DE ON peut dater la fin de l’Hellénie, soit de la bataille de Chéronée (338), soit de la mort d’Alexandre (323), soit de la bataille d’Ipsus (301), soit de la destruction de Corinthe (146) ; Athènes cesse d’exister le jour où, Démosthène repoussant Philippe de Macédoine, les Athéniens tombent dans l’indifférence et la vénalité. Alexandre vient ensuite, qui disperse les trésors de la cité de Pallas. Quelques-uns, en Europe, instruits du grand passé d’Athènes, sachant que dans la ville ruinée, déchue, vivent encore des philosophes et des artistes, viendront s’abreuver à cette source d’éternelle jeunesse, mais la plupart, fuyant le contour recourbé des rivages d’Athènes, iront s’instruire à Rhodes, ou à Pergame, ou à Éphèse, ou à Smyrne, ou à Alexandrie. Séparant en quelque sorte le Delta de l’Égypte, de la terre qu’arrose le Neïlos au large cours,
Alexandrie y renouveler, au détriment de l’Europe, toutes les abominations de
Très habilement, par prudence, les juifs d’Alexandrie
publièrent leurs œuvres sous le nom de Grands
Grecs. Des quantités de livres juifs attribués aux anciens
philosophes, aux anciens poètes de Pour amener les Grecs au monothéisme, les nabis
d’Alexandrie citaient des vers de Sophocle où les croyances d’Israël se
trouvaient affirmées ; ils démontraient que la philosophie d’Aristote, celle
de Pythagore et celle de Platon, procédaient de Moïse ; qu’Hésiode, Homère et
Orphée avaient puisé dans Parlant et écrivant le grec, les juifs d’Alexandrie prirent le nom d’hellénistes et dominèrent les Juifs d’Asie. Ils enrichirent la cité d’Alexandre des dépouilles d’Athènes et de Carthage, tinrent en vassalité intellectuelle les Alexandrins oisifs, sceptiques et moqueurs, favorisèrent le relâchement des mœurs, les excès du plaisir, la manie de l’enrichissement, et s’adonnèrent à une littérature sans âme, ne prévoyant pas que le spectacle d’une ville très riche et très gaie susciterait la convoitise des Romains. Le premier des Ptolémées, Ptolemœus, Ptolémée Lagus, du nom de son père, fondateur de la dynastie des Lagides (323-283), eut l’Égypte à la mort d’Alexandre. Il restitua leurs biens aux temples, pour s’assurer le concours des prêtre, et rêvant d’une Athènes africaine, fortifia Alexandrie, y attira les savants et les littérateurs, créa le musée, fonda la bibliothèque du Sérapion, releva le culte de Sérapis. Il écarta du trône son fils Ptolémée Céraune, dont il redoutait la violence, et abdiqua. Ptolémée II, Philadelphe (285-247), ami de ses frères,
qu’il haïssait et qu’il fit périr, surnom ironique, — insultant, si on y voit
l’intention de viser l’amour l’unit à sa sœur Adelphé — protège les sciences
et les lettres, travaille au développement commercial de la cité, favorise
l’astronomie et la navigation, répare le canal antique joignant Ptolémée III, Évergète, le bienfaiteur
(247-222),
envahit Ptolémée IV (222-205),
Philopator, ami de son père, qu’on
l’accusait d’avoir fait empoisonner, autre surnom ironique, laissa le
gouvernement aux mains de ses ministres Agathocle et Sosibe, dut rendre Ptolémée V (205-181), Épiphane, l’illustre, ainsi qualifié par flagornerie, ne fut que le jouet de ses ministres. Une guerre malheureuse contre Antiochus, des insurrections violentes, des désordres affreux dans les villes du Delta, marquèrent son règne. A l’aide de mercenaires grecs, il réprima les révoltes ; à force de cruautés il soumit les séditieux. Les régents eux-mêmes, épouvantés, confièrent sa tutelle au Sénat romain. Il mourut empoisonné. Ptolémée VI, Philométor, l’ami de sa mère
(181-146), âgé
