Rome (de 754 à 63 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XI

 

 

DE 336 A 272 Av. J.-C. - Fin de la Grèce. - Démosthène et Alexandre. - Phocion et Démade. - Lycurgue. - Sparte contre les Macédoniens. - Eschine et Démosthène : le Procès de la Couronne. - Arpale à Athènes. - Condamnation et mort de Démosthène. - Guerre lamiaque. - Mort de Phocion. - Invasion de Gaulois. - Pyrrhus, roi d’Épire. - Les Épirotes. - Pyrrhus en Italie et en Sicile. - Triomphe de Curius Dentatus. - Mort de Pyrrhus.

 

ATHÈNES a sa large part de responsabilité dans l’erreur, dans l’effondrement d’Alexandre. Le fils de Philippe, comme son père, voulait être le chef des Grecs, vaincre pour la gloire des Athéniens ; les Athéniens, sous le joug de Démosthène, non seulement repoussèrent leur généralissime, mais encore lui préférèrent le Roi des rois ? A la mort de Philippe, Démosthène avait trompé les Hellènes, en leur promettant l’indépendance, en leur affirmant l’incapacité du nouveau roi de Macédoine, tandis qu’il négociait, contre ce roi, une alliance avec les Perses. Alexandre, prévenu de cette négociation, méprisa Démosthène et les Athéniens. L’Hellénie, cependant, était une province macédonienne. Les affaires des Grecs, dit Aristote, sont dans les mains du roi.

Les réunions helléniques, à Corinthe, de pure forme, se terminaient toujours à l’avantage des Macédoniens. Parmi les villes grecques, Athènes seule, grâce à l’activité de sa vie municipale, conservait une apparence de liberté. Démosthène, plusieurs fois, se moqua des Athéniens s’occupant de leurs rues et de leurs fontaines, et du blanchiment de leurs créneaux, au lieu de se consacrer exclusivement à lui, à sa politique, à ses manifestations oratoires. A ce moment, en effet, privés de sujets politiques, — la peur d’Alexandre ne permettant guère que des intrigues, — les orateurs soutenaient, devant le peuple, d’interminables débats, en des procès de peu d’importance, imaginant même des causes pour les soutenir ou les défendre. Lycurgue, alors, gérait sagement les finances d’Athènes, bien appauvrie. Les Phéniciens exploitaient la mer grecque, et les trafics dépérissaient.

Démosthène ne cherchait encore qu’à s’entendre avec Darius, lorsque la victoire retentissante d’Alexandre à Issus, la fuite du Roi des rois, la soumission de Tyr et de Gaza, vinrent lui imposer le silence et l’inaction. La victoire d’Arbèles ruina le dernier projet de Démosthène. L’ancienne Thèbes, réduite à la forteresse de la Cadmée, avait sa garnison de Macédoniens ; les deux cités rebâties, Platée et Orchomène, se montraient dévouées à Antipater ; et les Athéniens, qui n’allaient plus recevoir l’argent des Perses, eurent, pour la première fois peut-être, l’impression de leur abaissement.

Les deux seuls hommes de guerre d’Athènes, Éphialte et Charidème, se trouvaient en Asie, au service de Darius. Lycurgue et Démosthène étaient silencieux, découragés, impuissants, accablés. Phocion et Démade, maîtres des Athéniens, pacifiques, avaient envoyé des trirèmes à Alexandre. L’honnêteté de Phocion, incontestable, et qui le protégeait, couvrait aussi Démade, dont les habitudes extravagantes, le caractère et les mœurs, étaient supportés par le peuple en considération de son grand talent d’orateur. Démade, d’ailleurs, n’était que le type, plus accentué, de l’Athénien dégénéré, frivole, sans conscience, plein d’esprit naturel et fécond en ressources. Les vives réparties de Démade étaient célèbres ; sa parole, vibrante, entraînait, et il exerçait une grande influence. Après Chéronée, ce fut Démade que Philippe choisit pour traiter avec les Athéniens. Un jour, il offrit d’aller apaiser la fureur d’Alexandre, si on lui donnait cinq talents.

