IX. Les mesures de Polybe étant ainsi bien déterminées, commençons par suivre la marche d'Annibal depuis le passage du Rhône, après avoir traversé l'île formée par les deux branches de l'Eygues. Polybe a bien pu donner à cette rivière le nom de ποταρός, qui n'a pas d'autre signification. Cet historien dit qu'Annibal marcha pendant dix jours pour faire environ 800 stades. D'après l'évaluation donnée dans l'article précédent, ces 800 stades font plus de 33 lieues communes ou géographiques. Ce ne seraient que 30 lieues de 2.500 toises, et 600 toises[1], ou trente de ces lieues et un quart. Ces mêmes 800 stades feraient 100 milles romains, et
conséquemment 10 milles romains par jour. Annibal n'en pouvait faire
davantage dans une route qui n'en était véritablement pas une, mais qui le
conduisait à Mons Seleucus, où il
prenait celle qui est tracée dans l'itinéraire d'Antonin, et que d'Anville a
donnée dans sa carte, de la même manière qu'on le verra dans la mienne. Ce Mons Seleucus, est aujourd'hui Tite-Live, sans décrire les lieux, ni compter les jours et les distances avec cette précision, donne une circonstance de plus en disant qu'Annibal ne s'avança pas vers les Alpes, par le chemin direct, mais qu'il se détourna en laissant les Tricastins à sa gauche, et qu'il côtoya l'extrémité des Voconces[4]. En effet, sa route aurait été plus courte et plus facile par Apt, où il aurait pris le second chemin des Alpes, tracé dans l'itinéraire d'Antonin. Mais il se serait trouvé là en quelque sorte, sur le territoire des Phocéens-Marseillais, où les Romains auraient pu l'attendre, et c'est ce qui l'empêcha de suivre cette marche d'ailleurs si naturelle. Un des plus forts arguments que j'aie employé contre le système de Mandajors, est celui que je viens de rapporter d'après Tite-Live, qu'Annibal, au sortir de l'île, se détourna en laissant les Tricastins à sa gauche, et côtoyant l'extrémité des Voconces. Le dernier défenseur de ce système n'a pas été embarrassé de cette difficulté ; il prétend que Tite-Live n'a pas parlé de la gauche d'Annibal, mais de la sienne[5], et il cite pour le prouver, une erreur de Quinte-Curce, à qui M. de Sainte-Croix en a reproché tant d'autres, dans son examen critique des Historiens d'Alexandre[6]. Je ne prononcerai pas sur le mérite de cette réponse ; je me contenterai d'observer que peut-être vaudrait-il mieux ne pas se proposer de telles difficultés que de les résoudre ainsi. On a vu que la marche d'Annibal n'était pas rapide, puisque Polybe ne lui fait faire que dix milles romains par jour. Cependant la longueur de l'Eygues est nécessaire pour compléter cet intervalle. L'auteur qui a écrit dans les Annales Militaires, n'a pas fait cette observation en lui substituant le Roubion. Comment Annibal aurait-il pu faire trente lieues en le suivant ? Il se serait d'ailleurs beaucoup trop écarté de sa route, et aurait été obligé d'aller passer par Die. Aussi cet auteur n'explique nullement les dix journées faites par Annibal, le long de la rivière qui, venant des Alpes, s'unissait au Rhône par une double embouchure. L'auteur qui a écrit dans le Journal des Savants, m'oppose ici un argument qu'il a puisé dans l'ouvrage de M. de Luc, où il aurait mieux fait de le laisser. Il observe que Polybe compte 1.400 stades du passage du Rhône jusqu'à la montée des Alpes, et que, dans un autre endroit, il dit qu'Annibal a parcouru 800 stades, depuis l'île jusqu'à la montée des Alpes ; de là, cet auteur conclut qu'il y avait 600 stades depuis le passage jusqu'à l'île : mais s'il avait lu Polybe avec plus