DE ENCOMBRÉE d’oisifs et d’affamés, Rome attendait une révolution. Caton, qui détestait les Scipion et devait en conséquence se prononcer contre les aristocrates, se donna comme un réformateur. Il entendait ramener le peuple au travail, frapper les Grands dans leur insolence, en assurant l’égalité politique. Envoyé en Sicile comme questeur de Scipion l’Africain, celui-ci l’avait renvoyé. Préteur en Sardaigne, il y avait poursuivi, persécuté même, les usuriers desséchant l’île ; il avait ensuite refusé, avec ostentation, de recevoir le remboursement des dépenses qu’il avait faites. Élevé au consulat par les comices (195), Caton témoigna de son austérité, en s’opposant à l’abrogation de la loi Oppia contre le luxe des femmes. En Espagne, il se signala par l’expulsion des fournisseurs de l’armée, qui s’enrichissaient trop. Caton affectait de ne prendre aux greniers publics qu’à
peine la quantité de blé nécessaire à sa nourriture et à celle de sa suite, 3
médimnes par mois. On racontait que jamais un dîner de Caton ne lui coûtait
plus de 30 as. Revenant d’Espagne en triomphateur, il avait vendu son cheval
pour économiser les frais de transport à Maître du peuple, Caton ne cessa d’aboyer contre Scipion, dira Tite-Live. Et le peuple, excité par les tribuns, monstrueusement ingrat, réclama des comptes à l’Africain : Qu’était devenu le trésor livré par Antiochos ? N’aurait-il pas vendu la paix au roi de Syrie ? Scipion, indigné, se révolta, entraîna le peuple au Capitole le jour même du procès, et se retira ensuite à Liternum, refusant de comparaître. Le Sénat, désobéi, se tut d’abord, puis, lâchement, remercia Sempronius Gracchus qui avait pris la défense de l’accusé. Profondément atteint, abandonnant le glaive, se consacrant, se vouant au culte des Muses, Scipion mourut la même année que Philopœmen et Annibal (183). On avait confisqué et vendu ses biens à Rome. Censeur, Caton poursuivit les publicains et les nobles, expulsa six sénateurs, augmenta le prix des affermages d’impôts, imposa des rabais aux entrepreneurs de travaux publics, releva le cens pour obtenir une plus-value des taxes, supprima les prises d’eau qui appauvrissaient les fontaines, se fit ériger une statue. Les réformes les plus radicales n’auraient pas suffi pour que Caton conservât la popularité dont il jouissait. Il s’abaissait à d’odieuses condescendances, formulait de continuelles accusations contre des Romains de marque, afin que le peuple, occupé de ces scandales, servît l’influence de l’austère, de l’impitoyable réformateur. Mais il tomba sous les coups qu’il avait si largement distribués, supporta le poids, à son tour, de l’ingratitude romaine, et cinquante fois accusé, traîné devant les tribunaux, il lutta jusqu’à sa dernière heure. On le vit âgé de quatre-vingt-cinq ans, citer encore Servius Galba devant le peuple (149). Caton n’avait cessé de légiférer. On lui dut la loi Voconia (174) contre l’accumulation des biens dans la main des femmes ; la loi Orchia (171), limitant le nombre des convives et les dépenses des festins ; la loi Fannia (161), contre les repas luxueux ; la loi punissant de mort l’achat des suffrages ; la loi interdisant le séjour de Rome aux rois qui venaient y corrompre les Romains ; la loi établissant le scrutin secret pour l’élection des magistrats (139) ; la loi rendant publics les jugements (137) ; la loi Villia, ou Annalis, sanctionnant les anciennes lois contré la brigue et fixant l’âge des candidatures ; la loi limitant à une année l’exercice des charges ; les questions perpétuelles, enfin, les lois contre les crimes d’attentat à la majesté, de brigue et de péculat (144). Les réformateurs conciliants, assourdis par Caton, inquiets à juste titre des conséquences de ses exagérations, prévoyant des réactions terribles, ou bien un irrésistible déchaînement du peuple, de la plèbe, se séparaient de l’aboyeur, allaient vers les patriciens. Perspicace et impuissant, Caton procédait à la façon