Lycurgue administrait bien la cité perdue. Pendant douze années, et par des lois sévères, il sut défendre le trésor public, en conservant une flotte de 400 trirèmes. Il fit élever trois statues de bronze aux trois grands tragiques, et décréta que leurs œuvres seraient déposées aux archives nationales. Lycurgue était venu trop tard. Les derniers Athéniens l’estimaient, le craignaient un peu, mais ne lui accordaient pas tout à fait leur confiance. Cependant Lycurgue soutenait la politique détestable de Démosthène ; et sans ce soutien, peut-être Démosthène aurait-il moins facilement conduit les Athéniens ? Les victoires successives d’Alexandre frappèrent Lycurgue autant que Démosthène ; ils disparurent, évitant avec le plus grand soin de ne rien faire qui pût susceptibiliser le conquérant victorieux ; et les Athéniens furent gouvernés par Phocion et Démade.

Les Spartiates, n’entendant plus parler Démosthène, voulurent s’imposer à l’Hellénie. Ils n’avaient pas figuré au Congrès de Corinthe, d’où Philippe était sorti généralissime des Grecs, et ils ne s’étaient compromis d’aucune manière envers Alexandre, qui les traitait d’ailleurs toujours en ennemis, les excluant de ses libéralités. Ils s’entendirent avec le chef de la flotte perse devant Chios, pour agir contre le roi de Macédoine. Malgré la victoire d’Alexandre à Issus, les Lacédémoniens, qui avaient reçu des Perses 30 talents et 10 trirèmes, commencèrent les hostilités, en prenant l’île de Crète et en soulevant le Péloponnèse.

Le roi de Sparte, Agis, put croire au succès : Des soldats et des chefs accouraient d’Asie pour se placer sous son commandement ; le gouverneur de la Thrace macédonienne, Memnon, se révoltait ; son armée comptait déjà 20.000 hommes et 2.000 chevaux ; et sa première action, enfin, contre Mégalopolis, fut une victoire. Athènes, appelée à se joindre aux Spartiates, hésita. Phocion et Démade dirent que la cité était trop pauvre pour intervenir. Démosthène, questionné, ne répondit rien. Mais Sparte perdit bien vite toute illusion. Antipater, accouru de Macédoine, dégage Mégalopolis, arrive en Arcadie, écrase les Lacédémoniens. Le roi Agis meurt. Sparte disparaît, comme avait disparu Thèbes.

L’effacement systématique de Démosthène, et quelques incidents où sa lâcheté apparut, lui suscitèrent des ennemis actifs. On résolut de le ruiner, de le perdre, de le déshonorer. Eschine ouvrit un grand procès contre Ktésiphon, qui avait proposé (337-336) de décerner une couronne à Démosthène, parce qu’il avait réparé les murs d’Athènes à ses frais. Eschine prétendait que la proposition était deux fois illégale, en soi d’abord, ensuite parce qu’elle avait été formulée au théâtre. De cette puérilité résulta la plus grande lutte qui eût jamais passionné les Athéniens : Je vais, dira Cicéron, se disposant à raconter la joute oratoire de Démosthène et d’Eschine, le Procès de la couronne, — je vais mettre en scène les deux gladiateurs les plus célèbres. Le mot est absolument exact ; ce fût un véritable pugilat. Toute la Grèce, continue Cicéron, accourut à ce jugement, car que pourrait-on voir ou entendre de plus beau que cette lutte des deux plus grands orateurs déployant, dans une cause aussi importante, toutes les ressources du génie et toute la chaleur de leur haine. Le procès dura six ans, avec des alternatives diverses, suivant les circonstances.

