1551-1552. Charles-Quint poursuivait avec obstination son projet
d'astreindre aux règles d'une obéissance commune tous les sujets de ses
immenses États. Au plus fort de sa lutte contre François Ier, il avait
dépouillé de leurs vieux privilèges les provinces espagnoles. Dès qu'il eut
obtenu la paix avec Le commandement de ces forces appartenait de droit au
connétable ; mais ce vieux capitaine dut subir la présence et le contrôle du
jeune roi, qu'accompagnaient les ducs de Guise et d'Aumale, et la fouie des
courtisans, peu disposés à reconnaître l'autorité de Montmorency ou à tolérer
la rudesse de ses manières. Le plus entouré de ces jeunes capitaines était le
maréchal de Brissac, que les femmes avaient surnommé le beau Brissac. Il fut
saisi au plus fort de sa faveur par une petite intrigue à laquelle le
connétable ne fut sans doute pas étranger. Quelqu'un dit tout bas que le beau
Brissac était préféré au Roi par la duchesse de Valentinois ; Jean de Tais,
grand maître de l'artillerie, répéta légèrement le propos. Il n'en fallut pas
davantage pour que le grand maître de l'artillerie fût forcé de se démettre
de sa charge, et que Brissac fût relégué dans le commandement de l'armée du
Piémont[1]. Il y resta huit
ans, défendant seul, sans renfort, sans argent, avec quelques gentilshommes
volontaires et l'infanterie gasconne, qui marchait sous les enseignes jaunes, les places et les forts de la
haute Italie. Ce fut bientôt une mode de servir sous ses ordres ; nul n'était
réputé bon capitaine s'il n'avait fait son apprentissage près du maréchal de
Brissac. Que penser de ce paladin ? Est-ce un héros inconnu, un homme de
guerre dont Si Brissac était privé d'un commandement dans l'armée qui se rassemblait, le connétable ne put aussi aisément se défaire du duc de Guise. Au contraire, comme pour témoigner de la part qu'il avait prise dans l'organisation de cette armée et de l'autorité qu'il devait y posséder durant la campagne, le duc de Guise reçut les titres de prince de Joinville et de sénéchal héréditaire de Champagne, titres destinés à former l'apanage de son fils aîné, qui devenait ainsi comme un dauphin de la maison de Guise. Mais ils ne consistaient pas en de simples honneurs : les revenus qui y étaient attachés produisaient près de quatre cent mille francs par an de notre monnaie. L'esprit d'ordre, la science des détails et le talent administratif du duc de Guise étaient nécessaires pour rassembler et maintenir les troupes qui se préparaient à une campagne sur le Rhin. Le noyau de l'armée était formé par les compagnies d'ordonnance
; chacune de ces compagnies comprenait de vingt-cinq à cent hommes d'armes,
suivis chacun de deux archers et d'un coultillier.
Tous les hommes d'armes étaient gentilshommes ; la seule admission dans une
de ces compagnies de gendarmerie conférait la noblesse[2] ; ils touchaient
trente-quatre livres par mois[3]. Les archers recevaient
la moitié de cette solde[4]. Les pages et les
valets grossissaient l'effectif de la compagnie, mais prenaient rarement part
au combat. Cette masse d'hommes, couverts de fer, liés par l'honneur
chevaleresque, était irrésistible quand elle se précipitait au galop, la
lance en avant. Charles VIII n'avait que six de ces compagnies pour sa
fameuse charge de Fornoue ; Condé n'en prendra que trois pour disperser
toutes les milices parisiennes, près de vingt mille hommes, dans la plaine de
Saint-Denis, en 1567. Les hommes d'armes étaient fiers de leurs longues
lances, et disaient volontiers que le bois était l'arme du Français. Le
commandement des compagnies d'ordonnance n'était donné qu'aux plus grands
seigneurs ou à des chefs éprouvés. Il était devenu promptement le gage du
pouvoir et du crédit. Le capitaine d'une compagnie de gendarmerie arborait la
bannière aux fleurs de lis ; il liait à sa fortune les jeunes gentilshommes
qui servaient sous ses ordres ; il disposait d'une force docile et mobile. La
puissance n'est plus dans la possession d'un château fort, depuis que l'artillerie
ruine les murailles en quelques heures ; elle est toute dans les compagnies
d'ordonnance : on est maréchal de France., gouverneur de province, mais on se
vante de son titre de capitaine d'une compagnie de cinquante hommes d'armes.
