux soldats plus de six semaines durant le siège. Le sel manquait. Guise l'apprit au dernier moment, et, de ses propres deniers, il en fit acheter, ainsi que des chairs saléeset de l'huile, de sorte que la ville fut mise en état pour ne souffrir faim d'un bon an, en quelques jours seulement. C'est ainsi qu'il comprenait les devoirs d'un chef d'armée, et qu'il surveillait les moindres détails avec tant d'ardeur, que souvent il faisoit porter son disner aux remparts, de peur de mettre trop de temps à aller et venir en son logis. Il se hâtait de parcourir les environs de la place et d'étudier les lieux où les ennemis pourraient établir leur camp. Lorsque, rentrant en ville, il voyait les réparations des remparts retardées par la fatigue des pionniers ou le mauvais vouloir des soldats astreints à ce travail de manœuvres, lui-mesme entreprint l'œuvre avec les princes et seigneurs et gentilshommes qu'il avoit en su compagnie, portant quelques heures du jour la hotte, et monstrant estre bien convenable à un chef de soustenir le travail et la sueur en sa personne.

Ces officiers qui servaient sous les ordres du duc de Guise étaient en premier lieu quatre Bourbons : les princes de la Roche-sur-Yon, d'Enghien, de Gondé, et le vidame de Chartres. Leur cornette blanche n'était pas celle des capitulations, et l'on pouvait prévoir, en la voyant flotter, que Metz ne serait pas rendue. L'un d'eux travailla de ses mains, le jour même de son arrivée, à la construction d'un rempart que Saint-Rémy avait jugé nécessaire. Avec eux étaient arrivés deux des fils du connétable de Montmorency. Ils rejoignaient dans Metz la foule des volontaires accourus pour servir sous le jeune chef d'armée : Martigues, Biron, la Rochefoucauld, Nemours, et d'autres courtisans, qui vindrent pour leur plaisir au siège. Ces renforts spontanés augmentèrent la garnison et fournirent des chefs expérimentés et braves pour diriger les sorties. Guise se décida en dernier lieu à un sacrifice ; il fit évacuer le fort de Rodemack, trop éloigné de la ville, et ajouta à sa garnison l'enseigne de gens de pied qui l'occupait ; il évitait de perdre sans profit des soldats, en les disséminant en garnison dans des places qui ne pouvaient se défendre.

Il fut troublé et inquiété dans ces préparatifs précipités par les exigences et les incursions d'un étrange aventurier.

Au moment où l'armée des rebelles d'Allemagne était entrée en accommodement avec Charles-Quint, un petit chef s'en était détaché avec sa bande ; c'était Albert de Brandebourg. Il menait avec lui des hommes venus des bords delà Baltique et des vallées de la Sprée ; on les appelait Brandebourgeois, Poméraniens, Prussiens ; on leur déniait la nationalité allemande. Albert de Brandebourg, élevé à la cour de François Ier, en avait emporté l'envie des richesses qu'on lui avait montrées, la haine des nations industrielles et laborieuses, avec des projets secrets de s'enrichir par la violence. Il avait dressé ceux qui le suivaient à une sorte de discipline qui leur concédait toute licence contre les habitants des pays traversés, pourvu qu'ils eussent une obéissance servile pour leurs chefs. Tandis que l'Allemagne était tout entière à ses idées de vengeance et à la passion de ressaisir Metz, Albert de Brandebourg ne songeait qu'à piller des villes, qu'à enrichir ses soldats faméliques, qu'à vendre au plus haut prix son alliance trompeuse.

Il commença par se dire l'allié du roi de France, et rançonna Nuremberg, sans alléguer de prétexte, et uniquement parce que Nuremberg était la ville la plus opulente de l'Allemagne et n'avait pas de défenseurs. Les richesses des électeurs ecclésiastiques l'attirèrent sur le Rhin, et il saccagea Spire et Trêves[6]. Des juifs emportaient sur des chariots, dans ses provinces incultes, le butin amassé par sa bande. Albert, pillant les églises et les villages, approcha lentement de Metz[7] : estant ses hommes sur le plat païs de l'environ, abandonnés à maux intolérables, robbans, pillans et ne laissant que ce dont ils ne faisoient cas, ou que ne pouvoient porter ni traisner. Dans cette marche vers la France, il avait une pensée double : ou se réconcilier avantageusement par quelque notable service avec l'Empereur, ou, s'il estoit désespéré, se donner au Roy[8]. Au milieu de ces brigandages, il affectait le langage d'une piété exaltée, et se considérait comme un instrument de la Providence. Quand Henri II le faisait interroger sur ses intentions, il rendait une réponse austère avec un maintien d'homme despité et mal content.

Arrivé devant Metz, il demanda des vivres au duc de Guise y preuve d'alliance qu'il comptait invoquer, si le roi de France arrivait le premier ; moyen d'affamer la place, et de seconder ainsi Charles-Quint, si les Allemands étaient les plus forts. Guise, en soupçon, lui en refuse. D'un côté, Albert de Brandebourg n'eût pas été fâché d'obtenir le pardon de ses pillages des évesques et villes impériales, par la protection de Henri II ; d'un autre côté, il était effrayé par l'énormité des armements que Charles-Quint avait accumulés, et se sentait tenté de se joindre à lui. Lorsque cette bande d'environ sept ou huit mille Brandebourgeois fut arrivée sur notre territoire, on chargea lé duc d'Aumale, frère du duc de Guise, de surveiller ses déprédations ; on mit sous ses ordres environ douze-cents chevau-légers. Mais les soldats continuoient à faire de pis en pis[9]. Les paysans lorrains assommaient ceux de ces Allemands du Nord qui s'écartaient du gros de la troupe. Près de Neufchâteau, le duc d'Aumale envoie un trompette en parlementaire, pour justifier les représailles des paysans et se plaindre des pillages de l'armée barbare. Albert, méprisant les lois de la guerre et les usages maintenus entre peuples civilisés, fait arrêter le trompette. Ce malheureux, étonné de ce traitement inattendu, rappelle au marquis de Brandebourg qu'il ne doit pas ignorer les principes adoptés par tous les gens de guerre ni la coutume de respecter les parlementaires, pource qu'on le disoit avoir esté nourry en France, estimant pur ce moïen qu'il auroit encore quelque bonne affection de faire plaisir à ceux de la nation de laquelle il avoit receu toute doulceur et humanité. Mais, au contraire, le trouva homme présomptueux qui, sans faire response à sa prière, disoit diverses injures des François, et leur souhaitant mille malheurs, protestoit, avec grands jurements, qu'avant qu'il fiist longtemps, se baigneroit en leur sang.

