DISSERTATION SUR LA MARCHE D'ANNIBAL DEPUIS NÎMES JUSQU'À TURIN

 

L'AN 218 AVANT NOTRE ÈRE

§. IV. — MARCHE D'ANNIBAL, DEPUIS BRIANÇON JUSQU'À TURIN.

 

 

XI. Écoutons d'abord Polybe sur cette dernière partie de la route d'Annibal[1].

On était alors sur la fin de l'automne, et déjà la neige avait couvert le sommet des montagnes. Les soldats, consternés par le ressentiment des maux qu'ils avaient soufferts, et ne se figurant qu'avec effroi ceux qu'ils avaient encore à essuyer, semblaient perdre courage. Annibal les assemble ; et comme du haut des Alpes, qui semblent être la citadelle de l'Italie, on voit à découvert toutes ces vastes plaines que le Pô arrose de ses eaux, il se servit de ce beau spectacle, l'unique ressource qui lui restait, pour remettre les troupes de leur frayeur. En même temps il leur montra du doigt où Rome était située, et leur rappela quelle était pour elles la bonne volonté des peuples qui habitaient le pays qu'elles avaient sous leurs yeux. Le lendemain il lève le camp, et commence à descendre. A la vérité, hors quelques voleurs qui s'étaient embusqués, il n'eut point là d'ennemis à repousser : mais l'âpreté des lieux et la neige lui firent perdre presqu'autant de monde qu'il en avait perdu en montant. La descente était étroite, roide et couverte de neige. Pour peu qu'on manquât le vrai chemin, on tombait dans des précipices affreux. Cependant, le soldat endurci à ces sortes d'accidents, soutint encore courageusement celui-ci. Enfin l'on arrive à certain défilé qui s'étend à la longueur d'un stade et demi, et que les éléphants ni les bêtes de charge ne pouvaient franchir. Outre que le sentier était trop étroit, le penchant déjà rapide auparavant, l'était encore devenu davantage depuis peu par un nouvel éboulement des terres. Ce fut alors que les troupes furent saisies de frayeur, et que le courage commença de leur manquer. La première pensée qui vint à Annibal fut d'éviter le défilé par quelque détour : mais la neige ne lui permit pas d'en sortir. Il y fut arrêté par un incident particulier, et qui est propre à ces montagnes. Sur la neige de l'hiver précédent, il en était tombé de nouvelle : celle-ci étant molle et peu profonde, se laissait aisément ouvrir ; mais quand elle eut été foulée et que l'on marcha sur celle de dessous, qui était ferme et qui résistait, les pieds ne pouvant s'assurer, les soldats chancelants faisaient presque autant de chutes que de pas, comme il arrive quand on met le pied sur un terrain couvert de glace. Cet accident en produisait un autre encore plus fâcheux. Quand les soldats étaient tombés et qu'ils voulaient s'aider de leurs genoux, ou s'accrocher à quelque chose pour se relever, ils entraînaient avec eux tout ce qu'ils avaient pris pour se retenir. Pour les bêtes de charge, après avoir cassé la glace en se relevant, elles restaient comme glacées elles-mêmes dans les trous qu'elles avaient creusés, sans pouvoir, sous le pesant fardeau qu'elles portaient, vaincre la dureté de la neige qui était tombée là depuis plusieurs années. Il fallût donc chercher un autre expédient.

Il prit le parti de camper à la tête du défilé, et, pour cela, il en fit ôter la neige. On creusa ensuite par ses ordres un chemin dans le rocher même ; et ce travail fût poussé avec tant de vigueur, qu'au bout du jour qu'il avait été entrepris, les bêtes de charge et les chevaux descendirent sans beaucoup de peine. On les envoya aussitôt dans les pâturages, et l'on établit le camp dans la plaine, où il n'était pas tombé de neige. Restait à élargir assez le chemin pour que les éléphants y puissent passer. On donna cette tâche aux Numides, que l'on partage par bandes qui se succédaient les unes aux autres, et qui purent à peine finir en trois jours. Au bout de ce temps les éléphants descendirent, exténués par la faim, ne pouvant qu'avec peine se soutenir. Car quoique sur le penchant des Alpes, il se trouve des deux côtés des arbres, des forêts, et que la terre y puisse être cultivée, il n'en est pas de même de la cime et des lieux voisins. Couverts de neige pendant toutes les saisons, comment pourraient-ils bien produire ? L'armée descendît la dernière, et au troisième jour elle entra enfin dans la plaine, mais fort inférieure en nombre à ce qu'elle était au sortir de L'Espagne. Sur la route elle avait beaucoup perdu de son monde, soit dans les combats qu'il fallut soutenir, soit au passage des rivières. Les rochers et les défilés des Alpes, lui avaient encore fait perdre beaucoup de soldats, mais incomparablement plus de chevaux et de bêtes de charge. Il y avait cinq mois et demi qu'Annibal était parti de la nouvelle Carthage, en comptant les quinze jours que lui avait coûté le passage des Alpes, lorsqu'il planta ses étendards dans les plaines du Pô, et parmi les Insubriens, sans que le déchet de son armée eut rien diminué de son audace. Cependant il ne lui restait plus que douze mille Africains et huit mille Espagnols d'infanterie, et six mille chevaux. C'est de lui-même que nous savons cette circonstance, qui a été gravée par son ordre sur une colonne, près du promontoire Lacinien (dans le Bruttium, en Calabre).

