Rome (de 754 à 63 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XV

 

 

La Grande-Grèce. - Peuplement de l’Italie du sud. - Grecs et Italiotes. - Influence d’Athènes. - Socrate et Platon. - Pythagore. Aristote. - Rhéteurs et grammairiens. - Épicure et Hégésias. - La Médecine. - Héroricos et Hippocrate. - Eudoxe. - Astronomie. - Sciences mathématiques et physiques. - Géographie.

 

QUELLE influence allaient exercer sur les Romains, leurs relations maintenant directes et constantes avec les Grecs de la Campanie, de l’Italie du sud, les Italiotes hellénisés et les Hellènes de la Sicile ? Qu’était cette Grande-Grèce, dont la civilisation spéciale allait se superposer à la civilisation étrusque ?

La Campanie a le Vésuve au centre, ce qui éloignera les races timorées, ou les retiendra, toutes tremblantes, sous l’impression d’une peur chronique. Le plus ancien nom de ce pays est grec : c’est le pays des Opsques, ou Osques, Ausones. Les Ausones, ou Ausoniens, ou Aurunces, se désignaient d’un mot qui signifie paysan. Les tribus de race sabellique se rattachent à cette population. Soumis par les Étrusques, dont ils acceptèrent la domination peu après le début du vie siècle avant notre ère, ces Campaniens, ces Italiotes grécisés, se mélangèrent de Samnites (440-420) se présentant comme de même origine. Soumis à Rome dès 343, le pays des Osques abandonna son dialecte, se latinisa. Dans la plaine vaste, toute ouverte, Capoue fut bâtie, — Capua, — bientôt fière de son vin renommé, des vignes de l’ager falernus.

Au sud de la plaine de Campanie, les Grecs avaient peuplé les îles et les presqu’îles volcaniques, attirés par les criques charmantes au fond desquelles pénétraient, toutes bleues, les eaux dormantes de ports naturels. Dès le XIe siècle, des Grecs ioniens de Chalcis auraient été installés à Ischia (Ænaria ou Pithecussa), et c’est eux qui auraient ensuite bâti Cyme, la Cumœ latine, entièrement grecque, de coutumes et de mœurs, lorsque les Samnites s’en emparèrent (420).

Les Ioniens de Samos fondèrent Dicéarchia (Pouzzoles), puis Neapolis, avec le concours des Athéniens. Des villes demi grecques, mélangées d’Orques-Étrusques et de Phéniciens, s’élevèrent le long des côtes : Herculanum et Pompeï au pied du Vésuve, Surrentum (Sorrente), Salernum (Salerne), etc. L’Italie inférieure reçut le germe grec, profondément, — à Cartedo, encore, les femmes sont toutes des Minerves, — mais avec le stigmate phénicien, asiatique, ineffaçable.

En Apulie, ou Iapygie, les Iapygiens, semblables aux hommes qui habitaient le littoral opposé de la mer Adriatique, occupaient la plaine que traversent le Cerbalus (Cervaro) et l’Aufidus (Ofanto), entre les monts Samnites et la mer. Mélangés d’Illyriens à Apuli, ils adoptèrent, en majorité au moins, la langue, les mœurs et les arts de Tarente, la ville hellénique. Leurs troupeaux, paissant des pâturages pierreux, donnaient une laine très fine, recherchée. Les Romains achevèrent la conquête de l’Apulie en 317.

La plate et rocheuse Messapie, couverte de vignes et d’oliviers, très tôt envahie par des Illyriens, conservait avec ténacité sa langue nationale (266) ; elle n’eut qu’une ville importante, Brundisium, dont le port excellent, en relations continuelles avec l’Hellénie, ne fut occupé par les Romains qu’en 244. Sur sa lagune étroite, stérile, circulaire, entourant un lac maritime délicieux, Tarente, fondée par des Doriens de Laconie (708), fut commerçante et industrieuse, demeura grecque.

