Rome (de 754 à 63 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXVI

 

 

DE 92 À 78 Av. J.-C. - L’Asie romaine. - Mithridate, roi de Pont. - Tigrane. - Bithynie et Cappadoce. - Victoires et défaite de Mithridate. - Flaccus et Fimbria. - Carbon et Marius le jeune. Sylla traverse Rome. - Soulèvement des Italiens, de l’Espagne et de l’Afrique. - Sylla maître de Rome. - Vengeances et réformes. - Mort de Sylla.

 

DÈS sa formation, la province romaine d’Asie avait été la proie de ses gouverneurs, des fermiers d’impôts venus de Rome, des aventuriers de toutes sortes attirés par les richesses asiatiques légendaires. Exactions cyniques, inouïes ; saisies de biens, ventes de personnes, immolations cruelles, rien n’avait été épargné aux Asiatiques ; et les Asiatiques s’étaient tournés vers le roi de Pont, Mithridate VII, qui venait de réunir sous son influence les tribus vagabondes et guerrières, prêts à se donner à lui s’il les délivrait de la rapacité romaine.

Mithridate Eupator, le Grand, n’avait reçu de son père, allié fidèle du Sénat romain, que le petit État de Pont, limité à l’ouest par les républiques grecques de Sinope, d’Amisus, d’Héraclée et de Trébizonde ; à l’est, par les tribus barbares de la Colchide et de l’Ibérie asiatique ; au sud, par l’Arménie, dont le roi Tigrane se qualifiait de monarque de l’Orient.

Depuis la mort d’Alexandre, l’Asie Mineure avait passé, successivement, sous la domination d’Antigone, d’Eumène, de Lysimaque, de Séleucus. Des troubles, des luttes, des mouvements de peuples qui s’y produisirent, deux royaumes résultèrent suffisamment organisés : le royaume de Bithynie et le royaume de Cappadoce.

D’après Strabon, avant la domination romaine 49 souverains s’étaient succédé sur le trône de Bithynie. Strabon considérait sans doute des satrapes comme des rois. Peuplée de Thraces immigrants, à l’origine (800-700), la Bithynie n’a de rois véritables qu’après Alexandre

Zipœtes, fils de Bias (378-281) ; Nicomède Ier, son fils et successeur (281-259). Un des frères de Nicomède, Tibœas, soutenu par les Séleucides, lui prend la moitié de ses États. Nicomède appelle à son secours des Gaulois qui erraient en Thrace, expulse Tibœas et donne à ses défenseurs héroïques, aux Gaulois, le territoire qui fut la Galatie. Les deux Prusias, qui succédèrent à Nicomède (237-192-149), voulurent agrandir leur royaume. Prusias II (161) vint inutilement s’humilier devant le Sénat romain après la chute de Persée. Nicomède II et Nicomède III, ensuite (119-97-75), ne furent que les humbles clients de Rome. Nicomède III légua son royaume aux Romains.

Le roi de Cappadoce, Ariarathe II, qui y régnait au moment de l’expédition d’Alexandre, avait été détrôné par Perdiccas. A la mort d’Alexandre, le fils du souverain dépossédé, Ariarathe III, était rentré dans les États de son père. Pendant un siècle, les Ariarathes conservèrent leur royauté. On considérait les Cappadociens comme des hommes extraordinaires, inintelligents mais très forts, redoutables à cause de leur stupidité, habitués dès l’adolescence à supporter les souffrances les plus pénibles, — jusqu’aux épreuves de la question, jusqu’aux tortures, — pour exercer le métier de faux témoins ? Mithridate, qui tenait à disposer de cette population, surtout à ne pas l’avoir contre lui, avait fait audacieusement poignarder en sa présence, devant toute l’armée, le roi Ariarathe VIII, et il avait ensuite donné son fils comme roi aux Cappadociens.

Mithridate avait le sentiment juste du rôle qu’il pouvait jouer en Asie. Son caractère répondait aux nécessités de son ambition. Patient et perspicace, il en eût imposé aux Romains, si les Asiatiques avaient été capables de faire quoi que ce fût contre les forces romaines, matérielles. Mithridate étudia d’abord les peuples divers qui l’entouraient, mesurant leurs forces respectives, s’assurant des appuis par d’habiles intrigues, apprenant les idiomes des nations qu’il convoitait, afin de n’être la dupe ni des interprètes ni des négociateurs.

