1515-1525. Quelques heures avant la bataille de Marignan, le duc de Gueldres, chef des lansquenets du Roi de France, que leurs drapeaux rayés de noir et de blanc avaient fait surnommer les bandes noires, reçut la nouvelle que ses États héréditaires étaient menacés par Charles d'Autriche. L'armée française se trouvait à une demi-journée de marche de l'armée des cantons suisses, mais la paix semblait décidée : François Ier faisait déjà charger sur des charrettes l'argent qui devait lui assurer les services de l'infanterie suisse pour la conquête du Milanais. Le duc de Gueldres, pensant que l'appointement se feroit[1], et que la bataille ne serait pas livrée, quitta l'Italie en confiant le commandement des dix mille[2] lansquenets des Bandes noires à un jeune cadet de Lorraine, son neveu, qui n'était encore connu que par des prouesses de tournois, Claude, comte de Guise. Tandis que tout se préparait pour la paix, un prêtre, Mathieu Shiner, cardinal de Sion, s'agitait à travers le camp des Suisses ; il faisait voir les Français restés sans, défiance dans l'attente d'un accord ; il montrait avec quelle facilité l'on pouvait fondre sur eux à l'improviste et tirer de riches rançons des jeunes seigneurs qui entouraient le Roi ; l'un de ceux-ci, Lautrec, s'approchait même sans être sur ses gardes, comme voyageant chez des amis, et escortait les charrettes qui contenaient l'argent de la paix ; tout pouvait être enlevé ; les Suisses vainqueurs et enrichis resteraient les seuls maîtres de l'Italie. Sous le souffle de ces prédications, les Suisses, si calmes habituellement dans leurs résolutions et si fermes dans leur valeur, se trouvèrent emportés tout à coup par une colère effrénée ; ils entraînèrent les chefs et partirent en une seule masse, au pas de course, pour se ruer sur le camp français. Lautrec, qui était à moitié chemin avec les écus d'or qu'il leur apportait, eut le temps d'abriter son convoi dans les murs de Galéras, et de faire prévenir le Roi[3]. Rendus plus furieux par cet échec de leur coup de main sur Tarifent de la paix, les Suisses du cardinal dé Sion précipitèrent leur marche et arrivèrent à deux heures sur les Bandes noires. Les Allemands du Roy, ébaïs, reculèrent doubtant que le Roy eût intelligence avec les Souysses pour les deffaire[4]. Entre les lansquenets et les Suisses, qui s'engageaient également à prix d'argent au service des princes de l'Europe, existait une sorte de rivalité commerciale ; les lansquenets, saisis par cette brusque attaque, quelques heures après avoir vu passer le convoi de Lautrec, purent croire que les Suisses avaient obtenu du Roi de France qu'il leur livrât, outre l'argent, leurs concurrents allemands. Ils se laissèrent massacrer jusqu'au moment où survinrent les hommes d*'armes français qui avaient bouclé à la hâte leur armure et accouraient la lance couchée. En voyant que le Roi se plaçait devant eux avec la noblesse française, les Allemands reprirent du cœur ; ils écoutèrent la voix de leur jeune chef, le comte de Guise, et se rallièrent derrière notre artillerie[5]. La cavalerie soutint seule le combat contre les vingt-quatre mille[6] Suisses. Le Roi, qui, au premier tumulte, s'était fait armer chevalier par un simple lieutenant d'une compagnie d'ordonnance, Bayard, devant tant de chevaliers de l'Ordre et de gens de bien, qui estoient venus là pour leur plaisir[7], excitait l'enthousiasme de tous les hommes d'armes, et fondait à leur tête sur l'infanterie suisse gaillardement, et eut lourd combat, de sorte qu'il fut en gros dangier de sa personne, car sa grant buffe y fut percée à jour d'un coup de pique[8]. Il menait encore lui-même la dernière charge, a la nuit, avec environ vingt-cinq hommes d'armes[9]. Mis en désordre par leur marche précipitée, leurs premiers succès et la nuit, les Suisses s'arrêtèrent devant ce faible effort ; un grand nombre d'entre eux s'étaient attardés à piller les bagages des lansquenets ; d'autres s'emparèrent de ceux du connétable de Bourbon, qui campait à l'avant-garde, et beurent une charretée de vin de Beaune qu'il faisoit conduire après luy. Ils furent surpris à moitié ivres, dans des maisons où ils se retranchaient, par les gens de pied français, qui mirent le feu aux granges ; l'incendie se propagea, les Suisses qui estoient au haut des maisons en tombèrent à demy bruslés, et ceux des caves y furent suffoqués à force de feu[10]. La nuit suspendit la bataille. A la lueur des flammes, au bruit des trompettes et des cornes qui sonnaient le ralliement, au