Rome (de 754 à 63 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXV

 

 

DE 103 A 88 Av. J.-C. - Marius à Rome. - Incapacité et vénalité de la noblesse. - Le Parti populaire. - La Guerre au Sénat. - Troubles et réaction. - Saturninus. - Les Italiens. - Guerre sociale. - L’anarchie légale. - Confédération italienne. - Intervention et retraite de Marius. - Fausses concessions aux Italiens. - Mithridate. - Marius et Sylla. - La Terreur à Rome.

 

IER des victoires de Marius, délivré de la peur des Teutons et des Cimbres, le peuple de Rome osa s’élever contre le gouvernement des nobles, incapable et vénal. La nomination de Marius, élu consul pour la cinquième fois, montrait la cohésion du parti populaire. Les tribuns du peuple avaient ressaisi leur autorité. La guerre au Sénat, permanente d’ailleurs, et seulement suspendue, fut ouvertement déclarée, la plèbe prenant pour prétexte les concussions de Cépion, intolérables.

On accusait Cépion, notamment, d’avoir lui-même fait attaquer et dépouiller, en route, les légionnaires qu’il avait chargés de transporter à Rome le riche butin pris cuti Gaulois. L’agitation contre le Sénat, contre les patriciens, contre les Grands, s’accentuait. Le tribun Domitius livre au peuple l’élection des pontifes (103). Marcius Philippus propose de nouveau la loi agraire (102), nécessairement rejetée, ce qui sépara nettement les deux partis en antagonisme. Servilius Glaucia enlève au Sénat le concours possible des chevaliers, en donnant à ces derniers les places de juges, jusqu’alors réservées aux sénateurs. La lutte prit son caractère décisif par la loi qui assura le droit de cité à tout Latin qui convaincrait un sénateur de concussion.

Marius arrive à Rome (100) et brigue un sixième consulat. Le Sénat, qui haïssait ce parvenu, le paysan d’Arpinum, lui oppose habilement Metellus le Numidique. Malgré toute sa gloire, Marius dut payer très cher les suffrages du peuple, et il en conçut une haine farouche. Le plus grand trouble était dans les esprits. Marius, méchamment, incite un ancien tribun, L. Apuléius Saturninus, citoyen déplorable, méprisé, à demander le tribunat. Les patriciens n’eurent pas de peine à lui faire préférer Monius. Aussitôt après l’élection, Saturninus se précipite sur Monius, et, devant le peuple, l’égorge. Le lendemain, le peuple proclame tribun Saturninus.

Saturninus répondit pleinement aux vœux de Marius. Après avoir ostensiblement payé ses complices, il fit distribuer du blé au peuple, des terres aux citoyens pauvres et aux anciens soldats, autoriser Marius à donner le droit de cité à trois étrangers dans chaque colonie, en menaçant d’une amende les sénateurs qui ne jureraient pas d’exécuter la loi. Les sénateurs jurèrent tous, sauf Metellus, qui s’exila.

Tout-puissant, ne sachant se servir de son autorité, Marius vit sa créature, l’instrument de sa vengeance, le personnage abject qu’il avait élevé contre le Sénat, Saturninus, entouré d’Italiens et d’étrangers, se faire saluer du nom de roi. Le peuple cependant, inquiet de l’entourage de Saturninus, ne le réélit pas (99), non plus que son complice Glaucia, leur préférant l’orateur Marc Antoine et Memmius l’intègre. Marc Antoine ayant été désigné à l’unanimité, un vote semblable allait proclamer Memmius, lorsqu’une bande d’assassins, la bande de Saturninus, vint égorger le candidat en plein forum. La révolution, heureusement pour Rome, se déclara contre les assassins de Memmius.

Appelé à sévir, à se prononcer, à prendre parti, Marius ne sut que montrer son incapacité absolue d’homme d’État. Placé entre le Sénat, le peuple et les Italiens, prenant la ruse pour de la politique et la fourberie pour de l’habileté, il compliquait comme à plaisir son rôle et finissait par révolter tout le monde. Les révolutionnaires, ameutés par Glaucia, Saturninus et le questeur Sauféius, conduits nominalement par un faux Gracchus, s’étaient réfugiés au Capitole.