Eschine qualifiait de corrompue, perfide, lâche et ruineuse pour la cité, la politique de Démosthène, appuyant de faits précis l’accusation. La défense de Démosthène, désespérée, magnifique, émouvante, nous a valu un chef-d’œuvre de rhétorique. Un argument domine le procès, et cette défense, seule, devant l’histoire, oblige à suspendre la condamnation de l’homme d’État : Qu’une domination étrangère ait été imposée à la Grèce, c’est une calamité accablante ; mais si elle l’avait été sans une énergique résistance de la part d’Athènes, à cette calamité se serait ajouté le déshonneur. Il reste à dire, cependant, que la domination de Philippe n’aurait pas été, si Démosthène l’avait voulu, une domination étrangère.

L’acquittement de Démosthène et de Ktésiphon valurent deux triomphes à l’orateur vengé. Eschine, condamné à une amende de 1.000 drachmes, ne pouvant la payer, s’enfuit à Rhodes, y attendre le retour d’Alexandre, son protecteur ? La mort d’Alexandre fart un tel événement, qu’il n’est plus possible dès lors de suivre Eschine définitivement ruiné. On le retrouve, semble-t-il, dans la Thèbes reconstruite, apprenant à des élèves l’art de la rhétorique, et leur donnant comme modèle la harangue même par laquelle Démosthène l’avait battu, disant à ses auditeurs émerveillés : Que serait-ce, si vous eussiez entendu le monstre !

Les ennemis de Démosthène, implacables, ne cessaient de le poursuivre. Un nouveau procès lui fut intenté (324), autrement grave que le Procès de la couronne. Le satrape de Babylone et de Syrie, Arpale (Harpalos), était venu en Hellénie, avec un trésor considérable et 5.000 soldats, écrit Diodore. Exubérant, excentrique, Arpale distribuait de l’or et du blé aux Athéniens, parlait inconsidérément, promettait de nombreux alliés, achetait des partisans, excitait les Hellènes à la révolte. Hypéride, rival de Démosthène, soutenait Arpale ; Phocion et Démosthène résistaient à l’entraînement. Le peuple ne se prononçait pas. Antipater réclame Arpale aux Athéniens, comme agitateur et comme traître ; Phocion et Démosthène refusent de le livrer, mais le privent ouvertement de ses moyens d’action, le dépouillent, déclarant s’en remettre ensuite à la décision d’Alexandre.

Démosthène, qui avait proposé les décrets par lesquels Arpale avait été mis dans l’impossibilité de nuire, fut accusé par Hypéride de connivence avec le roi de Macédoine. Arpale, parti, était allé mourir en Crète, assassiné. Le trésor du satrape, confisqué au profit du trésor athénien, s’éleva, compté, à 300 talents, mais Démosthène ayant dit un jour, publiquement, dans une harangue, qu’Arpale possédait à Athènes 700 talents, on l’accusa d’avoir détourné une partie de l’or d’Arpale.

Dix accusateurs publics soutinrent la culpabilité de Démosthène. Au fond, le peuple ne pardonnait pas à l’orateur le départ et la mort d’Arpale. Privé des excentriques et continuelles libéralités du satrape, le peuple condamna l’accusé, — 1.500 juges siégeant, — à payer une amende de 50 talents. Insolvable, jeté en prison, Démosthène parvint à s’évader ; il se réfugia en Péloponnèse. Il errait sur la plage de Trézène, lorsque la mort d’Alexandre lui fut annoncée.

Alexandre mort, Athènes envoya des délégués à toutes les villes grecques, proposant une ligue contre les Macédoniens. Démosthène courut se joindre à la députation. Les Athéniens, cassant le décret d’exil, reçurent l’orateur, prirent les armes. Antipater subit d’abord une défaite en Thessalie, à Lamia (322), mais il battit à son tour les Grecs, à Cranon, tandis que la flotte royale détruisait la flotte athénienne. Antipater, victorieux, exigea l’installation d’une garnison macédonienne à Athènes, à Munychie, le paiement d’une indemnité et la tête de Démosthène. Démosthène se réfugia dans un temple de l’île de Calaurie, et pour échapper à l’inévitable vengeance d’Antipater, s’empoisonna.