d'attention, il n'aurait pas tiré cette conclusion qui me parait évidemment fausse. Pour le prouver, examinons avec attention les deux passages. Dans le premier il dit : (Les Carthaginois) ayant passé le détroit où sont les Colonnes d'Hercules, se soumirent toute l'Espagne jusqu'à ces rochers, où, du côté de notre mer, aboutissent ces monts Pyrénées qui divisent les Espagnols d'avec les Gaulois. Or, de ces rochers aux Colonnes d'Hercule, il y a environ huit mille stades ; car on en compte trois mille depuis les Colonnes jusqu'à Carthagène, ou la nouvelle Carthage, comme d'autres rappellent : depuis cette ville jusqu'à l'Èbre, il y en a deux mille deux cents : depuis là jusqu'aux Marchés, seize cents, et autant des Marchés jusqu au passage du Rhône, car les Romains ont distingué cette route avec soin par des espaces de huit stades. Depuis le passage du Rhône, en allant vers ses sources jusqu'à ce commencement des Alpes, d'où l'on va en Italie, on compte quatorze cents stades. Les hauteurs des Alpes, après lesquelles on se trouve dans les plaines d'Italie, qui sont le long du Pô, s'étendent encore à douze cents stades. Il fallait donc qu'Annibal traversât environ neuf mille stades, pour venir de la nouvelle Carthage en Italie. Il avait déjà fait la moitié de ce chemin ; mais ce qui lui restait à faire était le plus difficile. Il se préparait à faire passer à son armée, les détroits des monts Pyrénées[7], etc. Tous ces calculs ne sont pas extrêmement clairs, et se contredisent évidemment : 1°. Polybe dit que des rochers ou monts Pyrénées, aux Colonnes d'Hercules, il y a huit mille stades ; mais dans le développement de ce calcul, il compte des Colonnes à Carthagène : 3.000 stades. De Carthagène à l'Èbre : 2.200. Et depuis là jusqu'aux Marchés: 1.600. Total : 6.800 stades. Or les Marchés, qu'on appelle aujourd'hui Ampurias, touchent les rochers, et n'en sont pas distingués dans le calcul de Polybe, qui se trompe ainsi de 1.200 stades dans son résumé, 2°. Polybe compte de Carthagène à l'Èbre : 2.200 stades. De l'Èbre aux Marchés : 1.600. Des Marchés, au passage du Rhône, autant, c'est-à-dire, encore 1.600. De ce passage au commencement des Alpes, d'où l'on va en Italie : 1.400. Du commencement des Alpes aux plaines d'Italie : 1.200. Total : 8.000 stades. et non neuf mille, comme le dit l'historien grec. 3°. Annibal arrivé aux Pyrénées, c'est-à-dire, aux Marchés, avait fait depuis Carthagène, trois mille huit cens stades, qui n'étaient pas tout à fait la moitié de huit mille, et moins encore de neuf mille. Tous ces calculs ne sont donc qu'approximatifs, et ne peuvent servir de base à un raisonnement rigoureux et contraire aux conclusions que l'on tire du récit de Polybe, et des mesurés partielles et successives données par cet historien, surtout si celles-ci sont appuyées sur la situation des lieux et le détail des événements. Mais au milieu de toutes ces difficultés, s'il y a quelque chose de clair, c'est l'article des 1.400 stades. Polybe ne distingue ici en aucune manière le passage du
Rhône de la sortie de son Delta. Il est clair qu'il confond ces deux lieux
dans son répit, comme trop voisins pour qu'il en marquât la distance. Il
compte 1.400 stades, ou 175 milles romains, du passage du Rhône à la montée
des Alpes, d'où l'on va en Italie, c'est-à-dire, à Briançon. C'est
précisément la distance de Roquemaure à Briançon, par les détours que les montagnes
et les rivières obligent de faire. En effet, en suivant le cours de l'Eygues,
