DISSERTATION SUR LA MARCHE D'ANNIBAL DEPUIS NÎMES JUSQU'À TURIN

 

L'AN 218 AVANT NOTRE ÈRE

SECONDE QUESTION. — QUEL EST LE DELTA, OU CETTE ÎLE, QU'ANNIBAL A RENCONTRÉ APRÈS LE PASSAGE DU RHÔNE ?

 

 

III. Polybe est l'auteur le plus ancien qui nous soit resté sur l'expédition d'Annibal. Son exactitude est reconnue, surtout pour les détails militaires ; il nous dit expressément[1] qu'il parle avec assurance de toutes ces choses, parce qu'il les a apprises de témoins contemporains, et qu'il a été lui-même aux Alpes pour en prendre une exacte connaissance. En effet, il était né quatorze ans après cet événement[2]. Il mérite donc d'être écouté avec beaucoup d'attention, et voilà ce qu'il nous apprend, après avoir raconté le passage du Rhône[3].

Quand les éléphants furent passés, Annibal fit d'eux et de la cavalerie son arrière-garde, et marcha le long du fleuve, prenant sa route de la mer vers l'orient, comme s'il eût voulu entrer dans le milieu des terres européennes ; car le Rhône a ses sources au-dessus du golfe adriatique, coulant vers l'occident, et venant de ces parties des Alpes qui regardent le septentrion. Il prend son ce cours vers le couchant d'hiver, et se décharge dans la mer de Sardaigne.

On voit ici que Polybe est assez exact à s'orienter. Il dit qu'Annibal, après avoir passé le Rhône, prit sa route vers l'orient, et c'est en effet ce qu'il fit en suivant le cours de l'Eygues. Il aurait marché vers le nord, s'il avait remonté le Rhône jusqu'à l'Isère, comme l'a voulu Mandajors. Il est vrai que Polybe dit ensuite que le Rhône coule vers le couchant, mais c'est, ajoute-t-il, en venant de ces parties des Alpes qui regardent le septentrion. Il est donc évident qu'il parle alors du Rhône pris à sa source et descendant jusqu'à Lyon, et il a parfaitement raison ; mais il ne parle pas du Rhône descendant de Lyon à Roquemaure, qui va bien évidemment du nord au midi, et c'est de celui-là qu'il s'agit ici. J'observe que j'adopte la traduction de dom Thuillier, qui est en général d'autant plus exacte que ce savant bénédictin a eu pour guide la version latine de Casaubon, qu'il a même corrigée en plusieurs endroits, comme il nous le dit dans sa préface. Il est fort aisé, avec une médiocre connaissance du grec, de faire de nouvelles traductions des passages que l'on veut interpréter isolément pour arriver à la démonstration d'une hypothèse que l'on crée soi-même ; je crois être de meilleure foi en convenant que celui qui a consacré plusieurs années de sa vie à étudier et à traduire Polybe, l'a généralement mieux entendu que moi ; et en adoptant son travail, à moins que je ne sois forcé à y faire quelque changement par la comparaison du texte, que je ne négligerai jamais de consulter : j'exposerai alors mes motifs, que le lecteur pourra juger.

J'ai rapporté ce que Polybe a dit en termes généraux de la marche d'Annibal après avoir passé le Rhône. Cet historien parle ensuite de ce que faisait Scipion pendant que son adversaire avait gagné les devants. Il revient après ce récit au général carthaginois dont il trace la marche plus en détail de la manière suivante :

Annibal, quatre jours après avoir passé le Rhône[4], vient à un endroit appelé l'Île, lieu fertile et très-peuplé, et à qui l'on a donné ce nom, parce que le Rhône et le Scaras[5] coulant des deux côtés, l'aiguisent en pointe au confluent de ces deux rivières. Cette île ressemble assez, et pour la grandeur et pour la forme, au Delta d'Égypte, avec cette différence néanmoins qu'un des côtés du Delta est fermé par la mer où se déchargent les fleuves qui forment les deux autres, et que ce sont des montagnes presqu'inaccessibles qui bordent un des côtés de l'île.