Phocion, qui avait mené quarante-cinq fois les Athéniens à la bataille, dont le pessimisme éclairé, tout de bon sens, et dont l’éloquence loyale, rude, âpre et forte, n’avait pu rien obtenir des Athéniens, eut le même sort que Démosthène, dit laconiquement l’histoire. Le vieillard, — il avait quatre-vingts ans, — condamné à mort, fut exécuté ; son cadavre ayant été jeté ignominieusement hors de l’Attique, pas un seul Athénien ne se souvint des services rendus. La dépouille de Phocion, transportée à Éleusis, fut brûlée finalement sur un bûcher allumé avec du feu de Mégare. Une femme en recueillit les cendres dans sa maison.

Complètement subjugués, démoralisés, finis, les Athéniens assistèrent aux luttes sanglantes de ceux qui se disputaient l’Hellénie (322-311), acceptant les maîtres que le hasard des batailles leur donnait : Démétrius de Phalère, lorsque Cassandre l’emporta ; Démétrius Poliorcète, lorsque Antigone fut victorieux. Antigone et son fils Poliorcète rétablirent la démocratie à Athènes, qui institua des jeux en leur honneur, leur dressa des autels, leur offrit des sacrifices, comme aux divinités.

Une invasion de Gaulois, — de ces mêmes Celtes, terribles, inaccessibles aux terreurs religieuses, qui avaient épouvanté les Romains, — vint secouer les Hellènes endormis. Quittant les bords du Danube, où ils s’étaient augmentés, depuis trois siècles, d’émigrants nombreux arrivés de la Gaule, ils venaient de battre les Macédoniens, de prendre et d’égorger le roi, de dévaster le pays effroyablement, de ravager la Thessalie, au nombre de 150.000 fantassins et 20.000 cavaliers. Réunis aux Thermopyles, les Hellènes, — à l’exception des Péloponnésiens, s’abstenant, — s’étaient coalisés pour résister à l’invasion. Athènes n’avait pu fournir que 1.000 hoplites et 600 cavaliers ; mais toute sa flotte occupait le golfe Lamiaque. L’Athénien Callipsos commandait les Grecs. D’abord repoussés, les Gaulois passèrent par le sentier de Xerxès et s’en furent piller le temple de Delphes.

Delphes se défendit bien. Repoussés du pays difficile qu’ils envahissaient, leur principal chef ayant été blessé, privés de maître, subissant dès lors ce découragement affolé qui est la réaction caractéristique de la fougue celtique, les Gaulois exécutèrent une retraite désastreuse (278). Les prêtres de l’Apollon delphique rééditèrent les récits fabuleux, anciens, de la divinité se défendant elle-même, à coups de foudre et de tremblements de terre ; on raconta les manifestations miraculeuses par lesquelles le lieu sacré venait d’être sauvé de nouveau. Les Gaulois errèrent en Thrace, et ils passèrent en Asie Mineure, où pendant près d’un siècle ils furent l’effroi des Asiatiques.

L’exemple de la rapidité avec laquelle les Gaulois avaient eu raison de la Macédoine, excita Pyrrhus, roi d’Épire, dont l’ambition s’exaltait. Se donnant comme héritier d’Hercule par sa mère, et d’Achille par son père, prouvant son origine à l’aide de prodiges incontestables, — prétention que Plutarque nous a transmise ; — très brave, s’étant distingué à Ipsus, où sa jeunesse de quinze ans s’était montrée héroïque ; dépossédé de son royaume, Pyrrhus ne l’avait repris que secouru par le maître de l’Égypte et à la condition qu’il partagerait le pouvoir royal avec son compétiteur. Pyrrhus s’assura toute la couronne en faisant égorger son associé dans un festin (295) ; et six ans après (289) il prenait la Macédoine, la superbe Macédoine, à Démétrius Poliorcète, qui venait d’ailleurs de l’enlever à un fils de Cassandre.