Du côté des Romains, Publius Scipion, qui avait envoyé en Espagne, Cnéus son frère, et lui avait commandé de tout tenter pour en chasser Asdrubal ; Scipion, dis-je, débarqua au port de Piles, avec quelques troupes dont il augmenta le nombre en passant par la Tirrhénie, où il prit les légions qui, sous le commandement des préteurs, avaient été envoyées là pour faire la guerre aux Boïens. Avec cette armée, il vint aussi camper dans les plaines du Pô, pressé d'un ardent désir d'en venir aux mains avec le général carthaginois.

On voit par ce long passage, que Polybe lui-même convient d'avoir négligé de parler des difficultés du passage de la Durance, si bien décrites par Tite-Live. Il dit en effet, qu'Annibal avait perdu beaucoup de mondé au passage des rivières. Mais il faut encore examiner une autre objection sur les distances.

On a vu plus haut (IX) que Polybe a compté 1.400 stades du passage du Rhône au commencement des Alpes, d'où l'on va en Italie, c'est-à-dire, à Briançon. Il compte ensuite 1.200 stades ou 150 milles romains du passage des Alpes aux plaines d'Italie, qui sont le long du Pô chez les Insubriens, comme le dit Polybe ; c'est-à-dire, de Briançon à l'extrémité de la Gaule, que les Romains appelaient Cisalpine, lorsqu'après avoir franchi le Tesin, Annibal fut entré dans les plaines du Pô : c'est encore la vérité. La distance de Briançon à Turin n'est guère que de 28 lieues ou 85 milles romains[2] ; il faut 65 milles pour compléter les 150 de Polybe. Cette distance mène à moitié chemin entre la Doria et la Sesia (le Sessites) ; il y aurait 35 lieues de Turin aux plaines[3] du Tesin où se donna la bataille entre Annibal et Scipion. C'est ce qui autorise Polybe à compter neuf mille stades au lieu de huit mille dans le passage que j'ai rapporté. Les distances seraient infiniment plus fortes du côté du petit Saint-Bernard, et il est impossible de supposer qu'Annibal guidé par des chefs du pays, soit allé chercher ce passage par lequel ils savaient fort bien que la route était allongée de 150 lieues.

Suivons à présent, avec Polybe, les détails du passage des Alpes. Annibal avait mis six jours à venir de Mons Seleucus à Briançon, où il s'arrêta deux jours. Il monta ensuite le Genèvre, qui est le point le plus élevée d'où il commença à descendre après avoir parcouru la petite plaine qui est au-dessus. Il eut beaucoup de peine à gagner Césanne où il campa certainement pour passer le col de Sestrière.

C'est ici l'endroit où il dut trouver de grands embarras, tant de la part de l'ennemi que du terrain dont les pas sont dangereux et difficiles, surtout quand on a l'ennemi sur les bras, et en outre la saison ; car dès le mois de septembre, les neiges y tombent en quantité, et les chemins y sont fermés en octobre jusqu'à l'entrée de la vallée de Pragelas.

Il gagna enfin le col de Fenêtre, qu'il avait à sa gauche, par le haut des montagnes : c'est sur le plateau où est aujourd'hui le village de Barbottet qu'il dut camper, afin de faire travailler aux chemins pour descendre à Fenestrelles.

C'est dans ce camp qu'Annibal fit remarquer à ses soldats toute la plaine du Piémont jusqu'auprès des Insubriens ; car c'est le seul endroit des montagnes d'où on puisse le découvrir ; ceux qui en sont plus rapprochés en sont séparés par des montagnes qui la cachent aux yeux jusqu'à deux lieues de la plaine ; et le texte de Polybe se trouve conforme aux observations qu'a faites sur les lieux le chevalier Folard, d'après lequel je parle ici, puisque cet historien dit que, partant du camp, l'armée arriva le troisième jour au bord du Pô : il y a effectivement trois marches du Barbottet à la plaine, c'est-à-dire des marches d'armée dans la saison dont il est question ; car, comme le remarque encore le chevalier Folard, ce sont les embarras, les défilés et les obstacles naturels qui déterminent la quantité du terrain que l'on peut parcourir en corps d'armée.