milieu des blesses et des cadavres, les hommes d'armes se logèrent comme ils purent, mais je croys que chascun ne reposa pas à son ayse[11]. François Ier s'étendit armé de toutes ses pièces, hormis son habillement de teste, sur l'affust d'un canon[12], sans dormir, mais afin de laisser reposer son cheval ; il avoit avec lui un trompette italien nommé Christophe, et on entendoit sa trompette par dessus toutes celles du camp, et pour cela, on savoit où estoit le Roy, et on se retiroit vers luy. Au milieu de la nuit, le Roi, qui estoit fort altéré, demanda à boire ; l'eau qu'un soldat lui apporta estoit toute pleine de sang qui fist tant de mal audict seigneur, qu'il ne luy demeura rien dans le corps[13]. A la pointe du jour, ce ne fut plus le son de la trompette
royale, ce fut le fracas de soixante-quatorze pièces[14] de canon qui
rallia les hommes d'armes et rendit l'ardeur à l'armée française ; chaque
boulet faisait une trouée dans les rangs serrés des Suisses. Bientôt, L'histoire d'une bataille, disait le duc de Wellington[18], est comme le
récit d'un bal ; on peut rappeler les détails, mais on ne peut préciser
l'ordre dans lequel ils se sont produits ; c'est cependant cet ordre qui
donne de la valeur et de l'intérêt aux détails. A la bataille de Marignan,
nos braves hommes d'armes poussaient leurs lances, sans regarder autour
d'eux, visière baissée, et le soir ils se racontaient leurs prouesses et
s'attribuaient l'honneur de la journée. Il est possible, cependant, que la
défaite des Suisses soit due aux effets meurtriers de notre artillerie dont
aucun boulet ne se perdait dans cette infanterie serrée en files profondes,
ou même à l'arrivée opportune de l'armée vénitienne sur le champ de bataille
; les Suisses étaient-ils déjà en déroute quand ils entendirent derrière eux
le cri de nos alliés : San Marco !
ou bien l'Alviane, le vieux capitaine vénitien, survenait-il avec ce renfort,
comme plus tard le général Desaix à Marengo, pour décider une victoire dont
la gloire fut reportée tout entière sur le chef heureux dont elle inaugurait
le règne ? Cette lutte de deux jours apparut comme une salve qui accueillait
le Roi de vingt ans, entouré des jeunes princes de Bourbon et de Lorraine, de
Fleuranges, le jeune adventureux ; de
Bayard et de La plupart de ces capitaines étaient les amis d'enfance de
François Ier ; ils avaient formé autour de lui, lorsqu'il n'était qu'héritier
présomptif, sous le règne de son prédécesseur, Louis XII, une petite cour
dont les espérances et les agitations avaient souvent irrité la reine Anne de
Bretagne. Le filleul de cette princesse, Montmorency, apprenait le métier de
courtisan auprès du Roi futur, dont il préférait la faveur à celle de sa
marraine ; il devenait le compagnon et le confident de François. Charles de
Bourbon, bientôt fameux sous le nom de connétable de Bourbon, mal vu de Claude de Guise était né en 1496[19] ; il était fils de René II, le vainqueur de Charles le Téméraire. René II avait épousé sa cousine, Jeanne d'Harcourt ; mais après quatorze ans de mariage, il l'avait répudiée sous prétexte qu'elle n'avait pas d'enfants, et il s'était uni, quelques mois avant que le Pape eût confirmé ce divorce, à Philippe, fille du duc de Gueldres et de Catherine de Bourbon. Ce second mariage lui donna douze enfants ; l'aîné de ceux des fils qui vécurent fut Antoine, qui hérita du duché de Lorraine ; les autres vinrent chercher fortune à la cour de France. Trois d'entre eux furent tués en combattant pour le Roi, à Marignan, à Pavie et à Naples ; les deux autres furent Jean, le premier cardinal de Lorraine, et Claude, comte de Guise et d'Aumale[20]. A dix-sept ans, Guise avait épousé à Paris Antoinette de Bourbon, fille du duc de Vendôme, avec le consentement du roi Louis XII, qui fit célébrer les noces sous ses yeux, dans la maison d'Estampes, en face des Tournelles[21]. Déjà parent des Bourbons par sa mère, Guise cherchait à s'assurer des appuis en s'unissant à une princesse de cette maison, dont le chef était le plus proche héritier du trône après François. Plus âgée de deux ans que son mari, et parente comme lui de lu mère de François, Antoinette de Bourbon ne tarda point à se détacher de sa famille et à devenir toute Lorraine. Elle vécut près d'un siècle, et vit mourir tous ses fils[22]. En même temps que ce mariage, on aurait célébré également
celui de François avec Claude de France, fille de Louis XII, si les vœux du
Roi avaient pu prévaloir contre l'opposition opiniâtre d'Anne de Bretagne.