romaine, lourdement, sans conviction, méprisé de ses pairs d’ailleurs, car il agissait individuellement comme le pire des corrompus. Il prêtait à usure et faisait égorger ses esclaves vieillis, ou infirmes, pour n’avoir plus à les nourrir. En réalité, les patriciens laissaient le réformateur aveugle et passionné bouleverser la société romaine, pendant qu’ils s’emparaient, avec une sagacité merveilleuse, sans éveiller l’attention du révolutionnaire, d’un pouvoir bien autrement redoutable que tous ceux dont Caton les avait dépouillés. Par la loi Fuffia, qui établissait la sainteté des jours fastes ; par la loi Œlia (167), qui plaçait les assemblées populaires sous la dépendance des augures ; par le renversement de l’organisation démocratique des comices ; par l’accaparement des tribunaux permanents enfin, l’aristocratie romaine, maîtresse de la religion et des juges principaux, pouvait rétablir à son gré sa domination. Après Caton, un seul Romain, Scipion Émilien, fils de Paul Émile et petit-fils par adoption de Scipion l’Africain, eût été capable de reprendre, ou pour mieux dire, de régulariser l’œuvre de Caton. Ami de Polybe, qui l’avait soigneusement tenu loin des corruptions asiatiques, protecteur de Térence, admiré de Caton lui-même, qui avait dit de lui, en citant un vers d’Homère : Celui-là seul a conservé sa raison ; les autres, vaines ombres, passent et se précipitent, Scipion Émilien était en Espagne, lorsque l’inévitable révolution éclata. Scipion accourut d’Espagne à Rome, mais il arriva trop tard ; ou bien se considéra-t-il comme impuissant, en voyant les citoyens les plus purs, les Scævola, les Calpurnius, les Tubéron, — ces stoïciens aimant mieux souffrir qu’agir, — assister impassibles, jurisconsultes empêtrés dans la légalité, ou résignés, au déchaînement des violences. Les esclaves, qui supportaient tout le poids de la civilisation antique, s’étaient révoltés. En Sicile, à Enna, 40o esclaves insurgés en avaient entraîné 60.000, et 200.000 maintenant réclamaient, en armes, leur délivrance. Le Syrien Eunus, faisant des miracles, lançant des flammes par la bouche quand il parlait, menait à la liberté la classe misérable et furieuse. La guerre préluda par le massacre d’une famille, — seule une jeune fille, pitoyable, épargnée, — et fut suivie d’une insurrection à Syracuse. Eunus, qui se faisait nommer Antiochus-Roi, menant une armée de 70.000 hommes, battit quatre préteurs et un consul, prit Enna, et, comme les Romains venaient d’échouer en Espagne devant Numance, cette victoire terrorisait. En Italie, les esclaves frémissants n’attendaient qu’un
signal, qu’un chef, qu’un prétexte. A Délos, en Attique, en Campanie et sur
quelques points du Latium, il y eut des émeutes. Le Brutium et Cette révolte eut au moins l’avantage de montrer aux Romains la nécessité de promptes réformes. Une insurrection d’esclaves à Rome n’eût pas été répressible. Le peuple, misérable, las d’une existence précaire, eût assisté froidement au pillage des maisons, à l’anéantissement des riches ; peut-être se serait-il mêlé aux esclaves. Il fallait donc en finir, et au plus tôt, par des lois, avec la misère publique. Le tribun Tiberius Gracchus proposa Le spectacle de cette lutte légale eut pour Rome de terribles conséquences. On venait d’assister, pour la première fois, à la compétition flagrante de deux hommes : Tiberius et Octavius. Les luttes personnelles allaient se substituer aux conflits généraux. Désormais, chaque réforme sera comme une révolution risquée par quelqu’un. Tiberius Gracchus, son frère Caïus et son beau-père Appius furent chargés, sous le nom de triumvirs, d’appliquer la loi votée, inapplicable. Tiberius et Caïus, fils du Gracchus qui avait pacifié l’Espagne en y laissant une magnifique réputation, élevés par leur mère Cornélie, éduqués par des professeurs grecs, étaient pleins d’exaltation historique. Brave, bon, aimé du peuple, Tiberius voulait sérieusement distribuer aux malheureux les