Peu de jours après, en effet, Albert trouve à sa portée la petite troupe de cavalerie du duc d'Aumale, la surprend par une attaque inattendue : Les François furent pris par l'irrésolution, moitié retraicte, moitié combat... M. d'Aumale, ayant ordonné la retraicte, ne la sceut prendre pour luy, et ayant tout perdu, voyant la confusion et les pistoletades dans le dos des siens, charge dans le gros des reistres, où il est blessé et pris[10].

Fier de ce facile triomphe, Albert de Brandebourg se dirige sur Metz, traînant avec lui son captif ; il se présente comme l'auxiliaire de Charles-Quint, au moment où commence l'investissement. Mais il avait déjà été plus nuisible à l'Empereur qu'à nous. La barbarie aveugle avec laquelle il avait dévasté le pays avait changé en déserts les environs de Metz. En approchant de cette place, les cent vingt mille hommes de Charles-Quint ne trouvèrent ni vivres, ni arbres, ni abris, dans une province que la grossièreté des hommes de Brandebourg avait ravagée sans but et sans profit, aussi complètement qu'eussent su le faire avec méthode et dans leur intérêt les défenseurs de Metz[11]. Albert s'était affamé avec l'imprévoyance du sauvage.

Charles-Quint demeura longtemps campé à Sarrebruck et à Forbach[12], pour attendre sa grosse artillerie.

Guise n'avait garde de se laisser surprendre par cette armée, masquée derrière des forêts, et luy-mesme, le plus souvent, estoit à visiter les corps de gardes et sentinelles. Il établit un guet de gens à cheval à Saint-Julien, pour l'avertir de l'approche des ennemis. Au commencement d'octobre, l'armée impériale vint camper à Saint-Avold. Le 19 octobre, Metz fut investie.

Sous le canon de l'ennemi, Guise fit continuer les travaux des fortifications. De fréquentes sorties entretinrent l'ardeur et la santé de sa garnison et épuisèrent l'ennemi par des alertes et des pertes continuelles. Chascun jour, se faisoit du dommage aux ennemis, prenant soldats, chevaulx, et gastant les vivres qu'on leur amenoit. Dès les premiers jours, l'Empereur envoya un trompette à Guise, pour lui annoncer que Hesdin avait été enlevée au roi de France, et que le duc d'Aumale, son frère, était tombé aux mains du marquis de Brandebourg : Je pense bien que ce n'estoit pour nous en cuider faire plaisir. Mais Guise n'avait pas besoin de ces avis pour être au courant de ce qui se passait à l'extérieur ; il fut constamment en relation avec le Roi, lui fit part des épisodes du siège, de ses espérances, de ses échecs, des mouvements de l'armée assiégeante. Il était logé près de la porte Champenoise, où se faisait l'attaque principale, afin d'estre à toute heure sur le lieu où l'affaire et le plus grand danger se préparoyent. Il avait sous ses ordres, dans la ville, environ cinq mille hommes, quelques jours avant l'investissement[13] ; mais l'artillerie lui manquait complètement ; il écrivit au Roi, à travers l'armée ennemie[14], le 29 octobre : Ayant déjà quatre pièces d'artillerie, tant crevées qu'esventées de sept que j'ay faict tirer, estant bien délibéré de n'en faire tirer qu'à demye-charge et m'en servir pour leur donner plus de crainte du bruit, que de l'effect, et m'ayderdes fauconneaux et aultres petites pièces... n'ayant tenu à moy d'advertir de bonne heure de ce qui m'estoit de besoing, lorsqu'on avoit moyen de m'en secourir. Il y avait un double canon sur la plate-forme Sainte-Marie, mais l'une des clavettes de laditte pièce sort dehors ; l'aultre grande couleuvrine s'est esclattée par le bout de devant, environ un pied et demy, que je fais scier et m'en pourroy encore servir. Vous pouvant asseurer, Sire, que la feulte ne vient pas de les trop charger, mais elles sont si mal fondues et de matière si aigre qu'elles ne peuvent endurer si peu de charge.

Ainsi réduit à ne se servir de son artillerie que pour faire du bruit, il n'hésite pas à annoncer qu'il peut se défendre pendant dix mois[15] ; il adresse tous les deux ou trois jours des dépêches à Fontainebleau ou à l'armée de secours ; il indique les moyens de lui procurer des nouvelles et d'enlever des convois. Il écrit a son frère le cardinal de Lorraine, au connétable, au maréchal de Saint-André ; il intéresse tout le monde à l'honneur de sauver sa ville.

Le cardinal partage cette passion avec toute l'ardeur de son tempérament emporté. Secourir son frère, sauver Metz, courir à tout moment près du Roi pour lui suggérer une idée, lui proposer un coup de main sur les assiégeants, et, remarquable sollicitude qui montre le chef de parti encore caché sous le courtisan, lui recommander les gentilshommes que signale son frère pour leur belle conduite dans les sorties, lui nommer ceux qui sont blessés, lui demander peur ses partisans les charges de ceux qui viennent d'être tués, c'est son occupation de tous les instants. Au plus fort de leur zèle pour la France, et de leur dévouement à la défense de Metz, les deux frères ne perdent pas de vue la nécessité de se conserver des adhérents, de s'assurer une clientèle. de gentilshommes liés à eux par la reconnaissance et l'intérêt.

Le 11 novembre, un boulet vint ricocher à côté du duc de Guise, qui se trouva tout couvert d'esclats[16]. Le 13, il y avait brèche à la porte Champenoise ; il fallut descendre dans le fossé pour obtenir la terre nécessaire à combler la brèche ; les officiers prenaient part à ce travail et portaient la hotte ; un fils du maréchal de la Palice y fut tué.

Le manque d'artillerie contraignait de borner la défense à des sorties ; à leur retour dans les murailles, ceux qui avaient fait une course au milieu des travaux de l'ennemi étaient accueillis par le duc avec ce bon visage qu'il monstroit toujours à ceux qui re-venoient de la guerre, et donnoit louanges à chascun.