Déjà commençaient les rivalités féminines, les haines jalouses et les luttes
secrètes pour la souveraineté, qui devaient créer et défaire les fortunes
durant les règnes suivants. Anne de Bretagne tient la première, en France, ce sceptre
qui ne se transmettait qu'à une main de rivale, et qu'attendait avec
impatience Louise de Savoie. Elle n'avait pas été destinée à régner sur Impérieuse et impopulaire, Anne de Bretagne semblait
nourrir, comme une douleur secrète, le regret de son fiancé allemand, et
soutenait a la cour, par fidélité pour cet ancien souvenir, la politique de
lu maison d'Autriche. Pour faire revivre ses jeunes illusions, elle voulait
marier sa fille, Claude de France, avec Charles d'Autriche : on disait que l'occasion qui à ce la mouvoit estoit pour la huine
qu'elle portoit a madame Louise de Savoye[26]. Cette haine eut
son heure de triomphe. Durant une maladie de Louis XII à Blois, les deux
rivales crurent que le Roi était sur le point de mourir. Anne se prépara à se
retirer dans sa Bretagne, et fit charger sur des bateaux ses meubles les plus précieux, pour les faire
conduire au château de Nantes par Anne de Bretagne n'était pas désarmée par une soumission aussi absolue ; mais elle mourut le 9 janvier 1514. Cinq mois plus tard, le 18 mai, François de Valois épousait Claude de France. Les jeunes ambitieux qui l'entouraient se croyaient sûrs de le voir arriver à la couronne, quand ils apprirent, au mois d'octobre suivant, que le roi Louis XII épousait Marie d'Angleterre, et que leurs espérances risquaient d'être anéanties par la naissance d'un prince. Le roi de cinquante-trois ans, qui se mariait à une reine de seize ans, mourut au bout de moins de trois mois, le 1er janvier 1515, juste une année après Anne de Bretagne. François Ier se hâta de se faire sacrer ; les favoris de sa jeune cour célébrèrent cet avènement par des banquets et des tournois : ce feurent les plus beaux du monde[27]. Dans ces tournois, Claude de Guise fut un des tenants les plus heureux ; il était déjà connu pour avoir, dans les fêtes du mariage de Louis XII, désarçonné le beau Suffolk, le champion de l'Angleterre. Abattre Suffolk, c'était un peu venger Louis XII, s'il est vrai que la jeune reine Marie le préférait à ce prince[28]. En tout cas, elle l'épousa trois mois après la mort du Roi son mari[29]. Elle eut pour petite-fille la savante et infortunée Jane Grey. Ce mariage faisait sortir de la cour la seule princesse qui pût disputer les hommages à Louise de Savoie. L'heureuse mère présida aux fêtes du nouveau règne. Jamais début ne fut plus éclatant. Aux tournois succéda la guerre. La bataille de Marignan put faire croire qu'une ère nouvelle s'ouvrait ; en voyant ce roi de vingt ans, beau, courtois, chevaleresque et vainqueur, la confiance s'affermissait, et les espérances les plus vastes prenaient naissance[30]. Cependant, malgré ces présages et cette première gloire,
on pouvait déjà prévoir que le nouveau règne ne servirait ni à la prospérité
ni à l'agrandissement de Louis XI avait ajouté Louise de Savoie, en laissant établir près de son fils l'influence de la comtesse de Châteaubriant, crut qu'elle ruinait seulement l'autorité de la reine Claude de France, mais ne prévit pas qu'une véritable puissance venait de naître en face de sa couronne. Les trois frères de la comtesse, les seigneurs de Lautrec, de Lescun et de Lesparre, entourèrent le Roi et écartèrent pour un temps les anciens amis, comme Montmorency, Guise et Bourbon, qui étaient habitués et soumis au pouvoir de Louise ; le connétable de Bourbon passait même pour être uni à elle par les liens d'une passion secrète ; il fut le plus maltraité. Il dut céder à Lautrec, promu maréchal de France, le commandement de l'armée du Milanais. Un autre des premiers amis du Roi, Bonnivet, qui avait obtenu la charge d'amiral de France à l'avènement de la nouvelle cour, ne se maintint en crédit qu'en devenant le rival de son maître près de la comtesse de Châteaubriant. Françoise de Foix, comtesse de Châteaubriant, était brune et vive ; elle avait plus de manières apprêtées que de grâce naturelle, si l'on en croit Marguerite de Valois, qui disait d'elle : Il y en a icy qui ne font pas tant de mines, mais qui ont assez de beautés et de grâces pour lui rendre trente[31]. Son mari n'acceptait pas le rôle avec autant de complaisance que les trois frères : on disait qu'il osait frapper brutalement celle que flattaient les plus grandes princesses. On ignorait ce qu'en pensait le Roi ; mais sa sœur n'en semblait pas indignée, car elle écrit : Je ne trouve pas estrange que le seigneur de Chasteaubriant use de main mise. Il est vrai que Marguerite de Valois elle-même, quelques années plus tard, était souffletée par son mari[32] ; les mœurs de la chevalerie n'avaient pas encore perdu toute la grossièreté des temps féodaux. La pauvre Claude de France, assez négligée entre sa
belle-mère et sa rivale, donna le jour, en 1517, à un héritier de la couronne.