de cinq ans lorsqu’il parvint au trône, régna par la régence de Cléopâtre,
princesse syrienne qui sut défendre l’Égypte contre Antiochus IV, fait prisonnier
en Syrie. Attaqué de nouveau par Antiochus, secouru par le consul Popilius
Lénas, qui le protège en l’obligeant à céder une partie de son royaume, — Ptolémée VII, Évergète II (170-117),
le bienfaisant, moquerie nouvelle,
revient en Égypte avec une armée, pour en conquérir le trône ; oblige la
veuve de son frère Philométor à l’accepter pour époux, comme pour assurer l’héritage de la couronne au fils qu’elle
avait, et fait ensuite égorger l’enfant dans les
bras de sa mère, pour régner sans contestation. Multipliant les
extravagances, méchant, — on le nomma Kakergète, le
malfaisant, et aussi Physcon, le
ventru, tant il était ridicule, — apte à tous les vices, capable
de toutes les abominations. Chassé d’Alexandrie, il y fut ramené par son
général Hégéloque, et il y mourut exécré. Les douze livres des oracles
sibyllins, moitié juifs, moitié grecs, proclamant le dieu mosaïque, Celui qui est, qui a toujours été et sera toujours,
datent de cette époque. Ce Ptolémée n’avait cependant pas épargné les juifs
qui, dès sa mort, se vengèrent. Sa veuve, Cléopâtre, dut accepter deux Juifs
à la tête de son armée, renoncer à Peuple et souverains se valaient à Alexandrie. Babylone renaissait aux bouches du Nil, presque rivale de Jérusalem. Jamais plus belle occasion ne fut perdue de constituer au monde une sorte de capitale universelle, neutre, admirablement située pour recueillir, conserver et accroître tout ce que l’humanité avait acquis, tout ce qu’elle pouvait concevoir et donner. L’affaiblissement des Grecs, réduits à presque rien, découragés et corrompus, pourris de sang asiatique, détournés de leur mission, avait permis l’invasion juive. Israël empoisonna dans son germe, ou flétrit dans ses premières fleurs, la semence aryenne jetée par Alexandre sur un sol merveilleux, — non en Afrique, non en Asie, ni même en Europe, — sur une terre vierge, centrale, à Alexandrie. Alexandrie devait s’enrichir malgré elle, malgré les Juifs
qui l’habitaient et l’épuisaient, malgré les souverains presque fous qui
allaient la gouverner. Les pharaons avaient préparé cet avenir. Cyrus venait
de fonder la monarchie persane (665), lorsque les pharaons saïtes de Les Ptolémées continuèrent donc les pharaons. Des explorateurs, de race grecque surtout, allèrent de tous côtés ouvrir de nouvelles voies de trafics. L’un d’eux, Diogène, s’en fut jusqu’aux grands lacs. Cette pénétration du centre africain, par le Nil, allait ruiner Carthage plus sûrement que ne l’avaient fait les armées romaines. Sur les deux bords du fleuve, une agriculture florissante se développa ; les grands planteurs de la vallée égyptienne apportèrent leur large part au trésor des Ptolémées. Jusqu’à Ptolémée Philopator, la monnaie d’argent, comme en Grèce, suffit aux transactions. La multiplicité des petits trafics, et surtout des petits changeurs, serafs juifs pullulants, et les souffrances déjà vives des Alexandrins trop exploités, obligèrent à la création d’une monnaie divisionnaire (222-205). Ptolémée Philopator déclara qu’on pouvait payer ce qu’on achetait, ou ce qu’on devait, avec de la monnaie de cuivre, dans de fortes proportions, — 1 à 120. — Ptolémée Épiphane (205-181) substitua l’étalon de cuivre à l’étalon d’argent, créa les pièces isonomes, de même poids et de même module, cuivre ou argent. La richesse de l’Égypte, évidente, apparaissait comme
miraculeuse à ceux qui avaient l’occasion de l’apprécier. La splendeur
