Rome (de 754 à 63 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XVIII

 

 

DE 190 A. 133 Av. J.-C. - Ibères et Celtibères. - Soumission de la Cisalpine et de l’Istrie. - Mort de Philopœmen, d’Annibal et de Philippe. - Persée. - Bataille de Pydna. - La Macédoine, l’Illyrie, l’Epire et la Grèce succombent. - Triomphe de Paul Émile. - Andriscos et Metellus. - Pillage de Corinthe. - La Grèce, province romaine : Achaïe. - Destruction de Carthage. - Asdrubal et Scipion Émilien. - L’Afrique, province romaine. - L’Espagne soulevée. - Viriathe. - Reddition de Numance. - Le Royaume de Pergame. - Les Attalides. - Province d’Asie. - L’Empire romain.

 

AVANT d’entreprendre et même de préparer la grande expédition en Asie, Rome devait pacifier l’Italie du nord, agitée depuis le passage d’Annibal, et s’assurer de l’Espagne, à cause des Carthaginois. Les Espagnols, ou Ibères, avaient envoyé des ambassadeurs à Alexandre, et lorsque Scipion avait quitté Rome pour aller combattre les Macédoniens, ils s’étaient presque soulevés.

Rome se préoccupait de ces Ibères indestructibles, et qui, par leur manière de combattre, leurs perfidies avant l’action, leurs cruautés pendant la bataille, et les incertitudes de leurs défaites, fatiguaient les armées, dégoûtaient les généraux. Les officiers romains considéraient leur envoi en Espagne comme une disgrâce, parce que les luttes qu’il fallait y soutenir y étaient longues, incessantes, obscures, sans bénéfice d’aucune sorte.

Les Romains ne comprenaient rien au caractère espagnol ; tout, en Espagne, les déconcertait. Les Ibères étaient à ce point superstitieux, qu’un fanatique en fit des héros en montrant une lance d’argent qu’il disait avoir reçue du ciel pour la victoire ; d’autres fois, criminels envers les hommes et envers les dieux, sans aucune espèce de restriction, ou traîtres jusqu’à la plus abjecte des lâchetés, jusqu’à l’assassinat vulgaire, on les vit ensuite, respectueux de la parole donnée jusqu’au sacrifice le plus absolu, et confiants jusqu’à la témérité en l’honneur d’autrui ? Trompés, vaincus, massacrés à Cauca, les Ibères se rendront aux Romains sur la seule garantie de la parole de Scipion ; vainqueurs du consul Mancinus, ils n’exigeront du général vaincu, s’engageant, qu’un serment sur le nom vénéré des Gracques.

Capables de toutes les atrocités, habiles aux guet-apens, impitoyables, frappant à l’improviste et par derrière, lorsque, par bandes, ils harcèlent l’ennemi, les Ibères, très braves et très loyaux individuellement, pratiquaient le duel conventionnel, ce dernier mot du droit celtique. Lorsque Scipion célébra en Espagne les jeux funèbres pour son père mort, il eut, à défaut de gladiateurs, des princes celtibériens qui vinrent se battre pour terminer des litiges. Les Ibériennes, souvent, combattaient à côté de leurs frères ou de leurs maris.

On croit avoir des témoignages d’un empire ibère existant en l’an 2000 environ avant J.-C. En l’an 2000, l’Éridan — le Rhône — est la limite septentrionale des possessions ibériennes. Repoussés au sud peu à peu, les Ibères gardent les deux versants des Pyrénées. Les premiers Ibères, dont le type se retrouverait en Sardaigne et chez les Basques ? étaient petits, sveltes, bien proportionnés, robustes cependant, solides, gracieux et forts. Travailleurs par accès, et infatigables alors, vite repris par un goût de paresse caractéristique, sobres et vaniteux, ces autochtones, ou premiers habitants de l’Ibérie, ne seraient pas des Aryens. Croisés de Celtes-Gaulois, les Celtibériens, — les enfants aux longs cheveux de la Celtibérie, dont parle Catulle, — sont précisément ceux qui, incités diversement par le mélange de race, obéissaient, suivant les circonstances, à des impulsions différentes, tantôt Ibériens, c’est-à-dire audacieux et sans scrupules, tantôt Celtes, c’est-à-dire hésitants et respectueux du bien d’autrui. Ces hommes échappaient à l’examen pratique de leurs dominateurs.