Le Roi, qui préparait une alliance avec le Saint-Siège pour assurer son
influence en Italie, obtint que le Pape fût le parrain du jeune Dauphin. Le
Pape envoya, pour tenir sa place à la cérémonie, un de ses neveux, qui avait
pris le titre de duc d'Urbin, après avoir dépossédé de ses États le véritable
duc ; ce jeune homme venait d'être atteint de maladie. De Rome à Paris, on ne
pouvait voyager alors qu'à cheval, et le duc d'Urbin dut faire ce trajet à la
hâte, afin d'arriver au jour fixé pour le baptême. Son mai s'aggrava[33]. Trois jours
après le baptême, il épousa la belle Catherine de Au milieu des fêtes de la cour, Lescun reçut, comme son aîné, le bâton de maréchal de France ; le troisième frère de la favorite, Lesparre, restait seul à pourvoir, et toute la famille attendait une grande guerre, pour qu'il pût obtenir le commandement d'une armée. Cette guerre fut bientôt rendue inévitable par les envahissements de la maison d'Autriche. Charles d'Autriche, devenu l'empereur Charles-Quint, ne
pouvait pardonner au Roi de France de lui avoir dispute la couronne impériale.
Plus jeune que François Ier, il n'avait ni son prestige, ni sa réputation
militaire. Avec moins de fracas, et sans saisir les imaginations, il entrait
en scène, pourvu de toutes les ressources que peuvent donner une volonté
énergique, un entendement robuste et une puissance de travail exercée dès
l'enfance[34].
Inhabile au maniement de la lance, et dédaigneux des prouesses du carrousel,
il connaissait à quinze ans toutes les affaires de l'Europe, présidait le
Conseil et dirigeait les discussions des plus vieux hommes d'État. Il n'était
doué ni de générosité, ni peut-être d'une grande élévation de sentiments ;
mais il savait dominer ses émotions, régler ses passions et suivre ses
projets. Sage dans sa piété, bienveillant avec une certaine hauteur, habitué
à toutes les langues qu'on parlait alors, il était le génie le plus propre à exercer
l'autorité à la fois sur les vieux capitaines et sur les prélats, sur les
Espagnols et sur les Allemands, et à tenir rigoureusement les liens qui
rattachaient tant d'intérêts divers, tant de passions contraires, tant de
peuples disséminés. C'était un Louis XI qui renaissait, un Louis XI complet
dès l'enfance, et qui se tournait contre L'Italie devait attirer également les deux rivaux. Pour chacun d'eux, elle avait des séductions et comme des grâces spéciales. François Ier y voyait la gloire bruyante, les sonnets des poètes, la pompe des entrées triomphales à travers les palais de marbre, les galanteries avec les Italiennes qui savaient des secrets inconnus dans le Nord, et dont les formes avalent cette perfection qui a inspiré les grands peintres. Charles-Quint aimait chez l'Italien la science de la dissimulation et les habitudes de la perfidie. L'Italien du seizième siècle était cruel sans colère, il ne méprisait pas la fausseté ; il cachait l'ambition la plus effrénée sous les apparences de la philosophie la plus insouciante ; il restait amical, souriant, caressant, au moment où des projets de vengeance mûrissaient dans son cœur. Il se gardait avec soin des petites provocations et des défis hautains qui donnent une satisfaction puérile ; il restait courtois jusqu'à l'instant où pouvait être frappé le coup décisif. A quoi bon des scrupules pour tromper quand on n'en a pas pour détruire ? Pourquoi une attaque de vive force si l'on peut vaincre par surprise ? La honte n'est pas d'assassiner, elle est de ne pas se venger. Les moyens honorables sont ceux qui sont obscurs, rapides et sûrs[35]. La vertu militaire est une vertu inutile ; aussi jusqu'au jour où les étrangers viennent se mêler aux affaires de l'Italie, le soldat exerce un métier dans lequel il se bat, mais ne se fait pas tuer ; une bataille est moins meurtrière qu'une émeute ; les campagnes se passent en contremarches et en blocus ; l'homme d'armes n'a pas d'accident grave à craindre, le pire qui puisse lui arriver est de perdre son cheval, ou d'être fait prisonnier, ce qui l'oblige simplement à une rançon d'un mois de solde. Les gens de guerre se regardent comme étant du même corps d'état et en quelque sorte de la même confrérie ; ils se ménagent par égards professionnels et suppléent par leur imagination aux belles actions qu'ils n'accomplissent pas. C'est dans leurs récits qu'ils courent les plus grands dangers. Ils sont vantards, fanfarons, mais ils ne sont pas sans courage ; soumis aux supplices, ils savent garder leur sang-froid ; les tortures les plus savantes ne leur arrachent aucun aveu. Cet art si précieux de ne jamais perdre sa présence d'esprit ni la possession de ses facultés est la première qualité du chef d'armée. Chez les Anglais, il a fait la force de Cromwell et de Marlborough ; chez les Italiens, il a transformé en généraux un débauché comme César Borgia, un épicurien comme le marquis de Pescara, un marchand comme Spinola. De l'Italie si peu militaire sortent les premiers hommes de guerre du siècle. Obséquieux s'il n'était pas le plus fort, l'Italien était
implacable dans ses haines ; aux atrocités savantes dans lesquelles il se
complaisait, les hommes du Nord vinrent substituer les luttes brutales.