Le 20 novembre, Charles-Quint s'était approché des remparts de Metz, croyant qu'ils allaient en peu de jours tomber entre ses mains ; mais ce fut le moment où ses ingénieurs jugèrent nécessaire de changer le point d'attaque. Tandis qu'ils ouvraient de nouvelles tranchées en face de la tour d'Enfer, ne se passoit jour que quelques trouppes de nos gens de cheval n'allassent donner l'alarme aux ennemis, et battre les chemins où se faisoit dégast de vivres, butin de prisonniers, de chevaulx et bagages. Mesmes les coffres et chariots de l'évesque d'Arras, garde des sceaux de l'Empereur, y avoient esté prins. Mais pource que d'abordée on tua les chevaulx qui les trainoyent, ne purent estre conduits en la ville.

Les tranchées étaient bientôt avancées si près des murailles, qu'on pouvait se battre à coups de pierres ; les assiégés descendaient dans le fossé pour y relever la terre qui s'éboulait du rempart ; M. de Guyse et les aultres princes et seigneurs se trouvoient aussi dans le fossé, bien que les boulets et esclats tombassent souvent entre nous, où plusieurs furent blessés. En peu de temps, les fossés ne furent plus tenables, et l'on manqua de terre pour réparer la brèche que le canon élargissait de plus en plus : M. de Guyse alloit d'heure à aultre recognoistre le dommage que nos murailles et tours recevoient, et se mettre au heu d'où il peust mesurer le tout de son œil, sans se fier au rapport que on luy en pouvoit faire.

Le 28 novembre, la tour d'Enfer s'écroula avec fracas. Guise écrivit au Roi que la brèche avait trois cents pas de largeur, mais qu'il ne craignait pas les assaillants, car Saint-Remy jure les bons Dieux qu'il leur fera une fricassée de bon goust. Je crois, Sire, qu'ils n'auront point de froid au sortir[17]. Toute la garnison attendait l'assaut avec la même gaieté. Les enseignes et cornettes étaient plantées sur la brèche, pour défier l'ennemi, et chaque matin, à la garde montante, on voyait flotter de nouvelles couleurs. Pour remplir les sacs à terre, les hommes d'armes quittèrent leurs cuirasses et travaillèrent vêtus de leurs sayes de livrée ; des balles de laine étaient roulées par des femmes à côté des sacs à terre, dans l'espace resté vide au milieu du rempart éboulé. Guise observait un soir les préparatifs d'un assaut, en se plaçant entre deux sacs de laine, lorsque l'ingénieur Camillo Marini, mettant la teste au lieu d'où M. de Guyse venoit de retirer la sienne, soubdain reçeut un coup de harquebuze qui luy espandit la cervelle[18]. Le 7 décembre seulement, l'assaut sembla imminent. Guise accourut sur la brèche avec tous les volontaires, qu'il encouragea par beaucoup de ces bons mots qui incitent à l'honneur, à la vertu et à la victoire. L'assaut ne fut pas tenté, mais les assiégés n'eurent pas le temps de s'en réjouir, car ils apprirent le lendemain que l'armée de Henri II était en marche pour assiéger Hesdin, au lieu de s'avancer au secours de Metz ; il est vrai qu'ils ne faisoient semblant de désirer être secourus, mais ils commencèrent à épargner les vivres ; Guise fit tuer et saler les chevaux de bat des gens de pied, afin de ménager les fourrages de sa cavalerie. La tour de Wassieux s'écroula près de la porte Champenoise et laissa une nouvelle brèche de cent pas ; cette ouverture fut aveuglée comme la première par des sacs à terre ; les sorties ne cessèrent pas ; on en faisait quelquefois deux ou trois le même jour par diverses portes. Les blessés étaient nombreux dans la place : pour les secourir, Guise fit venir le chirurgien qui lui avait retiré le fer de lance de la joue, quand il avait été blessé devant Boulogne, Ambroise Paré. Un officier italien de l'armée impériale consentit, moyennant quinze cents écus, à l'introduire de nuit dans Metz, avec son apothicaire et ses drogues.

Les privations et les souffrances qu'avait a supporter l'armée de l'Empereur y rendaient possibles des trahisons de ce genre, surtout chez les Italiens, étonnés de se voir transportés au nord, en plein hiver, pour servir des rancunes germaniques. Des bandes entières de ces Italiens désertaient le camp des assiégeants et venaient prendre du service dans l'armée de Henri II, dont les détachements parcouraient la Lorraine et interceptaient tous les convois de vivres envoyés de Franche-Comté à l'Empereur. Un de ces convois, menacé par les coureurs de l'armée royale, s'était abrité derrière les murs de Rambervilliers ; quelques déserteurs italiens se présentèrent la nuit devant les portes, criant qu'ils avaient été forcés par

les misères et la faim de quitter le camp de l'Empereur, et suppliant qu'on leur ouvrît les portes, pour ne pas les laisser mourir de froid ; se complaignirent tant, qu'ils furent mis dedans pour trouver des vivres. Mais à peine furent-ils sur le pont-levis, qu'ils se saisirent de la herse et des tours qui garnissaient la porte, appelèrent leurs camarades, et furent maîtres de Rambervilliers en un instant : Je laisse à penser quel mesnage y fut faict... les vivres et provisions y furent gastés... autant en feirent a Épinal, Chastel-sur-Moselle et Remiremont, où fut faict de grandes violences à l'abbesse et aux dames, et mesmement par ces Italiens.