terres du domaine public, que beaucoup réclamaient bruyamment, par des menaces, des placards affichés partout, jusque sur les murs des temples et sur les tombeaux. La loi avait édicté que les détenteurs de terres publiques ne pourraient en conserver plus de 250 arpents par enfant mâle de la famille ; que les expropriés seraient indemnisés de leurs pertes ; que les terres restituées seraient données au peuple pauvre par les triumvirs. Les lots devaient être exempts d’impôt et inaliénables dans les mains de leurs nouveaux propriétaires. Les triumvirs s’effrayèrent, lorsqu’ils virent l’impossibilité matérielle de reconnaître les terres du domaine public. Ceux qui les détenaient et les exploitaient, tâchaient d’augmenter les embarras des distributeurs, en même temps qu’ils excitaient l’impatience des pauvres. Pour apaiser cette agitation très dangereuse, et entretenir sa popularité, Tiberius distribua d’abord aux nouveaux colons, qui attendaient, les trésors enlevés à Attale, sous le prétexte de provision pour les premiers frais de culture. Le réformateur en charge en était donc aux expédients ; les Grands attendaient la fin de son exercice annuel pour l’accuser devant le peuple et le briser. Tiberius vit le piège, et pour échapper aux haines accumulées, brigua un second consulat. Les adversaires de Tiberius, les Riches, ne négligèrent rien de ce qui pouvait lui nuire. Accourus de toutes parts, des provinces les plus lointaines, ils provoquèrent des troubles dans la cité, et par de sanglantes collisions, ex-citèrent le peuple contre Tiberius, dont les partisans avaient été les premiers, dans l’émeute, à se servir de leurs bâtons. La plèbe ne saisissait pas l’intérêt des réformes de Tiberius ; elle voulait des terres qu’on ne distribuait pas, et s’étonnait surtout de voir son consul préféré, sa créature, l’empêcher de crier, d’agir, de molester les riches. Le moment attendu, favorable, paraissant venu, les Grands armèrent leurs esclaves et accusèrent hautement Tiberius de vouloir être roi. Le Sénat feignit de croire à l’abominable ambition du tribun populaire. Scipion Nasica sortit furieux de la curie, suivi de sénateurs jouant l’indignation, d’esclaves nombreux armés de bâtons et de massues, dénonça le tyran, le poursuivit. Atteint près d’un temple, renversé, frappé à la tête avec le pied de bois d’un siège, Tiberius mourut avec trois cents de ses amis. Les Grands, effrayés de leur audace, ne surent pas utiliser leur succès. Le Sénat n’osa pas toucher à la loi agraire, mais essaya de montrer son intention de ne pas l’appliquer. Il fit accuser et condamner à l’exil, sous divers prétextes, ceux que l’on connaissait comme partisans de la loi et de Tiberius. Tiberius ayant été assassiné, le peuple nomma tribun
Carbon (131),
et ce fut une désillusion cruelle pour les aristocrates. Carbon, en effet,
avait la réputation de mépriser les Romains, de détester l’omnipotence de Carbon proposa de voter que désormais les tribuns
conserveraient leurs charges. Scipion Émilien fit rejeter la proposition ; et
passant aux aristocrates, il se
déclara contre Carbon, contre toutes les réformes de Tiberius, séduisant les
patriciens par la grandeur de la politique nouvelle qu’il entendait
appliquer. Rome, suivant lui, ne suffisait plus aux Romains ; Scipion Émilien combattit la loi agraire, pour s’assurer les sympathies des Italiens ; car il comptait s’appuyer sur eux pour agir contre la plèbe romaine, à Rome. Voici qu’un matin, on trouva Scipion mort dans son lit (129). Les mœurs politiques en étaient arrivées à ce degré de cynisme, qu’on put, sans susciter trop d’indignation, ni même trop d’étonnement, accuser de cet assassinat Cornélie, la mère des Gracques, et sa fille Sempronia, femme de Scipion. Aucune enquête ne fut ordonnée. Il n’y eut pas de funérailles publiques. Le Sénat, qui avait accepté les graves projets de Scipion
Émilien, simplement parce que Scipion avait tiré le glaive devant Carbon,