Par ce trajet, Annibal arriva, à la vérité, plus ruiné et défait qu'il n'eût pu l'être par trois batailles perdues : mais le voilà placé à la rive gauche du Pô, tout prêt à agir contre ceux de Turin ou à continuer sa marche[4], car il parait que Magile n'était pas le maître dans son pays, et qu'une grande partie de ses concitoyens étaient du parti des Romains. C'est ce dont va nous convaincre la suite du récit de Polybe[5].

Annibal, arrivé dans l'Italie avec l'armée que nous avons vue plus haut, campa au pied des Alpes pour donner quelque repos à ses troupes : elles en avaient un extrême besoin. Les fatigues qu'elles avaient essuyées à monter et à descendre par des chemins si difficiles ; la disette des vivres, un délabrement affreux, les rendait presque méconnaissables. Il y en avait même un grand nombre que la faim et les travaux continuels avaient réduits au désespoir. On n'avait pu voiturer entre des rochers autant de vivres qu'il en fallait pour une armée si nombreuse, et la plupart de ceux qu'on y avait voiturés y étaient restés avec les bêtes de charge. Aussi quoiqu'Annibal, au sortir du Rhône, eut avec lui trente-huit mille hommes de pied et plus de huit mille chevaux, quand il eût passé les monts, il n'avait guère que la moitié de cette armée : et cette moitié était si chargée par les travaux qu'elle avait essuyés, qu'on l'aurait prise pour une troupe de sauvages.

Le premier soin qu'eut alors Annibal fut de leur relever le courage ; et de leur fournir de quoi réparer leurs forces et celles des chevaux. Lorsqu'il les vit en bon état, il tâcha d'abord d'engager les peuples du territoire de Turin, peuples situés au pied des Alpes, et qui étaient en guerre avec les Insubriens, de faire alliance avec lui. Ne pouvant, par ses exhortations, vaincre leur défiance, il alla camper devant la principale de leurs villes, l'emporta en trois jours, et fit passer au fil de l'épée tous ceux qui lui avaient été opposés. Celte expédition jeta une si grande terreur parmi les barbares voisins, qu'ils vinrent tous d'eux-mêmes se rendre à discrétion.

Ce fut ainsi qu'Annibal termina cette longue et pénible marche, qui n'était que le prélude des combats qu'il allait livrer. Ce grand homme vit périr les deux tiers de son armée dans cet affreux trajet, sans se décourager un instant, et sans perdre de vue l'objet de son entreprise, assuré qu'avec le peu qui lui restait, son courage et son habileté suppléeraient à tout. On ne peut que gémir en voyant d'aussi grands talents déployés pour la ruine de sa patrie, tandis qu'ils auraient pu être employés si utilement à quelques projets moins brillants peut-être, mais dont l'exécution n'aurait pas entraîné la perte d'un si grand nombre d'hommes, et bientôt après la destruction de Carthage.

Au reste, le passage d'Annibal ne fut pas le seul qu'exécutèrent les Carthaginois pendant la seconde guerre punique. Onze ans après Asdrubal son frère, ayant été vaincu en Espagne, par le jeune Scipion, prît le parti d'aller rejoindre celui qui lui avait donné un si grand exemple. Lorsqu'Annibal réfléchissait sur tout ce qu'il avait souffert en passant le Rhône et les Alpes, pendant cinq mois et demi qu'il avait eu à lutter contre les lieux autant que contre les hommes, il ne comptait pas que son frère passât avec autant de facilité qu'il le fit.

Mais Asdrubal trouva beaucoup moins de difficultés et d'obstacles à passer ces montagnes, qu'on ne l'avait pensé généralement, et qu'il ne l'avait craint lui-même ; car non-seulement les Auvergnats, et après en les autres nations de la Gaule et des Alpes, les reçurent, mais encore elles le suivirent à la guerre. Et outre que son frère avait frayé ces routes, qui auparavant étaient presqu'impraticables, les habitants du pays eux-mêmes, à force de voir passer des étrangers au milieu d'eux depuis douze ans, étaient devenus plus traitables et moins farouches. Car avant ce temps-là, n'ayant jamais va d'étrangers sur leurs montagnes, et n'en étant guère sortis eux-mêmes pour aller visiter d'autres contrées, ils n'avaient aucun commerce avec tout le reste des humains. Et d'abord, ne pénétrant pas le dessein d'Annibal, ils s'étaient imaginés qu'il en voulait à leurs cabanes et à leurs forts, et qu'il venait pour leur enlever leurs troupeaux, et les emmener eux-mêmes prisonniers. Mais depuis douze ans que l'Italie était le théâtre de la guerre, ils avaient eu le temps de comprendre que les Alpes n'étaient qu'un passage : que deux nations puissantes, séparées l'une de l'autre par un espace immense de terres et de mers, disputaient ensemble de l'empire et de la gloire[6]. Ils ne prévoyaient pas qu'ils seraient bientôt la proie du vainqueur. Voilà ce qui ouvrit et facilita le passage des Alpes à Asdrubal. Il amenait avec lui quarante-huit mille hommes d'infanterie, huit mille chevaux et quinze éléphants[7]. Cette armée, aussi nombreuse que celle d'Annibal, laissa sans doute des traces de son passage qui a pu être confondu avec celui de son frère, et qui peut s'être effectué ailleurs que par le Mont-Genèvre, ce qui laisse un champ fort étendu aux partisans des traditions contraires à l'histoire du passage d'Annibal, telle que je viens de la donner avec des preuves qui me paraissent convaincantes.