L'intempérance grossière du Suisse, l'avidité cruelle de l'Espagnol, la joie
licencieuse du Français, blessèrent d'abord un peuple délicat, laborieux et
artiste. Mais bientôt l'Italien apprit à ruser les cités, à exterminer les
garnisons, à étouffer par le feu les habitants réfugiés dans les grottes. Le
caractère français n'eut point à gagner non plus dans ces guerres par delà
les monts ; en échange des impôts gaspillés, du peuple ruiné, de la noblesse
détruite par les combats où les maladies, Claude de Guise évita de reparaître en Italie, depuis le
moment où on l'emporta du champ de bataille de Marignan. Il eut ainsi la
singulière fortune d'être le seul des capitaines du Roi de France qui n'ait
pas été compromis dans les grands désastres de La guerre commençait en 1521 sur toutes les frontières ;
mais nos plus belles armées étaient envoyées, avec Lautrec, dans le Milanais,
ou, avec Bonnivet, en Espagne ; les provinces du Nord étaient dégarnies. Bonnivet
devait conquérir Il fut, l'année suivante[39], chargé de couvrir notre frontière du Nord. Il s'empara de Bapaume et entretint une guerre de partisans contre les garnisons anglaises de Boulogne et de Calais, qui faisaient des incursions fréquentes sur notre territoire. Guise sortit une nuit de Mon treuil et surprit une troupe de quatre cents Anglais qu'il mit en déroute ; les plus déterminés se retranchèrent dans un jardin entouré de fossés que couronnaient des haies, et firent face à l'assaillant ; ils espéraient être délivrés parla garnison de Boulogne. Des renforts pouvaient leur arriver d'un moment à l'autre ; tenter un assaut contre des gens aussi résolus était risquer un désastre ; se retirer sans les attaquer était leur laisser l'honneur de la journée, et perdre les avantages du succès du matin. Guise préféra s'exposer à être surpris par les Anglais, mit pied à terre avec ses hommes d'armes, monta à l'assaut du talus et le franchit. Les Anglais se firent tous tuer, sans qu'aucun d'eux voulût se rendre[40]. Cette escarmouche fut célèbre : la hardiesse du coup de main, la belle défense des Anglais, le danger d'être attaqué par un renfort ennemi sans avoir le temps de remonter à cheval, firent admirer ce fait d'armes dans les deux nations. A l'automne, Guise délivra la place de Hesdin qui était assiégée. Il comprit dans cette campagne l'avantage qu'il y avait à guerroyer près de Paris ; il acquérait la réputation d'un sauveur en rassurant les bourgeois de la ville qu'effrayait l'approche de l'ennemi. Paris, de tout temps, a eu la tentation de n'estimer que les combats livrés près de ses portes. Guise ne s'en écarta plus ; toutes ses campagnes se passeront désormais en manœuvres à travers les provinces qui entourent la capitale. C'est principalement à l'habileté d'avoir su choisir ce rôle, et le conserver durant toute sa carrière, que Guise dut la popularité et la prospérité de sa maison. La fixité des idées et la fermeté de la volonté assurent la prépondérance aux esprits même médiocres. Claude de Guise fit de sa famille la plus puissante de l'Europe, par le seul effort d'une patience infatigable et obstinée. Il avait le génie étroit et peu cultivé du lansquenet courtisan ; mais son courage dans les combats, son ambition qui ne reculait devant aucune prétention, et son amour du gain qui lui procurait les moyens matériels de soutenir son ambition, sont les trois facultés dominantes qui ont fait sa force. L'année où Claude de Guise mettait son nom dans toutes les bouches par sa campagne du Nord, Lautrec échouait tristement en Italie. Tant qu'il put solder son armée, Lautrec se vit l'arbitre
de l'Italie. Les Milanais ne haïssaient pas cet homme du Midi, petit,
robuste, la face marquée d'une cicatrice ; ils lui reprochaient de cracher
trop, et de rester indifférent à leurs querelles de partis[41]. C'est le propre