Pour gagner à Ces compagnies comprenaient dans l'armée que préparait
Henri II neuf à dix mille gentilshommes, montés sur
gros roussins, avec les bardes peintes des couleurs des sayes que portaient
les capitaines, pour que chaque compagnie pût se rallier à ses
couleurs. Les hommes étaient armés du haut de la
teste jusqu'au bout du pied avec les haultes pièces et plastron, la lance,
l'espée, l'estoc, le coultelas ou la masse, suivis de leurs coultilliers et
valets[5].
Les chefs portaient des armures niellées et dorées, et montaient des chevaux caparaçonnés de bardes et lames d'acier légères et riches
ou de mailles fortes et déliées couvertes de velours, draps d'or et d'argent,
orfavreries et broderies en somptuosité indicible. Après les hommes d'armes venaient les chevau-légers en nombre à peu près égal : ils étaient armés de corselets avec bourguignotes à bavières, brassais, gantelets et tassettes jusqu'au genoil, la demi-lance ou le pistolet, ou le coultelas. Guise introduisit, dès cette époque, une réforme dans la cavalerie. Les généraux devaient alors créer un peu eux-mêmes l'armement : Guise imagina pour cette campagne l'arquebusier à cheval[6], comme le duc d'Alva[7] organisera, quelques années plus tard, les mousquetaires à pied. L'armée comprenait cinq à six mille arquebusiers à cheval, armés de jacquettes et manches de mailles ou cuirassines, la bourguignote ou le morion, l'arquebuze de trois pieds de long à l'arçon de la selle[8]. Cette innovation fut blâmée ; on voyait avec regret
modifier les vieux usages militaires, et la valeur personnelle devenir moins
nécessaire quand tant de braves et vaillants hommes
meurent de la main le plus souvent des plus poltrons
et plus lasches, qui n'oseroient regarder au visage celui que, de loin, ils
renversent de leurs malheureuses balles par terre[9]. Mais une
transformation plus importante commençait à changer davantage encore l'art de
la guerre. L'infanterie jouait un rôle de plus en plus considérable dans la
composition des armées. Pendant longtemps le service des armes fut réservé à
la noblesse ; assez tard le Roi commença à donner des commissions pour
recruter dans les campagnes des enseignes de gens de pied. La noblesse se
plaignit qu'en mettant les armes aux mains des paysans, le Roi les rendît
désobéissants et rétifs[10]. Elle voyait
avec appréhension les vilains prendre du cœur et mériter de l'honneur en
combattant à ses côtés. Ils sont hommes comme nous,
disait-elle, et non pas bestes ; si nous sommes
gentilshommes, ils sont soldats ; ils ont les armes en main, lesquelles
mettent le cœur au ventre à celui qui les porte[11]... J'en ay vu parvenir qui ont porté la picque à six francs
de paye, faire des actes si belliqueux et se sont trouvés si capables, qu'il
y en a eu prou qui estoient fils de pauvres laboureurs, qui se sont avancés
plus avant que beaucoup de nobles, pour leur hardiesse et vertu[12]. Le plus fameux
de ces parvenus est Paulin, le paysan dauphinois, qui partit comme goujat ou valet de soldat, et devint baron de L'infanterie française se recrutait principalement à
l'origine dans les vallées du Lot, de L'armée de Henri II était pourvue avec une telle abondance
qu'il n'y avoit jusques aux simples soldats et
vallets qui ne feissent traisner mille bardes et brouilleries sur chariots et
charrettes ou sur chevaux et juments[17]. Les services
administratifs des armées étaient dans un état rudimentaire ; ils étaient
confiés presque exclusivement aux femmes qui suivaient les soldats, comme
dans les armées des républiques de l'Amérique espagnole. Des troupes de