s’inquiéta, Scipion mort, des conséquences de la déchéance de Rome ; et pour
empêcher les Italiens de s’immiscer dans les affaires de Caïus Gracchus, n’acceptant pas sa nomination de
proquesteur, qu’il considérait comme un décret d’exil, déclara qu’il fallait changer Élu tribun (123), Caïus Gracchus, incapable de se réfréner, s’attachant aussitôt à l’œuvre révolutionnaire, persécuta ouvertement, à titre de représailles avouées, les partisans des adversaires de Tiberius, et il proposa deux lois : qu’aucun citoyen une fois condamné par le peuple ne pourrait remplir une charge ; qu’aucun citoyen ne pourrait plus être banni sans jugement. L’exil volontaire de Popilius fit voir ce que ces propositions signifiaient. Caïus, dont les allures devenaient royales, despotiques, fit confirmer la loi agraire ; réglementer les distributions régulières de blé au peuple, à raison de cinq sixièmes d’as par boisseau ; habiller les légionnaires aux frais de l’État ; frapper d’une taxe douanière les objets de luxe apportés ; créer des colonies pour les citoyens pauvres ; organiser des travaux publics, construire des greniers, des ports, des routes à travers l’Italie, afin d’occuper les ouvriers libres sans travail. Sûr des sympathies de l’armée, des tribus rustiques et du peuple, Caïus passa aux réformes politiques. Visant les privilèges, il voulut que le vote des centuries eût lieu désormais suivant un arrêt désigné par le sort ; que rien ne pût s’entreprendre sans l’ordre du peuple ; que les sénateurs cédassent aux chevaliers les sièges de juges ; que le droit de cité fût accordé à ceux qui jouissaient du droit latin ; que le droit de suffrage enfin s’étendit à l’Italie tout entière. L’impassibilité de Caïus Gracchus contrastait avec l’agitation des Grands. Le réformateur, ne s’arrêtant pas, s’occupe des provinces. Il entend arracher l’Espagne et l’Asie aux déprédations, au pillage systématique des publicains ; changer le mode de distribution des gouvernements provinciaux ; relever Capoue, Tarente et Carthage. Fabius ayant envoyé à Rome, d’Espagne, des quantités de blés extorqués, Caïus en fit restituer le prix aux Espagnols. Il autorisa les habitants de l’Asie à prendre eux-mêmes les fermes des impôts qui enrichissaient scandaleusement les publicains. Il décréta que les consuls ne choisiraient plus leurs provinces. Entouré d’une véritable cour, de magistrats, d’ambassadeurs et d’artistes, Caïus réalisait les vœux de Tiberius et de Scipion Émilien, abaissait les Grands, accentuait chaque jour son triomphe, prenant les décisions qu’il imposait pour des réformes faites, s’exagérant son prestige, s’éblouissant de ses propres succès, ne voyant pas qu’il s’appuyait sur des roseaux, que la foule confuse et timide n’était pas une force suffisante, durable, sûre. Le Sénat eut raison de Caïus par un procédé simple. Il suscita un tribun, Livius Drusus, qui, à la solde des patriciens, opposa à toutes les propositions de Caïus des lois plus libérales encore, excessives, irréalisables, aux applaudissements de la plèbe trompée... Caïus demande la création de deux colonies, et Drusus en réclame douze ; Caïus a obtenu le droit de cité pour les Latins, et Drusus surenchérit en faisant voter qu’aucun soldat latin ne pourra plus être battu de verges. Aveuglé, Caïus ne voit pas ce qui se prépare contre lui. Il part pour l’Afrique avec 6.000 colons Romains qui vont refaire Carthage. Après trois mois d’absence, Caïus ne retrouve à Rome qu’un peuple tourné contre lui, sa popularité éteinte, ses amis persécutés, les chevaliers groupés en adversaires résolus, et son ennemi personnel, Opimius, proposé pour le consulat. Caïus Gracchus, n’ayant pas été réélu tribun (121), Opimius, consul, ordonne une enquête sur la colonie de Carthage, annonçant son intention de casser les lois de Caïus. Cette déclaration de guerre sociale est appuyée par le Sénat, qui donne la dictature à Opimius. Les sénateurs, les chevaliers et les esclaves des riches occupent, en armes, le Capitole. Caïus, suivi de l’ancien consul Fulvius, se retranche sur le mont Aventin, dans le temple de Diane, proclamant la liberté des esclaves. Des archers crétois, soutenus de fantassins bien commandés, eurent raison de Caïus, qui, forcé de fuir, poursuivi, atteint, se fit donner la mort par un esclave, pour échapper aux supplices qui l’attendaient. La victoire des Grands s’accentua d’abominables