des esprits violents de s'irriter contre ceux qui n'épousent pas leurs
querelles ; on préfère les ennemis aux neutres. Guelfes et Gibelins
accueillirent également les généraux de Charles-Quint, lorsqu'ils virent que
les soldats de Lautrec se débandaient et refusaient de servir, faute de paye
; en quelques jours, le Milanais fut perdu, et Lautrec se retira à Lyon, où
se trouvait le Roi. François Ier, irrité, refusait de recevoir son ancien
favori ; le connétable de Bourbon prit Lautrec par la main, écarta les gardes
et entra avec lui près du Roi. — Vous m'avez perdu
tel héritage que le duché de Milan, dit François Ier — Lautrec
répondit que c'estoit Sa Majesté qui l'avoit perdu,
non luy ; par plusieurs fois, il l'avoit adverty que s'il n'estoit secouru
d'argent, il cognoissoit qu'il n'y avoit plus d'ordre d'arrester la
gendarmerie, laquelle avoit servi dix-huict mois sans toucher deniers, et pareillement
les Suisses qui mesmes l'avoient contraint de combattre à son désavantage.
— J'ai envoyé quatre cent mille écus, alors qu'ils
ont été demandés[42], répliqua le
Roi. Gomme Lautrec affirma n'avoir rien reçu, on fit appeler le surintendant
des finances, Beaune de Semblançay, qui déclara qu'estant
la dicte somme preste à envoyer, madame La haine entre Louise de Savoie et la comtesse de Châteaubriant
en était arrivée à un degré tel, que toute Il n'est pas permis de douter qu'elle a reçu les quatre
cent mille écus destinés à là solde de l'armée d'Italie ; mais une passion
moins clairvoyante que la haine semble avoir dominé Louise de Savoie :
c'était la cupidité poussée à un degré de fureur maniaque ; elle se plaisait
à entasser et à cacher dans des coffres les écus d'or. A sa mort, on en
trouva chez elle quinze cent mille. Le quart de cette somme aurait sauvé le
Milanais. Étrange folie chez une femme qui a entre ses mains une autorité
presque absolue, et qui croit ne jouir vraiment de la fortune et du pouvoir
qu'en accumulant sous ses doigts des pièces d'or ! Le même vice l'entraîna presque
aussitôt dans une entreprise qui précipita son fils et Son ancien favori, le connétable de Bourbon, était le
sujet le plus riche de la chrétienté ; aux émoluments de sa charge de
connétable, il joignait le gouvernement de Languedoc et les seigneuries des
Dombes, de Claude de Guise n'avait garde de se mêler a ces querelles
; la disgrâce de Bourbon et de Lautrec ne pouvait que le débarrasser de
rivaux incommodes ; il avait conservé la faveur de la redoutable Régente, et
cherchait à se consolider en France. Il demanda et obtint de remplacer Cet esprit calculateur et avide offre un contraste frappant avec le cœur généreux et désintéressé de Bayard. Bayard avait aussi préservé ta Champagne, l'une des années précédentes, il s'était enfermé dans Mézières, sans vivres, derrière des remparts ruinés, et avait retenu deux armées allemandes qui s'obstinèrent à l'assiéger ; les travaux de nuit et la privation de nourriture avaient épuisé ses hommes d'armes, qui ne pouvaient plus soutenir le poids de leurs armures, lorsque les Allemands, lassés de cette résistance héroïque, renoncèrent a l'invasion projetée et se mirent en retraite. Bayard ne réclama aucune récompense ; il resta ce qu'il était auparavant, capitaine d'une compagnie d'ordonnance. S'il exerça un commandement dans une armée, ce fut de la seule autorité que lui donnaient son talent reconnu et l'admiration qu'avaient conçue les gens de guerre pour sa bravoure joyeuse, sa prodigue insouciance et l'élévation de ses sentiments. J'ai plus aimé, disait-il, les personnes que les escus[48]... Les fortunes des deux capitaines furent aussi opposées que leurs caractères. Tandis que l'habile Lorrain poussait ses fils jusqu'à côté du trône, l'honnête Dauphinois, resté le type de l'honneur chevaleresque y ne laissait qu'une fille mariée à son lieutenant Chastelard, homme d'armes comme lui[49]. Pendant que Claude de