DISSERTATION SUR LA MARCHE D'ANNIBAL DEPUIS NÎMES JUSQU'À TURIN

 

L'AN 218 AVANT NOTRE ÈRE

§ Ier. — DES MESURES ITINÉRAIRES DE POLYBE.

 

 

VIII. Polybe est le plus ancien écrivain grec à qui les Romains aient été bien connus. Il avait passé une partie de sa vie dans les hauts emplois de la république des Achéens ; et ayant été obligé d'aller à Rome pour les affaires de sa patrie, il y demeura environ quarante ans, accompagnant le jeune Scipion dans ses voyages et dans ses conquêtes. Nous voyons par les cinq premiers livres qui nous restent de son histoire, et par les fragments des trente-cinq derniers, que nous avons malheureusement perdus, qu'il s'était singulièrement attaché à la géographie ; ainsi nous ne pouvons douter qu'il n'eût fait une comparaison exacte des mesures des Grecs et des Romains. Il nous a rendu compte des résultats de cette comparaison et du rapport qu'il avait trouvé entre ces mesures, dans une digression qu'il a mise au commencement de son troisième livre[1], sur l'étendue des pays qui entourent la partie occidentale de la Méditerranée. Je rapporterai dans la suite ce passage tout entier.

Comme Polybe pouvait craindre que les Grecs ne le soupçonnassent de donner des mesures imaginaires d'un pays qu'ils regardaient comme impraticable, il leur rend compte des moyens qu'il avait eus de s'en instruire avec exactitude. Maintenant, dit-il, les routes à travers ces pays ont été mesurées par les Romains, et divisées par des marques posées de huit stades en huit stades.

On reconnaît là sans peine les pierres milliaires : car c'était à chaque mille que les Romains mettaient ces signaux.

Les huit stades faisaient 4800 pieds grecs, et le mille 5.000 pieds romains : ces pieds étaient donc entr'eux comme 25 à 24. Cette manière de compter est celle de Strabon lui-même, celle de Vitruve, celle de Columelle, celle de Pline, de Higin, de Censorin. M. Fréret[2] n'y voit qu'une difficulté puisée dans une citation de Polybe, tirée de Strabon. Il serait trop long de la discuter ici, et cela n'est nullement nécessaire pour notre objet.

Si donc le stade est évalué par tous ces auteurs, à la huitième partie du mille romain, il faut connaître la valeur du pied et du mille romain, pour déterminer la valeur des mesures itinéraires des Grecs.

Notre pied de roi était divisé en 12 pouces et 144 lignes. On subdivise le pied en 1440 parties pour avoir des dixièmes de ligne[3]. On s'est partagé sur le nombre des dixièmes de ligne qu'il faut donner au pied romain. M. de Sainte-Croix a cru devoir lui en attribuer avec d'Anville et d'autres savants, 1306, c'est-à-dire, 10 pouces 10 lignes et 6 dixièmes de ligne.

Suivant cette évaluation, le pas romain, composé de cinq pieds, sera de 4 pieds de 6 pouces 5 lignes.

Le mille romain, composé de mille pas, sera de 755 toises 4 pieds 8 pouces 8 lignes. Pour éviter les fractions, d'Anville et M. de Sainte-Croix ont porté le mille romain à 756 toises.

Comme on compte ordinairement 8 stades par mille romain, nous prendrons la huitième partie de 756 toises, valeur de ce mille, et nous aurons pour le stade 94 toises et demie[4], ou 184 mètres et 115 millimètres.

Il y avait ci-devant en France, plusieurs sortes de lieues ; la grande de 5.000 toises, telle était celle des contrées méridionales de la France, connue sous le nom de lieue de Provence ; la petite de 2.000, et la moyenne de 20 au degré (environ 2.553 toises), qui est la lieue marine, et à laquelle, pour avoir des nombres ronds, on en substituait quelquefois une de 2.500 toises. Cette lieue moyenne représentait le parasange, mesure itinéraire autrefois en usage dans l'Égypte, la Perse, la Turquie, et presque toute l'Asie. On appelle lieue géographique ou commune, la vingt-cinquième partie du degré ancien, et c'est celle que l'on trouvera graduée sur ma carte. L'estime qu'on en avait faite ne s'est pas trouvée juste. On la croyait égale à 2.283 toises, et elle n'en a que 2.280,32, suivant la nouvelle mesure de l'arc du méridien, qui donne 57,008 toises pour le degré moyen[5].

Ainsi, le rapport du stade à la lieue commune sera donné par les deux tables suivant.

 

 

Le rapport de la lieue commune ou géographique au stade, sera donné de même par la table suivante.

 

 

On observera que les Grecs avaient diverses espèces de stades. Il ne s'agit ici que du stade ordinaire, connu sous le nom d'olympique[6].

 

 

 



[1] Page 193 de l'édition de Paris.

[2] Mém. de l'Acad. des Insc., t. 24, p. 454.

[3] Voyage du jeune Anacharsis, Paris, 1790, t. 7, tables, p. LX. On sait que M. de Sainte-Croix est l'auteur de ces tables. Nous comptons aujourd'hui par mètres. On peut voir sur les nouvelles mesures, ce que j'ai dit au tome 2 de mes Mémoires sur l'Histoire ancienne du Globe, p. 7 et suivantes.

[4] Voyage du jeune Anacharsis, p. LX. L'auteur cite d'Anville, Mesures itinéraires. Lisez aussi la Préface de la Notice de l'ancienne Gaule, par d'Anville, Paris, 1760, p. XI.

[5] Voyez mes Mémoires pour servir à l'Histoire ancienne du Globe, t. 2, p. 12.

[6] Voyage du jeune Anacharsis, Tables, p. LXI. Note de M. de Sainte-Croix.

Voyez les observations sur ce sujet, placées en tête de la traduction française de Strabon. L'auteur, p. 65, évalue le mille romain non à 756 toises, mais à 760 toises 107 millièmes. Cette différence n'est pas d'une assez grande importance ici, pour que je l'examine ce moment.