Le Sénat ayant prononcé le caveant consules, Marius dut assiéger en personne les Capitolins, couper les conduites d’eau, imposer leur reddition aux révoltés ; puis, comme s’il roulait racheter une faute commise, imposée, réserver aux vaincus un espoir, il les conduisit au Sénat. Le peuple arracha la toiture de l’édifice, et du haut des murs, lapida Saturninus et ses complices.

De même que le tribun Saturninus s’était élevé au-dessus de Marius, son inventeur, ainsi les Grands, en réaction victorieuse, enlevèrent à Marius tous les avantages de son succès. Le peuple, rappelant Metellus le Numidique, lui fit une entrée triomphale (99). Rome, pacifiée dans sa plèbe, avait maintenant à soumettre les Italiens qui réclamaient le droit de cité, promis. Des lois chassèrent de Rome les Italiens, et confondant les Alliés dans la masse des réclamants expulsés, les Romains les traitèrent comme des esclaves, oubliant que les armées se composaient en grande majorité de ces Italiens qu’ils molestaient, insultaient, frappaient de toutes manières.

Marius, odieux à tous les partis, effrayé de sa déchéance, isolé, furieux, convaincu que la guerre seule lui rendrait son prestige, laissa Rome aux Politiques et partit pour l’Asie, avec l’intention d’y provoquer des hostilités. A Rome, la guerre civile, presque organisée, avait substitué les généraux aux tribuns, les soldats aux plébéiens, et il en résultait une sorte de tranquillité ; le forum était désert.

Le Sénat, en organisant jadis l’Italie dominée, l’avait divisée le plus possible, distribuant à chaque ville des charges et des privilèges différents, préparant ainsi d’irréductibles jalousies, entretenant avec soin les haines municipales. La dislocation était à ce point consommée, que les divisions en municipes, préfectures et colonies n’existaient pas en fait, et qu’il n’y avait, sur toute la longueur de la péninsule, que des Romains et des Non-Romains.

Rome entendait dominer impérialement ; elle manifestait sa domination avec une insolence outrageante, malmenant les Alliés, leur refusant toute justice. Nole et Naples se disputant un territoire, Q. Fabius Labeo intervient et incorpore à Rome la terre disputée. Hors de la cité de Romulus, il n’y a que des esclaves soumis à l’arbitraire des magistrats, aux prétentions des citoyens, à l’exploitation des gouverneurs. Les habitants des campagnes, dit le Licinius de Salluste, sont mis à mort dans les querelles des Grands et sont donnés en présent aux magistrats de province.

Comme il n’y avait plus aucune sécurité quelconque à Rome pour les Non-Romains, les Italiens voulant assurer à leurs enfants le droit de cité, les vendaient à un citoyen de Rome qui les affranchissait ensuite. Le Sénat interdit ces ventes (177), sans parvenir cependant à les empêcher. Les Italiens, partout pressurés, persécutés, venaient à Rome de plus en plus ; mais les villes italiennes, pourtant dépeuplées, restaient soumises au même total des impôts, qui devenaient exorbitants.

L’intervention active de ces immigrants donnait aux troubles de Rome une allure nouvelle, haineuse, traître, lâche. La plèbe romaine, précisément enhardie par Marius qui, sur le champ de bataille de Verceil, avait accordé le droit de cité à 1.000 Ombriens, devenait insupportable, ingouvernable, dangereuse, parfaitement capable de refaire la royauté. Le Sénat avait chassé 12.000 Latins. La loi Licinia-Mucia (95) expulsa radicalement de Rome tous les Alliés.

Rome étant délivrée des Italiens, n’ayant plus qu’une plèbe accablée de lassitude, corrompue jusqu’aux moelles, le tribun Drusus (91), pour fortifier l’aristocratie, prépara de nouvelles agitations. Il rendit aux sénateurs le droit de juger, et s’imagina qu’il tranquilliserait les chevaliers dépouillés de ce privilège, en en faisant entrer 366 au Sénat ; il abaissa le peuple, et crut l’apaiser en promettant aux pauvres des terres gratuites hors de Rome, de même qu’il pensait donner une satisfaction suffisante aux Italiens, en promettant aux Alliés le droit de cité.