d’Alexandrie, de Grâce aux vieux Égyptiens, paisibles, dociles, plutôt patients que soumis, et aux métis égypto-chananéens, scribes parfaits, — les Coptes, — une organisation méthodique, réglée, suppléait au désordre gouvernemental. Une minutie correcte, presque maniaque, présidait aux actes divers de la vie sociale. Le Trésor percevait les impôts au moyen de ventes aux enchères des denrées versées par les contribuables. Des surenchères immédiates éliminaient l’acheteur non solvable. Des reçus doubles, dont la preuve restait aux mains des receveurs, assuraient un contrôle. Cette multiplication de documents étonnera les Romains non scrupuleux ; Cicéron se moquera de cette administration tracassière et paperassière. Les fonctionnaires égyptiens étaient des modèles ; ils classaient tout, jusqu’aux notes des médecins, ou plaques médicales, et ils eurent ainsi d’énormes collections. Les Archives (Archion) donnèrent leur nom aux monuments qui les contenaient. Passée d’Athènes à Alexandrie, tombée de Platon en
Théophraste, la philosophie diminuée tournait à l’orientalisme. Le successeur
et disciple d’Aristote, Théophraste (374-287), fermant Les derniers Grecs expatriés à Alexandrie, en relations avec les prêtres égyptiens, des Persans, des Indiens et des Chinois, apprirent les langues orientales. Bientôt, les philosophes anciens, Pythagore, Parménide, Démocrite, Anaxagore, devinrent des classiques vieillis. Platon lui-même parut moins original. La philosophie brahmanique, incohérente, obscure, séduisante ; la philosophie perse, mythique, liturgique, morale ; la philosophie égyptienne, sacerdotale, complaisante, mystérieuse ; la philosophie juive, — s’il y eut une philosophie juive, — s’amalgamaient, se détruisaient. Le platonisme seul, si condescendant, se prêtant à toutes les combinaisons, survivait. Les platoniciens Ammonius, Plotin, Porphyre, et plus tard Jamblique, furent les conservateurs du système. Proclus fit renaître l’école d’Athènes. Justinien abolira les deux écoles ; mais elles ne périront point. Les Grecs avaient importé leur culte en Égypte, mais très rapidement les divinités grecques s’assimilèrent aux dieux égyptiens. Dans le Sérapeïon, on adora Sérapis et Zeus Hadès. Les influences philosophiques diverses impressionnèrent les classifications divines. Les éléments furent attribués : Râ eut la lumière, le feu ; Schou, le souffle, la vie, l’air ; Seb, la terre ; Osiris, l’eau, le Nil. L’âme s’exprima sous la forme du pectoral symbolique de Memphis, un oiseau à tête humaine, aux ailes ouvertes, étendues. Le siège des sensations, le cœur, fut la maison de l’âme, l’âme-cœur. Les esprits revenaient au surnaturel. La folie, où les anciens hommes avaient vu longtemps la manifestation d’une action divine, — Oreste, Saül, David, — devenait de nouveau, à Alexandrie, l’avertissement des dieux. La lutte confuse de tant d’écoles dévoyées, fit que les doctrines platoniciennes et les croyances juives, — car la masse du peuple était formée de mercenaires hellènes et de pasteurs asiatiques de même race que les Juifs de Chaldée et de Chanaan, — se combinèrent, pendant que les prêtres égyptiens, disposant du matériel et des traditions sacerdotales, utilisaient à leur profit ces agitations. Un grand mouvement d’exaltation religieuse en résulta. Les juifs d’Héliopolis, — ou juifs hellénistes, — tout à
fait chez eux, allaient jusqu’à considérer Jérusalem comme remplacée par Un Juif de Sichem, Philon l’ancien, n’ayant pas cédé, il y
eut trois temples, trois centres
israélites : Jérusalem, Samarie, Héliopolis. Les Néo-Juifs, munis de leur