Les garnisons de Verdun et de Toul interceptaient les vivres et les renforts qui arrivaient des autres points pour l'armée assiégeante, enlevaient les soldats affamés qui s'écartaient du camp, tenaient comme enfermée dans la boue et la neige cette multitude confuse d'hommes venus de toutes les nations. Les chefs impériaux n'étaient pas d'accord. Le duc d'Alva ne voulait pas laisser sacrifier ses vieux soldats espagnols sous les yeux des Allemands, qui refusaient de s'avancer pour un assaut. Il se plaignait de l'incapacité du marquis de Brabançon, favori de la reine de Hongrie, désigné par elle pour exercer le commandement principal[19]. Charles-Quint, exaspéré de voir des murailles si faibles et des remparts éboulés résister à une armée si formidable, s'écriait : Comment, playes de Dieu, n'entre-t-on point là dedans ? Vertus de Dieu, à quoy tient-il ? Il devenait irascible, malade, découragé. On l'entendit[20] s'écrier : Ha ! je renye Dieu ! Je vois bien que je n'ay plus d'hommes ; il me faut dire adieu à l'Empire et me confiner dans quelque monastère, et, par la mort-Dieu, devant trois ans, je me rendrai cordelier. Enfin, battu en plusieurs sorties, incommodé de la prise de ses vivres, il précipite une furieuse batterie, sans voir le pied de la muraille, se met aux mines, où il n'est pas plus heureux[21], et se retire, honteux, désespéré, le 26 décembre 1552, laissant les ordres à son armée pour lever le siège après son départ et exécuter, sous la protection de quelques canons placés au château de Ladonchamp, une retraite vers Thionville et Trêves. Il avait perdu trente mille hommes durant le siège.

Quand, le 2 janvier 1553, Guise aperçut l'ennemi en pleine retraite, il se précipita avec sa garnison sur le camp, pour s'emparer de l'artillerie et tailler en pièces ceux qui se seraient attardés. Mais un spectacle déchirant s'offrit aux yeux des Français : Tant d'hommes morts, de quelque costé qu'on regardast, et une infinité de malades qu'on oyoit plaindre dans les loges. En chascun quartier, des cymetières grands et fraischement labourés, les tentes, les armes et aultres meubles abandonnés[22]. Des malades étaient renversés dans la boue, d'autres étaient assis sur de grosses pierres, ayant les jambes dans les fanges gelées jusqu'aux genoux, qu'ils ne pouvoient ravoir. Il en fut tiré plus de trois cents de cette horrible misère ; mais à la plupart il falloit couper les jambes[23].

Comme par enchantement, les Français oublièrent leurs propres souffrances, les dangers qu'ils venaient de courir, la fureur guerrière dont ils étaient animés[24], et ne songèrent plus qu'à porter secours aux malheureux Allemands, abandonnés à leurs pieds dans la neige, leur administrant toutes nécessités et tels soulagemens que pauvres malades estrangers ont besoing[25]. Guise les fit mener par bateaux à Thionville, près du duc d'Alva.

Des partis de cavalerie poursuivirent le gros de l'armée impériale, pour y mettre à rançon quelques personnes de marque. Le vidame de Chartres s'était placé en embuscade et choisissait ses prisonniers. Ce passe-temps dura environ deux heures, et l'eust le vidame continué, sans un Espagnol mesme, prisonnier, lequel l'ayant veu rendre une belle jeune femme à un Allemand qui disoit l'avoir épousée, meu de ceste honnesteté, l'advertit se retirer de bonne heure, et que toute la cavalerie espagnole estoit logée aux environs[26].

Durant ce temps, Albert de Brandebourg était resté seul devant la place, comme pour dé6er les deux armées, après les avoir trahies successivement. Le duc de Guise, irrité de cette bravade, dit à ses gentilshommes : Il faut faire décamper cet yvrongne ; il a traité plus rudement mon frère d'Aumale que s'il eust été Turc ou Barbare, jusqu'à lui faire porter sa chemise trente-six jours[27]. Il est vrai que le Brandebourgeois ne devait pas comprendre cette délicatesse du Lorrain, son prisonnier, qui réclamait du linge et de la propreté ; il n'avait pas l'intention de le persécuter, et fut, au contraire, assez ému par la crainte de perdre la grosse rançon, quand il le vit malade de ses blessures et prêt à succomber entre ses mains ; il consentit à le faire soigner à Forbach, sous promesse d'une rançon de 70.000 écus d'or.

Pour mettre en déroute les Brandebourgeois, on n'eut pas besoin de faire sortir les hommes d'armes français. Guise 6t avancer quatre coulevrines. A la première volée, Albert commença la retraite ; il fat quelque peu suivy, et on avoit bon marché de ses gens, estant assez combattus de froid, faim et toute misère ; mais les François, esmeus de grand pitié, n'en tenoient compte ; ils leur livroient passage et les laissoient aller[28].

Guise venait de se montrer digne de l'opinion qu'avait eue de lui l'ambassadeur Barbaro, écrivant au Sénat de Venise[29] : Il ne le cède à personne en jugement, en expérience militaire, en valeur. Il eut soin d'intéresser à sa gloire ceux qui voulaient combattre les nouvelles doctrines religieuses, et il profita de l'autorité absolue dont il jouissait à Metz pour faire assembler en un lieu les livres contenant doctrine réprouvée, et y mettre le feu[30].

Il laissait ses troupes de la garnison de Metz brillantes et fières de leur victoire. Vieilleville, nommé gouverneur de la place, voulut les passer en revue[31] ; il endossa son armure dorée, fit lacer son armet garni d'un riche panache de plumes jaunes et noires, revêtit par-dessus sa cuirasse sa casaque de toile d'or à broderie de feuilles moresques de velours noir, et se fit suivre de ses vingt-cinq gardes, accoustrez à leur mode de ses couleurs jaulne et noire, desquelles il ne changea jamais ; car madame de Vieilleville les luy avoit données estant encore fille. Les costumes des soldats dont il fit la revue étaient aussi riches : Ce n'estoient qu'espées dorées et argentées, aux fourreaux de velours et bouts d'argent, collets de maroquin de toutes, couleurs, à passements d'or et d'argent, bonnets de velours à petites plumes des couleurs de leurs maistresses ; leurs soldats, quasi tous, morions et fournimens dorés et les corselets gravés, avec les bourguignotes de même, et les piques de Biscaye aux poignées de velours, houppes de franges de soye.