Drusus ne réussit qu’à faire revivre toutes les ambitions, sans bénéficier d’aucune gratitude. Les Italiens, groupés jusqu’à 10.000 sous la conduite du Marse Pompedius Silo, vinrent appuyer Drusus. Le consulaire Domitius fit reculer Pompedius Silo et s’opposa à la loi. Mais le consul, pris à la gorge pendant la discussion, dut assister au vote de la réforme proposée.

Le vote de la loi de Drusus inaugure la période courte et singulière de l’anarchie légale. Le consul Domitius s’empare du Sénat, à qui l’on vient de rendre le droit de juger, et Drusus est tué dans la foule. La stupeur qui suivit ce meurtre légal permit aux chevaliers de faire annuler, correctement, toutes les lois de Drusus. Un tribun, Varius, dénonce au nom du salut public tous ceux qui favorisaient les Italiens aux dépens de Rome. Les autres tribuns, légalement, opposent leur veto à cette dénonciation. Les chevaliers interviennent, armés, et imposent la loi de Varius, la loi de majestate, contre les Italiens. Très régulièrement, les sénateurs les plus illustres furent cités en justice, plusieurs condamnés, bannis.

L’ordre équestre terrorisait la cité, multipliait ses vengeances, lorsque la guerre sociale éclata. Huit peuples, les Picentins, les Vestins, les Marrucins, les Péligniens, les Samnites, les Lucaniens, les Apuliens et les Marses, après s’être donné des otages répondant de leur fidélité, obéissant au Marse Pompedius Silo, se déclarèrent indépendants (90).

La République nouvelle, confédérée, devait avoir un Sénat de 500 membres, 12 préteurs, 2 consuls, une armée de 100.000 hommes. Corfinium en fut la capitale, sous le nom d’Italica. Une monnaie de cette république fédérative, italienne, représente le taureau sabellien étouffant la louve romaine.

La Confédération italienne formée contre Rome allait ouvrir les hostilités. Le Marse Pompedius devait marcher au nord avec 50.000 hommes, pendant que le Samnite Papius Motulus se dirigerait avec 50.000 hommes vers le sud, pour y accentuer les défections. Les Latins, les Étrusques et les Celtes Ombriens, ou Gaulois, restèrent fidèles à Rome. Asculum commença la guerre (90) en massacrant tous les Romains, y compris les femmes et le consul Servilius, qui se trouvaient dans ses murs. Albe, Æsernia et Pinna sont assiégées. Le Sénat, réduit à reconquérir l’Italie, armant 100.000 légionnaires, confie aux consuls Jules César et P. Rutilius l’exécution du plan qui consistait à refouler et à cerner les insurgés dans l’Apennin.

J. César est battu par Vettius Scato. La ville d’Æsernia, sans secours, découverte, résiste. Vénafrum est livrée par trahison. Perpenna essuie une défaite. Motulus, le consul italien, se jette sur la Campanie. Les villes, parmi lesquelles Nole, Salerne, Stabies, Herculanum, Pompéï et Liternum, sont contraintes d’accéder à la ligue contre Rome. Motulus augmente ses troupes de 11.000 auxiliaires et arme les esclaves. Naples, Acerræ et Capoue tiennent pour Rome. Le Latium est suffisamment protégé, mais les villes de la Lucanie et de la Pouille succombent successivement. César accourt pour dégager Acerræ, et il est battu par Égnatius ; l’autre consul, Rutilius, trouve la mort dans une embuscade.

Au nord, les armées romaines n’étaient pas plus heureuses. Cnéius Pompée venait de se faire battre devant Asculum et enfermer dans Firmum par Afranius. L’Ombrie ouverte, les Étrusques et les Ombriens songeaient à abandonner les Romains. Des symptômes de désaffection se manifestaient dans le Latium. Rome, épouvantée, en deuil, armant tous les hommes valides, jusqu’aux affranchis, donnait à J. César 10.000 Gaulois, des Numides et des Maures. J. César marche sur Acerræ, tue 6.000 Italiens, parvient à secourir la ville assiégée. Sulpicius bat les Péligniens et délivre Cnéius Pompée qui reprend le siège d’Asculum. Mais Cépion tombe dans un piège où l’a attiré Pompedius Silo, et Æsernia succombe.