femmes portaient le butin, fouillaient les maisons, pourvoyaient au campement
et à la nourriture des hommes. L'armée la mieux disciplinée du siècle, celle
du duc d'Alva, qui traversa Ces femmes prenaient part quelquefois au combat ; on en a
vu qui saisissaient des maraudeurs allemands, les désarmaient et les
poussaient à coups de bâton devant elles. Souvent elles se trouvaient
enrichies par une heureuse aventure de guerre, et se retiraient ou se
mariaient. Dans les déroutes, elles étaient presque toujours sacrifiées ; les
paysans les guettaient et les tuaient[19] dès qu'ils
espéraient le faire impunément. Dans une marche en pleine paix, on verra le
jeune Strozzi, par simple cruauté, en faire jeter huit cents dans La vie en campagne était rude ; la sobriété et la résistance à la fatigue étaient poussées à un degré qu'on ne s'imaginerait pas aujourd'hui ; on couchait sur la terre, sans tente, sans vivres autres que ce que l'on ramassait en route. Mais les plus fortes souffrances pesaient sur les gens de pied. Ceux de l'armée de Henri II s'en aperçurent dès les premières marches. Les soldats de pied cheminoient les armes sur le dos, avec la chaleur et la poussière ; quand ils arrivoient, ne trouvoient que la place vide, sans vivres et sans moyen d'en recouvrer promptement ; ainsi altérés avec une chaleur véhémente, beuvoient de ces eaux froides ; à raison de quoy tomboient en grandes maladies, pleurésies et fièvres dont en mouroit grand nombre[20]. Leurs valets et leurs femmes pillaient les voitures qui étaient en retard, et tous se consolaient par la pensée de la riche proie que leur livreraient les villes prises et mises à sac. Cette masse d'hommes, de femmes et de chevaux fondit sur Cette faveur accordée à la famille du duc de Guise, au détriment du sol national, fut jugée d'autant moins importante par l'esprit romanesque du Roi, que la facilité des premiers succès fit espérer les plus vastes extensions de territoire. Les bourgeois de Metz avaient demandé à recevoir le roi de France et le connétable ; mais, par une précaution que prenaient toutes les villes fermées, ils avaient stipulé qu'ils ne laisseraient pénétrer dans leurs murs avec le Roi que ses gardes et une enseigne de gens de pied. Ils voulaient être certains de rester les plus forts dans leur place, et de ne pas ouvrir leurs portes à des maîtres en croyant accueillir des hôtes. Le connétable rassembla dans la nuit sous une enseigne les meilleurs soldats de toute l'armée, et plaça Tavannes avec quelques hommes décidés sur le pont-levis par lequel pénétrait cette troupe. Les bourgeois voulurent baisser la herse, en voyant cette enseigne si bien accompagnée, mais Tavannes les contint assez longtemps pour laisser filer sept cents hommes dans la place : à cette vue, toute idée de résistance cessa, et les clefs furent livrées au Roi[22]. Toul envoya les siennes presque aussitôt. Le petit fort de Rodemack, en avant de Metz, se rendit. Les vainqueurs le nommèrent Roc de Mars. On vivait dans les merveilles de la mythologie ; on compara à Orphée le cardinal de Lorraine, quand son éloquence charma les bourgeois de Verdun et les décida à accueillir le Roi qui leur donna une garnison avec Tavannes pour gouverneur. Déjà l'on se disputait les récompenses de ces faciles conquêtes : Ces deux de Guise et de Montmorency, différents en tout, s'accordent en un point, qu'il ne falloit foire place à une tierce faveur ; les petites fortunes estoient permises, les grandes empeschées. Le Roy à grand'peine peut obtenir de ses favoris susdits d'agrandir le mareschal de Saint-André, auquel ils firent place, estant forcés