L’Asie Mineure n’était qu’un chaos de royaumes, de républiques et de tétrarchies. Avant d’en venir aux mains, Mithridate use de diplomatie. Il s’entend avec le roi de Bithynie, Nicomède, pour le partage de la Paphlagonie, et refuse ensuite de restituer sa part, malgré l’ordre menaçant du Sénat romain ; il soutient le roi de Cappadoce que Nicomède menace ; il dispose des Cappadociens, leur donnant et leur enlevant des rois, ne reculant pas devant l’assassinat du monarque régnant ; se montre enfin aux Asiatiques, en toutes circonstances, comme un maître digne d’eux, capable de tout oser pour obtenir et conserver l’omnipotence, se moquant d’ailleurs des remontrances du Sénat romain.

Le Sénat romain, en effet, tout à l’invasion des Cimbres, ne s’occupait plus de l’Asie. Forcé d’intervenir dans une querelle entre Mithridate et Nicomède, Rome avait puni les deux rois, obligé Nicomède à évacuer la Paphlagonie et donné la liberté aux Cappadociens ; or ceux-ci, effrayés de leur indépendance, ne sachant qu’en faire, avaient réclamé un roi, et Rome avait désigné Ariobarzane.

Mithridate, qui appréciait exactement la force romaine, tâchait de se faire oublier, en se préparant pour une lutte décisive. Guerroyant en Colchide et en Transcaucasie, il soumit un grand nombre de nations scythiques, se fit une armée imposante, négocia avec le roi d’Arménie, Tigrane, l’exécution de ses anciens projets. Tigrane, roi des rois, que ses voisins, — protégés de Rome, — diminuaient, chassa le roi des Cappadociens, Ariobarzane, et donna la Cappadoce prise au fils du roi de Pont (92). Sylla, qui était alors le protecteur de l’Asie, rétablit Ariobarzane, mais dut retourner à Rome. Les Asiatiques, probablement instruits des troubles qui ensanglantaient la cité de Romulus, se hâtèrent d’agir. Tigrane et Mithridate, unis, chassent de nouveau Ariobarzane, Mithridate annexe la Phrygie à la Cappadoce. Le roi de Bithynie, Nicomède II, étant mort, Mithridate entre en Bithynie, expulse le successeur légitime du roi et remet le trône à Socrate, frère de l’héritier dépossédé.

Le Sénat ordonne aux préteurs de rétablir Nicomède III et Ariobarzane. Mithridate ne résiste pas ; il rentre dans ses États héréditaires (90), désireux sans doute de montrer aux Asiatiques ce que les protégés de Rome valaient. En effet, à peine intrôné, Nicomède dévaste la Paphlagonie, pour payer ceux qui l’avaient servi auprès des sénateurs romains.

Pendant que ce pillage systématique s’exerçait, Mithridate augmentait sa flotte, forte déjà de 400 vaisseaux, recrutait des marins en Égypte et en Phénicie, des soldats chez les Thraces, les Scythes et les Celtes-Gaulois des bords du Danube. Ayant réuni 300.000 hommes, appelé par les Asiatiques excédés, sûr de la neutralité des Galates, — qui attendaient un résultat pour se prononcer, — Mithridate, décidé, levant le masque, envoya un de ses généraux provoquer le proconsul Cassius, reprocher au Sénat romain ses injustices.

Le Sénat répondit à la démonstration de Mithridate, par l’ordre donné au roi de Pont d’évacuer la Cappadoce. Mithridate, prêt, refusa d’obéir. C’était la guerre déclarée (88). Marius et Sylla, à ce moment, se disputaient Rome dans le sang des Romains.

La guerre déchaînée par Mithridate en Asie fut comme un torrent qui déborde, irrésistible : Aquilius et Nicomède renversés, vaincus ; Oppius, battu, forcé de se rejeter en Pamphylie ; Cassius, intimidé, fuyant jusqu’à Rhodes, et la flotte romaine de l’Euxin détruite, tels furent les premiers succès de Mithridate.