Les Espagnols avaient cru qu’après les avoir délivrés des Carthaginois (197), les Romains, sauf arrangements à prendre, tributs à payer, services à prévoir et à convenir, les laisseraient indépendants. L’envoi par le Sénat de deux préteurs leur apparut comme une preuve de conquête. Un soulèvement général répondit à cette manifestation. Caton, venu avec une armée consulaire, dégagea vite Emporiæ (195), la cité des Massaliotes, acheta l’alliance d’un parti de Celtibériens, et par des prodiges d’activité, démantelant en un seul jour 400 bourgades, rétablit la réputation compromise, en Ibérie, de la puissance romaine.

Le successeur de Caton, Paul-Émile, moins heureux (195-190), laissa languir une guerre qui devait être rapide. Paul-Émile perdit 6.000 hommes contre les seuls Lusitaniens, et vainqueur l’année suivante, il dut faire massacrer 18.000 Espagnols pour terrifier l’ennemi. Après Paul Émile, Quintius et Calpurnius luttèrent contre une coalition de Celtibériens, de Lusitaniens et de Carpétans. Une bataille devant Tolède laissa 35.000 morts.

L’énergie de la défense, car les Romains avaient à se défendre maintenant, réussit à refouler l’insurrection dans les montagnes de la Celtibérie. Il devenait alors possible de manœuvrer. Le foyer de la résistance, circonscrit, isolé, fermé au nord et au sud, devait s’éteindre faute d’aliments. Les Vaccéens et les Lusitaniens se rendirent ; les révoltés capitulèrent ; Sempronius Gracchus enfin entra en Celtibérie, en obtint l’entière soumission (179). Loin d’abuser de sa victoire, il voulut pacifier et adoucir les Celtibériens, leur donna des lois, tâcha de les organiser (178).

En Cisalpine, au nord de l’Italie, la guerre d’Annibal continuait. Carthage avait promis de secourir toujours les Cisalpins ; mais les Cisalpins ne croyaient pas au succès définitif de Carthage, et ils espéraient l’emporter avant que la défaite des Carthaginois ne rendit les Romains trop libres. Le Carthaginois Magon était venu d’Espagne en Cisalpine pour conduire l’action ; rappelé en Afrique, il avait remis à Amilcar les 40.000 Cisalpins réunis, armés, qui incendièrent Plaisance et attaquèrent Crémone. Furius, accouru de Rome, sauva Crémone et tua 35.000 Gaulois avec leur chef (200). Cette victoire suspendit un instant les hostilités. L’année suivante (199), le préteur Bœbius fut battu. Les Cisalpins se réorganisèrent. Le Sénat envoya deux consuls (197-196). Une trahison des Cénonans rompit la force redoutable des Cisalpins. Les consuls frappèrent durement, sans les pouvoir vaincre, les Insubres, les Boïes et les Ligures. Il fallut trois armées pour réduire les Gaulois.

Les Gaulois du nord de l’Italie, soutenus par les Boïes, tous levés, continuellement renforcés de Ligures intraitables, effrayèrent le Sénat, qui déclara le Tumulte, c’est-à-dire l’existence d’un danger extrême (193). Les Romains s’effrayèrent plus encore que les sénateurs, et il en résulta un formidable déploiement de forces. Une victoire des légions à Mérula, près de Modène, qui fut un épouvantable massacre d’hommes, rendit leur prestige aux Romains. Flamininus et Scipion Nasica soumirent les Boïes, prirent la moitié de leurs terres (192). Les Boïes, émigrant en masse, se rendirent aux bords du Danube. Le Sénat envoya des colons pour repeupler Plaisance, Crémone (190), Bologne (189) et Parme (182). Les Insubres, les Cénonans et les Vénètes acceptèrent le joug.