A la nouvelle de la défaite de J. César devant Acerræ, et de la mort du consul Rutilius, Marius, qui était dans le voisinage, accouru, s’était emparé du camp des vainqueurs. Le Sénat remit à Marius, comme à une providence revenue, inespérée, toute l’ancienne armée consulaire. Marius, ne se hâtant pas, choisissant de fortes positions, s’y installant, livre quelques combats heureux, tue le préteur des Marrucins et ressaisit toute sa popularité. Mais cette fois encore, le général victorieux n’a pas songé aux conséquences de son succès, il s’embarrasse et se compromet. L’homme d’État, absurde, va ruiner définitivement le capitaine.

Marius ne combat qu’avec regret les Italiens ; il illustre Rome, qu’il déteste, au détriment de ceux qui ont évidemment ses sympathies, dont il servirait la cause volontiers ; et tandis qu’il hésite, qu’il attend, qu’il temporise, qu’il impatiente le Sénat, ses adversaires, à Rome, l’accablent de calomnies, le perdent aux yeux du peuple et des patriciens.

Mécontent de lui-même, troublé, Marius se retire dans sa maison de Misène, et Sylla prend sa place à la tête de l’armée victorieuse. En même temps, deux villes au nord, Fésules et Otriculum se rendaient, ce qui décourageait les Étrusques et les Ombriens. Le Sénat, qui voulait tout apaiser, profitant du succès indéniable des armes romaines, vota la loi Julia (90), aux termes de laquelle tous les Alliés demeurés fidèles à Rome, et qui viendraient dans les 60 jours déclarer leur acceptation devant le préteur, recevraient le droit de cité. Cette loi divisa du coup les adversaires de Rome, dont les uns voulaient se soumettre et les autres continuer la résistance.

Les discussions affaiblissant aussitôt les ennemis de Rome en Italie, les généraux en profitèrent. Le consul Porcius battit les Marses plusieurs fois ; Asculum fut prise et cruellement châtiée, incendiée après l’égorgement de ses défenseurs ; Vettius Scato défait, les Marrucins, les Vestins, les Péligniens et les Marses soumis, l’Apulie fut pacifiée. Sylla détruisit Stabies, prit Herculanum et Pompéï, infligea une défaite au Samnite Cluentius. La guerre, comme l’avait voulu le Sénat, était refoulée, concentrée dans l’Apennin, où Pompedius Silo, cependant, commandait encore à 30.000 hommes.

Pompedius Silo, indomptable, appelant les esclaves, en incorpora 21.000 dans son armée, réclama le secours de Mithridate, roi de Pont. Sylla accouru, manœuvrant mal, se vit enveloppé par Motulus, négocia de la paix pour se sauver, et revint ensuite, plus prudemment, battre le Samnite qui tomba dans la bataille, blessé. Sylla s’empara de Bovianum, cette seconde capitale de la ligue. Dans un combat contre Metellus, Pompedius Silo mourut. Quelques villes résistèrent encore, plutôt en proie à des révoltes intérieures, et des bandes errantes couvrirent le pays ravagé ; mais la guerre sociale était finie.

Le Sénat, délivré, affecta la plus grande modération. Les succès militaires, divers, avaient été si précaires, souvent si peu justifiés, que les patriciens redoutaient la moindre reprise des hostilités. Par la loi Plautia-Papiria, les sénateurs rendirent la loi Julia applicable aux habitants des villes ayant déjà le titre de fédérés. En réalité, à l’exception des Samnites et des Lucaniens, tous les Italiens reçurent le droit de cité. Rome triomphait, mais les Italiens avaient gagné la bataille ; la guerre sociale se terminait à leur avantage.

Élu consul, Sylla entreprit le siège de Nole qui résistait. Les dernières bandes armées, encore nombreuses, se jetèrent dans le Brutium, menacèrent Rhegium que le préteur C. Norbanus réussit à protéger, et se répandirent dans les forêts impraticables de la Sila.