puis celui du Buech jusqu'à Gap, sur Polybe dit ensuite que Magile[10], petit roi qui était venu trouver Annibal des environs du Pô, le rejoignit sur la rive droite du Rhône (à Roquemaure), pour lui servir de guide ; il n'y avait certainement qu'un roi des Tauriniens qui eût pu être instruit si promptement de l'arrivée d'Annibal, et qui pût le rejoindre sitôt. Aussi, Ammien Marcellin dit-il qu'Annibal marcha sous la conduite des Tauriniens[11] ; et cet écrivain, qui florissait l'an 379 de notre ère[12], avait sous les yeux tous les historiens contemporains. Or, les Tauriniens n'auraient certainement jamais imaginé d'aller remonter le Rhône jusqu'à l'Isère[13], pour s'éloigner de leur route d'un espace de 600 stades, ou de plus de 24 lieues qu'ils n'auraient parcouru que pour rendre leur chemin plus long et plus difficile, même à partir de ce point. Il était au contraire tout simple qu'ils prissent le plus tôt et le plus directement la route de Briançon, qui était très-fréquentée, à cause du commerce entre Marseille et Turin. Si, au lieu d'altérer le texte de Polybe, pour y lire Isaras, qui ne se trouve dans aucun manuscrit,
et qui n'est pas même un mot grec, on le laisse tel qu'il est ; cela sera
d'autant plus convenable, que Tite-Live ne méritera plus le reproche d'aucune
contradiction, et que toutes les parties de son texte seront parfaitement
d'accord ensemble. Annibal laisse les Tricastins à gauche, et passe Quant aux 800 stades environ qu'Annibal avait fait parcourir à son armée pendant dix jours, cette distance l'avait conduit à Mons Seleucus, où les chefs des Allobroges l'inquiétèrent selon Polybe. Aussi Annibal n'était entré qu'en tremblant sur les terres de ces peuples, comme ajoute cet historien, ce qui prouve que les chefs de son Delta n'étaient point Allobroges, ainsi que je l'ai déjà observé (VII). Mais les Tricorii faisaient peut-être partie de leur pays, comme ils ont fait depuis partie du Dauphiné ; ou les Allobroges proprement dits, tels qu'on les voit placés sur ma carte, et auxquels Strabon donne Vienne pour capitale, avaient pu venir à Gap, par la route de Valence, ou par celle de Grenoble. Il est clair par ce passage, qu'après être parvenu à Mons Seleucus, et conséquemment sur la route de Valence à Turin, Annibal s'était approché des Allobroges. Ceux-ci s'étaient vraisemblablement réunis à Gap, d'où, s'étant avancés jusqu'à Mons Seleucus, ils lui disputèrent le passage de la route avec beaucoup d'opiniâtreté, ainsi que le prouveront les détails que nous a conservés Polybe, et que je vais rapporter après lui. |
[1] Voyage du jeune Anacharsis, p. 78.
[2]
Dictionnaire d'Antiquités, dans l'Encyclopédie par ordre de
matières, t. 2, p. 395. Voyez surtout
[3] Suarès favorise cette opinion, en donnant aux Piles le nom latin Pylœ, qui a la même acception.
[4] Antiquités de Vaucluse, p. 181.
[5] Journal des Savants, janvier 1819, p. 33.
[6] Paris, 1804, p. 110, 670, 695, 718, etc.
[7] Antiquité de Vaucluse, p. 112 et 113.
[8] Exactement 1.362 stades 91 toises selon la table de l'article précédent, ou 170 milles 2 stades 91 toises.
[9] Lettre de M. Ambroise Tardieu, du 30 juillet 1818.
[10] Tite-Live le nomme Mogule, et dit que c'était un petit roi de la nation des Boïens (XXI, 29, p. 87, de la traduction française). Il sera difficile d'expliquer quels sont les peuples que cet historien appelle ainsi, si l'on ne regarde pas les Tauriniens comme faisant partie de ces anciens Boïens, descendus autrefois en Italie à la suite de Bellovèse.
[11] Ducentibus Taurinis.
[12] Saxii onomasticon, t. I, p. 347.
[13]
Ce passage a paru tellement difficile à d'Anville, à cause de