La Grande-Grèce, qui doit ce qualificatif aux montagnes de la Calabre comparées aux collines de l’Hellénie, clairsemée d’abord de races diverses, de Sicules, Itales ou Italiotes, reçut de nombreux colons Hellènes (800-700), Achéens-Éoliens surtout, et devint complètement grecque deux siècles après environ (600-500). La Grande-Grèce, — Magna-Græcia, Græcia-Major, — subit une invasion de Samnites et d’Osques (400), ou Lucaniens, qui troublèrent le type originel, pur, des premiers colons. Ces intrus y dominèrent jusque vers le milieu du IVe siècle ; le sud extrême, alors séparé, forma le pays des Brutiens. Rome prendra le tout (300-272).

En Lucanie, les villes de la côte étaient pleinement grecques : Posidonia (Pœstum), que les Lucaniens occuperont (400) ; Velia, fondée par les Ioniens de Phocée (540) ; Pyxous (Buxentum), bâtie par les Ioniens de Rhegium (467) ; Laos, colonie des Achéens de Sybaris ; Métapontion, l’achaïque (700), fondée sur le golfe de Tarente, en même temps, ou à peu près, que la Siris des Ioniens de Colophon (600-500) ; Héraclée, peuplée de Tarentins et de Thuriens (432) ; groupements d’agriculteurs.

En Brutium, Consentia, la capitale, dans l’intérieur, ne contenait guère que des Brutiens ; les autres cités, sur la côte, étaient peuplées de Grecs. Sybaris, fondée dans la fertile plaine du Crathis par des Achéens et des Trézéniens, fut une ville riche, intelligente et gaie, une sorte de Massalia italiote. Détruite (510) par les Crotoniades, vigoureux, élégants et beaux, les Grecs coalisés, réunis, la réédifièrent sur ses ruines (443), dirigés par des Athéniens, et ce fut Thurii, que les Romains occupèrent (282), qui a disparu. Crotone, bâtie par les Achéens (710), se vantait de ses mines de cuivre ; Locres s’honorait de son nom, qui était celui de ses constructeurs, les Locriens occidentaux (675). Rhegium, créée par les Ioniens de la Chalcis d’Eubée (725), s’était augmentée d’une émigration de Messéniens. Autour de la Sicile triangulaire, les îles et les îlots fourmillaient de Grecs.

C’est par ces Grecs de toute origine, par ces Hellènes venus, vieillis, les uns las et résignés, les autres surexcités et remuants, patriotes usés, de peu de foi, restés généralement infatués et querelleurs, très intelligents, certes, songeurs ou actifs suivant les circonstances, beaucoup d’entre eux entachés de phénicisme, voués aux spéculations malsaines, et professeurs de corruption, que les Romains s’initièrent à la vie hellénique.

Athènes, dans ces choses vagues, mystérieuses, obscures, dans cette civilisation pressentie, désirée, était, à l’Orient de Rome, une sorte de point lumineux. Le regard, comme de force, allait vers Athènes. C’était une illusion. La cité de Pallas, en accaparant tout pour tout désorganiser, avait achevé la Grande Grèce véritable, antique, aryenne, vaincue à Troie. Les Athéniens, diminuant l’Hellénie, au lieu de l’agrandir sans cesse, avaient fini par succomber, enfermés dans leur ville comme dans un musée, assurément merveilleux, mais restreint et insuffisant. Cornélius Nepos raconte qu’on demanda un jour à Iphicrate qui il estimait le plus, de son père ou de sa mère ; et qu’Iphicrate répondit : Ma mère, car mon père m’a fait Thrace et ma mère Athénien. Iphicrate, fier et jaloux, véritable Athénien, agonisait d’orgueil.

Athènes vaincue, épuisée dans sa force créatrice, chassée du domaine politique, restait active, nécessairement. Toujours localisé, l’esprit athénien se préoccupait cependant de l’universalité des choses, et il allait loin, parfois, au delà de la cité. Grâce à quelques hommes, un goût de réflexion, d’étude, de science, se manifestait. Socrate, vraiment, avait fondé une science morale.