 

P. S. Annibal, qui n'avait pu former d'alliance avec les Gaulois avant de quitter l'Espagne, a pris le chemin direct et ordinaire pour aller en Italie ; Asdrubal, pour qui cette route avait été fermée par les Romains, et qui avait eu le temps de s'assurer des Gaulois, dut naturellement aller à Lyon ; il passa donc par le petit Saint-Bernard et le val d'Aoste. C'est cette dernière route que le général Melville et M. de Luc ont tracée, et la tradition ne l'a point distinguée de celle d'Annibal, en sorte que la postérité les a facilement confondues. Mais il était dans la nature des circonstances, que les deux routes fussent différentes.

 

OBSERVATION GÉNÉRALE.

 

En résolvant ainsi le problème historique dont je viens de m'occuper, mon intention n'a été nullement de prouver que les ouvrages des anciens sont exempts d'erreurs ; car où l'erreur ne se trouve-t-elle point ? Mais j'ai été guidé par les probabilités que j'ai cru pouvoir mettre d'accord avec les faits. Annibal connaissait parfaitement la route d'Espagne en Italie : il savait bien, ainsi que le dit Strabon[8], d'après Polybe, qu'il y avait quatre passages des Alpes. S'il avait été allié des Marseillais, il aurait préféré celui de la Ligurie, qui était peut-être plus court et plus commode pour arriver à Rome ; ne pouvant compter sur eux, il préféra celui des Taurini, comme le dit Polybe : mais il est ridicule de croire qu'ayant des guides du pays, il ne suivit pas la voie directe fort bien tracée sur la carte du département des Hautes-Alpes, dans l'ouvrage publié sur ce département, par un de ses anciens administrateurs. Si l'on s'étonne de trouver quelqu'inexactitude dans les expressions de Polybe et de Tite-Live sur ce sujet, qu'on descende à des temps plus modernes : qu'on ouvre ceux de nos livres, non manuscrits, mais imprimés, ce qui suppose une révision plus soignée et plus facile ; et l'on y trouvera trop souvent des fautes graves dans le récit des événements que les auteurs devaient le mieux connaître, fautes répétées aveuglément dans plusieurs éditions successives. Je me contenterai d'en citer ici quelques exemples puisés dans les ouvrages les plus estimés que je ne prétends point déprécier par le  reproche que je vais leur faire[9]. Ma seule intention est de prouver le danger qu'il y aurait à suivre trop littéralement les textes anciens dans toutes leurs parties, et à s'attacher trop scrupuleusement à leurs assertions. Apprenons à nous défier de nous-mêmes, et à ne point trop présumer de nos forces. Nous serons ainsi plus modestes, moins tranchants, et nos efforts redoubleront pour atteindre cette vérité si précieuse et si rare, que l'homme passe sa vie à chercher, mais que le plus grand mal est de croire avoir trouvée, lorsque l'on en est encore bien loin.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Histoire de Polybe, III, II, p. 64 du tome 2 de la traduction française de 1754.

[2] Lettre de M. Ambroise Tardieu, du 30 juillet 1818.

[3] Lettre de M. Ambroise Tardieu, du 30 juillet 1818.

[4] Commentaires du chevalier Folard, dans l'édition du Polybe français de 1754, p. 72 et 73.

[5] Livre 3, chap. 12, p. 88 de la traduction.

[6] Histoire romaine, par Rollin. Paris, 1771, t. 6, p. 90 et 91.

[7] Appiani roman. hist. Lipsiœ, 1785, t. I, p. 293. De bello Annibalico, c. 52.

[8] IV, 6. On trouvera ce passage dans le Polybe de Schweighæuser, tome 4, p. 647.

[9] Non reproduits ici (FDF).