Les Ligures, indomptés, tuent un préteur (189), battent un consul (186), tiennent Paul-Émile en échec. Une victoire livra 47.000 Ligures aux Romains, qui les transportèrent dans les solitudes du Samnium (180). Pise, Lucques et Modène, occupées et fortifiées, cernaient et tenaient en surveillance l’Apennin ligurien, où les montagnards résistaient. Rome n’eut raison de la Cisalpine que par la conquête de l’Istrie. La Corse se soumit, s’engageant à payer un tribut et 100.000 livres de cire. En Sardaigne, Gracchus, victorieux, tua 27.000 hommes et vendit le reste à vil prix.

Or les Orientaux, dont le Sénat avait constaté l’impuissance, qu’il croyait faciles à prendre lorsque la pacification de l’Espagne et de la Cisalpine serait terminée, étaient en pleine insurrection. Le roi de Pergame, Eumène, signalait l’activité de Philippe V en Thrace, y recrutant une armée solide, préparant sa revanche. Trois commissaires furent envoyés par le Sénat pour rappeler à Philippe ses engagements, l’accuser et le condamner. Philippe, qui avait fait exploiter activement des mines par ses soldats, pour se procurer un trésor de guerre, ordonna la transportation des habitants peu sûrs des villes maritimes, et excita les barbares du Danube — les Boïes — jusqu’à les décider à marcher contre l’Italie.

Le Sénat, examinant cette situation imprévue, constate que les Grecs sont ameutés par Philopœmen, âgé de soixante-dix ans, et que le roi de Bithynie, Prusias, soulevant les Asiatiques, est conseillé par Annibal, bien vieilli. Flamininus, aussitôt chargé de débarrasser Rome de ces deux vieillards, suscite en Grèce une révolte des Messéniens, fait ordonner à Corinthe, à Argos et à Sparte de se séparer des Achéens, et se rend en Bithynie où sa seule présence épouvante Prusias. Annibal, complètement abattu, s’empoisonne (183). Philopœmen, au contraire, va remporter une belle victoire sur les Messéniens, mais tombé de cheval, pris, il est condamné à boire la ciguë (183). La Grèce n’a plus de chef.

Antiochus est mort lapidé par le peuple, réduit à dépouiller les temples pour payer sa dette aux Romains ; son successeur, Séleucus, sans trésor, ne peut rien tenter. L’Égypte, tyrannisée par les Ptolémées Épiphane et Philopator, était paralysée. Carthage ne se défendait même plus contre Massinissa. L’Espagne se taisait. Les Cisalpins, terrorisés, ne valaient qu’une surveillance.

Le roi de Macédoine, Philippe V, seul en armes, haïssant les Romains, debout et menaçant, projetait de soulever les Grecs et d’envoyer les Bastarnes se ruer sur l’Italie. Le Sénat, qui gardait en otage un fils de Philippe, Démétrius, l’excita contre son père, l’envoya en Macédoine. Un autre fils de Philippe, Persée, l’aîné de Démétrios, se prononça contre son frère. Le roi de Macédoine condamne à mort son fils Démétrius (181), et il meurt (179) laissant la couronne à Persée.

Persée, roi, traite aussitôt avec le Sénat romain. Il accepte d’exécuter les conditions de paix souscrites jadis par son père Philippe ; mais il continue les préparatifs d’une guerre qu’il sait inévitable. Après six années d’une très savante dissimulation, Persée se déclare, part, écrase les Dolopes (173), se montre aux Macédoniens à la tête d’une armée de 40.000 hommes, s’allie ouvertement aux Thessaliens et aux Rhodiens, s’assure secrètement le concours des Épirotes, traite avec Gentius, roi de l’Illyrie, et Cotys, roi des Thraces-Odryses, constate l’appui sympathique des Syriens, des Bythiniens et des Grecs d’Asie, envoie des ambassadeurs à Carthage, entrés de nuit dans le temple d’Esculape pour y recevoir l’engagement mystérieux d’un appui effectif, et jette enfin 30.000 Bastarnes sur l’Italie.

Le roi de Pergame, Eumène, fidèle aux Romains, part pour prévenir l’invasion, s’arrête au temple de Delphes, y est surpris et presque assommé par les partisans du Macédonien. Le Sénat, instruit, interroge hautement sur le meurtre d’Eumène ; le roi de Macédoine répond avec insolence ; la guerre est déchaînée (172).