de l'amitié extresme que lui portoit Sa Majesté[23]. Si les grands montraient tant d'âpreté, les derniers soldats prétendaient ne pas demeurer les mains vides ; déjà, à la prise de Rodemack, Vieilleville avait surpris une troupe de gens de pied qui emmenaient vingt-cinq femmes, dont onze nobles, avec un grand et riche butin ; il n'avait près de lui que six cavaliers, mais il chargea ces maraudeurs, délivra les femmes et les accompagna près d'une bannière blanche que le Roi avait fait dresser dans la ville, comme lieu de refuge pour les femmes qui ne voulaient pas être maltraitées. Dès que commença la marche vers le Rhin, la licence prit
de plus fortes proportions : le soldat monstra bien
son insolence au premier logis, qui effraya si bien tout le reste, que nous
ne trouvasmes jamais depuis un seul homme à qui parler. Et falloit faire cinq
ou six lieues pour aller au fourrage et aux vivres, mais avec bonne escorte,
car dix hommes n'en revenoient pas[24]. L'armée
s'avançait péniblement, et le Roi commençoit à
mugueter Strasbourg[25], mais les
bourgeois de Strasbourg monstrent l'inconvénient de
ceux de Metz les avoir faits sages. Ils ne sont pas plus spirituels
que ceux de Metz, disait le connétable ; sa naïve confiance en lui-même fut
déçue, conmie dans plusieurs de ses entreprises militaires. Strasbourg ferma
ses portes ; les villes d'Alsace refusèrent même des vivres. Henri II dut
ramener son armée en arrière. La retraite lut pénible ; il falloit que les gastadours et pionniers eslargissent le chemin pour les mulets et reste du bagage ; en quoy nous pastismes beaucoup[26]. Vieilleville étonna le Roi en déployant devant lui une carte géographique sur laquelle il lui montra le chemin à parcourir. Quand il vit cette carte de la cosmographie du traict du Rhin, qui était probablement la première dont il fût fait usage à la guerre, le Roi avoua qu'un chef d'armée ne doit jamais marcher sans une carte, non plus qu'un bon pilote sans sa calamité. Le duc de Guise eut l'idée presque aussi nouvelle de faire payer très-exactement le peu de vivres qu'apportaient les paysans ; l'armée ne tarda pas à en voir accourir un grand nombre, mesme des femmes chargées de fromages, de quoi elles remportoient bien de l'argent. Les vivres ne manquaient plus, mais les nuits étaient difficiles à passer : Tout le monde estoit logé à l'estoille et campoit à la haye, à faulte de trouver villaiges. Les soldats fatigués se consolaient par l'espoir de piller quelque place ; ils enlevèrent successivement Damvillé et Montmédy, que Henri II ne laissa point saccager, parce qu'il voulait réunir ces villes au royaume, et n'avait pas intérêt à maltraiter ni à appauvrir leurs habitants. La fureur des gens de pied qui se voyaient privés de la proie sur laquelle ils comptaient, d'après les lois de la guerre, gagna jusqu'aux Français des vieilles bandes, qui se mutinèrent couvertement, et dès lors commencèrent à se rompre et à secrètement abandonner leurs enseignes[27]. L'irritation fut portée à son comble quand, à la capitulation d'Yvoy, les bandes de gens de pied furent tenues hors des remparts, pendant que le connétable faisait entrer sa compagnie d'ordonnance et celle de son fils aîné, pour empêcher le pillage[28]. Les lansquenets se mirent en révolte ; ils s'introduisirent par une brèche et commencèrent à vider les maisons et à maltraiter les habitants de cette pauvre ville, qui se croyaient en sûreté sur la parole du roi de France. Le fils du connétable dirigea une charge sur les pillards, avec ses cavaliers ; mais dans les rues étroites et glissantes de la ville, les hommes