Guise amassait le butin de Champagne et faisait l'orgueil des bourgeois de Paris par ses escarmouches contre les coureurs de frontière, Bayard se faisait tuer en Italie, à l'arrière-garde de l'armée de Bonnivet, dont il couvrait la retraite, et, sanglant, couché à demi mort sous un arbre, il voyait le chef vainqueur, le connétable rebelle de Bourbon, s'arrêter devant lui et lui dire : Capitaine Bayard, j'ay grand'pitié de vous voir réduit en ce piteux estat, après tant de braves exploits d'armes par vous mis à fin, — à quoy le preux chevallier, reprenant ses esprits, luy repartit d'une forte haleine : Ce n'est pas de moy que vous devez avoir pitié, ains de vous[50]. Cette déroute de Bonnivet nous avait fait perdre l'Italie
: François Ier pour la recouvrer, appela à lui toutes les forces de son
royaume, recruta des Suisses et des lansquenets, se mit avec énergie et
activité à préparer une campagne qui devait être décisive. Il voulait venger
la trahison de Bourbon, la défaite de Bonnivet, la dévastation de Cette merveilleuse prévoyance ou ce hasard singulier
non-seulement évita à Guise d'être enveloppé dans le désastre de Pavie, mais
lui permit de se trouver, quand la nouvelle en arriva, le seul chef qui pût
inspirer confiance et défendre le royaume durant la captivité du Roi. A la
bataille de Pavie, Montmorency avait été pris avec le Roi ; tous les chefs de
la noblesse française étaient ou tués ou captifs. Le duc d'Alençon,
beau-frère de François, avait échappé presque seul, en quittant un peu tôt le
champ de bataille ; il était arrivé à Lyon sans descendre de cheval, près de sa
femme Marguerite de Valois et de Louise de Savoie appela Guise auprès d'elle pour faire partie d'un conseil où il joua le principal rôle, puisqu'elle n'y nomma avec lui que le duc de Vendôme, frère d'Antoinette, sa femme, et Lautrec, à demi disgracié par ses anciens revers, et frère d'une favorite que l'absence du Roi laissait sans pouvoir. |
[1] FLEURANGES, Mémoires, éd. Didier, p. 52.
[2] LOYAL SERVITEUR, le Gentil Seigneur de Bayart, édit. Buchon, p.111.
[3]
MARTIN DU BELLAY, Mémoires
; Jean BOUCHET, Panégyrique
de Louis II de
[4]
Jean BOUCHET, Panégyrique
de Louis II de
[5] MARTIN DU BELLAY, Mémoires.
[6] FLEURANGES, Mémoires.
[7] FLEURANGES, Mémoires.
[8] LOYAL SERVITEUR, le Gentil Seigneur de Bayart.
[9] FLEURANGES.
[10] MARILLAC, Vie du connétable de Bourbon, éd. Buchon, p. 158.
[11] LOYAL SERVITEUR.
[12] MARTIN DU BELLAY.
[13] FLEURANGES.
[14] FLEURANGES.
[15] MARTIN DU BELLAY, Mémoires, p. 126.
[16] BRANTÔME, Hommes illustres, le Bon Duc Antoine de Lorraine, éd. Panthéon, p. 290.
[17] Martin du Bellay écrit Jamais, Brantôme le nomme Jametz ; je pense qu'il faut lire James.
[18] WELLINGTON, Papers, 17 and 18 aug. 1815
: ... The history of a battle is not unlike the
history of a ball. Some individuals may recollect all the little events of
which the great result is the battle won or lost ; but no individual can
recollect the order in which or the exact moment at which they occurred, which
makes ail the difference as to their value or importance... It is impossible to say when each important occurrence took
place or in what order.
C'est à propos de sa victoire de Waterloo que Wellington s'exprimait ainsi deux mots après l'événement.
[19] Le 20 octobre 1496, à Condé-sur-Moselle, près Bar-le-Duc.
[20] Voir les états généalogiques des maisons de Bourbon et de Guise, à la fin du volume.
[21] MARTIN DU BELLAY, Mémoires, p. 115.
[22] Née à Ham le 25 décembre 1494, morte à Joinville le 20 janvier 1583. Voir, sur ces liens de parenté, les états généalogiques à la fin du volume.
[23] LOUISE DE SAVOIE, Journal.
[24]
Relation de l'ambassadeur vénitien ZACCARIA CONTARINI,
citée par BASCHET
(
[25] Le 10 août 1513.
[26] MARTIN DU BELLAY, Mémoires, p. 245.
[27] FLEURANGES, Mémoires, ch. XLVII.
[28] FLEURANGES, Mémoires, ch. XLVI.