Le paradoxe socratique : La morale est suffisante pour la vertu, avait frappé les esprits. Des Aryens purs se seraient peut-être contentés de cette phrase harmonieuse, impressionnante, et ils auraient été vertueux en même temps que moraux, par sentiment. Les Athéniens d’après Socrate, interprétant ses paroles, — quand ils ne les inventaient pas, — utilisèrent, dans le sens phénicien du mot, toute la morale socratique. Le Bien, ce fut l’utile, mais l’utile vrai, distingué de l’agréable ; le juste, ce fut le légal ; la Piété, la pratique religieuse : des lois à observer.

A défaut de lois supprimant la responsabilité, favorisant la paresse de l’esprit, de règles permettant l’observation de soi, la méditation consciencieuse, les moralistes énuméraient les avantages de la morale. Le tempérant se préparait au plaisir, gagnait l’estime de ses contemporains ; l’observateur des lois s’assurait la tranquillité, un meilleur traitement social. Si la morale de Socrate n’avait pas été dominée par ce précepte : L’empire de soi-même est la première des vertus, les socratiques n’auraient été, rapidement, que des sages inactifs, très vertueux, irréprochables, mais exigeant le bénéfice social de leur discipline intellectuelle, de leurs vertus.

Platon, renchérissant sur cette renonciation, abusant des condescendances aryennes, s’empare des esprits pour les arracher au réel, les conduire et les perdre dans un idéal convenu, limité, définitif. Il se refuse aux expériences ; il professe l’horreur de la vile matière ; il sépare la mécanique de la géométrie, parce que la mécanique se résout en problèmes positifs, constatés, finis ; il blâme les démonstrateurs, tels qu’Eudoxe et Archytas, et il fait du Bien l’essence même de Dieu. Sa théorie métaphysique du monde est une conception a priori d’ordre et d’harmonie. L’homme n’ajoutera rien à ce qui est, à ce qui fut, à ce qui sera, dans la création et la procession des choses. Mais, artiste, poète, en contradiction flagrante avec sa propre théorie, par son admirable langage, Platon émancipera l’homme qu’il a essayé d’enchaîner. Il crée, rien qu’en parlant, les mots, les expressions psychologiques qui manquaient pour exprimer, pour manifester les supériorités de l’être humain. Avant lui, le mot générique grec distinguant l’homme de la bête n’existait pas.

Pythagore et ses disciples, s’insurgeant, firent voir les relations qui existaient entre les conceptions numériques et géométriques, intéressant ainsi les esprits au jeu des démonstrations, à la recherche et à la formule des preuves, à l’application des théories pensées et déduites. Or, cet exercice intellectuel, ce travail humain, ce labeur quasi matériel trouvant son outillage complet dans les écrits de Platon, le langage platonique servit à détruire le platonisme. La morale de Socrate et la logique de Platon, travaillées par les pythagoriciens, firent Aristote, donnèrent au monde le système compréhensif de la logique formelle, préparèrent l’avènement de l’exactitude.

L’influence de Platon ne permit pas à Aristote, malgré son génie, de l’emporter ; pas même de réagir suffisamment. Il faudra des siècles à l’humanité, pour qu’elle se dégage de la séduction platonique. Pendant vingt années, sans rien écrire, Aristote écouta Platon, ou ses émules, travaillant sans relâche, se faisant une réputation de prodigieuse activité. Platon avait dit : C’est le frein qu’il faut à Aristote et non l’éperon. Philippe de Macédoine lui confia l’éducation de son fils Alexandre, alors âgé de treize ans.

Le plan d’éducation tracé par Aristote pour son royal élève, le fils de Philippe, est parfait : Apprendre les lettres dans les poètes et les orateurs ; la morale, dans la nature et la tradition ; la politique, dans l’histoire, et plus spécialement par l’examen des constitutions ; n’aborder la science qu’avec un esprit formé. Revenu à Athènes, Aristote ouvrit le Lycée (352) ; près du temple d’Apollon, où il enseignait ses élèves, — les péripatéticiens, — en se promenant.