J'ai déjà dit que je me servais ici de la traduction de dom Thuillier, l'ayant trouvée en général fort exacte, quoique j'aie à y relever ici une faute très-importante, comme on le verra bientôt.

Pour mieux connaître ce Delta du Rhône, lisons le même fait dans Tite-Live, mort cent quarante et un ans après Polybe, mais vivant dans un temps où les Gaules étaient bien mieux connues des Romains, qui en avaient fait la conquête, et qui, pour s'assurer la soumission des habitants, en avaient placé plusieurs dans leur sénat. Ce second historien, né lui-même à Padoue dans la Gaule cisalpine, n'avait pas besoin de venir chercher les habitants du pays comme l'Arcadien Polybe. Il avait encore sur cet écrivain l'avantage de pouvoir consulter d'autres historiens qui avaient écrit en même temps que lui ou après lui, tels que Trogue Pompée, et qui connaissaient mieux que lui le théâtre de l'expédition qu'il a racontée avec tant d'éloquence. Il pouvait les juger par lui-même, puisque, comme je l'ai déjà observé, ce théâtre était en quelque sorte celui de son enfance, et qu'il le connaissait parfaitement. Personne n'a cependant rendu plus de justice que lui à Polybe, qu'il ne fait souvent que traduire. Je vais rapporter ses expressions, en me servant de l'élégante traduction de M. Dureau de la Malle. Je la préfère à celle que j'ai donnée moi-même, pour que l'on ne pense pas que j'aie altéré le texte dans le sens que je crois qu'il doit avoir.

Après avoir ranimé les Carthaginois par ses exhortations, Annibal leur ordonne de prendre de la nourriture, du repos, et de se préparer à partir. Dès le lendemain, prenant sa route le long du Rhône en remontant son cours, il gagne le milieu des terres, non que ce fût le plus court chemin qui conduisît aux Alpes, mais parce qu'en se tenant plus éloigné de la mer, il était moins exposé à rencontrer les Romains, et qu'il était résolu de ne les combattre qu'en Italie. En quatre jours il arrive à l'île. C'est-là que l'Isère et le Rhône, après s'être précipités des Alpes, chacun par un côté opposé, se rapprochent pour suivre une même direction, laissant entr'eux une certaine étendue de plaines ; et c'est à ce pays, ainsi renfermé entre les deux fleuves, que le nom d'île a été donné par les habitants. Près de là se trouvent les Allobroges, nation qui ne le cède à aucune autre de la Gaule en puissance et en gloire[6].

Ce passage explique le précédent, et j'en ferai usage pour bien comprendre Polybe, auquel je m'attacherai cependant davantage, parce que Tite-Live n'a souvent fait que le traduire. Il y a ici trois choses à examiner.

1°. Quel temps a mis Annibal pour arriver à l'île du Rhône ?

2°. Quelle était cette île ?

3°. Par quel peuple était-elle habitée ?

 

 

 



[1] Antiquités de Vaucluse, p. 131.

[2] Selon Struvius (Biblioth. hist., Lipsiœ, 1789, vol. 4, p. 241), Polybe est né l'an 4 de l'olympiade 143, 204 ayant notre ère, et mort vers l'an 122 avant notre ère. Cette opinion sur la naissance de Polybe, s'accorde avec celle de l'auteur de la vie de cet historien, placée en tête de la traduction française de dom Thuillier, qui le fait naître l'an 548, parce que cet auteur place la fondation de Rome sous l'an 752. En la plaçant sous l'an 754, comme j'ai prouvé qu'il fallait le faire d'après le témoignage de Censorin, Polybe est né l'an 550 de Rome, 204 avant J.-C.

[3] Antiquités de Vaucluse, p. 133.

[4] Dom Thuillier traduit : Quatre jours après. Ce que j'ajoute ne sert qu'à éclaircir le texte.

[5] Dom Thuillier traduit la Saône. Je laisse le nom tel qu'on le trouve dans les manuscrits. Quelques éditeurs lisent Scoras ; mais les meilleurs ont lu Scaras.

[6] Tite-Live, XXI, 31. Voyez les Antiquités de Vaucluse, p. 178.