Rome (de 754 à 63 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XIV

 

 

DE 241 A 201 Av. J.-C. - Soulèvement de la Gaule cisalpine. - L’Illyrie et la Macédoine. - Mercenaires de Carthage. - Amilcar. - Asdrubal en Espagne. - Annibal passe les Alpes. - Bataille de la Trébie. - Désastre de Cannes. - Rome toute armée. - Défection de Capoue. - Philippe de Macédoine. - Mort d’Hiéron. - Siège de Syracuse. - Archimède. - Annibal devant Rome. - Mort d’Asdrubal. - Publius Scipion en Espagne. - Deuxième guerre punique. - Scipion l’Africain. - Rome éblouie.

 

CE n’est pas sans raison que le Sénat romain, en même temps qu’il se fortifiait contre Carthage et mettait la Sicile en exploitation, se préoccupait de l’Illyrie et des Italiens de la Cisalpine, au nord. Pour vivre, Rome avait absolument besoin des champs siciliens ; la Sicile, la Corse et la Sardaigne devaient fournir des vivres et de l’argent.

Il fallait occuper l’Illyrie, parce que Pyrrhus était arrivé par là de l’autre côté de l’Adriatique, et que la Macédoine, repeuplée, devenait menaçante. La reine des Illyriens, veuve du dernier roi, régente pour son fils Pinéus, cédant aux premières injonctions (229-228), livra Corcyre, accepta la protection romaine. Corcyre et Apollonie, villes grecques très indépendantes, devinrent des places avancées, fortes, couvrant l’Italie, tenant en respect la Macédoine.

Au nord, la Gaule cisalpine supportait mal les colons romains (238). Deux chefs Boïens, sans succès d’abord, y avaient proclamé la révolte. Rome, effrayée, ferma le temple de Janus, comme s’il s’agissait d’une grande guerre. Les Boïes s’unirent aux Insubres, appelèrent les Transalpins innombrables, justifiant ainsi les craintes du Sénat. Les révoltés réunirent 5o.000 fantassins et 20.000 chevaux. Rome, se souvenant des Gaulois, terrifiée (225), eut un accès de religiosité superstitieuse. Deux Gaulois furent enterrés vivants, en sacrifice expiatoire. Tous les Romains prirent les armes sans exception, jusques aux prêtres ; 150.000 combattants sortirent de la cité. Les Barbares étaient à trois journées de marche. Au premier choc, la horde cisalpine perdit 40.000 soldats, près du cap Télamone.

L’année suivante (224), deux consuls, chargés de conquérir la Cisalpine, soumirent les Anamans, les Boïens et les Lingons. L’année après (223), Flaminius et Furius, franchissant le Pô, prennent la Transpadane, écrasent les Insubres, et enfin (222), Cornélius et Marcellus battent 30.000 Gaulois, venus des bords du Rhône, — des Gésates, — au secours des Cisalpins, anéantissent les Insubres, confisquent leur territoire et y installent des colonies. Marcellus avait tué de sa main, en combat singulier, le chef des Gaulois, Virdumar.

Le Sénat, cependant, peu sûr de la Sicile, derrière laquelle Carthage subsistait, songeait aux richesses de l’Orient, aux denrées des pays du grand soleil, indispensables à l’Italie improductive. Un traité d’alliance avec l’Égypte avait assuré aux Romains des approvisionnements de blé ; mais pouvait-on compter sur un traité ? Maîtresse de l’Istrie et de l’Illyrie, Rome regardait du côté de la Macédoine. Carthage vint arracher le Sénat à son rêve.

Les mercenaires de Carthage, révoltés, un instant sou-tenus par les habitants de la cité de Melkarth, écrasés par les Numides que conduisait Amilcar, venaient d’être pris et massacrés dans le défilé de la Hache. Mathos, leur chef, livré à la populace, avait été martyrisé. Amilcar menait donc une armée victorieuse, sauvage, capable de tout, dévouée à son chef. Les marchands de Carthage, préoccupés de cet Amilcar trop aimé des soldats, l’envoyèrent en Espagne, où pendant neuf années (238-227), fidèlement, il guerroya, mais en se servant des butins pour acheter le peuple avec un certain nombre de sénateurs. Lorsque son parti, le parti des Barca, — la faction barcine, — parut suffisamment fort, le peuple s’empara du Gouvernement et désigna Asdrubal, le gendre d’Amilcar, pour succéder à celui-ci dans le commandement des troupes en Espagne.

