V. Si l'on veut prendre à la lettre le texte de Polybe, on
pourra croire que son Delta avait la grandeur de celui d'Égypte : mais
Tite-Live nous dit que ce n'était qu'un petit espace de terrain, agri aliquantum, comme écrit M. Dureau de Cette première difficulté vaincue, il en reste une seconde
qui n'est pas moins embarrassante ; c'est de trouver la rivière appelée Scaras par Polybe, Bisarar
par Tite-Live, et l'île qu'elle a servi à former. C'est ici que les critiques
modernes se sont donné carrière. Ils ont altéré le texte de Tite-Live, et
même celui de Polybe, pour faire insérer Ces deux noms, Scaras et Bisarar, surtout si, faisant l'article ό avec le commencement de Scaras y on le réduit à ό Αρας, et faisant ibi avec le commencement de Bisarar, on lit dans Tite-Live ibi arar ou ibi aras, deviennent absolument les mêmes, et on ne lit point Αραρος, au lieu de Αρας[2], ou Ισάρας, au lieu d'Ισαρ ; car un traducteur de Strabon doit connaître les noms grecs de son texte. Ce géographe fait cinq fois mention de l'Isère, qu il nomme quatre fois τοΰ Ισαρος au génitif[3], et une fois τόν Ισαρον[4] à l'accusatif. Or, tous ceux qui connaissent un peu les règles de la déclinaison grecque, savent que cet accusatif pourrait indiquer Ισαρος pour nominatif, si les quatre exemples du génitif Ισαρος ne caractérisaient pas invinciblement la cinquième déclinaison et le nominatif Ισαρ, en sorte que la locution ό Ισάρας est un véritable barbarisme échappé au savant Schweighæuser, mais que personne n'aurait dû copier. Au reste, quand on voudrait conserver scrupuleusement la
leçon des manuscrits, et qu'on y lirait Scaras
et Bisarar, ces deux noms ne diffèrent
pas assez, pour qu'à cent ans de distance, l'un n'ait pas pu être dérivé de
l'autre. A l'époque où Polybe écrivait, les Phocéens Marseillais étaient les
maîtres de Marseille et de la partie inférieure du cours du Rhône depuis
Avignon, dont nous avons encore des médailles grecques. S'il faut en croire
cet historien sur le peu de progrès qu'avait fait alors la civilisation des
Celtes, ces Phocéens, et les habitants de leurs colonies, étaient peut-être
les seuls qui écrivissent les noms propres en leur donnant une forme grecque.
Ils ont appelé la rivière, Scaras ou Aras. Du temps de Tite-Live, les Romains
étaient les maîtres de Marseille et de tout le cours du Rhône. Trogue Pompée,
qui avait vécu avant lui, avait, le premier, osé entreprendre d'écrire une
histoire universelle en latin. La langue latine était devenue absolument
dominante, et ce nom de Scaras ou Aras, barbare pour les Romains, était devenu Bisarar ou Arar,
peut-être par analogie avec l'Arar, ou On pourrait conjecturer encore que le nom de Bisarar ou Bisaras est à peu près le même que Bicarus, et c'est ce dernier nom que donne à l'Eygues le docte Suarès, évêque de Vaison, qui connaissait parfaitement bien son pays[5]. Il en parle même ailleurs que dans sa nomenclature ; et lorsqu'il veut faire connaître la situation des Etats que le Pape possédait en France[6], il dit que ces Etats sont bornés au nord par l'Ouvèze (Ovasicus), l'Eygues (Bicarus), et d'autres limites qui le séparent du pays des Allobroges, aujourd'hui le Dauphiné. Bullet, qui nous a donné de volumineux Mémoires en plusieurs tomes in-folio sur la langue celtique, dit que Car y signifie embouchure, en sorte que Bicar, latinisé en Bicarus, veut dire double embouchure. On sent bien que cette étymologie n'est qu'une simple conjecture qui seule n'aurait aucune force, et qui ne prouverait rien, si elle ne venait à l'appui du témoignage des auteurs anciens. Mais ce serait prêter soi-même au ridicule que de trouver