Mais les habitants de Metz avaient eu davantage à souffrir des rigueurs du siège ; ils n'étaient pas à l'abri de la licence de leurs défenseurs. Plusieurs jeunes femmes avaient été dérobbées durant le siège, et étaient retenues par les capitaines et soldats, cachées comme prisonnières en chambre. Ceux-ci répondaient à leurs pères et maris qu'elles estoient mortes. Un seul bourgeois de Metz s'était vu soustraire de la sorte sa femme et sa sœur, et celle de sa femme, trois fort belles personnes, et vingt-cinq ans seulement la plus aagée. Pour faire cesser cette oppression des habitants, Vieilleville fit cerner la maison du capitaine Roiddes, qui tenoit la femme d'un notaire nommé Lecoq, et fort belle, et luy dit qu'il vouloit avoir une poulie qu'il tenoit en mue, il y avoit huict mois. Le capitaine jure et renye Dieu qu'il n'avoit poulie en sa maison. Mais durant ces pourparlers, la femme se saulve de vitesse chez son mary, tesmoignant par ceste fuite son innocence et la force faicte à son honneur. Tous les coupables, effrayés de l'arrestation du capitaine Roiddes, ouvrirent leurs portes à leurs captives. Si bien que l'on ne voioit que femmes et filles par les rües, qui se retiroient à courses chez leurs pères et maris... et vingt-deux religieuses de bonne part et d'ancienne noblesse du pays de Lorraine et d'ailleurs, que les grands de l'armée çivoient enlevées durant le siège des abbayes de Saint-Pierre, Saincte-Glossine, des Pucelles, sœurs Collettes, et de Saincte-Claire, puis données à leurs favoris, se saulvèrent quant et quant par cette émeute, et se vinrent rendre, contre toute espérance, en leurs monastères et couvents, et on les tenoit mortes ou menées en France, car elles estoient fort belles. Tant de souffrance s'oubliait dans la grandeur des résultats obtenus : Metz acquise à la France, et devenue si Française que des trois seuls démembrements qu'ait jamais subis le pays, elle a pu survivre aux deux premiers ; — l'armée qui menaçait la France d'invasion, ruinée, dispersée sans bataille, par la seule constance des défenseurs de Metz ; — l'empereur d'Allemagne exhalant sa colère impuissante devant les remparts de Metz avec tant d'éclat que Ronsard pouvait lui rappeler son orgueilleuse devise, Plus oultre, dans ces vers triomphants :

Or le destin avoit ton oultre limité

Contre les nouveaux murs d'une faible cité.

Dans ce désastre, Charles-Quint retrouva son ancienne énergie et son indomptable ténacité ; par un contraste frappant avec la légèreté de son ennemi, il reconstituait patiemment ses régiments, appelait des renforts, contractait des emprunts, tendait à outrance les ressorts de son empire, pendant les mois mêmes où l'imprévoyant Henri II, enivré par ses succès', disséminait sa cavalerie dans les garnisons, licenciait les auxiliaires étrangers, et dissipait en fêtes coûteuses l'argent qui lui était nécessaire pour poursuivre son succès. Non-seulement il ne savait pas utiliser, pour défendre le royaume, les produits de l'impôt, quand ils étaient entrés dans ses coffres, mais il en tarissait la source par des donations continuelles à ses courtisans. Dans cette nouvelle série de faveurs, Diane reçut les terres provenant des saisies sur les réformés de France ; le duc de Guise, celles que l'on put occuper par des confiscations hors de France, et le duc d'Aumale obtint que le Roi lui versât le prix de sa rançon[32]. Dans la part de Guise, se trouvaient un château près de Genève, une baronnie de vingt-quatre mille francs de rente, et diverses terres en Savoie et dans le marquisat de Saluées[33].

On refuserait confiance aux Mémoires des contemporains et aux historiens du temps, s'ils n'étaient tous unanimes à raconter les profusions et les divertissements de Henri II, plongé dans une incompréhensible sécurité, sans armée et sans finances, au moment où Charles-Quint était déjà rentré en France et avait mis le siège devant Thérouanne. On ne faisoit mention que de festins et triomphes, de toutes sortes de jeux et passe-temps[34]. Tous les jours, on recevait des nouvelles désespérées de la garnison de Thérouanne ; la place, investie à l'improviste, ne pouvait tenir ; Henri II semblait ne plus croire aux mauvaises nouvelles, ou ne plus vouloir les écouter, depuis ses succès récents. Thérouanne était défendue par le fils aîné du connétable ; la malheureuse ville ne capitula pas, elle fut emportée d'assaut. Ce ne fut pas un sac comme on en avait déjà vu ; les Allemands furent implacables dans leur ardeur de venger leur défaite devant Metz ; nous avions eu pitié de leurs blessés et de leurs malades, ils tuèrent tous les blessés, tous les hommes de la garnison de Thérouanne, à l'exception du petit nombre de ceux qui pouvaient payer une grosse rançon ; ils tuèrent tous les habitants de la ville, et les femmes et les enfants ; ils brûlèrent toutes les maisons, et les couvents et les églises-, quand l'incendie fut éteint, ils enlevèrent les pierres et firent si bien disparaître la trace de la vieille capitale franque, que cent ans plus tard on n'était pas bien sûr de l'emplacement qu'elle avait occupé. Jamais destruction plus féroce ne fut achevée avec une plus froide méthode.

Cette catastrophe ne put émouvoir Henri II, ni le distraire de ses fêtes. Gomme un prince de l'Orient, il semblait enfermé dans sa gloire et oublieux du danger. Un nouveau coup le réveilla. Le duc de Castro, le mari de sa fille Diane, privé de secours dans les murs de Hesdin, à demi détruits par les deux sièges de l'année précédente, s'était montré digne de son pays d'adoption. Il s'était fait tuer sur la brèche. Pour la troisième fois en un an, Hesdin fut prise d'assaut ; elle fut condamnée à être détruite comme Thérouanne ; mais, soit que les Allemands n'aient plus été aussi adroits à faire disparaître du sol une ville chrétienne, soit qu'un assez grand nombre d'habitants aient pu se réfugier, durant les deux premiers sièges, dans les forêts ou dans les villes voisines, Hesdin fut reconstruite pendant les années suivantes, et a pu renaître de sa ruine.