En Espagne, Asdrubal arriva jusqu’aux bords de l’Èbre (227), où les Romains l’arrêtèrent en lui imposant un traité. Asdrubal fonde Carthagène, et meurt assassiné. Les troupes se donnent pour chef Annibal, fils d’Amilcar, qui bataillait avec eux depuis trois ans. Le peuple de Carthage confirma cette- élection, que le Sénat dut ratifier.

Carthage se relevait, mais dans de mauvaises conditions. Son territoire, de la Cyrénaïque au Tage et au Douro (près de 900 lieues), n’était qu’une bande de terre sans profondeur, partout accessible, difficile à défendre ; tandis que Rome, centralisée, ramassée, dominait tout d’un seul point. Rome, c’était le peuple armé, et chaque succès d’un général valait à la Cité une grandeur nouvelle ; Carthage, avec ses mercenaires, dépendait de l’homme qui les commandait maintenant, d’Annibal.

Aux termes du traité subi par Asdrubal en Espagne, les Carthaginois ne devaient pas franchir l’Èbre. Annibal, qui haïssait les Romains, et que l’ambition emportait, sûr de ses troupes, sûr du peuple à Carthage, viole le traité. Il assiège et prend Sagonte, après huit mois d’une résistance désespérée. Sagonte prise (219), Annibal refuse d’entendre les envoyés du Sénat romain, et déclare la guerre. Il transporte 15.000 Espagnols en Afrique, qu’il remplace par 15.000 Africains, et se croyant ainsi maître de l’Espagne, où ses lieutenants veilleront, il entreprend de marcher sur Rome, par terre. Il s’est assuré le concours des Gaulois, des Cisalpins, des Boïes et des Insubres ; il ne compte pas sur Carthage.

Annibal part de Carthagène avec 94.000 hommes. Il licencie ou renvoie les hésitants, et passe en Gaule avec 50.000 fantassins, 9.000 cavaliers et 37 éléphants. Le Sénat pense qu’il ruinera l’entreprise irréalisable d’Annibal, en lui enlevant l’Espagne ; que privé de tout secours, coupé de ses réserves, Annibal succombera. Scipion partira donc pour l’Espagne, pendant que Sempronius, autre diversion, descendra en Afrique. Deux colonnes de 6.000 hommes, en outre, sont envoyées en Cisalpine, à crémone et à Plaisance.

Lorsque Scipion arrive à Marseille, Annibal campait déjà sur le Rhône. Mal renseigné, le général romain s’engage dans une direction contraire à celle que suivait le général carthaginois. Cependant 300 cavaliers Romains rencontrent et battent 500 Numides, mais en laissant 140 des leurs sur le terrain, ce qui impressionna considérablement Scipion.

Annibal ne s’occupe pas de Scipion ; il passe le Rhône, — les chevaux à la nage, dit Polybe, — arrive sans être inquiété au bas des Alpes neigeuses, va franchir le Petit Saint-Bernard, guidé par des Boïes venus, en suivant le val Tarentain, lorsqu’une résistance de montagnards l’oblige à ralentir sa marche. Il met neuf jours pour arriver au sommet, s’y repose deux jours, et descend vers l’Italie, péniblement, une neige nouvelle craquant sous les pas des chevaux, les hommes disparaissant, par groupes, dans les crevasses cachées, les éléphants pris dans les passages étroits, qu’il fallait creuser dans les roches, le froid décimant les troupes... Quinze jours après son arrivée au pied des Alpes, Annibal entrait en Italie, par le val d’Aoste, ayant perdu la moitié de son armée. Il lui restait 20.000 fantassins et 6.000 cavaliers.

Annibal prend Turin, qu’il saccage (218) ; soulève la Cisalpine ; recrute les révoltés ; commande bientôt à 80.000 hommes. Le Sénat romain rappelle Sempronius, qui venait de prendre Malte et tenait bien la mer. Scipion envoie son frère Cnéus en Espagne, marche au nord de l’Italie, pour s’opposer à la descente d’Annibal, arrive encore trop tard, et s’installe derrière le Tessin. Repoussé au premier contact, blessé, Scipion recule, passe le Pô, campe et se fortifie sur la Trébie. Annibal, par une retraite feinte de sa cavalerie numide, attire Scipion dans la plaine, où le retour soudain des cavaliers lui assure la victoire. Rome a perdu la Cisalpine, sauf Plaisance et Modène.