Comme toujours, le Sénat essaya de reprendre ce qu’il avait cédé. Les 8 ou 10 tribus formées de citoyens nouveaux, ne furent admises aux votes qu’après les 35 tribus existantes, ce qui les annulait. La déception des Italiens offrait aux agitateurs de nouvelles recrues. Il ne manquait qu’une occasion ; elle ne tarda pas à s’offrir. Il s’agissait de désigner le consul qui conduirait la guerre décidée contre Mithridate, ce roi de Pont que les Italiens avaient appelé. Marius désirait ce commandement lucratif. Sylla l’obtint. Marius, s’insurgeant alors, appuya les Italiens qui demandaient à être répartis dans les anciennes tribus ; et malgré ses 68 ans, il venait chaque jour au Champ de Mars prendre part aux exercices, se mêlant à la jeunesse romaine qu’il excitait.

Recommençant la faute qu’il avait commise avec Saturninus, Marius choisit un Romain vénal, accablé de dettes, le tribun Sulpicius, qu’il acheta promettant une part des trésors de Mithridate. Sulpicius, suivi d’une troupe de 600 jeunes hommes — qu’il appelait l’Anti-Sénat, — venus au forum armés sous leurs toges, et comptant sur la foule des Italiens, soutint la proposition de répartir dans les 35 anciennes tribus les nouveaux citoyens et les affranchis. Les consuls s’opposant à l’énoncé de la proposition, la bande de Sulpicius, sortit ses armes, et se rua sur les consulaires. Pompée vit égorger son fils sous ses yeux ; Sylla entouré, saisi, amené devant Marius, menacé de mort, dut renoncer à son opposition.

Sylla quitta Rome (88). Marius, organisant la guerre contre Mithridate, envoya deux tribuns chargés de lui ramener les légions campées devant Note ; mais lorsque les tribuns arrivèrent, Sylla se trouvait déjà à la tête des deux légions et marchait sur Rome. Vainement, dans la Cité, dénonçant la révolte de Sylla, appelant ses amis, invoquant le danger public, Marius essaya de se faire une armée solide, dévouée ; il ne put affronter Sylla, aux portes de la ville, qu’avec des légionnaires improvisés, qui ne résistèrent pas. Marius fut battu.

Maître de Rome, Sylla ne proscrivit que douze Romains. Sulpicius, sacrifié, reçut la mort. La tête de Marius ayant été mise à prix, on le poursuivit et on le trouva dans les marais de Minturnes, accablé, perdu, seul. Le bourreau qui devait le frapper n’osa pas exécuter la sentence ; ceux qui étaient venus pour assister à l’exécution n’osèrent pas l’ordonner. Marius s’exila ; il s’en fut à Carthage.

Sylla abolit les lois de Sulpicius, rendit au Sénat le droit de sanctionner les votes du peuple, les plébiscites, et diminua les dettes d’un dixième. Par la succession rapide et nette des révolutions qu’il accomplit, et grâce aussi, sans doute, à la satisfaction que l’on éprouvait de ne plus avoir à redouter la plate sottise de Marius, Sylla ne rencontrait aucune opposition. Il se crut assez fort pour rendre la liberté au peuple le jour de l’élection des consuls. Et le peuple choisit un partisan de Marius, Cinna (88-87).

Consul, Cinna fit aussitôt accuser Sylla par un tribun, dénonçant ses tendances aristocratiques, préparant ouvertement sa condamnation. Sylla n’échappa que par la fuite au jugement inévitable. Il partit pour l’Asie, abandonnant Rome aux troubles qui allaient l’ensanglanter, comptant sur ses victoires, surtout sur les butins faciles qu’il rapporterait, pour ressaisir la dictature, et la garder cette fois.

Cinna reprit tous les projets de Sulpicius. Il proposa le rappel des bannis et la répartition des citoyens nouveaux dans les 35 anciennes tribus. Comme l’avait prévu Sylla, le jour du vote, au forum, les deux partis se provoquèrent, et ce fut une bataille où périrent 10.000 Romains. Les partisans de Marius étant vaincus, le Sénat prononça la déchéance de Cinna, choisit à sa place Corn. Mérula. Sylla ayant emmené en Asie toute la force de Rome, l’armée, il était évident qu’il serait bientôt le maître de la situation.