La coalition des rois et des peuples contre Rome était logique, mais dangereuse, et nul n’osait se prononcer, agir, avant que Persée n’eut acquis une sorte de droit au commandement suprême. Persée se trouva donc seul en face de Rome. Le Sénat envoya 5.000 hommes et un préteur en Hellénie, pendant que sept commissaires, parcourant la Grèce, tâchaient d’en effrayer les habitants.

Persée, tardant beaucoup trop, laissa se développer l’œuvre dissolvante des commissaires. Il battit deux fois le consul Licinius, résista à Hostilius, qui voulait pénétrer en Macédoine, tua 10.000 hommes aux Dardaniens révoltés contre lui, entra en Illyrie et en Étolie ; mais ses victoires successives, pénibles, ne le servaient pas ; aucune n’était assez complète pour lui assurer la pleine confiance des coalisés. Martius force le passage des monts Cambuniens, touche Dium, hiverne dans la Piérie, et c’est la Macédoine entamée. Les coalisés ne bougeront plus.

Cependant Paul-Émile venait d’apprendre qu’Eumène tendait à se rapprocher de Persée. La flotte macédonienne tenant la mer Égée, il fallait, pour ramener Eumène et impressionner davantage les coalisés, risquer une action décisive sur terre. Mais 20.000 Gaulois des bords du Danube viennent d’abandonner le roi de Macédoine. Paul Émile ne se livre pas à sa joie ; redoutant la phalange macédonienne, il réforme l’armement trop lourd des légionnaires, qu’il exerce à la vigilance, les ayant allégés de leurs boucliers.

Persée campe derrière l’Énipée, en Piérie. Scipion Nasica tourne la position du roi de Macédoine, qu’il oblige à se retirer sous les murs de Pydna, en plaine. Scodra, que Gentius défendait, vient d’être prise par le préteur Anitius. La bataille de Pydna va donc tout décider. La phalange macédonienne, irrésistible, fond sur les légionnaires d’abord ébranlés ; mais elle se rompt, et mille combats succèdent au choc des deux armées puissantes. Les légions reprennent dès lors l’avantage, et la victoire leur est assurée. Les Romains, vainqueurs, ont tué 20.000 hommes ; il leur reste 11.000 prisonniers. Persée s’enfuit à Pella, puis en Samothrace. Ayant appris que ses enfants ont été livrés au préteur Octavius, il vient se rendre avec son fils aîné.

Maîtresse de la Macédoine, Rome la déclare libre, diminue son tribut de moitié, divise le territoire en quatre parties, interdisant entre districts toute vente ou tout achat de terres, tout mariage. L’Illyrie, soumise, fut également divisée en trois. L’Épire, sacrifiée, où 70 villes, condamnées, furent détruites, servit à récompenser les légionnaires. Le produit de 150.000 Épirotes vendus, permit de grossir le butin, de distribuer 200 deniers à chaque soldat. En Hellénie, systématiquement, tous les amis de Persée et de la liberté grecque subirent la mort ou la transportation. On égorgea les sénateurs Étoliens. On interna mille Achéens en Italie.

Le Trésor de Rome reçut de Paul Émile, victorieux, 47 millions. Le Sénat disposa de ce butin pour affranchir les citoyens de l’impôt de capitation. Au triomphe de Paul Émile, qui venait de perdre un de ses deux enfants et attendait la mort du second, assistèrent Prusias, suivant le char, la tête rasée, et les deux fils de Massinissa. Ce succès des Romains ébranlait le monde. Eumène et les Rhodiens tremblaient. Antiochus de Syrie, qui assiégeait Alexandrie, se retira sur un geste de Popilius Lénas. Rhodes abandonna la Lycie et la Carie. Persée se laissa mourir de faim dans son cachot.