A la mort d’Alexandre, par une réaction logique, les Athéniens retournèrent à cet idéalisme artistique, exalté, inconscient, qui sacrifie l’indépendance de la pensée, et le labeur intellectuel, à la discipline énervante des théoriciens absolus. On accusa en conséquence Aristote d’impiété, et il dut s’enfuir à Chalcis, où il mourut (312).

Aidé, dit-on, dans ses recherches pratiques, dispendieuses, par Philippe d’abord et par Alexandre ensuite, le génie pénétrant d’Aristote, suivant le mot de Cicéron, lui avait fait découvrir les secrets de la nature. Il laissa ses livres à Théophraste. Sylla les rapporta à Rome, dans son butin de guerre ; l’Eglise les condamna ; les Arabes les rendirent à l’humanité ; le pape Urbain IV les fit traduire ; le Parlement de Paris (1629) défendit de les attaquer sous peine de mort.

Aristote, infatigable, avait en effet dressé l’inventaire des connaissances humaines, cherchant la vérité, toujours, partout, soumettant ses découvertes à l’expérimentation. Observateur précis, après Hippocrate, il dit le premier que les Idées sont la représentation des objets et qu’elles arrivent à notre esprit par l’organe des sens, principe fécond, seul capable d’encourager le penseur, de stimuler et de récompenser le savant. Aristote résume tout ce qu’on avait su avant lui, et contrôlant, pour ainsi dire, les solutions collectionnées, il déduisit logiquement, expérimentalement, la connaissance de l’ensemble des choses, acceptant toutes les œuvres de l’esprit humain, sauf celles de l’imagination ; et c’est ce qui le rendit suspect aux yeux des Athéniens. Dédaignant la recherche du Beau absolu, il s’appliqua à définir le Bien et l’Utile. Son Beau, à lui, était une réalité vivante et concrète : un acte.

Le Dieu d’Aristote, premier moteur, indifférent à l’homme qu’il n’a pas créé, mais qu’il attire à lui, par l’attraction universelle qu’il exerce, n’est ni providence, ni bourreau. La Nature comprend l’homme dans ses parties, et elle suffit à tout, dirigée par la loi du mieux, fatale ; aussi, les individus peuvent se modifier, les espèces demeurent. La Nature, artiste, s’améliore ; la vie ne dépend pas du hasard, ne répond pas à une nécessité ; il n’y a pas de divinité surveillante, intervenant, secourable ; pas de vie future à préparer. L’édifice de Platon est sapé dans sa base.

Pas d’âme sans corps. L’homme jouit de lui-même, ou se tortionne. La jouissance suprême, le ravissant plaisir de la pensée savante, c’est la découverte, démontrée, d’un fait humain. Chaque animal a en lui quelque chose de la puissance de la nature et de sa beauté ; l’homme doit connaître sa puissance et faire resplendir sa beauté, et c’est en cela que sa nature est divine, qu’il doit s’appliquer à donner un but à ses œuvres, à ne jamais rien faire de vain, s’il ne veut pas s’amoindrir. L’homme peut tout par lui-même et pour lui-même. Sur la terre, dans la nature, — à laquelle il appartient, — il trouvera toutes les sources de ses jouissances et de sa grandeur. Il n’a pas besoin de tordre son cou pour regarder passer les nuages, sonder l’insondable éther, se confier aux dieux. Anaxagore avait dit : L’homme est le plus intelligent des animaux, parce qu’il a des mains ; Aristote riposte : L’homme n’a des mains que parce qu’il est intelligent.

A la vertu vaguement définie, philosophique, spéculative, Aristote oppose le Devoir positif, cette vertu du citoyen. Le Bonheur, il le place dans le dévouement, dans le sacrifice, même de la vie ; c’est le Patriotisme qu’il conçoit. Le Devoir ainsi exercé, dans l’humanité et par l’humanité, domine la Religiosité décevante et la Morale inconsistante de Pythagore et de Platon. Et si Aristote conserve un fond de métaphysique dans l’expression de sa pensée très haute, c’est qu’il accomplit une révolution dont il s’effraye ; de même qu’il acceptera l’exercice de l’esclavage, sans lequel l’Hellénie disparaîtrait, matériellement.