Bible nouvelle, ayant institué une fête, les Vrais-Juifs
décrétèrent un deuil. L’influence hellénique, très sensible dans l’évolution hébraïque d’Héliopolis, se compromettait ou se manifestait bien tristement dans le reste de l’Égypte. Les sculpteurs y exagéraient jusqu’au grotesque les représentations des divinités, corps d’hommes à pattes d’oiseaux, à têtes de chat, d’ibis, etc., tandis que l’influence africaine, éthiopienne, se montrait dans l’Ammon phallique à quatre têtes de bélier. Les mystères d’Isis, seuls, satisfaisaient encore au spiritualisme hellénique ; la boule d’or, insigne des initiés, ne s’obtenait que doucement ; alors que les Ptolémées, vivants, étaient admis dans le Panthéon. L’Égypte, si calme, est toute vibrante des surexcitations importées. Les danses funèbres sont devenues des contorsions ; les musiciennes frappent les tympanons ; à tour de bras les pleureuses hurlent leurs hululations ; et les hommes, armés de roseaux, s’agitent comme des possédés. Les tombeaux restent égyptiens ; l’image du mort y conserve sa placidité traditionnelle ; les peintures et les inscriptions y sont hiératiques : l’âme, le souffle, s’approche du corps pour l’animer une seconde fois, et la barque, les deux voiles enflées, est prête pour le départ. Ce repos assuré, promis, se réalisant, contraste avec l’insupportable vie nouvelle que les Grecs détestés ont introduite. Au point de vue artistique, les Ptolémées se soumirent aux traditions égyptiennes. Leurs propres images, dans les temples, ne représentent que des pharaons archaïques, faisant leur offrande aux divinités des fils de Misraïm. Les sanctuaires nouveaux, édifiés, sont égyptiens, mais exécutés par des ouvriers grecs, las, et qui rapetissent tout ce qu’ils touchent. L’idée du luxe, venue de l’Orient asiatique, dévoie l’Aryen travaillant la pierre, qu’il fouille trop, qu’il tourmente, qu’il diminue plus qu’il ne faudrait. L’Égyptien, malheureusement, n’est plus capable de donner des leçons aux Grecs, car il s’est attardé dans la routine, ne voit plus la nature comme il la voyait jadis, et subit plutôt l’influence hellénique. L’âge des pyramides, qui ne furent que des montagnes artificielles, est bien fini ; on bâtit encore des pyramides cependant, orientées comme les anciennes, dédiées au Soleil, à l’Horus des deux jours, mais toutes petites, relativement. L’architecture ptolémaïque, qui est de l’égyptien-grécisé, se résume dans le temple d’Edfou, couvert de textes. Sous la domination des Perses, — XXVIIe dynastie (527), — après le passage terrifiant de Cambyse, c’est à peine si quelques stèles de la tombe d’Apis révèlent la présence du sculpteur aux bords du Nil. Darius, cependant, fait bâtir le temple d’Ammon dans l’oasis de Kharyeh, laisse une trace de sa visite à Hamamât. Artaxerxés grave son nom sur quelques vases. Les troubles qui agitèrent l’Égypte pendant La nouvelle conquête persane (340) ne laisse que les noms des rois de Les Ptolémées constructeurs reprennent donc, notamment à Edfou, la tradition pharaonique. Là, en des sculptures molles, sans caractère, où se joue l’ombre régulière de chapiteaux symétriques, le Ptolémée-pharaon figure, tenant par les cheveux un groupe d’ennemis terrassés. Les Ptolémées ne bâtissent pas seulement des temples nouveaux ; ils s’appliquent à réédifier, à restaurer les temples anciens, jusqu’en Nubie. C’est à Philæ, dans l’île charmante, le délicieux temple d’Isis, commencé par le Ptolémée Philadelphe et achevé par l’Épiphane, son successeur, véritable chef-d’œuvre de l’art ptolémaïque, miniature architecturale, et