Les larmes de sa fille Diane, veuve à vingt ans de son prince italien, firent sortir Henri II de sa torpeur ; 'elle était, disait le connétable, le seul de ses enfants qui lui ressemblât. Vers la fin d'août, l'armée française fut rassemblée[35]. Ce fut assez pour paralyser les incendiaires que Charles-Quint menait avec lui. A partir de ce moment, commence une série de marches et de contre-marches, sans autre résultat que de mettre en évidence le degré d'impuissance où était tombé Charles-Quint depuis sa retraite de Metz, l'incapacité du connétable, la futilité incurable qui travaillait notre pauvre Roi, et les impatiences, le dépit, les révoltes secrètes dont était agitée l'âme du duc de Guise. Guise voyait celui qu'il avait vaincu livrer impunément, malgré son affaiblissement, nos paysans aux insultes de ses soldats. Il s'irritait que ses plans fussent combattus, et ses mouvements militaires paralysés par l'insouciance du Roi et la pesante présomption du connétable. Il eut bientôt le chagrin d'être dépouillé de tout commandement, un an après la délivrance de Metz. La moitié de l'armée fut placée sous les ordres du connétable, l'autre moitié partagée entre le prince de la Roche-sur-Yon et le duc de Nevers. Le Roi donnait pour la première fois un commandement à un prince de Bourbon, commençant à craindre la faveur de M. de Guyse et finesse du cardinal, son frère[36]. Guise prit ainsi l'habitude d'avoir son rôle à part dans l'armée, de suivre les campagnes comme une sorte de général de réserve, qui n'avait aucune autorité, mais que chacun était prêt à suivre à l'heure du danger.

Son cœur un peu égoïste s'accommoda promptement de cette situation ; il n'avait aucune part aux fautes ; les souffrances du soldat ne pouvaient lui être imputées ; sa popularité dans l'armée s'accroissait de chaque maladresse des autres chefs.

C'est sans doute à cette époque qu'il comprit les avantages d'une retraite après les actions d'éclat. Sa vie est formée désormais d'une série d'intermittences à travers lesquelles on le voit alternativement investi de tous les pouvoirs, ou isolé dans un commandement obscur. Il sait s'arrêter à temps pour ne pas porter ombrage à l'autorité du Roi, et ne pas forcer la chance. Dès qu'il a éveillé l'envie, il disparaît, assuré d'être appelé à la première crise. Tel il se montre après la défense de Metz, tel on le verra vers la fin de sa vie, à la bataille de Dreux : il ne s'éloigne pas du champ de bataille, mais il y reste à l'écart, épiant le moment où il pourra survenir et se trouver le maître.

Acceptant ainsi avec une savante résignation sa demi-disgrâce du moment. Guise songea surtout à ne pas s'écarter du Roi ; il le suivit à l'armée, il lui offrit des fêtes au château de Marchais, il assista sans murmurer à ces étranges campagnes dont les seules victimes étaient les malheureux habitants des pays traversés par deux armées qui pensaient, non à combattre, mais à piller : l'Artois[37] et le Cambrésis furent ravagés par le connétable, pour venger Thérouanne et Hesdin. Notre armée prit Marienbourg, Bouvines, Dînant, assiégea le château de Renti.

Là reparut Guise. Le Roi, retenu au siège avec le connétable, avait placé quelques troupes sous les ordres du duc de Guise, pour surveiller les mouvements de l'armée impériale[38]. Un bois séparait la droite de Charles-Quint et les Français. Le 12 août 1554, Guise fait passer le soir à la tête du bois quelques piquiers armés d'un corselet, et il embusque dans le bois, sur le ventre, trois cents arquebusiers choisis[39]. L'avant-garde des Impériaux fait une charge sur les corselets, et les poursuit sous les arbres, où elle reçoit à bout portant le feu des arquebusiers, et est repoussée en déroute. Charles-Quint veut à tout prix enlever le bois. Le 13, au matin, il le fait envahir par son armée entière. Guise avait prévenu le Roi qu'il allait avoir toutes les forces de l'ennemi sur les bras, et luy sembloit que ce jour ne passeroit sans bataille. Au lieu de prendre une décision, le Roi avait assemblé un conseil, écouté les fanfaronnades du connétable, et n'avait pas envoyé d'ordre. M. de Guyse, ne pouvant avoir promptement response du Roy, prend un parti décisif, c'est d'évacuer la forêt. Les hommes de guerre ont loué cette inspiration qui sauvait son infanterie avant qu'elle fût détruite, et permettait une brusque attaque sur l'ennemi au moment où il devait sortir du bois[40].

L'armée impériale débouchait déjà hors des arbres et se développait dans la plaine ; les reîtres, moins pesamment armés, sortaient les premiers. Derrière eux, Fernand de Gonzague reformait les rangs de ses hommes d'armes qui, pour piaffe, avoient les bras nus jusqu'au coude[41]. Guise reçoit enfin response du Roy que, si l'occasion se présentoit de recevoir la bataille, il ne la refusast point[42]. Sans perdre une minute, il précipite tous ses hommes d'armes contre cette troupe mise en désordre par le feu de l'infanterie et la traversée du bois. Coligny et Tavannes mènent la charge. En quelques instants, les reîtres allemands sont culbutés sur les hommes d'armes espagnols, les empêchent de combattre, les entraînent dans leur fuite. L'armée impériale perd vingt-deux cornettes ou enseignes, et quatre canons. Charles-Quint se retranche dans son camp avec une partie de son infanterie et les fuyards qu'il peut recueillir.

M. de Guyse fut le principal autheur de la victoire, aultant pour sa belle conduite et sagesse que pour sa vaillance[43]. Il avait reçu ung coup de lance au travers de la cuisse, qui lardoit sadite cuisse avec le cheval[44]. C'était la première fois que nos hommes d'armes se trouvaient aux prises avec ces cavaliers allemands, armés de pistolets, que l'on nommait les reîtres. Lorsque les reîtres obtinrent, dans la suite, des succès contre nous, on rappela l'exploit du duc de Guise, qui les avait défaits à la première rencontre, et qui acquit la réputation d'être seul capable de les vaincre.