En Espagne, Cnéus Scipion avait réussi ; Annibal ne pouvait plus recevoir de secours de ce côté. Des précautions stratégiques, habiles, tenaient Carthage en inquiétudes suffisantes pour qu’elle ne songeât même pas à son général, trop engagé. Soixante galères surveillaient la Sardaigne, la Sicile et Tarente, où quelques symptômes de révolte s’étaient manifestés. Annibal, isolé, pressentant son abandon, s’embarrassait de son armée, grossie de recrues venues des Gaules, trop nombreuse pour l’inaction, pas assez aguerrie pour risquer le passage de l’Apennin. Il hiverna en Cisalpine, de force. Dès le printemps (217), Annibal passe en Étrurie, s’engage dans les marais immenses de l’Arno, dans les boues de Clusium, y laissant ses bagages, toutes ses bêtes de transport, beaucoup de chevaux et beaucoup d’hommes. Dans cette humidité malsaine, Annibal perdit un œil.

Flaminius attendait les Carthaginois devant Arretium. Ce consul, ancien tribun, nommé par le peuple, malgré les Grands qui le haïssaient, était parti de Rome, accusé de n’avoir pas sacrifié à Jupiter, d’avoir méprisé les dieux et les lois. Une victoire seule, éclatante, pouvait sauver Flaminius. Cette nécessité le rendit très imprudemment audacieux, et il se fit battre dans le vallon resserré qui allait du lac de Trasimène aux collines où campait Annibal. Flaminius avait été tué dans le combat. Annibal ne marche pas sur Rome ; il se dirige vers l’Ombrie. Les colons de Spolète l’obligeant à un détour, il conduit ses troupes harassées dans les plaines du Picenum.

A Rome, le peuple ignorait encore la défaite de la Trébie ; on ne put pas lui cacher la mort de Flaminius. Le Sénat nomma prodictateur Fabius Maximus, chef de la noblesse, en lui adjoignant le chef de la cavalerie, Minucius. Les deux Ordres ainsi satisfaits devaient contenir le peuple mécontent. On épiait la marche d’Annibal, qui, contournant Rome, suivait la côte de l’Adriatique, recevant la soumission des villes sabellines désespérées, voulait aller soulever les Grecs du sud, en Apulie, oubliant que les Italiotes de la Grande-Grèce préféraient la domination des Romains à celle des Carthaginois. Partout, sauf à Tarente, Annibal ne trouva que des alliés fidèles à Rome. Pœstum et Naples venaient d’envoyer au Sénat les trésors de leurs temples. Fabius Maximus, encouragé par l’attitude des Italiotes du sud, partit à la recherche d’Annibal.

Fabius comptait épuiser son adversaire en lui refusant la bataille, en ruinant le pays devant lui, en le tourmentant d’une série ininterrompue d’alertes, d’escarmouches, de surprises. Les légionnaires ne comprirent pas la tactique de Fabius, s’impatientèrent, l’accusèrent même de trahison un jour où l’armée des Carthaginois s’était trop engagée dans un défilé et paraissait facile à vaincre. Insensible aux accusations, Fabius, imperturbable, poursuivait son plan. Une victoire de Minucius parut donner raison aux légionnaires. Le peuple, pour montrer son mécontentement, donna au chef de la cavalerie des pouvoirs égaux à ceux de Fabius. Minucius provoqua Annibal et se fit battre. Fabius, accouru, sauva Minucius.

Son année de commandement terminée, Fabius laissait les Carthaginois impopulaires en Espagne et les Gaulois de la Cisalpine paisibles dans leur indépendance. Carthage oubliait Annibal. Les Romains ordonnèrent à Otacilius de passer en Afrique ; à Scipion, de rejoindre son frère en Espagne ; à Posthumius Albinus, d’aller surveiller les Cisalpins ; et le Sénat revint à ses projets sur l’Orient. Des ambassadeurs reçurent l’étrange mission d’aller provoquer Pinéus en Illyrie et Philippe en Macédoine. Le peuple, entrant dans les intentions du Sénat, nomma consul Térentius Varron, qui était fils d’un boucher, marquant par ce choix son désir d’une action prompte et vigoureuse contre Annibal. Un élève du prudent Fabius, Paulus Émilius, fait cependant donné comme collègue à Varron.