Oppius, pris et chargé de chaînes, forcé de suivre partout son vainqueur ; Aquilius, livré, ignominieusement promené par les villes, en butte aux sarcasmes, torturé, mis à mort à Pergame devant la foule, le bourreau le traitant en Romain, c’est-à-dire le gorgeant d’or, d’un or fondu, versé en fusion dans la bouche du supplicié ; le massacre systématique, impitoyable, — femmes, enfants et esclaves, — de tous les Romains et de tous les Italiens alors en Asie, donnaient aux opprimés une vengeance longtemps attendue, valaient à Mithridate de triomphales réceptions, des acclamations enthousiastes, une armée continuellement accrue, cette force qui résultait de l’humiliation profonde infligée aux Romains, jusqu’alors si insolemment victorieux.

Mithridate entre dans la mer Égée, prend les îles, débarque une armée en Grèce sous les ordres d’Archélaos, pendant qu’une autre armée va s’emparer de la Thrace et de la Macédoine, et qu’il entreprend en personne de réduire Rhodes, où se sont réfugiés les principaux Romains chassés d’Asie. Rhodes ne se laisse pas entamer, mais en Hellénie, tout le Péloponnèse, la Béotie, l’Eubée, Athènes, accueillent comme des libérateurs les 150.000 soldats de Mithridate.

Ces libérateurs, ces héros, ces invincibles, n’étaient encore que des Asiatiques, une horde inorganisée, incapable de résister aux légions, et dès la première rencontre, dans la plaine de Chéronée, Archélaos et Aristion subirent la facile supériorité de Bruttius Sura. L’arrivée des Péloponnésiens cependant ne permit pas au vainqueur d’achever complètement sa victoire. Archélaos put se ressaisir du Pirée ; Aristion eut le temps de se retrancher dans Athènes.

Sylla arrive avec 5 légions (87), s’installe entre Athènes et le Pirée, d’abord, puis s’empare du Pirée et se rue sur Athènes ; il échoue malgré ses efforts accumulés et bloque la ville qu’il n’a pas pu prendre. Sa situation est critique, parce que l’ennemi tient la mer. Sylla renouvelle ses attaques au printemps, et sachant la ville affamée, se refuse à toute négociation, voulant un exemple terrible, afin que l’Hellénie et l’Asie connussent le sort qui les attendait. Entrant dans Athènes le 1er mars, à minuit, par une large brèche, au bruit des trompettes, aux cris furieux de l’armée romaine qu’un siège de neuf mois avait exaspérée, il livre la ville aux soldats. Le sang des Athéniens ruissela dans les faubourgs, regorgeant jusqu’aux portes de la ville.

Archélaos accourt pour venger Athènes, débarque, réunit 120.000 hommes, menaçant de jeter les Romains à la mer par une vigoureuse poussée. Sylla s’avance avec 40.000 hommes jusqu’à Chéronée. Les légionnaires s’effrayent de la multitude qui est devant eux. Sylla, prudemment, retient ses troupes, leur impose des travaux pénibles, humiliants, et lorsqu’il juge ses soldats suffisamment impatientés, il les enlève et se précipite. Des 150.000 Asiatiques massés, 10.000 seulement échappèrent, dit-on. Sylla célébra magnifiquement sa victoire à Thèbes, prétendant qu’il n’avait perdu que 13 soldats, sûr désormais de son prestige.

Valerius Flaccus, consul, était parti de Rome avec une armée nouvelle. Un général de Mithridate, Dorylaos, arrivait de son côté avec 80.000 hommes. Sylla, doublement menacé, car il n’entendait pas partager sa gloire, marche contre Dorylaos, le rencontre à Orchomène et le bat. Thèbes et trois autres villes de la Béotie, livrées aux soldats, aux pillards et aux égorgeurs, furent traitées comme venait de l’être Athènes (86). Flaccus s’était dirigé vers l’Asie pour y devancer le destructeur de Thèbes. Mithridate, vaincu, demanda la paix à Sylla.

Flaccus, entré en Nicomédie, venait d’y être tué par son lieutenant Fimbria, partisan de Marius, qui avait pris le commandement des troupes romaines. Fimbria entre à Pergame, et Mithridate se réfugie à Pitane, dans l’Éolide. Lucullus, chargé par Sylla de rassembler des vaisseaux en Égypte, en Phénicie, en Chypre et à Rhodes, aurait pu s’emparer de Mithridate ; il le laissa s’échapper, pour que Fimbria ne prétendît pas à l’honneur d’avoir terminé la guerre. Fimbria, furieux, apprenant que les habitants d’Ilion venaient d’envoyer des ambassadeurs à Sylla, détruisit leur ville, livra au pillage de ses soldats la Mysie, la Troade et la Bithynie.