Lysimaque, roi de Thrace, chasse Pyrrhus de la Macédoine. Le roi d’Épire, regrettant son expédition en Macédoine, doutant de la possibilité de conquérir la riche Asie, de recommencer Alexandre, désillusionné, troublé, et cependant actif, ayant conscience de sa valeur personnelle, ne sachant de quel côté diriger ses vues, comment utiliser son ardeur et sa force, entendit les Tarentins qui l’appelaient en Italie, pour les défendre contre Rome, lui promettant de faciles conquêtes, de très glorieux et très lucratifs résultats.

Après ses premières victoires en Macédoine, Pyrrhus avait dédié au Jupiter de Dodone, à l’Indra grec, les boucliers pris aux Macédoniens, et son ex-voto avait accusé Alexandre d’avoir voulu l’esclavage des Hellènes ; il s’était ainsi placé, d’instinct, dans la parfaite tradition aryenne. Après Philippe, un roi d’Épire était suffisamment qualifié pour réaliser cette union des Grecs que l’entêtement aveugle de Démosthène avait empêchée, constituer la Grèce véritable, entière, y absorber l’Hellénie, revenir à l’aryanisme européen total. L’Épire, pleine d’Aryens, était Grecque ; car la frontière de la Grèce conventionnelle, tracée en Acarnanie, au golfe d’Arta, est une erreur. Du cap Sunium jusqu’en Thessalie, jusqu’en Albanie, et en Monténégro, c’est toujours la Grèce, le même esprit aryen, le même fond de croyances, la même crainte délicieuse des nymphes perfides, la même peur des vampires, les mêmes superstitions, les mêmes faiblesses, avec des héroïsmes semblables et d’identiques dévouements.

Les Grecs de Tarente venaient donc de détruire une partie de l’escadre que le Sénat de Rome avait envoyée pour délivrer Thurium, prise, et les Tarentins, ameutés par un démagogue, venaient d’insulter les ambassadeurs Romains venus pour demander de simples explications. Bientôt inquiets de leur audace, justement effrayés des conséquences de leur attitude, les Tarentins avaient appelé Pyrrhus à leur secours.

Aussi imprudents envers le roi d’Épire qu’ils l’avaient été avec Rome, les Tarentins s’étaient engagés à fournir au roi d’Épire ce qu’ils savaient ne pas avoir, c’est-à-dire 350.000 fantassins et 20.000 chevaux. Pyrrhus, trompé, passa la mer d’Ionie au moment où les Gaulois envahissaient la Grèce. Une tempête dispersa ses vaisseaux de transport ; il débarqua cependant en Italie, avec 25.000 soldats et 20 éléphants.

Arrivé à Tarente, étonné de la vie des Tarentins, Pyrrhus ordonna la fermeture des théâtres et des bains, arma les habitants de la cité, qu’il traita comme des mercenaires, les exerçant au métier des armes. Les Tarentins avaient cru que Pyrrhus ne leur demanderait rien, se battrait pour eux et les délivrerait de la menace romaine. Beaucoup de Grecs quittèrent Tarente. Le roi d’Épire, édifié, offrit au Sénat romain de négocier. Rome, instruite, refusa tous pourparlers. Pyrrhus ne pouvait plus éviter la guerre qu’il redoutait.

A Héraclée (280), l’armée romaine fut défaite, les éléphants ayant épouvanté les légionnaires, dont 15.000 périrent. Pyrrhus avait perdu 13.000 hommes. Les Gréco-Italiotes du sud, enthousiastes, trompés par ce succès, ouvrirent les portes de leurs cités au roi d’Épire. Les habitants de Rhegium lui firent connaître qu’ils venaient de massacrer leur garnison romaine. Des Lucaniens et des Samnites accoururent, ainsi que des Brutiens. Mais Pyrrhus, qui connaissait maintenant les Italiens du sud, et qui venait de perdre ses meilleures troupes, se rendait exactement compte de sa position très critique, entendait profiter de son succès pour s’assurer une retraite honorable. Il offrit la paix au Sénat, de nouveau, en se donnant les apparences d’un vainqueur sûr de sa force, en réclamant des conditions qui, par leur énoncé même, témoignaient de sa confiance : Tarente sera libre, ainsi que tous les Grecs d’Italie ; les terres prises aux Samnites, aux Lucaniens et aux Brutiens leur seront restituées ; en échange, Pyrrhus rendra les prisonniers romains, sera l’allié de Rome.

