DISSERTATION SUR LA MARCHE D'ANNIBAL DEPUIS NÎMES JUSQU'À TURIN

 

L'AN 218 AVANT NOTRE ÈRE

PREMIÈRE QUESTION. — OÙ ANNIBAL A-T-IL PASSÉ LE RHÔNE ?

 

 

II. La marche naturelle de l'esprit humain est d'associer ensemble les idées qui lui sont le plus familières. Annibal a passé le Rhône : Lyon est la plus considérable des villes situées sur le bord de ce fleuve ; donc Annibal a passé le Rhône à Lyon. Telle est aussi la plus ancienne opinion qui fut adoptée après la renaissance des lettres, lorsque le souvenir du détail des faits aussi anciens s'étant à peu près effacé de la mémoire dés hommes, la lecture des histoires, en quelque sorte contemporaines de ces événements, était presque le seul moyen de s'en instruire. Donat Acciaiuoli, savant Florentin, né en 1428[1], consigna cette opinion dans sa vie d'Annibal, qui fut trouvée tellement bien écrite, qu'on la regarda comme une traduction de Plutarque, en sorte qu'elle eut toute l'authenticité due aux écrits de cet historien. L'auteur semble dire qu'Annibal remonta le Rhône jusqu'à Lyon, avant de passer ce fleuve, pour le descendre ensuite, traverser le pays des Allobroges et passer la Durance[2]. Quelque peu vraisemblable que fût une pareille marche, personne, pendant fort longtemps, n'éleva de doute sur cette assertion.

M. de Mandajors, né à Arles, et membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres de Paris, se trouva investi des connaissances géographiques et littéraires qu'il était indispensable de réunir pour détruire une erreur aussi accréditée. Il publia, dans les Mémoires de l'Académie, deux dissertations[3] sur ce point de critique, digne de fixer l'attention de la société savante où il avait été admis, et il en composa même une troisième, qui n'a été imprimée que dans son Histoire critique de la Gaule Narbonnaise[4], ouvrage savant, mais peu connu.

Cette opinion ayant été adoptée par Rollin, dans son Histoire Romaine, et par le célèbre géographe d'Anville, qui a dressé les cartes de cet estimable ouvrage[5], est devenue en quelque sorte classique, et le nom de ces deux savants très-distingués méritait de la rendre telle. Ils placent le passage du Rhône entre Roquemaure et le Saint-Esprit[6]. J'ai cru devoir adopter cette opinion dans un ouvrage publié il y a quelques années[7]. Je l'ai fortifiée de nouvelles preuves, et j'y ai donnée d'après Polybe et Tite-Live, les détails du passage du Rhône. On pourra consulter, sur le texte de cet historien, le Philologue n°2[8], ou M. Gail explique très-bien Polybe. Ce savant prouve clairement qu'Annibal ne s'arrêta point à Roquemaure, et qu'il passa tout de suite le Rhône, sans doute afin de mettre promptement ce fleuve entre lui et les Romains.

Les disputes occasionnées par la recherche de l'endroit où Annibal a passé le Rhône, paraissent donc à présent terminées. On convient assez généralement que ce fut à Roquemaure, en face d'une petite ville appelée dans, ce temps-là Aëria, devenue depuis le château de Lers, et à présent une simple grange de ce nom[9].

M. de Luc le fils, dans un ouvrage qu'il vient de publier sur le passage des Alpes par Annibal, un correspondant anonyme des Annales militaires des Français, ouvrage périodique, qui parait en ce moment, sont tous deux d'accord avec moi sur ce point. Tous deux donnent encore de nouveaux motifs, et prouvent ainsi qu'ils n'ont pas adopté aveuglément l'opinion de M. de Mandajors et la mienne.

L'un et l'autre diffèrent de moi, ainsi que M. de Mandajors, sur un article où se trouve la véritable difficulté du problème à résoudre lorsque l'on veut concilier Polybe et Tite-Live, historiens qui nous servent presque seuls de guides pour le récit de cet événement sur lequel Trogue Pompée, né à Vaison, aurait levé tous nos doutes, si nous avions conservé son histoire malheureusement perdue. Passons à l'examen de cette seconde question. N'oublions pas surtout, pour la résoudre, qu'il faut étudier les anciens sans esprit de système, sans préjugé en faveur des localités auxquelles nous voudrions en vain rattacher de grands événements, si l'histoire vient s'y opposer.

 

 

 



[1] Voyez son article, dans la Biographie universelle, tome I, page 122. Cet auteur fut sans doute trompé par une mauvaise correction qui faisait lire Arar dans les textes de Polybe et de Tite-Live, sans être appuyée sur aucun manuscrit.

[2] Vie d'Annibal, traduite par Lécluse, dans le Plutarque d'Amyot, Paris, 1802, t. 9, p. 374 et 375.

[3] Je les ai réimprimées avec des observations dans les Antiquités du département du Vaucluse, page 190.

[4] Paris, 1733, in-12°, p. 520.

[5] Voyez l'Histoire Romaine, par Rollin, Paris, 1771, t. 4, p. 305. D'Anville y date sa carte de 1739. Elle a été comprise dans l'atlas gravé par M. Ambroise Tardieu, pour la nouvelle édition de Rollin, en 1818, au n° 19.

[6] Hist. Rom., t. 4, p. 361.

[7] Antiquités de Vaucluse, Paris, 1808, p. 100 à 229.

[8] On a vu cependant ci-dessus, qu'Annibal fut obligé de s'arrêter un jour à Roquemaure pour combattre les Romains, mais ce délai fut forcé.

[9] D'Anville, dans sa Notice de l'ancienne Gaule, place Aëria sur le Mont-Ventoux. J'ai combattu cette opinion dans mon Tableau historique et géographique du Monde, Paris, 1810, t. 4, p. 104.

J'ajouterai ici une nouvelle preuve. Pline (III, 5), place Aëria dans le pays des Volques. Tite-Live (XXI, 26), dit que dans l'endroit où Annibal passa le Rhône, les Volques habitaient les deux rives de ce fleuve. On voit que dans les temps anciens comme dans les modernes, les Languedociens ont disputé la rive gauche du Rhône aux Provençaux. Le lit de ce fleuve n'a point d'assiette déterminée en ce lieu, et quand il grossit, il fait quelquefois le tour du château de Lers et de la montagne où il est placé. C'est ce que l'on verra sur la carte du comté Venaissin, dressée par d'Anville en 1745. Alors les Languedociens, qui se sont toujours crus maîtres du lit du Rhône, ont pu s'en emparer, et encore aujourd'hui le département du Gard retire les impositions de la montagne de Lers. Le territoire de ce département s'étend jusque sous les murs de la ville d'Avignon. Sans doute cette irrégularité sera réformée comme elle le fut sous l'empire d'Auguste, puisque Strabon donne Aëria aux Cavares, ayant mieux connu que Pline la géographie de son temps.