Mithridate, affolé, manquant à sa mission, se rendant odieux aux Asiatiques, ne voyant partout que des conspirateurs et des traîtres, accablait les peuples de réquisitions, faisait égorger dans un festin des tétrarques galates venus pour le défendre, transportait des villes entières, multipliait les meurtres, les supplices, les tortures ; et, comme s’il ignorait la rivalité des deux généraux romains, ou n’osant pas l’utiliser, il se rendit à Sylla, s’engageant à restituer ses conquêtes, à livrer les transfuges et les captifs, à payer 2.000 talents, à fournir 70 galères (85). Sylla marche ensuite contre Fimbria, lui enlève son armée en Lydie, l’oblige à se donner la mort (84).

Maître des deux armées romaines réunies, Sylla ne songe qu’à s’assurer le dévouement des soldats, à payer d’avance la guerre civile qu’il compte entreprendre, et saccageant les villes d’Asie, rasant les forteresses, renversant les murailles, ruinant de toutes manières la Province, lui imposant un tribut de 20.000 talents, ayant fait mettre à mort ou vendre les citoyens, il abandonne l’Asie.

Sylla arrive aux bords de l’Adriatique avec 40.000 légionnaires éprouvés, bien à lui (84), et réclame impérieusement au Sénat le châtiment de ses ennemis personnels. Le Sénat essaye de négocier une entente entre les deux consuls et Sylla. Malgré l’ordre des sénateurs, les consuls arment. Cinna part avec une armée ; ses soldats révoltés l’égorgent. Carbon, seul consul survivant, accorde le droit de cité à de nouveaux peuples pour se faire une clientèle imposante, obligeant le Sénat à décréter le licenciement de toutes les armées romaines, afin que Sylla, désobéissant, pût être qualifié de traître. Sylla riposte en passant l’Adriatique (83).

Carbon a tous les Italiens pour lui, 15 généraux conduisant 450 cohortes, hâtivement formées, mal instruites. Sylla, appuyé de la noblesse, menant 5 légions de vieux soldats aguerris, va de la Pouille jusqu’en Campanie sans être inquiété. Il rencontre et bat Norbanus. A Teanum, arrêté par Scipion, il demande une trêve qu’il utilise pour faire passer sous ses drapeaux toutes les troupes de Carbon (82).

Carbon et Marius le jeune, consuls, en sont réduits à défendre Rome. Carbon se charge de fermer le passage de l’Apennin. Marius couvrira le Latium, Préneste étant sa place d’armes. A Sacriport, Sylla attaque et disperse l’armée de Marius le Jeune, dédaigne Préneste où s’était réfugié Marius, et marche sur Rome, en pleine anarchie. La lutte sanglante, atroce, entre les partisans de Sylla et les partisans de Marius a recommencé, effroyable ; les plus illustres sénateurs étaient assassinés dans la curie même, publiquement.

Sylla ne s’arrête même pas à Rome ; il va battre Carbon en Étrurie, lui tue 10.000 hommes, — 6.000 désertent, avec le questeur Verrès, emportant la caisse militaire, — et poursuit l’indomptable vaincu recrutant sans cesse de nouvelles troupes, que Sylla détruit au fur et à mesure de leur formation.

La Cisalpine se prononce pour Sylla. Carbon, impuissant, part pour l’Afrique. Sertorius est en Espagne. Norbanus, s’exilant, était allé mourir à Rhodes. Mais les Italiens des provinces occidentales, soulevés, menaçaient Rome, à leur tour, ce repaire de loups ravisseurs de l’Italie. Arrivés à 100 stades de la ville, décidés à la détruire, ce qu’ils étaient en situation de faire, ils perdirent une journée, laissèrent à la cavalerie de Sylla le temps d’arriver, suivie de toutes les forces romaines. La lutte, — 1er novembre, — dura toute la journée et toute la nuit. Sylla, qui commandait l’aile gauche, reculait, lorsque l’aile droite, conduite par Crassus, emporta la victoire. Le chef principal des assaillants, le Samnite Pontius Télésinus, blessé, tombé sur le champ de carnage où 50.000 cadavres gisaient, laissa Rome aux Romains.