d'armes et les chevaux bardés de fer ne pouvaient manœuvrer ; des coups de feu abattirent les gentilshommes de Montmorency, une quinzaine furent tués, et parmi eux celui qui portait le guidon du connétable ; le fils du connétable faillit être tué par une balle d'arquebuse qui ricocha. sur l'arçon de sa selle. La victoire resta aux rebelles, qui firent subir aux habitants d'Yvoy toutes les horreurs auxquelles étaient soumises les villes prises d'assaut. Le Roi, désespéré d'être le témoin impuissant de tant de misères, voulut le lendemain faire punir les rebelles ; mais son prévôt dut prendre la fuite quand il vit les lansquenets, toujours furieux, mettre à mort ses archers de la connétablie. Les gens de pied français n'avaient pris part ni à la révolte des Allemands, ni au pillage. Pour les dédommager, on leur abandonna Chimay qui fut prise d'assaut[29] ; ils entrèrent à la foule là dedans et la saccagèrent de tout ce qu'ils purent ravir ; se diligentoient tant à fouiller et chercher les biens, que dedans la voulte d'une des tours du chasteau, furent brusiés plus de cent ou cent vingt soldats françois où eux-mesmes, sans penser, avoient mis le feu. La guerre était, au seizième siècle, un métier ; il fallait s'en nourrir, s'y enrichir ; le vaincu devenait une proie. Ses biens, son corps, sa femme, restaient la propriété du vainqueur. Les gentilshommes étaient le plus souvent épargnés pour être mis à rançon : le simple homme d'armes ne devait une rançon que d'un mois de solde, mais le chef pouvait être taxé à la volonté de celui qui l'avait pris ; bien des petits seigneurs sont devenus riches en un jour par la chance des grosses rançons ; c'était un hasard qui faisait de la guerre une sorte de jeu, avec ses émotions, ses ruines, ses fortunes. Tel partait petit compagnon, qui revenait chargé d'écus d'or. Cette coutume de faire des prisonniers pour leur rendre leur liberté a duré longtemps, surtout chez les Allemands, qui ont toujours été incapables d'industrie et de goût et ne savaient acquérir de richesses que par la brutalité et la violence. Jusqu'au milieu du règne de Louis XIV, ils mirent en liberté contre argent leurs prisonniers de guerre ; en 1676, le maréchal de Créqui, livré par trahison près de Trêves,- fut rendu par les ducs de Zell et de Hanovre contre payement d'une rançon de cinquante mille livres[30]. Mais ceux qui ne paraissaient pas en mesure de payer une grosse somme, ou qu'on ne pouvait facilement emmener et garder, étaient mis à mort ou jetés nus dans la campagne. Les bourgeois des villes prises mouraient de misère dans les bois, quand ils n'avaient pas été massacrés durant le sac de leur ville ; quelquefois ils se réunissaient en bandes d'affamés, et obtenaient par pitié ou par violence des vivres dans les villages qu'ils traversaient ; quelquefois ils y trouvaient de l'ouvrage et essayaient ainsi de recommencer leur vie dans un nouveau pays. Quand Charles le Téméraire détruisit Liège, en 1468, un des nobles de la ville se réfugia avec sa femme et ses enfants dépouillés de tout dans les forets de Picardie ; et s'y fit charbonnier ; son fils fut valet de charrue, son petit-fils fut le savant Pierre Ramus[31]. C'étaient les femmes qui éprouvaient le sort le plus cruel dans ces catastrophes auxquelles peu de villes échappèrent durant le seizième siècle ; les mauvais traitements auxquels elles furent soumises rappellent ceux que subissaient les dames romaines dans les villes conquises par les Barbares, pendant les deux siècles où ces misères furent si générales et si fréquentes, que saint Augustin crut devoir en professer la