Mais l'incapacité du connétable fit perdre le fruit de cette journée. Au lieu de se rapprocher de Guise durant la bataille, et de se joindre à lui pour achever la défaite de l'ennemi, le connétable resta immobile avec l'armée presque entière autour des fossés de Renti. La cavalerie du Balafré ne pouvait enlever le camp de l'Empereur. Ainsi arrêtée dans sa victoire, elle vit le Roi lever le siège de Renti, et laisser à Charles-Quint tous les avantages de la rencontre. Le connétable fut taxé de n'avoir faict son devoir[45]. Quelques seigneurs, irrités de cette retraite en plein triomphe, allaient jusqu'à parler de trahison ; ils rappelaient les étranges complaisances que le connétable avait eues de tout temps pour Charles-Quint, et son immobilité à quelques minutes d'un champ de bataille où sa présence aurait pu rendre l'action décisive. Son neveu Coligny prit bruyamment sa déFense. Coligny avait été créé amiral de France à la mort d'Annebaut, en 1552. A Renti, il avait bravement dirigé la charge contre les Impériaux, et il voulait revendiquer pour lui seul l'honneur de cette journée, afin de détourner sur Guise les attaques qu'on ne ménageait pas au connétable. On était facilement tenté, à cette époque, d'attribuer encore le gain d'une bataille au bras qui avait frappé les coups, et non pas à la tête qui avait donné les ordres. Celui qui entraînait les hommes d'armes, la lance couchée, au plus épais des ennemis, passait pour le meilleur chef de guerre. Guise avait été surtout occupé, dans cette journée, à retenir ses cavaliers, pour les lancer seulement à l'instant décisif. Il avait même dû frapper l'un d'eux, le sieur de Saint-Phal, d'un coup d'épée sur le casque, pour l'empêcher d'avancer ; mouvement d'impatience dont il ne manqua pas de s'excuser le soir, avec la bonne grâce qu'il savait employer près de ceux dont il voulait faire ses partisans. Coligny, au contraire, avait été vu au premier rang, sa cornette près de lui, entraînant les compagnies d'ordonnance. Il essayait de profiter du préjugé des soldats, non par vanité, mais plutôt par générosité. S'il disputait à Guise sa gloire, c'était pour sauver celle du connétable. Cette querelle divisa pour jamais le duc de Guise et l'amiral de Coligny.

Malgré sa défaite, Charles-Quint avait délivré le château de Renti ; mais déjà il s'était arrêté à une résolution inattendue. Dans les mois qui suivirent, il prit les mesures qu'elle rendait nécessaires, et il se prépara à donner au monde le spectacle prodigieux de son abdication. Dioclétien seul, dans l'histoire, offre un exemple semblable du mépris pour tout ce que recherchent les hommes. Dioclétien, né esclave, devenu le maître absolu de l'humanité entière, car on ne comptait pas encore les Barbares, avait réalisé la jouissance de ce que peuvent imaginer dans leurs rêves les âmes les plus effrénées, et subitement, sans maladie, sans danger, comme par un simple dédain pour ce qui nous agite et nous travaille, et afin de montrer, en quelque sorte, que la vie ne vaut pas qu'on la vive, il s'était dépouillé de tout ce qu'il avait acquis, et s'était retiré seul aux champs. Ainsi Charles-Quint, qui, lentement et péniblement, avait réduit à l'obéissance tous ses royaumes de l'Espagne, brigué, acheté, ceint la couronne d'empereur, bataillé avec les princes de l'Empire pour devenir leur maître, dépouillé de leurs privilèges les bourgeois flamands, ses premiers sujets, arraché au roi de France et saisi vigoureusement dans ses mains les duchés et les royaumes d'Italie, obtenu d'aventuriers de génie la conquête de pays immenses, d'où arrivaient des galions remplis de lingots, Charles-Quint, qui semblait n'avoir qu'une pensée : se faire obéir, qu'une maxime : ne rien céder et toujours acquérir, garder la Navarre et prendra la Bourgogne, tout à coup abandonnait ce qu'il avait amassé par les efforts de sa vie entière, se détachait de sa cour de princes souverains, de cardinaux, de grands capitaines, renonçait à ce qu'il avait gagné au prix d'un travail commencé avant le jour et poursuivi durant les nuits, de traversées à travers les galères barbaresques et les tempêtes, de courses à cheval dans toute l'Europe, de vicissitudes qui l'avaient un jour fait le maître du roi de France et du Pape, ses captifs tous deux, et une autre fois l'avaient jeté fugitif, loin de ses gardes, dans les neiges des Alpes[46]. Par une volte subite, il défaisait sa vie ; il donnait à ces seigneurs, à ces hommes de guerre, à ces prélats, respectueux et empressés sous . ses regards, la leçon du dégoût pour ce qui était l'objet de leur cupidité, du néant qui suit la satisfaction des projets ambitieux, des vanités de la puissance. Plus hardi que le poète[47] qui demande, dans une heure de dépit, qu'on dise au seuil de la vie : N'entrez pas, j'ai perdu ! Charles-Quint criait : N'entrez pas, j'ai gagné ; j'ai gagné, et le prix ne vaut pas l'effort !

Son détachement provenait peut-être, non pas, comme chez l'empereur païen, d'un mépris hautain pour les passions humaines, mais plutôt de la foi chrétienne qui inspire le besoin, pour se préparer à une existence future, d'un intervalle entre les agitations de cette vie et l'heure menaçante de la mort. Il se sentait d'ailleurs dompté par la souffrance, et hors d'état de supporter les fatigues du corps et de l'esprit que l'immensité de son pouvoir rendait nécessaires. Il avait dû aller sept fois en Allemagne, trois fois en Italie, dix fois en Flandre, deux fois en Angleterre, en Afrique et en France. Bien qu'âgé seulement de cinquante-cinq ans, il subissait déjà toutes les décrépitudes de la vieillesse ; ses articulations, ossifiées par la goutte, ne lui permettaient ni de plier les bras, ni de marcher sans béquilles ; des éruptions chroniques rongeaient sa peau ; sa mâchoire inférieure débordait tellement, qu'il ne pouvait serrer les dents quand il fermait la bouche[48], de sorte qu'il prononçait avec difficulté, et que pour mâcher les aliments, il devait les écraser sur les gencives, ce qui avait déterminé des ulcérations dans la bouche, la chute des dents et le délabrement de l'estomac.