Ce qui distingue l’homme, d’après Aristote, c’est la raison ; et il lui faut, — être social, — une famille, une patrie, l’humanité. L’ensemble, l’association des familles formant la patrie, le gouvernement, — l’État, — doit servir l’intérêt général ; cet intérêt est le lien nécessaire. L’individu se doit à l’État, parce qu’il se doit à la Société. Cet individualisme sacrifié à l’État, absolument par intérêt, est l’erreur qui conduisit logiquement Aristote à définir l’esclave l’instrument animé dont on est propriétaire. Mathématiquement, pourrait-on dire, il aboutit à la consécration de l’esclavage, au droit de la guerre, à l’inégalité des hommes associés, parce qu’il dut repousser le principe détestable de l’État-famille de Platon, menant au despotisme.

Aristote, réagissant contre le platonisme ; Aristote, père de la logique, inventeur de la méthode, penseur scientifique, ne pouvait pas conclure autrement. Il déclare que la liberté doit délivrer le citoyen de l’omnipotence de la famille ; que le citoyen doit obéir à l’État : le magistrat lui-même, dit-il, obéit à son mandat en commandant. Dans le gouvernement type d’Aristote, la fortune, le mérite et la liberté se tempèrent par des transactions. Le savant philosophe édifiait son monument avec les matériaux qu’il avait.

La Politique d’Aristote, bien grecque, toute de proportion, de mesure, d’harmonie, est une science appliquée par un artiste. La démocratie, vivante, agissante, formant la société, en nombre, ne doit pas tyranniser ; l’aristocratie, de fortune ou de mérite, minorité nécessairement, est indispensable à l’État, à l’intérêt public : Le régime démocratique est de tous les gouvernements le plus stable, à la condition que la classe moyenne ait la prépondérance ; à la condition que l’éducation du citoyen appelé à gouverner réponde aux besoins de l’État.

Aristote éducateur veut que l’instruction du citoyen varie suivant l’état politique de la patrie. Et c’est pourquoi, assistant à l’affaiblissement progressif d’Athènes, il va jusqu’à interdire d’élever les enfants difformes. Dans sa Politique encore, Aristote combat Platon, en déclarant que tout citoyen doit participer à la vie publique. Dans sa cité idéale, l’ordre est maintenu par la justice et l’amitié.

La culture et la pratique des arts entrent dans le système d’éducation d’Aristote, s’imposent au développement normal de la vie sociale. La fin de l’Art est le plaisir des hommes libres ; le moyen est dans l’imitation de la nature. Les arts principaux sont la musique et la poésie. Aristote s’occupe peu de la peinture et de la sculpture ; pas du tout de l’architecture. Toujours logique, positif, sa mission étant trop importante pour qu’il s’attarde, Aristote divise les arts en sensibles et libéraux ; et il exclut, songeant à la réforme des Athéniens, les arts qu’il suppose surexcitants. Il s’égare, de même, lorsqu’il essaye de combattre l’esprit de lucre, la cupidité et la vénalité, allant jusqu’à dire : que tout travail dont on tire profit est vil. En ces paroles, Aristote visait les sophistes, entendait flétrir ceux qui exploitaient, ceux qui vendaient les fruits de leur intelligence ; mais la parole était prononcée, et elle portait trop loin.

Aristote honore l’art de la musique, qui donne de la rectitude aux jugements, porte aux actions honnêtes et forme les mœurs par le plaisir ; mais il poursuit les virtuoses comme il a condamné les rhéteurs : Il faut bannir ces tours de force et ces jeux brillants, si applaudis de nos jours dans les combats de musique, d’où il ont passé dans l’éducation. Les artisans de l’art musical sont, à ses yeux, aussi méprisables que les athlètes, dont les exercices rendent féroces sans donner le courage. Il déteste les Lacédémoniens qui accoutument les enfants à la cruauté et négligent de les instruire.