En Macédoine, un inconnu, Andriscos, se donnant comme le fils de Persée, suivi d’une armée thrace, étonna Rome par l’intensité du soulèvement qu’il provoqua (172-150). Scipion Nasica expulsa Andriscos de la Thessalie ; mais Andriscos y revint (149), put s’y maintenir, battit le préteur Thalna (148), et s’allia aux Carthaginois qui venaient de commencer une troisième guerre punique. Metellus accourut en Thessalie, s’empara d’Andriscos (147), qu’il envoya à Rome chargé de chaînes. La Macédoine était définitivement vaincue. Mais en Hellénie deux Achéens, anciens bannis, Damocritos puis Diéos, élus stratèges, bravant Metellus, provoquent Sparte qui venait de quitter la Ligue achéenne.

Le Sénat ordonne à Corinthe, à Argos et à Orchomène d’abandonner la Ligue à leur tour. Les Corinthiens, refusant d’obéir, insultent les envoyés de Rome ; Chalcis et les Béotiens se prononcent pour la Ligue ; les confédérés marchent contre Metellus qu’ils rencontrent à Scarphée, en Locride (146). Malgré la brillante victoire de Metellus, le stratège Diéos, qui vient d’armer les esclaves et commande à 14.000 hommes, refisse les offres de paix du général romain et va camper à Leucopétra, à l’entrée de l’isthme de Corinthe.

Le nouveau consul, Mummius, marche contre les Achéens indomptables, décidés à la mort, ayant autour d’eux, avec eux, dans leur camp, tous leurs enfants et toutes leurs femmes (146). Mummius les écrase et pille Corinthe. Le consul, digne représentant de la Rome inculte et féconde, tenant la victime sous sa main lourde, la Grèce délicate et impuissante, fit enlever, transporter à la cité de Romulus toutes les statues, tous les chefs-d’œuvre qui peuplaient Corinthe, stipulant, dans le contrat passé avec le transporteur, que celui-ci remplacerait les sculptures brisées ! La Grèce fut déclarée province romaine, sous le nom d’Achaïe (142). Les villes, démantelées, désarmées, séparées, subirent chacune un gouvernement oligarchique.

Carthage avait reçu les ambassadeurs de Persée ! Massinissa ne surveillait donc pas les Carthaginois ? Massinissa, cependant, n’existait, n’avait de raison d’être, que s’il garantissait aux Romains une paix profonde en Afrique. En 193, Massinissa avait enlevé à Carthage son territoire le plus riche, Emporiæ ; en 182, il s’était emparé de toute la province de Tisca, soixante-dix villes ; et, sur la plainte des Carthaginois, à la veille de la guerre contre Persée, Caton avait été envoyé pour faire justice. Or Caton était revenu étonné, indigné du repeuplement, de la prospérité, de la richesse de Carthage, et il avait réclamé la complète destruction de la cité rivale.

Le Sénat, impressionné par Caton, prit prétexte d’une résistance armée de Carthage (149) contre une attaque de Massinissa, pour dénoncer aux Carthaginois cette violation de leurs engagements. Carthage envoya des ambassadeurs à Rome ; et Rome expédia 80.000 hommes en Afrique, avec des consuls chargés d’exiger un désarmement immédiat, la remise complète de toutes les armes, de tous les vaisseaux, de toutes les machines de guerre, d’un certain nombre d’otages, et enfin l’abandon par les Carthaginois de leur propre ville, qu’ils pourraient aller rebâtir dans l’intérieur, à dix milles de la mer. Carthage, furieuse, révoltée, se mit à fabriquer des armes jour et nuit, — les femmes sacrifiant leurs longs cheveux dont on faisait des cordages, — enrôlant les esclaves, refaisant avec hauteur d’obéir aux ordres du Sénat romain. Un des chefs du peuple, Asdrubal, réunit 70.000 hommes au camp de Néphéris.

Le tribun Scipion Émilien, menant les légions débarquées, les soumit à une sévère discipline, leur faisant creuser un fossé par le travers de l’isthme, élever un mur solide parallèle au fossé, bâtir une digue fermant le port, se proposant d’affamer Carthage bloquée. Les Carthaginois creusent une sortie dans le rocher, construisent une flotte avec les bois de leurs maisons, qu’ils renversent, et surprennent les Romains dans une audacieuse sortie ; mais Scipion parvint à les rejeter dans la ville, qu’il tient plus étroitement enserrée, qu’il affame.