plaisant que les Celtes employassent leur langue pour former les noms propres, comme si les noms propres n'étaient pas ceux qui conservaient le plus longtemps les anciennes formes du langage. Il est donc fort simple que des peuples aussi voisins, de Marseille, aient suivi l'exemple de ses habitants en parlant trois langues, le celtique, le latin et le grec, comme nous l'apprenons de Varron. Lorsque ce savant nous dit qu'on parlait trois langues à Marseille, il nous prouve bien évidemment que les Phocéens y conservaient leur langue, et qu'ils étaient obligés de savoir le celtique pour commercer avec les Celtes, et le latin pour commercer avec les Latins. C'est ce que nous dit formellement Isidore de Séville[7], nommé à l'évêché
de cette ville l'an 601, et qui a composé son Traité des Origines sur des
livres que nous n'avons plus aujourd'hui. Je donnerai ici en entier la
traduction de ce passage, qui m'a paru curieux. Lorsque
Cirus se fut emparé des villes maritimes de Ils pouvaient donc mêler le latin et le celtique dans la formation de leurs noms propres, comme nous mêlons encore aujourd'hui le latin et le français sur nos monnaies. Au reste, il ne faut pas croire que très-anciennement les Celtes n'aient pénétré en Italie antérieurement à Sigovèse. Isidore dit encore très-formellement[8]. Les Ombriens sont une nation
italienne ; mais ils tirent leur origine des anciens Gaulois qui cultivent le
mont Apennin. Les historiens nous rapportent qu'au tems du déluge, les
Gaulois survécurent aux pluies, et que, par cette raison, les Grecs leur a
donnèrent le nom d'Ombriens, de pluie. Umbri
Italiœ genus est, sed Gallorum veterum propago qui Apenninum montem incolunt,
de quibus historiœ perhibent quod tempore aquosœ cladis imbribus
superfucrint, et ob hoc ομβριοι grœce
nominatos. Le mélange de la langue celtique et de la langue latine n'a donc rien de surprenant, même pour des temps bien plus anciens que ceux qui nous occupent ici, et l'étymologie que j'ai donnée du nom de Bicar ou Bicarus n'a rien de fort extraordinaire. Trogue Pompée, né à Vaison, comme je l'ai déjà observé, devait écrire en latin plus exactement que Polybe ne l'avait fait en grec, le nom des lieux de la contrée où il était né. C'est lui peut- être qui avait rectifié cette partie de l'ancien récit, en écrivant Bicarus ou Bisarar, et Tite-Live l'en avait cru de préférence sur le nom de cette rivière, comme sur l'étendue de l'île qu'elle formait. Il n'y a rien dans tout cela qui ne soit naturel et très-vraisemblable. L'Eygues prend sa source dans le sein même des
Hautes-Alpes, comme on peut le voir dans la carte de Cassini, ou il est
très-bien décrit[9],
et qui lui donne le nom d'Aigues, ou de On s'est autorisé du mot grec νήσος qui est celui dont se sert Polybe pour désigner son Delta, et qui signifie quelquefois presqu'île, du moins dans la composition des mots, comme dans le Péloponnèse, pour faire ce Delta avec deux rivières et des montagnes. M. de Mandajors est le premier des modernes que je sache avoir eu cette opinion. Il a lu Isara dans les textes de Polybe et de Tite-Live, qu'il a corrigés sans le secours d'un seul manuscrit, et d'Anville a suivi son opinion. Elle a été adoptée par M. de Luc, qui en forme le territoire des Allobroges. Mais Polybe dit, au contraire, que ce fut après être sorti de cette île, qu'Annibal entra sur le territoire des Allobroges, et qu'il y entra en tremblant, c'est son expression[11]. Tite-Live, après l'avoir décrite comme une île véritable, ainsi qu'on l'a vu plus haut, ajoute : Accolunt prope Allobroges. Auprès de ce lieu habitent les Allobroges. Les deux historiens s'accordent donc sur ce point, qui suffit pour détruire le système de MM. de Mandajors et de Luc. L'auteur qui a écrit dans les Annales Militaires a