Le style d’Aristote, sec, parfois diffus, souvent obscur jusqu’à l’inintelligible, ruina la réforme aristotélienne, fit avorter la révolution nécessaire, tandis que la langue de Platon, merveilleuse, entretenait le goût du platonisme, lui conservait la prépondérance. Aristote avait dit le dernier mot du bon sens porté jusqu’au génie ; mais ce mot était inharmonique, et il n’eut pas d’écho chez les Grecs. Vite oubliée, inutile par conséquent, l’œuvre d’Aristote fut comme si elle n’avait pas été ; et le philosophe très grand, inconnu, devint responsable des extravagances de ceux qui le prônaient, qui l’interprétaient, qui essayaient de résumer ses doctrines. Les Romains, rebutés par son obscurité, au grand étonnement de Cicéron, ignorèrent Aristote.

Après Aristote, l’art oratoire l’emporte sur la philosophie, toute platonicienne d’ailleurs, et exploitée. Les rhéteurs et les grammairiens font un « tapage » assourdissant. Les disciples d’Aristote eux-mêmes, entraînés, trahissent leur maître. Théophraste et Aristoxème tombent dans l’empirisme ; Dicéarque, Straton, Ariston, exagérant, vont au matérialisme d’Épicure. Quelques lueurs persistent cependant ; il y a des réactions ; mais quelle anarchie, quelle confusion surtout ! Evhémère fait de l’histoire avec la mythologie, cherche des hommes, — les héros d’autrefois, — dans la nomenclature des dieux ; Xénocrate, élève de Platon, qui nomme son école Académie, continue Aristote, plus abondant et moins varié, dira Cicéron ; et parmi ses disciples, il y aura Polémon, qui doute de tout, des sens et de l’esprit, qui fonde la Nouvelle Académie, où Carnéade parlera si bien ; Antisthène, le platonicien, s’exerce à la patience virile, préparant les cyniques et les stoïciens ; Aristippe, platonicien encore, annonce l’école voluptueuse, cyrénaïque.

Épicure, que Cicéron repoussera, sans l’avoir compris, ou le comprenant mal, relève l’homme, — trop peut-être, — que Platon a presque détruit ; affirmant, démontrant que chacun a son bonheur en soi et que ce bonheur existe surtout dans la jouissance de la pensée et l’indépendance du vouloir. Tout ce qu’il est difficile de se procurer, — richesse, luxe, honneurs, pouvoir, — doit être méprisé. Et si l’ensemble des convoitises tourmente l’homme, trouble son esprit, le distrait de la simple jouissance du soi, l’homme doit alimenter et satisfaire ce tourment, jusqu’à la satiété, par la nourriture, le plaisir du ventre. Épicure entend arracher l’homme libre à l’arbitraire absurde des dieux, au fatalisme inflexible des stoïciens. Pour lui, dans la vie, les peines n’étant qu’une suspension de jouissance, il faut savoir attendre et supporter. La mort d’Épicure, d’une imperturbable sérénité, au milieu d’atroces souffrances, fut la plus subjugante de ses démonstrations.

Le système d’Épicure, ou ataraxie, basé sur le maintien de la santé, l’exercice d’un calme égoïsme, repose sur la suppression de la mort : La vie cesse par dissolution ; la mort est le retour au néant ; il n’y a pas d’enfer, de torture ; les dieux sont hors de la sphère des événements humains, l’homme doit vivre selon la nature, jouir dans la mesure de ses forces, rechercher avant tout ce calme, ce bien-être que procure la paix du cœur unie aux lumières de l’intelligence. Adversaire redoutable des académiciens subtils, des puérils dialecticiens, des vaniteux du Portique, Épicure subit pendant toute sa prédication les sarcasmes des philosophes qu’il combattait ; sa doctrine, exagérée, dénaturée, changée peut-être, resta comme une formule dégradante.