Pendant l’hiver, Scipion disperse le camp de Néphéris. Au printemps, il prend le mur du port de Cothon et entre dans Carthage épuisée, agonisante, assez héroïque pour obliger les Romains à perdre six jours et six nuits, dans les rues étroites, à lutter contre la résistance acharnée des habitants. Les défenseurs de la Cité s’étaient retirés dans la citadelle centrale, à Syrsa. Scipion promit la vie sauve aux derniers héros de Carthage ; 50.000 hommes, guidés par Asdrubal, sortirent de la ville ; et Scipion, effrayé de sa victoire, à la vue de ces affamés encore si redoutables, se souvenant des paroles de Caton, livra Carthage à la fureur et à la cupidité des soldats. Il n’en resta absolument rien : pas une maison, pas un monument, pas un livre. L’Afrique fut déclarée province romaine par le Sénat.

Restait l’Espagne, soulevée depuis Sempronius Gracchus, avec ses Celtibériens et ses Lusitaniens indomptables. Dans un grand combat (174), les Celtibériens, battus, avaient perdu 15.000 hommes ; leur chef miraculeux avait été battu et tué (170), malgré sa lance d’argent venue du ciel. Mummius n’avait pas pu dompter les Lusitaniens (153) ; Galba avait perdu 9.000 hommes dans une rencontre sanglante (151), et trompant ses vainqueurs, leur ayant offert des terres fertiles, ayant ainsi obtenu d’eux leur dispersion, il en avait surpris et massacré 30.000, lâchement. Cette victoire honteuse valut aux soldats romains une large distribution. Galba s’étant réservé une part énorme, Caton l’accusa devant le Sénat romain, et le Sénat, en acquittant Galba, apprit aux généraux que tout était permis en Ibérie, pourvu que Rome n’eut plus à s’inquiéter.

Lucullus attaque les Vaccéens et assiège Cauca (151). Cauca offre sa reddition, traite, ouvre ses portes, et Lucullus, après avoir fait égorger 20.000 hommes, vend le reste. Rome parlait de la perfidie des Carthaginois, dénonçait la foi punique !

L’Espagne n’oubliait rien. Un berger, Viriathe, échappé au massacre, entretenait la haine de Rome chez les Ibériens. La guerre qu’il fit aux légionnaires, plutôt qu’aux légions, implacable, ne leur laissa pas un instant de repos. Les récits des surprises et des escarmouches où les partisans de Viriathe surprenaient les soldats, leur infligeaient d’atroces défaites, terrorisaient les Romains à Rome. Viriathe, cependant, cessant d’être un chef de bande, organisa les Ibériens, et pendant cinq années (149-143), il battit les consuls.

Le frère de Scipion Émilien remporta le premier succès sur Viriathe (143) ; mais Fabius Servilianus, écrasé, dut s’enfuir devant l’Ibérien, qui le poursuivit. L’arrivée en Espagne de Metellus, à qui les Romains avaient donné le surnom de macédonique, en témoignage de ses victoires, et le soulèvement des Celtibériens contre les troupes de Viriathe, rendirent l’espoir au Sénat. Metellus s’emparait des villes, presque toutes, pendant que Fabius, traqué par Viriathe, attiré dans un défilé, pris, était obligé de signer un traité entre le peuple romain et Viriathe ce qui faisait de l’ancien chef de bande l’égal du Sénat.

Cépion, frère de Fabius, chargé de venger à la fois et le général vaincu et la dignité du peuple romain compromise, acheta deux officiers du héros lusitanien et le fit assassiner (140). La mort de Viriathe disloqua la résistance ; les Ibériens se soumirent. Cépion en fit transporter une partie sur les bords de la mer, où Brutus leur fera bâtir Valence. Brutus en finit avec les dernières résistances ; il pénétra chez les Gallaïques, jusqu’aux bords de l’Océan, et vit peut-être le Tage aux flots d’or.