Chacun des deux consuls devait commander alternativement, jour à jour, l’armée envoyée contre Annibal. Varron travaillait pour obliger Paul-Émile à l’action. Près de Cannes, en Apulie, Paul-Émile se trouva si près d’Annibal (2 août 216), qu’il dut accepter la bataille. Les Carthaginois étaient 50.000 ; les Romains, 86.000. La cavalerie numide, admirablement utilisée par Annibal, — Paul-Émile ayant commis la faute de faire mettre pied à terre à ses cavaliers, — infligea aux Romains une désastreuse défaite. Paul-Émile, 2 questeurs, 80 sénateurs, des consulaires, 21 tribuns légionnaires, un grand nombre de cavaliers et 70.000 Romains ou Alliés furent tués. Annibal, qui n’avait perdu que 5.500 hommes, demeure sur son champ de victoire.

Rome, étonnée de l’inaction d’Annibal, supporta vaillamment son malheur. Pour la première fois, elle éprouva une émotion patriotique, un sentiment national. Tous les hommes valides prirent les armes. Avec les trophées consacrés aux dieux, on équipa les esclaves. Il fût interdit aux femmes qui pleuraient leurs maris ou leurs fils morts, de se montrer, même dans les temples. Les sénateurs se chargèrent de la police dans la cité, du service des gardes, de la surveillance des déserteurs. Des cavaliers, lancés dans toutes les directions, allaient en reconnaissance. La peur, de nouveau, réveilla les sauvageries, les superstitions. On sacrifia deux vestales ; on enterra vivants deux Gaulois et deux Grecs ; pendant que le sénateur Fabius Pictor envoyait consulter l’oracle de Delphes.

Fièrement, le Sénat refusa de racheter à Annibal les 10.000 prisonniers romains qu’il avait faits ; il interdit l’entrée de Rome à tout homme qui y viendrait pour négocier de la paix ; il exila en Sicile, sans solde, les 3.000 soldats échappés au massacre de Cannes et qui demandaient à venir défendre Rome. L’âme inflexible du Sénat romain spéculait sur le désespoir, l’accentuait, voulait que Rome, acculée, fit face à tout, seule.

Des pirates carthaginois ravageaient la Sicile. Les Cisalpins venaient de battre et de tuer Posthumius. Le dictateur Junius Péra leva 4 légions, arma 2.000 cavaliers, enrôla 8.000 esclaves achetés, appela les contingents des Alliés. Varron, le vaincu de Cannes, revenu, n’entendit aucune plainte, aucun reproche ; le Sénat et le peuple le reçurent en l’honorant.

Voici qu’Annibal séduisait les Italiotes du sud. Capoue, rêvant la succession de Rome, se révolte et se donne au général carthaginois, après avoir fait étouffer dans les bains publics tous les Romains qui se trouvaient dans la cité. Annibal, rie se laissant pas éblouir, se méfiant des enthousiasmes grecs, demanda un secours à Carthage, en envoyant, comme preuve de sa victoire, les anneaux d’or de tous les chevaliers romains défaits. Le parti des Hannon, à Carthage, voulait l’abandon définitif d’Annibal ; le parti des Barca l’ayant emporté, le peuple décréta l’envoi immédiat de 4.000 Numides et de 40 éléphants ; une levée de 20.000 hommes en Espagne, qu’un sénateur conduirait ensuite à Annibal.

Asdrubal reçut l’ordre de passer les Pyrénées. Mais Carthage ne savait plus se faire obéir ; des intrigues de toutes sortes ruinaient les intentions du peuple. En Espagne, d’ailleurs, les Scipions refoulèrent Asdrubal au sud, l’immobilisant (216), pendant qu’en Italie, cherchant à s’emparer d’un port pour recevoir les secours attendus, Annibal échouait contre Naples, contre Nole, où Marcellus lui tua 2.000 hommes. Rome célébra ce succès comme une immense victoire. Fabius, nommé de nouveau consul (215), prit le commandement de 9 armées et de 4 flottes improvisées. Sur les 220.000 hommes comptés, 90,00o devaient aller vaincre Annibal dans Capoue.