Préneste se rendit. Marius le jeune et Télésinus se suicidèrent. Quelques bandes résistèrent encore, mais inutilement. Sertorius soulevait l’Espagne, et Domitius Ahénobarbus, l’Afrique. Sylla, dans Rome (82), se rendit au temple de Bellone, harangua le peuple, qui entendait les cris des 8.000 Samnites et Lucaniens qu’on égorgeait. Le Victorieux avait dit : Qu’aucun de mes ennemis n’espère de pardon !

Maître incontesté, Sylla distribua les commandements pour la soumission des peuples soulevés : Metellus irait en Cisalpine ; Valerius Flaccus, en Narbonnaise ; Pompée, en Sicile et en Afrique ; Sylla se réservant la Grèce et l’Asie. Pompée battit et fit tuer Hiarbas, roi de Numidie, qui avait dépouillé Hiempsal, ainsi que Carbon pris en Sicile ; il obligea Brutus à se poignarder. Le préteur Annius chassa Sertorius d’Espagne. Le gouverneur de la Macédoine tint les Thraces vigoureusement. Sylla donna l’ordre de ménager Muréna, en Asie, qui combattait Mithridate, et il chargea le proconsul Servilius Vatia de détruire les pirates en mer.

Sylla devait à ses amis des vengeances au moins égales à celles que Marius et sa bande avaient exercées sans excuse, car en renouvelant les atrocités du temps de Marius, il n’avait même pas le prétexte d’une inquiétude. Sylla, abominablement cruel, fit crever les yeux, arracher la langue et les oreilles, rompre les bras et les jambes d’un préteur, parce qu’il était le parent de Marius. Traqué, sans autre motif que sa parenté, César, âgé de dix-huit ans, dut se réfugier dans les montagnes de la Sabine. Le cadavre de Marius enfin, exhumé, fait publiquement outragé et jeté ensuite dans l’Anio.

Metellus, seul, osant s’élever contre ces atrocités, ne craignit pas de menacer Sylla, qui parut se calmer, et déclara, pour en finir, qu’il fallait faire afficher au forum les noms des 80 dernières victimes. Cette liste des suspects s’augmenta chaque jour de noms nouveaux. Pendant six mois, malgré Metellus, les tueries continuèrent. On trafiquait de ces vengeances ; on payait pour faire effacer un nom de la liste, et de même pour y faire inscrire un ennemi.

Les biens de ceux que Sylla faisait exécuter étant confisqués et vendus à vil prix, beaucoup s’enrichissaient de ces crimes. Les dénonciateurs visaient et achetaient les propriétés de ceux qu’ils avaient fait frapper. Les biens de Roscius, qui valaient 6 millions de sesterces, furent adjugés pour 2.000 sesterces à celui qui l’avait dénoncé. Les familles des condamnés, proscrites jusqu’au petit-fils, devaient quitter Rome.

En Italie, Sylla procédait par masses. Des villes entières, des peuples furent transportés. Il fit vendre aux enchères Spolète, Interamna, Terni, Florence ; détruire les cités du Samnium, où Bénévent seule échappa ; égorger tous les habitants de Préneste. Appien dit que Sylla fit mourir 90 sénateurs, 15 consulaires et 2.600 chevaliers. Valère Maxime porte à 4.700 le nombre des proscrits. On a pu dire de Sylla, qu’il voulut détruire sa génération.

Dictateur, sa volonté étant la loi suprême, Sylla procéda aux réformes qui devaient achever son œuvre (81-79). Il fit ratifier tous ses actes et montra qu’il entendait livrer l’empire aux aristocrates. Il augmenta de 100 le nombre des sénateurs, en y introduisant des chevaliers que la terreur venait d’enrichir, et des officiers parvenus ; il restitua au Sénat le droit de juger, de discuter les lois avant leur présentation au peuple, d’opposer un veto par conséquent aux innovations légales, et mit sous la dépendance des sénateurs les gouverneurs des provinces, avec le privilège de prolonger la durée des gouvernements, ce qui leur livrait la source de toutes les fortunes. Les tribuns perdirent le droit de présenter des rogations au peuple ; il leur fut interdit de briguer aucune charge. Les chevaliers n’étaient plus rien dans l’État. La censure se trouvait supprimée.