A Épicure on opposait Hégésias, son contemporain, qui niait, en effet, la possibilité d’arriver à la possession du bien, but chimérique, et enseignait le renoncement brutal. Un Ptolémée dut faire fermer l’école d’Hégésias, exiler le maître, pour arrêter les suicides. Socrate et Platon avaient nécessairement abouti à Épicure et à Hégésias. Et la philosophie n’en mourut pas !

La médecine, art passionnant, bien fait pour séduire l’aryanisme grec, répondant à son goût de collection, de recherche et de recueil des vérités constatées, dont l’essence scientifique ne pouvait être, pour longtemps, qu’une comparaison de faits, avait suivi, parallèlement à la philosophie, une voie progressive, sans trop subir l’influence des rhéteurs. L’idée fondamentale de l’exercice de la médecine grecque : Fortifier et conserver l’organisme humain, appartient à Héroricos, qui vécut bien avant Platon. Acouménos et son fils Eryximachos continuèrent l’œuvre : L’hygiène prévenait les maladies ; l’exercice à l’air libre entretenait la vie. De ces temps quasi préhistoriques nous sont parvenus, comme des témoignages précieux, les pratiques d’une médecine originale, toute aryenne : les prières, absolument védiques, qu’on retrouve dans l’Atharva-Véda, par lesquelles les herboristes grecs enchantaient les remèdes prescrits, et l’offrande, essentiellement aryenne, jetée dans les sources des eaux guérissantes.

La sophistique essaya de s’imposer à la médecine naissante. Hippocrate vint, qui concilia, avec une étonnante autorité, la séduisante phraséologie descriptive des maux, à laquelle les Grecs ne devaient pas résister, les pratiques d’une superstition facile et les exigences de la science nouvelle. Délivrée du monopole sacerdotal, — l’empirisme, régularisé, conservé à titre d’expérience et d’hypothèse, — la médecine d’Hippocrate, conciliante, — mais rectifiée, cherchait désormais des Lois. Avant Hippocrate déjà, des observations exactes, suffisamment généralisées, — ophtalmologie et otologie notamment, — avaient indiqué la voie.

Eudoxe, émule d’Hippocrate, passionné de voyages, tout à sa curiosité scientifique, mathématicien, philosophe, géographe et politique, dans le sens d’Aristote, encyclopédiste par conséquent, réunit tout ce que l’on savait de l’art de guérir en Asie, en Grèce et en Italie ; il créa l’école de Cyzique. Ami de Platon, l’ayant accompagné à Syracuse, il revint à Cnide pour y réviser la constitution. Eudoxe fonda l’astronomie.

La science, noyée dans la philosophie, ne s’en dégagera qu’à Alexandrie. Cette science d’ailleurs, dans le sens élevé du mot, n’est encore que de la mathématique, avec un commencement d’astronomie géométrique. La marche de la science hellénique en dénonce l’insuffisance fatale. Les Ioniens, philosophes, suppléent aux lois par d’ingénieuses formules ; ils n’exposent pas des hypothèses à vérifier, mais des certitudes vers lesquelles tout doit converger, de force ; ainsi, les théories successives de l’Eau, de l’Air, du Feu, etc. Les premiers qui, venus de Sicile, apportèrent aux Hellènes une mathématique d’application, furent mal reçus, accusés de compromettre, de ravaler la science. Les philosophes ne voulaient pas être supplantés.

Périclès, par son éclectisme, avait favorisé les savants, jusqu’alors dédaignés. Les sophistes s’étant emparés de la philosophie, avec grand tapage, les savants purent, tranquillisés, jeter enfin les fondations de leur monument spécial. Protagoras fit de la linguistique ; on s’attaqua au texte d’Homère ; Hippias risqua de la critique historique, en comparant les états entre eux ; Hippocrate et ses disciples, médecins, traitèrent de l’économie rurale et de l’horticulture ; Méton importa d’Égypte l’arpentage ; et on voulut réformer le calendrier, le commencement du mois ne coïncidant pas fréquemment avec la nouvelle lune. La résistance qu’opposèrent les Athéniens à cette seule réforme, montre bien le peu de goût qu’ils avaient pour la précision scientifique.