Tout à coup, on apprend, à Rome, que la Sardaigne est attaquée, que la Sicile est en révolte, que Philippe de Macédoine envoie 200 vaisseaux chargés de troupes à Annibal ; puis, que Manlius a expulsé les Carthaginois débarqués en Sardaigne ; que Hiéron de Syracuse n’a pas trahi les Romains en Sicile ; que des légionnaires ont ruiné, en Grèce même, les projets de Philippe.

Annibal est en effet réduit à la défensive. Forcé d’entreprendre une guerre de siège, son incapacité se manifeste. Il échoue devant Cumes et se fait battre deux fois, platement, devant Nole. Tandis que Fabius avance progressivement, sûrement, prenant des villes ; que Sempronius bat Hannon à Grumentum ; que Valerius inflige de sanglantes défaites aux Herpins ; désillusionnés, les Italiotes du sud et les Grecs de la Grande-Grèce abandonnent Annibal, qui s’échappe jusqu’à Arpi, vers la mer Supérieure, d’où les secours promis par Philippe devaient lui arriver. Rome encourage ses généraux, exagère son activité, ne néglige rien. Le Trésor étant épuisé, une loi défend aux femmes de se parer de plus d’une demi once d’or et leur ordonne de livrer le reste de leurs parures au Sénat. Les consuls élus (214) étant des citoyens obscurs, Fabius le temporisateur intervient, et on le nomme, avec Marcellus pour collègue.

Capoue, assiégée (214), revient à Annibal, l’appelle, et le Carthaginois, rentré en Campanie, surprenant ses adversaires par son audace, attaque Pouzzoles, Naples et Nole ; court bravement aux Romains ; subit, sans en paraître troublé, une victoire de Marcellus ; feint de se replier sur Tarente, pour attirer sur un terrain choisi son vainqueur, — qui voit le piège et ne bouge pas ; — tient en haleine les 14 légions armées contre lui ; suspend, par sa dévorante activité, l’action décisive, inévitable, et montre enfin qu’avec un secours, quelques troupes nouvelles, son génie aurait raison des Romains. Carthage, silencieuse, laisse Annibal se débattre.

Gracchus, qui commande les esclaves enrôlés, a battu Hannon à Bénévent. Fabius, continuant son œuvre, occupe successivement les villes des Samnites.

Philippe de Macédoine, engagé envers Annibal, s’était attardé en Illyrie, prenant Oricum, remontant l’Aotis, et assiégeant Apollonie (214), ce qui avait donné le temps aux Romains, conduits par Valerius, d’aller prendre position à Brindes. Surpris et attaqué à Oricum, Philippe s’était enfui, à moitié nu, vers la Macédoine, après avoir incendié sa flotte pour qu’elle ne tombât pas aux mains de ses ennemis. Annibal attendit donc en vain Philippe, que les alliés de Rome châtièrent en lui enlevant Zacynthe, l’Acarnanie, la Locride et l’Élide ; pendant que le roi de Pergame, Attale, soutenu par Sulpicius, lui prenait Orée et Oponte. Traqué de toutes parts, les Dardaniens ne lui laissant aucun repos, Philippe sollicita la paix.

En Sicile, le sage Hiéron était mort (216). Les Syracusains, rompant l’alliance de Rome, s’étaient constitués en république. Marcellus, envoyé pour prendre la ville tournée vers Carthage, s’arrêta devant ses murailles énormes, frappé de la résistance des assiégés, organisée et conduite par Archimède.

Le Syracusain Archimède créait la Mécanique. Élève d’Euclide, il mettait toute sa Science au service de l’humanité. Ses ouvres, écrites en dialecte dorien, — et dont deux livres seulement nous sont parvenus, — et ses découvertes immortalisées par l’histoire, témoignent de la profondeur de ses connaissances et de la générosité de son esprit. Se dégageant des mystères dont s’enveloppaient les savants avant lui, il entendit que ses contemporains utilisassent ses spéculations.