[29] LOUISE DE SAVOIE, Journal, p. 89. Ce mariage se fit le 31 mars 1515. Le mari était mort le 1er janvier précédent.
[30] GUICCIARDINI, vol. XI, liv. I. Delle virtu, della magnanimita, dell' ingegno spiritoso e generoso di costui, s'aveva universalmente tanta speranza che citiscuno confessava non essere già per moltissimi anni pervenuto alcuno con maggiore aspellatione alla corona ; perche gli conciliava somma gratia, il fiore dell'età, ch'era di venti anni, la belleza e grazia del corpo, la liberalità grandissima, la umanita somma con tutti, e la notitia piena di moite cose.
[31] Lettre citée par madame la comtesse d'HAUSSONVILLE, Marguerite de Valois, p. 63.
[32] Marguerite écoutait un prêcheur réformé : le Roi de Navarre lui donna un soufflet en disant : Vous en voulez trop savoir. (Ibid., p. 196.)
[33] FLEURANGES, Mémoires, chap. IX : ... et avoit ledict duc d'Urbin bien fort la... et de fresche mémoire, et falloit qu'il vinst en poste, ce qu'il faisoit à grande peine... et trois jours après le baptême, feurent faictes les nopces dudict duc d'Urbin à la plus jeune fille de Boulongne qui estoit très-belle dame et jeune, et quand ladicte dame espousa ledict duc d'Urbin, elle ne l'espousa pas seul, car elle espousa la... quant et quant ; et à ce propre jour, le Roy le fist chevallier de son Ordre.
[34] MIGNET, Rivalité de François Ier et de Charles-Quint, tome Ier : Dès l'âge de quinze ans, Charles présidait tous les jours son conseil. Il y exposait lui-même le contenu des dépêches qui lui étaient remises, aussitôt qu'elles arrivaient, fut-ce au milieu du sommeil de la nuit. Son conseil était devenu son école, et la politique où il devait se rendre si habile avait été son principal enseignement. Réfléchi comme celui qui est appelé à décider, patient comme celui à qui il appartient de commander, il avait acquis une dignité précoce. Ayant beaucoup de sens naturel, une finesse d'esprit pénétrante, une rare vigueur d'âme, il apprenait à faire dans chaque situation et sur chaque chose ce qu'il y avait à faire et comment il fallait le faire. Il s'apprêtait ainsi à être le plus délié et le plus ferme politique de son temps, è regarder la fortune en face, sans s'enivrer de ses faveurs, sans se troubler de ses disgrâces, ù ne s'étonner d'aucun événement, à se résoudre dans tous les périls.
[35] Ces mœurs ont survécu au seizième siècle. STENDHAL raconte (Promenades dans Rome, p. 80) qu'un préfet du roi Murat nous racontait ce soir qu'un Calabrois, homme honnête et bon, était venu lui proposer un jour de faire assassiner à frais communs son ennemi dont il venait de découvrir la retraite et que le préfet voulait de son côté faire arrêter. On peut être bon et honnête en faisant assassiner son ennemi. Mais ils ont eu le mérite de se débarrasser rapidement de ces habitudes dans des temps récents. Cette réforme dans les mœurs d'une nation est un fait assez rare pour qu'on puisse rappeler, sans inconvénient, les vices disparus.
[36]
Henri ESTIENNE (Deux
Dialogues du nouveau langage français italianisé et autrement desguisé,
1579, Anvers) remarque que nous avions emprunté à la langue italienne des mots
pour exprimer les nouveaux travers que nous rapportions de nos voyages : il
cite les mots italiens de rodomont, intrigant, charlatan, bouffon, qui
entraient dans notre langue, avec ceux de spadassin et sicaire, depuis que
[37] MARTIN DU BELLAY, Mémoires, p. 143.
[38] Ms. Bibl. nat., suppl. franc., 1054, cité par BOUILLÉ, Histoire des ducs de Guise.
[39] En 1522.
[40] MARTIN DU BELLAY, Mémoires, p. 167.
[41]
Relation de l'ambassadeur vénitien CAROLDO, citée par BASCHET (
[42] MARTIN DU BELLAY, Mémoires, édition Petitot, p. 384.
[43]
AMELOT DE
[44] En 1521, de Suzanne de Beaujeu.
[45]
PASQUIER, Recherches
de
[46] En 1523 et 1524.
[47] BRANTÔME, Hommes illustres, édit. Panthéon, p. 292 ; MARTIN DU BELLAY, Mémoires, p. 172 et 179.
[48]
PASQUIER, Recherches
sur
[49] Leur fils suivit Marie Stuart en Ecosse, et fut mis à mort par ordre de cette princesse que lassaient les témérités de sa passion.
[50]
PASQUIER, Recherches
de