Au nord, vers Numance, des peuples s’étaient réunis, qui paraissaient s’organiser de nouveau pour la résistance. Sans en avoir reçu l’ordre, Pompéius traita avec les Numantins ; mais lorsque son successeur vint prendre la ville, les Numantins lui infligèrent une défaite (138). L’autre consul, Mancinus (137), se laissait enfermer dans une vallée étroite et sollicitait la paix. C’est en cette circonstance que les Espagnols se contentèrent, à titre d’engagement, du serment de Tiberius Gracchus, fils de Gracchus. Le Sénat, refusant de reconnaître le traité subi par Mancinus, envoya le destructeur de Carthage, Scipion Émilien, prendre Numance.

Huit cents héros, fièrement campés devant les murs de la cité, défendaient Numance. Scipion Émilien, patiemment, rendit aux légionnaires harassés, oisifs dans le camp, plutôt résignés à leur devoir que belliqueux, le sentiment de leur dignité et de leur force, en leur faisant exécuter des travaux intelligents, en les soumettant à des exercices. Les Numantins furent refoulés dans leur ville, que Scipion assiégea. Des lignes de retranchements cernèrent la cité. Les Numantins succombèrent à la famine, Scipion, systématiquement, leur refusant le combat. Pour vivre, les derniers défenseurs de Numance s’entr’égorgèrent. Les Numantins, dira Cicéron, n’ont point trouvé de secours dans leur force corporelle. Lorsqu’il entra dans la ville vidée, Scipion n’y trouva que cinquante guerriers vivants. Il leur laissa la vie pour qu’ils figurassent à son triomphe.

L’Espagne épuisée de sang et l’Afrique dépeuplée, Rome pouvait enfin réaliser ses vues sur l’Orient. Le Sénat réclama, comme de droit, l’héritage du roi de Pergame, Attale III, déclarant le royaume province romaine : l’Asie.

Après la mort d’Alexandre, un lieutenant de Lysimaque, Philétère, s’était approprié les trésors de son maître, le royaume de Pergame, dont la ville capitale était au confluent du Cition et du Caicos. Le successeur de Philétère, Eumène Ier (263-241), son neveu, vainqueur des Séleucides, avait organisé le royaume. Attale Ier (241-197) s’était appliqué à consolider l’œuvre de son prédécesseur. Allié des Romains contre Philippe V de Macédoine, et des Séleucides contre leurs sujets révoltés, il s’était annexé des cités maritimes. Son successeur, Eumène II (197-159), grand roi, fit de Pergame la rivale d’Alexandrie.

Les ruines découvertes de monuments magnifiques, le souvenir d’une bibliothèque de 200.000 volumes, la célèbre fabrique de peaux mise en travail pour fournir aux lettrés, à défaut de papyrus que les Ptolémées ne laissaient plus sortir d’Égypte, les parchemins, — Pergamenæ chartæ, — couverts d’écritures, témoignent de l’activité artistique et littéraire de la Pergame d’Eumène II. Allié constant des Romains, politique froid et prudent, ce roi augmente son royaume sans infatuation, plutôt inquiet de sa grandeur.

Attale II (159-138), absolument soumis à Rome, participa à la destruction de Corinthe. Ce roi de Pergame n’était plus qu’un serviteur du Sénat romain, un prince vassal, très humble. Attale III (138-133), réduit au rang de satrape, de tyran asiatique, abominablement cruel, fou d’ailleurs, donna par testament le royaume de Pergame au Peuple romain. Un fils de ce dernier des Attalides, illégitime, disputera l’héritage aux Romains : vainqueur de Licinius Crassus, pris par Perpenna et Aquilius, emmené à Rome, il figurera au triomphe de son vainqueur et mourra, étranglé dans sa prison, par ordre du Sénat (130). Perpenna mourut à Pergame. Manius Aquilius organisa la nouvelle province d’Asie.

L’empire romain comptait donc neuf provinces : la Sicile, la Corse et la Sardaigne ; — la Cisalpine ; — la Macédoine et la Thessalie ; — l’Illyrie et l’Épire ; — l’Achaïe, comprenant la Grèce et les îles ; — l’Asie ; — l’Afrique ; — l’Espagne ultérieure ; — l’Espagne citérieure.