Cinna, chassé de Rome (87), ne pouvait que se mettre à la tête des Italiens que le Sénat repoussait avec une dureté insolente. Les Italiens, en effet, donnèrent au tribun révolté, à l’ami de Marius, et des hommes et de l’argent. Conduisant les Samnites soulevés, en armes, Cinna parut devant Nole. Aussitôt Marius quitta l’Afrique, vint débarquer à Télamone d’Étrurie avec 1.000 cavaliers et 6.000 esclaves enrôlés. Cinna offrit le titre de proconsul et les faisceaux à Marius ; mais celui-ci, insensible à ces déférences, seulement homme de guerre, refusa ces honneurs, organisa quatre armées en quelques jours.

Marius, Cinna, Sertorius et Carbon, chacun menant une armée, marchèrent sur Rome, coupant les convois qui approvisionnaient les Romains. Ostie prise, Rome menacée de la famine, le Sénat ne disposait que de deux armées, l’une tenant en respect les Samnites, commandée par Metellus Pius ; l’autre, aux ordres de Pompéius Strabon, chargé de surveiller les Alliés.

Cinna et Sertorius rencontrèrent Pompéius Strabon sous les murs de Rome, presque. La bataille se termina sans solution, plutôt favorable aux Romains, en ce sens qu’elle suspendit la victoire et laissa à Metellus le temps d’accourir, de rentrer dans la Cité. Mais il n’y avait pas d’autres soldats Romains que les légionnaires de Sylla, emmenés ; et Metellus, attaqué dans Rome même, battu, se réfugia en Ligurie. Le Sénat, vaincu, dut traiter, reconnaître Cinna comme consul. La Cité maîtresse du monde était à la merci d’un tribun révolté.

Pendant cinq journées et cinq nuits, dans Rome, ce fait une orgie de vengeances atroces. On égorgeait les suspects jusque sur les autels des dieux. La tête d’Octavius, assassiné sur sa chaise curule, coupée, plantée sur la tribune aux harangues, défiait les partisans des aristocrates. Le peuple ameuté, ivre de sang, parodiait la justice, prolongeait la torture des condamnés en leur donnant d’ironiques défenseurs, faisant plaider leur cause en des simulacres de procès. Pour échapper à d’abominables supplices, beaucoup se suicidaient, Mérula et Catulus, notamment. Et Marius, absolument fou, impitoyable, d’une cruauté stupide, couvrant ses complices, acceptant la responsabilité de cette Terreur, allait par la ville, désignant les victimes nouvelles en ne rendant pas le salut à ceux qu’il rencontrait.

La proscription et les meurtres s’étendirent sur toute l’Italie. La rage du mal dépassait toute mesure. La haine s’abattait encore sur les cadavres des nobles sacrifiés, qu’il était interdit d’enterrer, qu’on laissait sur les chemins, dans les rues, en proie aux oiseaux sinistres, aux fauves. Cependant, écœurés, Sertorius et Cinna tâchèrent d’en finir, en faisant égorger les 4.000 satellites de Marius, qui s’acharnaient à l’ouvre de sang. Le 1er janvier (86), Marius et Cinna prirent possession du consulat sans consulter le peuple. Rome épuisée, les bourreaux ne trouvant plus de victimes, une lassitude stupéfiante immobilisant les assassins, Marius et Cinna songèrent à celui qui préparait son retour, à Sylla qui remportait des victoires, qui s’enrichissait d’immenses butins.

Devenu sombre et menaçant, Marius s’écartait de Cinna, et dévoré d’inquiétude, s’abandonnait à la débauche crapuleuse. On l’entendait vociférer des commandements, conduire, haletant, des batailles imaginaires, combattre des monstres, hurler des cris de victoire. Après une semaine de folie intense, Marius succomba, âgé de 70 ans.

Cinna, demeuré seul, était incapable de gouverner. On lui donna pour collègue Valerius Flaccus, d’intelligence médiocre. Après avoir réduit les dettes au quart, sorte de gage donné au peuple, Flaccus partit pour aller combattre à la fois Sylla et Mithridate. Cinna, encore sans consulter le peuple, s’attribua de nouveau le consulat, se donnant pour collègue Papirius Carbon. Cependant Cinna devenait populaire ; les Italiens l’appuyaient parce qu’il avait réparti les nouveaux citoyens, ou quirites, dans les 35 anciennes tribus et Cinna régnait, positivement. Mais Sylla revenait à Rome.