parfaitement bien senti cette difficulté. Il a compris que l'île prétendue,
formée par le Rhône et l'Isère, serait beaucoup trop grande pour les
expressions employées par Tite-Live ; il a trouvé avec raison l'Isère trop
éloignée de Roquemaure et d'Aëria pour qu'Annibal y fut arrivé à son
quatrième campement, et il motive très-bien cette opinion ; il forme son île
avec trois rivières et des montagnes, et la place à Montélimar, entre le
Roubion et l'Isère, sa base appuyée sur le Rhône. Mais il n'y a nul rapport
entre le mot Roubion et Scaras ni Bisarar. Je ne sais où il prend que le mot îon signifie eau dans la langue celtique ; il
me cite pour le prouver, et je n'ai jamais rien dit de semblable ; il veut
dériver Roubion de Bicarus, que Suarès
dit signifier l'Eygues. Le Roubion est un véritable torrent. L'emplacement
qui se trouve entre ce torrent et l'Isère peut-il s'appeler une île ? Celle
de l'Eygues et de Je crois avoir levé tous les doutes sur l'île de Polybe et de Tite-Live. Deux ponts à passer dans une même journée, sur deux rivières qui peuvent être considérées comme n'en faisant qu'une seule, et qui ont pour bassin un espace de trente lieues de longueur sur une assez grande largeur, qui ont conséquemment assez d'eau pour ne pouvoir être passées à pieds joints en cet endroit, comme cela a été dit par quelqu'un qui n'y a sans doute jamais été, ces deux ponts, dis-je, ont dû naturellement faire donner le nom d'île au terrain intermédiaire, par une armée qui mettait quatre jours à le traverser, et qui a pu s'exagérer sa grandeur. On ne doit pas être surpris que la possession en fut disputée par les Allobroges, qui autrefois, disait Strabon[12], en parlant d'un temps peu éloigné de celui de Tite-Live, faisaient la guerre avec des armées nombreuses. M. R..., qui a fait la note de Je crois donc avoir encore ici concilié les deux auteurs
sans lesquels il nous est impossible de faire un pas dans la carrière où je
me suis engagé. Je crois surtout avoir étudié la marche d'Annibal, autant que
la connaissance parfaite des lieux permettait de le faire. Je n'ai pas
l'honneur d'être académicien d'Aix, où, je ne savais pas même qu'il y eût une
académie. Je ne l'ai appris que très-récemment ; et je sais qu'elle a pour
secrétaire perpétuel M. Gibelin, homme de lettres très-distingué[15], dont je
m'honorerais d'être le collègue. Mais j'étais propriétaire du Lampourdier,
sur |
[1] C'est ainsi qu'écrit la belle édition de Tite-Live, imprimée à Paris, en 1573, dans le texte comme dans les notes faites par Charles Sigonius et Joannes Saxonius Hatstedii, sur des éditions plus anciennes. Ces deux commentateurs sont placés, savoir : Jean le Saxon, sous l'an 1547, et Sigonius sous l'an 1550, dans l'Onomasticon de Saxius.
[2] C'est ainsi qu'écrit Strabon, t. I, p. 283, de l'édition d'Amsterdam, 1707.
[3] Strabon, t. I, p. 283, 283 et 312.
[4] Strabon, t. I, p. 317.
[5]
Descripciuncula Avenionis et comitatus venascini, Lugduni, 1658, p. 6 de
[6] Descripciuncula Avenionis et comitatus venascini, p. X du texte, et 9 de l'ouvrage entier.
[7] Originum, libri XV, cap. 1, dans les Auctores linguœ latinœ. Genevœ, 1622, page 1189, ligne 48 et suivantes.
[8] Auctores linguœ latinœ, p 1041. Orig. lib. IX, c. 2.
[9] Voyez le n° 121 de cette carte.
[10] Hist. du Passage des Alpes, p. 87.
[11] Antiquités de Vaucluse, p. 134.
[12] Livre IV, X, p. 28 du tome 2 de la traduction française.
[13] P. 149.
[14] Hist. du Passage des Alpes, p. 88.
[15]
Voyez son article, dans