En Égypte, où il était allé s’instruire, Archimède appliqua la théorie de la vis à l’organisation de machines qui servirent à élever l’eau puisée dans le Nil et à assécher les terres inondées, marécageuses. En Sicile, il démontra comment le poids d’un corps plongé dans l’eau se vérifie par le poids de l’eau déplacée, et il fit adapter, comme propulseur, une hélice à un navire. Il construisit une sorte d’orgue mécanique, puis une machine qui lançait au loin des poids énormes, démonstration de la puissance du levier. Les inventions d’Archimède, continuelles, émerveillaient.

Cependant, il ne sacrifiait pas la science pure aux succès des applications pratiques, et respectueux de lui-même, il voulut que l’on plaçât sur sa tombe une colonne disant ce qu’il considérait comme sa découverte principale : le problème résolu de la proportion de la sphère avec le cylindre. Cicéron, fouillant des ruines, écartant des broussailles, retrouvera, par hasard, la tombe d’Archimède abandonnée, en lira l’inscription. Les Œuvres d’Archimède, écrites, pesant quatorze charges, ont été brûlées par les Romains victorieux.

C’est qu’Archimède, parmi les défenseurs de Syracuse, s’était dévoué tout entier à ses concitoyens. C’est lui qui avait organisé la défense de la cité, imaginé et dressé les machines extraordinaires qui, du haut des murs, lançaient ana, assaillants des quartiers de rochers ; les crocs gigantesques au moyen desquels les assiégés enlevaient des vaisseaux aux assiégeants ; les miroirs prodigieux renvoyant les rayons du soleil, incendiant au loin la flotte romaine... Redoutant les inventions du géomètre, s’effrayant à l’idée d’un assaut qui devait réserver d’épouvantables surprises, renonçant à un coup de force, Marcellus attendait une trahison. Un jour qu’on célébrait la fête de Diane (212), Syracuse fut ouverte aux Romains. Un soldat tua Archimède.

Syracuse tombée, les Carthaginois défendirent Agrigente. Un élève d’Annibal, Mutine, battit deux fois Marcellus sur les bords de l’Himère ; mais Hannon, qui détestait Mutine, l’abreuva de dégoût, et Mutine livra Agrigente aux Romains (210). Les Carthaginois quittèrent l’île, pour n’y plus revenir.

Annibal, décidément abandonné, seul en Italie, voyait Rome s’allier aux Celtibériens, au roi numide Syphax, à Ptolémée, roi d’Égypte, à des villes grecques, et tenir en campagne 23 légions (211).

Le Sénat ayant ordonné aux généraux d’attaquer Capoue, Annibal décuple les forces qui lui restent, par la rapidité de ses mouvements, l’habileté de ses manœuvres, l’ingéniosité de ses ruses, l’impassibilité de sa tactique. Un de ses lieutenants, qui ravitaillait Capoue, perd 13.000 hommes. Il accourt et inflige une défaite à Gracchus, attiré dans une embuscade. Il tient Tarente, bat deux consuls et le préteur Fulvius à Herdonée. Rome dirige tous ses efforts contre Capoue. Annibal, voyant l’impossibilité matérielle de délivrer la ville entourée de forces invincibles, marche sur Rome, qu’il compte prendre par surprise. Il est sous les murs de la Cité, lorsque les Romains, prévenus, l’obligent à s’enfuir. Le coup manqué, Annibal retourne au Brutium. Capoue se rend (210). La vengeance des Romains sur les Capouans dépassa toute mesure : 70 sénateurs frappés de mort par la hache et les fouets ; 300 nobles mis aux fers ; tout le peuple vendu ; la ville et le territoire déclarés propriété romaine.

Rome, abusant de ses victoires, se préparait d’irréconciliables ennemis. Les Brutiens furent en masse relégués comme des ilotes ; on leur interdit, à perpétuité, de porter des armes. Les Alliés subirent toutes les arrogances, supportèrent tontes les humiliations. Les Romains ne voyaient pas qu’ils s’isolaient, qu’ils retournaient à la Rome primitive, sauvage, détestée. Les levées devinrent en effet très laborieuses ; le Sénat ne put refaire que 21 légions ; il fallut que les patriciens portassent au Trésor leur or, leur argent et leur airain pour reconstituer la flotte.