A l’exception des sénateurs, et encore furent-ils plutôt inquiets de leur triomphe, tous, à Rome, chevaliers, tribuns, plébéiens, Italiens, esclaves, s’agitaient. Sylla tint en respect ses adversaires, en édictant une série de lois répressives d’une exceptionnelle sévérité, parmi lesquelles la loi redoutable, la terrible loi de Majesté, atteignant ceux qui portaient atteinte à l’honneur et à la sécurité de l’empire, texte suffisamment vague pour permettre les accusations les plus arbitraires et les jugements les plus odieux.

Ne s’occupant ni des engagements pris, ni des droits obtenus, ni même des promesses faites, Sylla, devant un trésor vide, réclama de toutes parts, sans mesure, sans étude préalable, sans rechercher si ce qu’il exigeait était matériellement possible, des subsides extraordinaires, des impôts énormes. Il y eut des cités qui durent vendre leurs temples pour s’acquitter. Sylla vendit l’Égypte à Alexandre II (82-81). Les Alliés et les rois achetaient le pouvoir, pour l’exercer ensuite despotiquement.

Quelques lois touchèrent le peuple et les pauvres. Sylla confirma la loi de Valerius Flaccus qui avait diminué les dettes d’un quart ; il abaissa le prix des denrées, mais en supprimant les distributions gratuites de blé ; il accorda ensuite le droit de cité à des Espagnols et à des Gaulois, et laissa les Italiens répartis dans les 35 tribus. C’est qu’une grande crainte tourmente Sylla : Les Grands, auxquels il a tout sacrifié, ne vont-ils pas le payer d’ingratitude, se servir contre lui des pouvoirs qu’ils détiennent ? Il prit donc des précautions contre ses créatures.

Une loi ne permit d’exercer à nouveau la même charge qu’après trois années d’abstention ; une hiérarchie ascendante des fonctions, — préture, questure, consulat, — réglementée, eut pour but d’écarter les ambitions impatientes. Huit tribunaux permanents, rapidement institués, assuraient à Sylla une justice prompte, et la Loi de Majesté était là, menaçante, arme terrible dans la main du dictateur, du tyran.

En même temps qu’il se précautionnait contre la noblesse, allant jusqu’à faire poignarder par un centurion, devant le peuple, Lucrétius Ofella qui avait osé briguer le consulat sans avoir été préteur, il démoralisait la plèbe, l’abaissait, pour l’affaiblir et la tenir mieux, en affranchissant 10.000 esclaves de proscrits qu’il jeta dans le peuple. Il s’assurait le dévouement de l’armée en distribuant à 120.000 légionnaires des terres fertiles confisquées ou prises. Il donnait enfin des semblants de garanties aux citoyens paisibles, en faisant rebâtir le Capitole incendié, en affirmant par des lois la sainteté du mariage, en semant d’obstacles légaux les voies du divorce, en limitant les dépenses des festins et celles des funérailles, en augmentant le nombre des augures et des pontifes, en restituant aux prêtres le droit de compléter leur collège par cooptation, en faisant rechercher les Oracles sibyllins, en rebâtissant Rome.

Entouré des hommes les plus corrompus de son siècle, Sylla finit par se jouer de ces Romains dont le nom seul faisait trembler le monde, et qu’il méprisait, lui, profondément. Ses dernières manifestations furent de grandes comédies. Il abdiqua la dictature (78), en conservant exactement le même pouvoir, appuyé de ses 10.000 gardes et de ses 120.000 vétérans. Las, ayant abusé de tout, épuisé de débauche, sentant la vie s’éloigner de lui, il fit ses adieux au peuple en le gorgeant de viandes et de vins en un formidable banquet, puis il se retira à Cumes, où pendant une année il assista à sa mort ignominieuse, ses chairs pourries l’abandonnant, la vermine rongeant ses muscles.

Sylla mort, son histoire prit aussitôt l’allure d’un roman. Toutes les atrocités qu’il avait commises lui furent comptées comme d’énergiques répressions, tant les aristocrates, partout, lui disparu, redoutaient une réaction populaire. L’impression de ce terrorisme justifié fut à ce point profonde, que Cicéron écrira : Entre le départ et le retour de Sylla, les lois, à Rome, étaient sans force et le gouvernement sans dignité. Sylla demeura comme le type du Maître qu’il fallait aux Romains. C’était exact.