Malgré ces infirmités, il conservait dans sa retraite quelques-unes des faiblesses que Dioclétien gardait aussi dans son jardin. Les pâtés de poisson, les vins de Bourgogne, les épices rares, avaient encore des séductions au milieu de ce désenchantement. L'âme humaine ne peut s'affranchir de ses petitesses, même hissée sur ces hauteurs. On croirait qu'exclue des grandes pensées et des fortes émotions, elle se ravale aux satisfactions mesquines et aux instincts étroits. C'était entre ses deux cents cuisiniers que le puissant Empereur voulait maintenir la paix, et non plus avec Venise, avec les Suisses, avec le Turc ; son médecin, debout devant sa table, le gênait autant, quand il buvait cinq ou six bouteilles de vin, que naguère le Pape, quand il écrasait Naples et la Sicile. Ses moines de Yuste ne l'occupaient pas moins qu'autrefois ses Albanais et ses reîtres. Il vécut ainsi plus de deux ans, sans ressort contre ses misères, usé par la vie étroite d'un vieux bourgeois de Flandre, et, jusqu'au dernier jour, assez dupe de son orgueil, dans cette retraite où l'avait mené la lassitude du monde, pour n'oser pas adresser une parole de tendresse au fils qu'il faisait élever comme page d'un de ses chambellans, don Juan, le futur héros de Lépante.

La reine d'Angleterre, épouse de son successeur, et la reine de Hongrie, proposèrent une trêve avec la France. Quand disparaissait l'homme qui, depuis quarante ans, était l'âme de toutes les guerres, il fallait que la chrétienté solennisât cet étrange événement par quelques années de repos. On signa dans l'abbaye de Vaucelles, en Hainaut, une trêve de cinq ans, à partir du 15 février 1556, entre la France et le reste de l'Europe.

 

 

 



[1] Bertrand DE SALIGNAC, Siège de Metz.

[2] Vita Francisci Guisii, Papyrio Massone Foresio auctore.

[3] SALIGNAC.

[4] VIEILLEVILLE, Mémoires, édit. Didier, p. 157.

[5] SALIGNAC.

[6] ROBERTSON, History of Charles V, liv. XI.

[7] RABUTIN, Commentaires, édit. Didier, p. 432.

[8] TAVANNES, Mémoires, édit. Didier, p. 173.

[9] RABUTIN.

[10] TAVANNES.

[11] ROBERTSON.

[12] SALIGNAC.

[13] GUISE, Mémoires, édit. Didier, p. 98.

[14] GUISE, Mémoires, édit. Didier, p. 118.

[15] Lettre du 8 novembre.

[16] SALIGNAC. C'est la porte Serpenoise que les Mémoires nomment porte Champenoise.

[17] GUISE, Mémoires-journaux, p. 144.

[18] SALIGNAC.

[19] VIEILLEVILLE, Mémoires, liv. V.

[20] VIEILLEVILLE, Mémoires, liv. V, p. 170.

[21] TAVANNES, Mémoires.

[22] SALIGNAC, Siège de Metz.

[23] VIEILLEVILLE, Mémoires.

[24] ROBERTSON, History of Charles V, liv. XI.

[25] RABUTIN, Commentaires, édit. Didier, p. 440.

[26] SALIGNAC, Siège de Metz, édit. Petitot, p. 394.

[27] VIEILLEVILLE, Mémoires, édit. Didier, p. 181.

[28] RABUTIN, Commentaires, p. 446.

[29] Marc Antoine BARBARO, édition TOMMASEO, dans la collection des Documents inédits de l'histoire de France, t. II, p. 13 : Non c'è per aventura chi lo vinca di consiglio, di prattica di guerra, e di valore.

[30] SALIGNAC.

[31] VIEILLEVILLE, Mémoires, p. 190, 194 et 208.

[32] TAVANNES, Mémoires, p. 185.

[33] GAIGNIÈRES, t. V, p. 406, fol. 31, 105, cité par BOUILLÉ, t. I, p. 302.

[34] RABUTIN, Commentaires, p. 449.

[35] RABUTIN, Commentaires, p. 449.

[36] TAVANNES, Mémoires, p. 185.

[37] Les incendies des villages situés autour d'Arras furent attribués à une haine spéciale du connétable contre les bourgeois d'Arras : Ceux de la ville d'Arras en Artois ont esté de grands causeurs de tout temps, et font des rencontres qu'on appelle rebus d'Arras ; ils représentèrent un asne qui avoit un mors de bride tout à contre rebours et disoit :Et qui a mis mon mors ainsi ?Voylà la plus sotte et fade plaisanterie dont on ouyt jamais parler, qui cousta bon pourtant quelque temps après par les beaux feux qui se firent alentour. (BRANTÔME, Hommes illustres, t. I, p. 33.)

[38] TAVANNES, Mémoires, p. 189 : Sa Majesté donne la charge de ce costé à M. de Guyse.

[39] D'AUBIGNÉ, Histoires, p. 21.

[40] Henri D'ORLÉANS, duc d'Aumale, Histoire des princes de Condé.

[41] D'AUBIGNÉ, Histoires, p. 21.

[42] TAVANNES, Mémoires.

[43] BRANTÔME, Hommes illustres, p. 416.

[44] Claude HATON, Mémoires, t. I, p. 2.

[45] Claude HATON, Mémoires, t. I, p. 3.

[46] L'Empereur et le roy des Romains se sont enfuis d'Inspruck et sortant ensemble à la minuit hors de leur logis. L'Empereur ayant un baston à sa main, et le roy des Romains estant un peu devant l'Empereur, se retourna en arrière pour voir quand il viendroit, lequel il vit venir en si pauvre estat, qu'il commença à plorer bien fort et s'en sont enfuis sans ordre, n'ayant ni armée ni gardes. (British Muséum, coll. ECERTON, Miscell. papers, vol. VIII, fol. 139, publiée par H. DE LA FERRIÈRE, Arch. miss. scient., 1869, p. 323.)

[47] Alfred DE MUSSET, les Vœux stériles :

N'existait-il donc pas à cette loterie

Un joueur par le sort assez bien abattu

Pour que, me rencontrant sur le seuil de la vie,

Il me dit en sortant : N'entrez pas, j'ai perdu !

[48] Ce vice de conformation, dissimulé sur les portraits des artistes italiens, était reproduit par les graveurs allemands dans toute sa réalité. Il est ainsi décrit par les ambassadeurs vénitiens (ALBERI, ser. I, vol. II, p. 60, Relaz. venet, CONTARINI) : Tutta la mascella inferiore e tanto lungha che non pare naturale, ma pare posticcia, onde avviene die non puo, chiudendo la bocca, congiungere le denti inferiori con li superiori, ma gli rimane spaxio della grossezza d'un dente, onde nel parlare, massime nel finire della clausula, non s'entende molto bene.