Marcellus, consul (210), s’empare de Salapie et de Maronée, livre sans résultat une bataille à Annibal, près de Munito. Fabius, de nouveau consul (209), reprend Tarente, pendant que son collègue soumet les Hirpins et aussi les Lucaniens. Les consuls Marcellus et Crispinus décident enfin (208) de chasser Annibal. Marcellus conduit l’attaque, est vaincu, meurt avec ses officiers. Cette défaite ébranle toute l’Italie, en pleine désaffection. Douze colonies refusèrent leur contingent au Sénat. Et voici qu’Asdrubal, trompant la surveillance de P. Scipion en Espagne, a passé les Alpes, vient secourir Annibal. Le Sénat réunit 100.000 légionnaires, qu’il confie à Livius et à Néron pour arrêter la marche d’Asdrubal. Annibal, solidement retranché en Apulie, attend.

Néron rejoint Livius, au nord, sur les bords du Métaure. Asdrubal, déconcerté par ce déploiement de forces, probablement trompé par de faux espions, crut qu’Annibal avait été finalement battu au sud, et que toute l’armée romaine, libre, venait à lui. Il recula. Les consuls lui infligèrent une défaite totale. Le cadavre d’Asdrubal fut trouvé parmi les 56.000 cadavres restés sur le champ de bataille. Néron repartit aussitôt, descendit au sud, fit jeter dans le camp d’Annibal la tête coupée d’Asdrubal, et Annibal, renonçant à la lutte, se réfugia dans le Brutium, où pendant cinq années sa présence seule inquiéta les Romains.

En Espagne, le jeune Publius Scipion, après avoir pris Carthagène (210), l’arsenal et le trésor des Barca, s’était assuré l’amitié des Espagnols, en renvoyant leurs otages et en se montrant envers eux aussi bienveillant que les Carthaginois avaient été cruels. Quelques heureux faits d’armes rachetaient la faute qu’il avait commise en laissant Asdrubal franchir les Pyrénées. Les Carthaginois, d’ailleurs, n’avaient plus en Espagne que Gadès. P. Scipion s’allia au roi des Numides, Massinissa, et s’en fut prendre quelques villes en Afrique, puis revint à Gadès, qui lui ouvrit ses portes, apaisa une révolte de légionnaires et reçut à Rome le consulat (205).

Consul, P. Scipion propose aux Romains de les délivrer d’Annibal en allant prendre Carthage. La Sicile et l’Espagne sont conquises ; le roi des Numides, Massinissa, est un allié sûr ; le succès est certain. La prudence du vieux Fabius dicta aux sénateurs un vote défavorable ; mais le peuple livra la flotte et l’armée à P. Scipion, qui partit avec 30.000 soldats.

Arrivé en Afrique, P. Scipion trouva Massinissa chassé de son royaume par Syphax, qu’il avait jadis détrôné. Deux combats de cavalerie (204), ayant montré aux Africains les intentions belliqueuses de P. Scipion, le consul ravage les campagnes, bloque Utique, incendie et disperse un camp de 50.000 hommes, provoque l’ennemi. Une grande bataille gagnée, — la journée des grandes plaines, — livra l’Afrique à Scipion. Le roi Syphax avait été pris par Massinissa. Les Numides se prononcèrent pour les Romains.

Carthage, épouvantée, rappelle Annibal, ainsi que Magon, qui était malade à Gênes depuis la défaite d’Asdrubal. Magon, obéissant, mourut en mer. Avant de quitter l’Italie (203), Annibal fit égorger tous les mercenaires Italiens de son armée qui refusèrent de le suivre. A peine débarqué, il demande à négocier de la paix. Le refus hautain de Scipion amena la bataille fameuse de Zama.

Annibal disposa son infanterie sur trois lignes, Carthaginois, Africains mercenaires, Phéniciens et Macédoniens, masqués par une muraille de 80 éléphants ; la cavalerie aux ailes. Scipion, adoptant la même tactique, — les trois lignes, — avait laissé des passages pour l’attaque des éléphants. Au premier choc, la supériorité de Scipion fut évidente. Les mercenaires d’Annibal, sans cohésion, se débandèrent, et dans la mêlée effroyable, on les vit s’entretuer. Seuls, les vétérans carthaginois, paraissaient invulnérables, lorsqu’un retour de la cavalerie de Massinissa, chargeant en colonne, donna la victoire à Scipion. Annibal, vaincu, perdit 20.000 hommes.