tellement gracieuse, que la proportion idéale de ses lignes lui donne presque de la grandeur ; — c’est le temple d’Ombos, dont la puissance monumentale est cependant gâtée par de faux accents ; — Esneh, détestable avec ses fûts de colonnes diminués, ses supports ronds, ses artifices ; — Dendérah, achevé par Tibère, décoré par Néron, c’est-à-dire outragé par la grossièreté romaine ; — Thèbes, intelligemment augmenté ; — Deïr et Medyneh (sur la rive gauche), peut-être amoindri ; — Karnak, accru d’une grande porte isolée, illogique... Partout la grâce hellénique, avec une tendance maladive au joli, se substituant à l’héroïsme des architectes égyptiens. A Saqqarah cependant, la partie la plus belle de la tombe d’Apis et les gigantesques sarcophages qui s’y trouvent, datent de l’époque des Ptolémées. Dans l’œuvre des
Ptolémées, La peinture helléno-égyptienne a donné le portrait ; idée originale absolument funéraire, égyptienne par conséquent. Les Grecs y apportèrent les procédés qui satisfirent à la fois la fantaisie et le mercantilisme de l’artiste. On peignait à l’encaustique, avec des cires colorées d’avance, puis brûlées et étendues en glacis ; à la détrempe, avec des couleurs délayées dans de l’eau : une gomme, ou des jaunes d’œuf ou un jus de figues, donnait la consistance. Sur le panneau de bois, enduit d’une colle crayeuse, — quelquefois avec une toile collée sur le panneau, ou encore sur une épaisseur de toiles superposées, — le peintre exécutait son œuvre. L’art du portraitiste se mesurait au degré de ressemblance des portraits qu’il exécutait. Les moindres détails du modèle étaient reproduits avec un scrupule fatigant. Des peintres ajoutèrent des mains au type d’abord consacré. La littérature ptolémaïque, assourdie du bourdonnement des chorizontes (séparateurs), critiques infatigables, disputeurs, est la proie des grammairiens, qui applaudissent au jeu des mots, aux versifications imprévues, dédaignant les poètes, les penseurs. Les classiques grecs, pour les Alexandrins, c’est Pindare, Stésichore, Alcée et Simonide. Le désir, peut-être la nécessité de plaire aux critiques, imposa aux littérateurs un travail de martelage, plutôt que de ciselure, et ce labeur, ce tourment d’esprit, cette torture intellectuelle, finirent par donner une langue écrite, à ce point corrompue et polluée, tellement encombrée de choses étrangères ou bizarres, que le fond grec en devint méconnaissable. Ptolémée Soter avait attiré les littérateurs à Alexandrie et protégé leurs travaux. Une littérature gréco-juive s’épanouit sous les Ptolémées Philadelphe et Évergète, puis déchut, et laissa, avec le Musée, cette Académie alexandrine, tenant à la fois de l’école et du couvent, — la cage des muses, dit Timon de Phlionte, — des œuvres diverses, individuelles, sans lien, des ébauches plus ou moins poussées, sauf toutefois les idylles et l’argonautique de Théocrite et d’Apollonius. Les poètes de renom furent Philétas, Hermésiana, Zénodote, Callimaque (320-270), Théocrite, Eratosthène, Apollonius (300-200). Une poésie sans élan, sans spontanéité, toute de travail, érudite, grammaticale. Ces versificateurs, d’une extrême habileté, sont des algébristes, des inventeurs de procédés, des applicateurs de formules, sans aucune espèce d’originalité, ni de sentiment, sans émotion personnelle, sans flamme ni sincérité. Des virtuoses chercheurs d’épithètes ; pas un croyant. Le nom de Philétas fut illustré parce qu’il dédia, en mourant, des vers émus à la belle Battis ; or la belle Battis n’existait pas, et Philétas n’avait pas cessé de vivre. Le