représailles. Dans les rues, 3.000 partisans de Caïus succombèrent ; on
égorgea les prisonniers ; les maisons des amis du
tribun furent rasées, leurs biens confisqués ; on défendit aux
veuves de porter le deuil de leurs maris. Opimius fit graver une médaille
commémorative de sa victoire, — représenté en Hercule couronné, brandissant
sa massue, — ordonna la purification de la ville par des lustrations et voua
un temple à Le succès de la noblesse, complet, ne servit qu’à montrer davantage son incapacité de gouvernement. Le dédain du peuple vaincu, le mépris de cette foule ingrate, ne valant pas la pellicule d’une grenade, endormirent imprudemment les victorieux. La misère s’accroissait visiblement ; il arrivait à Rome, de toutes parts, des compagnies de pauvres. On ménageait encore un peu les tribus rustiques, mais les tribus urbaines, considérées comme un ramassis de mendiants, tombaient dans l’ignominie. L’arrogance de Scipion, qui avait repoussé l’égalité comme une fiction insultante, faisait école. On répétait cette flétrissure : Le peuple est composé de captifs que j’ai moi-même ramenés enchaînés d’Italie. Les plébéiens disparaissaient sous la masse des émigrants nouveaux, dépourvus de tout, dont la vie matérielle dépendait des nobles ; et l’orgueil des Grands était sans bornes. Or pendant que le peuple s’enlisait dans sa démoralisation, vendant ses voix aux comices, ouvertement, les Grands se ruinaient, soit dans leurs débauches de toutes sortes, soit par les charges qu’ils acceptaient, qu’ils briguaient par ambition. En un seul jour, — jour d’élection ou jour de fête publique, — les édiles dépensaient la fortune de dix générations. Malgré les troubles suscités par les réformateurs excessifs, de bonne foi, et les excès réfléchis, coupables, des ambitieux abusant de la crédulité publique, l’accès aux pouvoirs de citoyens intelligents, nouveaux, tendait à renouveler l’aristocratie romaine ; la défaite des Gracques arrêta net ce mouvement ascensionnel, suspendit cette douloureuse expérience. La plèbe, méprisée de ceux qui briguaient un suffrage, était tombée au-dessous des possibilités de réhabilitation. La noblesse pouvait se croire définitivement victorieuse, car elle tenait, après tant de révolutions, le Sénat, les tribunaux, le forum et les charges vraiment importantes. Mais qu’étaient ces forces plébéiennes maintenant brisées, en comparaison des forces militaires qui, hors de Rome, allaient se dresser en face du Sénat ? La soldatesque va remplacer la plèbe, et Rome n’échappera pas à ses destinées. Le désordre administratif, l’anarchie gouvernementale, l’infatuation impuissante succèdent au mouvement révolutionnaire avorté. Rome, violemment secouée, n’oubliera jamais ces temps mémorables, ni les noms de ceux qui s’illustrèrent dans ces catastrophes ; le souvenir des Gracques demeurera comme une leçon terrible, mais aussi comme l’exemple de ce que les peuples doivent sacrifier à leur émancipation. Les aristocrates, eux, nécessairement, toujours, maudiront les Gracques, en poursuivront les partisans et les admirateurs, ceux même qui essaieront de les justifier ou de les excuser. Cicéron fera qualifier, par son Crassus, de « coupable et funeste » la politique des Gracques ; et il se servira de cette page d’histoire, sanglante, pour montrer au peuple la puissance des Grands ; aux Grands, l’indignité du peuple : Gardez-vous, Saturninus, de mettre trop de confiance dans l’empressement du peuple. Les Gracques sont morts sans vengeance ! César se chargera de cette vengeance. |