théorie pour rassurer les consciences[32] : les bourgeoises des villes eurent à se défendre contre les consentements involontaires aussi bien que les Romaines de saint Augustin, et se virent souvent emmenées comme servantes par les lansquenets, ainsi qu'autrefois les matrones de Rome, quand les brutales Germaines demandaient des patriciennes pour esclaves[33], et quand Placidie, la fille du grand Théodose, était poussée nue dans un troupeau de captives devant les chevaux des Barbares[34]. Après ces pillages d'Yvoy et de Chimay, l'hiver
approchait, l'armée allait se séparer, lorsque la maréchale de C'était un coup de main difficile, non que le château pût
foire une longue résistance, mais parce que tes assaillants devaient être
tentés de prendre le butin pour eux-mêmes, sans respecter la part de celle
qui les envoyait à cette obscure expédition. Vieilleville écarta
scrupuleusement tous les Allemands, sûr qu'aucun soldat de cette race ne
saurait rentrer les mains vides ; il prit seulement deux compagnies de
cavalerie légère, et vingt-cinq gentilshommes. Le château ne contenait qu'une
jeune fille, mademoiselle de Bourlemont, un vieux gouverneur et quelques
laquais. Le gouverneur ouvrit la porte en demandant que
les richesses qui estoient là dedans seroient conservées à mademoiselle de
Bourlemont. Il espérait, en cédant les murs, sauver les biens. Mais
les assaillants n'en voulaient qu'aux richesses ; leur convoitise se devinait
si bien, que Vieilleville n'osa pas faire entrer même ses vingt-cinq
gentilshommes de confiance, car il y avoit en ceste
trouppe sept ou huit, que Gascons, que Lymosins, qui estoient d'assez
maulvoise conscience. Il pénétra avec un seul d'entre eux dans le
château, fit faire un inventaire des richesses, et l'adressa à la maréchale
de Cette influence de Diane, dont ses filles profitaient avec
tant d'âpreté, était respectée et courtisée par le duc de Guise, même quand
il était à l'armée. Le maréchal de Saint-André, qui continuait son rôle
d'intermédiaire dans toutes les intrigues de cour, écrivait au duc de Guise :
Je n'ay failli de monstrer vostre lettre à madame de
Valentinois, qui faict ordinairement ce qu'elle peut pour vous faire fournir
ce qui vous est nécessaire. Il semble, d'après ces mots[35], que le
ravitaillement et l'entretien d'un corps d'armée étaient subordonnés au
crédit dont pouvait jouir son chef près de la duchesse de Valentinois ; il en
avait été ainsi avec Louise de Savoie, sous François Ier. Du reste. Guise ne
négligeait pas non plus Pour des renseignements d'une autre nature, le duc de Guise avait recours à la complaisance d'Antoine de Bourbon, son ancien rival, qu'il voulait changer en un confident, afin de s'en faire un ami ; ce prince consola Guise de son long séjour dans les armées, en lui écrivant[37] : Monsieur mon compaignon, j'ai parlé à celle que vous m'avez prié. On m'a dict que je vous asseure ardiment qu'on lui a faict tort et que depuis qu'elle ne vous a veu, homme ne luy a esté de rien. Anthoine. Les événements militaires allaient subitement élever le
duc de Guise au-dessus des intrigues de |
[1] BOYVIN DE VILLARS, liv. I et II ; RABUTIN, liv. I ; VIEILLEVILLE, liv. III.
[2] Président HÉNAULT, Abrégé chronologique, année 1600.
[3] C'est à peu près la solde d'un chef d'escadron aujourd'hui, en tenant compte de la différence des valeurs.
[4] GUISE, Mémoires-journaux, édit. Didier, p. 122.
[5] François DE RABUTIN, Commentaires, p. 414.
[6] HENRI D'ORLÉANS, DUC D'AUMALE, Histoire des princes de Condé : Ce grand capitaine avait compris tout le parti qu'on pourrait tirer des armes à feu.