mensonge hantait les cerveaux ; les poètes ne s’inspiraient que dans les livres. Callimaque, dont les œuvres sont perdues, aurait été le Ronsard de cette Renaissance des lettres grecques ? Apollonius, de Rhodes, d’une élégance soutenue, a laissé de beaux vers, avec des impressions d’un réalisme sain, vrai. Classique au fond, il essaya de remonter aux sources, de ressusciter le vieil Olympe. Entraîné dans la décadence, il semble vouloir, par de nouvelles formules, se distinguer de ses compétiteurs plutôt qu’obéir à une conviction ; ses regrets sont ceux d’un vieillard étalant, avec une certaine coquetterie, les grâces perdues. Psychologue d’instinct, sachant bien le cœur de l’homme, Apollonius s’attarde dans les descriptions minutieuses, abuse des couleurs qu’il emploie, relevant d’un ton vif tous les détails quelconques. Ses idées, simples parfois, disparaissent dans le touffu de son style laborieux et tourmenté. Callimaque n’ayant écrit que de petites œuvres, Apollonius, par contraste, nécessairement, écrivit une épopée, et ce fût l’origine d’une querelle qui se termina par l’exil d’Apollonius battu. L’œuvre condamnée, c’est les Argonautes, aventuriers que le poète présente et fait parler, agir, comme des Grecs du temps des Ptolémées, délicats jusqu’à la puérilité, rhéteurs bavards, précieux, d’une galanterie fade. Pas d’unité, pas d’héroïsme, pas de conviction ; des sentiments réels, humains, et çà et là des riens d’une observation parfaite, mais noyés dans les flots abondants d’une rhétorique enluminée, papillotante. De Jason, on ne voit guère que le manteau superbe, complaisamment décrit ; Médée, luttant entre l’amour et la pudeur, se roulant sur sa couche, comédienne, menteuse, tantôt rougissante et tantôt pâlissante, succombe au frisson qui rompt la nuque. Apollonius reste écrasé sous les pierres mêmes du monument qu’il eut la prétention d’édifier à sa propre gloire. Théocrite, arrivé de Syracuse, sa patrie, et qui y retournera comme favori de Hiéron H, regrette d’être venu à Alexandrie : Qui, dit-il en une page immortelle, qui aime encore les beaux vers ? Les hommes ne désirent plus, comme autrefois, les louanges données aux belles actions. L’amour du gain l’emporte sur tout. Chacun, la main cachée sous son manteau, n’est occupé qu’à chercher un moyen d’emplir sa bourse ; pas un ne voudrait donner seulement la rouille de son argent ; — mais il ajoute, pris par l’engrenage, ayant déjà trop aspiré l’air dissolvant : Chacun pour soi, et que les dieux assistent les chanteurs ! Tout Alexandrie, l’Alexandrie des Ptolémées, gréco-juive, est décrite dans cette page. Comme jadis à Athènes, les rhéteurs siciliens venaient trafiquer de leur talent ; ainsi Théocrite, dans la splendide cité d’Alexandre, venu tout illusionné, n’y trouve que des avares le payant mal. La société alexandrine, grecque encore un peu par son goût difficile, asiatique par son luxe, juive spécialement par l’activité et la corruption, livrée par énervement aux passions les plus violentes et les plus étranges, ne croyant plus qu’aux sensations, aux choses où les sens dominent, se débattait en des appétits contradictoires, aryens, asiatiques, africains, et s’épuisait. Les Alexandrins étaient devenus à la fois sceptiques et superstitieux. C’est dans ce milieu que la poésie renaissait. Depuis Pindare, en réalité, les Hellènes n’avaient plus eu de poète ; les élégiaques, Simonide, Euphorion, Sapho et Philétas, — le maître de Théocrite, — fermaient un cycle. Une civilisation vieillie, blasée, exigeante, distraite, ne pouvait donner une poésie forte ; les essais n’y furent que des échecs. Appartenant à la civilisation de leur siècle, les poètes d’Alexandrie ne s’entendirent pas ; ils manquaient de souffle. Théocrite, arrivant indemne, plein de vaillance, très intelligent, fut le poète qu’on attendait. Il chante la nature, non parce qu’il l’aime, ou que ses sensations intérieures lut dictent sa poésie, mais parce qu’il croit comprendre qu’aux Alexandrins saturés de littérature il faut un plaisir autre, un élément d’esprit nouveau. Et Théocrite se trompe, du moins reste insuffisant, ignore le charme du simple, ne sait pas extraire des choses naturelles le baume qui eût calmé les cœurs, devient pessimiste. La pauvreté noire et maussade des campagnards est ce qui le frappe le plus ; la misère du pêcheur, dont le seuil n’a ni porte ni chien, l’épouvante ; et il éloigne ainsi du spectacle apaisant des campagnes vastes, et des bords de la mer bleue, ceux qui le lisent, les rejetant, désillusionnés, dans la vie fiévreuse de la cité. Les paysages que décrit Théocrite, en quelques mots, où transparaît la poétique d’Aristophane, n’émeuvent pas. Sa réalité est décevante. Ses bergers eux-mêmes, aux bords de l’Anapos et du Sybaris, sont repoussants : leurs doigts gourds sentent la présure. Ses paysanneries, imaginées, tournent à la lubricité. La statue du figuier qui préside aux jeux champêtres, est un dieu d’Afrique, un Ammon grossièrement taillé, dont le phallus fécond, propre aux œuvres d’Aphroditè, incite les paysans aux sacrés mystère, pendant que chantent les rossignols roux, que sifflent les merles printaniers. S’étant servi du plus aryen des dialectes éoliens dans trois de ses idylles, Théocrite, en son style précis, juste, sobre, conserve ses qualités grecques, fondamentales. Il n’emploie les mots techniques nécessaires qu’en les plaçant bien, poétiquement, même lorsqu’il décrit une source par la nomenclature exacte et qualifiée des plantes fontinales. Il cesse d’être Grec, Aryen, dans le choix de son sujet, soit qu’il veuille complaire au goût des Alexandrins asiatisés, soit qu’il ne connaisse vraiment que les ébats de campagnards lubriques. La poésie alexandrine, en somme, où l’on trouve de tout, de l’archaïsme, de la mythologie, de l’histoire, de la géographie, de la science, et très technique, n’a que l’apparence de l’érudition. Un déguisement poétique laborieusement habile, cache la profonde ignorance des poètes. Les imaginations les plus excessives des Alexandrins, lorsqu’on les dépouille des procédés de la forme, se montrent singulièrement pauvres. Les fables, les mythologies, les paysanneries des poètes, ne s’écartent pas de la réalité citadine convenue. Pas de poète national, puisqu’il n’y a pas de nation ; des littérateurs versifiant pour eux-mêmes, ou pour un cercle dont ils quêtent les suffrages, ou pour tel prince dont ils provoquent la générosité. En histoire, quelques philosophes revenus des spéculations grammaticales, s’essayant à déchiffrer les écritures cunéiformes, dénonçant ainsi leur origine de race, petits-fils d’Assyriens, de Chaldéens ; pas un de ces laborieux, — observation caractéristique, — ne songeait à essayer de lire les hiéroglyphes dont les monuments de l’Égypte sont couverts. Les théâtres de marionnettes, très machinés, avec leurs rails-ornières, leur moteur de boîtes à sable, leur porte à deux vantaux, que l’on manœuvrait mécaniquement, et qui servait de rideau, jouissaient d’une grande vogue. Toutes les grandeurs helléniques, — architecture, sculpture, poésie, — transportées à Alexandrie, se réduisaient progressivement à rien. |