Privées d’arithmétique, les sciences mathématiques et physiques manquaient de sanction. Une notion des lignes ayant été empruntée aux Égyptiens, Thalès avait inauguré la géométrie. Pythagore trouva les relations entre les surfaces, les parallélogrammes et les triangles, donna le carré de l’hypoténuse. Archytas et Platon, puis Eudoxe et Ménechme, fondèrent la théorie des lieux géométriques. Dinostrate imagina sa célèbre quadratrice. Aristée apporta la Méthode, mit de l’ordre dans ses essais. Tout ceci, à l’aide d’une numération insuffisante ; Archimède, le premier, dépassa le nombre 10.000, ou myriade.

L’invention du gnomon résume toute l’astronomie. L’idée du calcul numérique appliqué à la géométrie, est énoncée par Aristarque de Samos et par Archimède. On se traîne. Aristote donne l’impulsion scientifique, montre la voie vraie, en secouant le platonisme, en se dégageant de la rhétorique, en affranchissant les dieux de leurs fonctions utiles et nuisibles.

Délivré de l’Olympe, responsable de soi, l’homme voudra connaître, prévoir, et il deviendra scientifique, — Eratosthène détermine presque la longueur exacte du méridien terrestre, — comme de la nécessité de se défendre, ou du besoin de conquérir, résultera la Mécanique. Il fallait bien calculer exactement l’emploi des forces, pour se servir utilement de ces engins énormes dessinés, sculptés sur les hauts murs des temples d’Égypte et d’Assyrie, à Beni-Hassan et à Nimroud. Denys de Syracuse veut de ces machines pour battre les Carthaginois ; Philippe de Macédoine demande à Polycidas un traité des engins de guerre machinés ; et les élèves de ce mécanicien, Diadès et Chœréas, suivent Alexandre, comme ingénieurs, dans son expédition en Asie.

Les philosophes, très diminués, se défendaient ; et la science qu’ils accaparaient, restait obscure, empirique. Les connaissances géographiques des Phéniciens, elles-mêmes, ne furent pas utilisées scientifiquement. Hérodote raconte ce qu’il a entendu dire ; Ctésias de Cnide dit ce qu’il a vu, et il est allé jusqu’au Gange ; Hippocrate essaie de déterminer l’influence des milieux. Platon, comme Socrate, dédaigne la géographie. Les Hellènes restent indifférents aux découvertes ; quelques-unes, vraiment extraordinaires, écrites, ne paraissent pas les intéresser. Scylax de Caryanda donne le périple de la Méditerranée ; Eudoxe, revenu d’Égypte, décrit le monde en neuf livres ; mais ce sont comme des travaux inutiles : le monde des philosophes ne va que du Phase aux Colonnes d’Hercule.

Éphore (366) divise les peuples ethnographiquement, les Mèdes du Grand-Roi au centre asiatique, les Indiens à l’est, les Scythes au nord, les Celtes à l’ouest et les Éthiopiens au sud ; Pythéas détermine presque exactement la latitude de Marseille (400-300), voyage en Celtique et en Germanie, attribue les marées à l’attraction lunaire ; Euthymène va au Sénégal. Ces constatations positives, n’ont pas plus d’importance, aux yeux des Grecs, que l’Atlantide imaginaire de Platon.

Alexandre, par ses conquêtes, forcément, éveille la curiosité géographique, ouvre les champs d’exploration, inaugure, avec le voyage de Néarque, la science de la Terre. On recueille des documents, on collectionne des faits, tel génie a l’intuition d’une grande vérité, mais on n’utilise presque rien, on ne coordonne pas ; on écoute, on lit, on classe, et on oublie.

Aristote conçoit la terre masse sphérique immobile au centre de l’Univers, — l’œcumène, — qu’entoure l’Atlantique, et prépare, par un raisonnement, la découverte des Amériques. Mais on ne se donnera pas la peine de lire Aristote.