[7] C'est le général espagnol que les Mémoires contemporains nomment le duc d'Alve et qu'on appelle maintenant le duc d'Albe.
[8] RABUTIN, Commentaires, p. 414.
[9] Blaise DE MONTLUC, Commentaires, édit. Petitot, p. 342.
[10] Francesco GIUSTINIANO, Documents inédits, Ambassadeurs vénitiens, publication de M. TOMMASEO, t. I, p. 184.
[11] MONTLUC, Commentaires, p. 327.
[12] MONTLUC, Commentaires, p. 324.
[13] La lance était l'arme du gentilhomme ; celui qui ne trouvait pas place dans les compagnies d'ordonnance devenait lance à pied, en espagnol lanza pezada, en français lanspessade.
[14] D'AUBIGNÉ, les Aventures du baron de Fœneste, p. 258 : Il me semble vous avoir vu aux enseignes de la petite casaque de drap rouge ? — Par voutade et par caprice, je prenois quelque casaque d'un des pionniers...
[15] Martin DU BELLAY, Mémoires, p. 160.
[16] MONTAIGNE, Essais, t. I, p. 156.
[17] RABUTIN, Commentaires, p. 414.
[18] BRANTÔME, t. I, p. 62. Voir aussi GACHARD, Correspondance de Philippe II, t. I, p. 565, lettre de Jean de Horn au Roi : On dit qu'ils ont plus de deux mille putaines avec eux. Cette armée comprenait les quatre vieux régiments de Lombardie, Sicile, Sardaigne et Naples. Voir LOTHROP MOTLET, The rise of the dutch Republic, édit. Rontledge, p. 340.
[19] VIEILLEVILLE, Mémoires, liv. X, chap. XI : Les autres habitants (de Sisteron) courent aux armes, tuant goujats et valets, sans espargner leurs garses.
[20] François DE RABUTIN, Commentaires, p. 414, 415.
[21] TAVANNES, Mémoires, p. 164.
[22] TAVANNES, Mémoires, p. 164.
[23] TAVANNES, Mémoires, p. 165.
[24] VIEILLEVILLE, Mémoires, p. 129.
[25] D'AUBIGNÉ, Histoires, p. 19.
[26] VIEILLEVILLE, p. 129 et suiv.
[27] RABUTIN, p. 423.
[28] VIEILLEVILLE, p. 135.
[29] RABUTIN, p. 428.
[30] GOURVILLE, Mémoires, p. 571 : J'écrivis à messieurs les ducs de Zell et de Hanovre que je les suppliois de vouloir bien se contenter de cinquante mille livres pour la rançon. Aussitôt après, ils m'envoyèrent un ordre pour le mettre en liberté, et M. le maréchal de Créqui, ayant payé cette somme, se trouva libre.
[31] WADDINGTON, Pierre Ramus, p. 17.
[32] AUGUSTINUS, De Civitate Dei, lib. I, cap. XVI : Sed quia non solum quod ad dolorem, verum etiam quod ad libidinem pertinet, in corpore alieno perpetrari potest ; quicquid tale factum fuerit, etsi retentam constantissimo animo pudicidam non excutit, pudorem tamen incutit, ne credatur factum cum mentis etiam yoluntate, quod fieri fortasse sine carnis aliqua voluptate non potuit.
[33] CLAUDIANUS, De Bello Gotico, 627 :
Demens Ausonidum gammata monilia matrum
Romanasque alta famulas cervice petebat.
[34] GIBBON, t. IV, p. 94.
[35] GUISE, Mémoires-journaux, p. 78, lettre du 27 août 1552. On sait que les Mémoires de Guise, ainsi que les Mémoires de Condé et les Mémoires de Nevers, sont non pas un récit, mais un recueil de lettres, documents et pamphlets.
[36] GUISE, Mémoires-journaux, p. 67 et 68.
[37] GUISE, Mémoires-journaux, p. 173, du 19 mai 1553.