Rentré à Carthage, trente-cinq années après son départ, Annibal subit les conditions de P. Scipion. Les Carthaginois conservaient leur ville et leurs lois, mais renonçaient à toutes leurs possessions en Afrique et en Espagne livraient tous leurs éléphants, s’engageant à ne plus en dresser pour les combats ; n’entretiendraient en mer qu’une flotte de dix navires ; renonceraient à entreprendre aucune guerre sans l’assentiment du Sénat de Rome ; n’admettraient plus un seul mercenaire étranger dans leur armée ; paieraient en cinquante années une indemnité de 10.000 talents ; reconnaîtraient Massinissa comme roi des Numides et allié de Carthage ; livreraient les prisonniers et les transfuges. Scipion reçut 4.000 prisonniers, fit crucifier ou décapiter les transfuges, incendia les 500 navires de Carthage, remit à Massinissa, avec la ville forte de Circé, ce qui avait été pris à Syphax.

P. Scipion, à Rome, au triomphe, reçut le qualificatif d’Africain, le consulat et la dictature à vie. Chaque légionnaire avait eu, pour sa part de butin, 400 as ; le Trésor reçut 123.000 livres d’argent. Le roi Syphax suivit le char du triomphateur. La deuxième guerre punique était terminée.

Dans sa gloire, éblouie, aveuglée, Rome ne voyait pas les plaies incurables qui la rongeaient ; elle oubliait, dans l’ivresse de son triomphe, les angoisses terribles des mauvais jours ; elle ne comprenait pas qu’elle inaugurait un cycle de guerre à outrance, qu’elle entrait dans une période fatale de combats personnels, de luttes entre généraux ambitieux. La deuxième guerre punique ne se terminait pas par le succès de Rome contre Carthage, mais par la victoire de Scipion sur Annibal ! Et cela au mépris des lois, puisque le Sénat s’était prononcé contre cette guerre. La gloire personnelle de Scipion valait-elle le dépeuplement de Rome, diminuée d’un quart, ayant perdu la fleur de ses citoyens ? Et les 300.000 Italiotes sacrifiés, comment les remplacer ? Après Métaure, déjà, il avait fallu renvoyer de Rome les laboureurs qui manquaient aux campagnes, et diminuer l’effectif des légions, pour restituer des agriculteurs aux champs abandonnés.

Il y avait aussi, maintenant, une question monétaire, redoutable. En 269, une première émission de monnaie d’argent avait coïncidé avec la dépréciation rapide de la va-leur des métaux précieux. Les guerres puniques absorbant des sommes considérables, le Sénat satisfit aux besoins impérieux du Trésor, en falsifiant la monnaie : L’as divisionnaire descendit, successivement, de son poids de 12 onces à celui de 2 onces. En même temps que le Trésor ruinait la cité, les débiteurs payaient leurs dettes avec de la fausse monnaie. La valeur de l’unité monétaire tomba de 10 à 1 ; c’était une banqueroute.

Hors de Rome, les solitudes se peuplaient de vieux soldats, formant des colonies misérables, onéreuses. Les dettes publiques s’éteignaient par la cession de terres improductives. Pourquoi, d’ailleurs, aurait-on ensemencé des champs, préparé laborieusement des récoltes ? Est-ce que la Sicile et l’Égypte, ces inépuisables greniers, ne suffisaient pas ? Toutes les sources de la richesse nationale étaient taries ; 400 villes florissantes avaient été détruites ; mais est-ce que par leurs victoires lucratives, continuelles, les généraux ne restituaient pas au centuple les dépenses faites pour l’armée et n’enrichissaient pas les Romains ?

Les patriciens, accapareurs de terres, les transformaient en pâturages, croyant faire merveille, en substituant l’esclave au cultivateur ; les Italiotes, démoralisés par la vie des camps, répugnaient au travail ; les capitaux, absorbés par une classe, accumulés, inactifs, préparaient des catastrophes. Pas un, dans la Rome triomphante, ne songeait à utiliser Carthage comme place industrielle et trafiquante ; personne n’eût la curiosité de questionner les Carthaginois sur les causes de leurs richesses ; on crut avoir pris à l’Afrique, en une fois, tout ce qu’elle pouvait donner ; et, par vanité, pour augmenter leur mérite, les vainqueurs de Carthage élevèrent si haut Amilcar et Annibal, que l’ambition des grands Romains fut de les imiter.