Cette attitude de Pyrrhus, l’intelligence exacte qu’il eut de sa situation, le sang-froid qu’il conserva en de telles occurrences, font le plus grand honneur à son caractère. Il était impossible d’être à la fois plus politique, plus avisé, plus habile et plus grand que ne le fut le roi d’Épire en cette circonstance. Il ne demandait rien pour lui ; il mettait sa valeur et sa force à la disposition du Sénat romain, pourvu que le Sénat restituât ses conquêtes, qu’il reconnût aux peuples subjugués leur droit à l’indépendance. Pyrrhus envoya à Rome, pour négocier ces conditions, Cinéas, avec des présents pour les sénateurs et pour leurs femmes. Le Sénat aurait accepté cette paix, si le vieil Appius, indigné, ressentant trop l’humiliation, voulant relever Rome abaissée, n’eût demandé qu’avant de rien négocier Pyrrhus quittât l’Italie. Cinéas lui-même subit l’émotion de ce vieillard intervenant pour éviter une honte. Le Sénat n’osa pas conclure.

Pyrrhus ne pouvait pas attendre que les Romains connussent sa véritable situation, ses inquiétudes, l’audace de ses propositions. Il marcha sur Rome, résolument. En vue de la cité, le roi d’Épire s’arrêta, pour camper et attendre la bataille. Rome ne bougeait pas. Pas un guerrier hors de la ville ; pas la moindre manifestation d’hostilité ; un silence effrayant derrière les murs ; une inaction déconcertante. Pyrrhus, intimidé à son tour, n’osait pas s’avancer.

Voici que du sud arrive Lœvinus, — ayant évité Capoue et Naples, en les couvrant toutefois, — qui venait évidemment placer le camp de Pyrrhus entre les légions impatientes et Rome silencieuse. A l’approche de Lœvinus les Romains enfin s’agitèrent ; c’était donc l’exécution d’un plan arrêté ? Le Sénat venait de faire la pais avec les Étrusques et l’armée de Coruncanius, libre, revenait. Dans Rome, tous les Romains étaient en armes. Par un prodige d’habileté, Pyrrhus échappe au piège ; descend hiverner à Tarente, avec ses troupes non inquiétées.

Pyrrhus refusa de vendre au Sénat les prisonniers romains qu’il avait faits, presque tous cavaliers (280). Au printemps, il assiégea Asculum, battit les Romains encore une fois, brillamment, mais perdant encore beaucoup de soldats, ses meilleurs. Ce succès, toutefois, lui permettant d’être généreux sans qu’on pût l’accuser de faiblesse, Pyrrhus renvoya sans rançon les prisonniers, qui le gênaient d’ailleurs, et voyaient trop, peut-être, ses embarras.

Laissant des forces suffisantes à Tarente et à Locres, Pyrrhus passe en Sicile, où les Grecs, qui luttaient contre les Mamertins et les Carthaginois l’appelaient. Les Carthaginois assiégeaient Syracuse. Pyrrhus force le blocus de Syracuse et poursuit les vaincus jusqu’à Lilybée, où l’ennemi lui résiste, en forces. Pressentant une longue guerre, le roi d’Épire retourne en Italie (275), laissant inachevée sa glorieuse entreprise en Sicile. Pyrrhus manifestait partout, en toutes circonstances, et au plus haut degré, les qualités et les défaits de la race aryenne. Très intelligent, très dévoué, ardent, irréfléchi, imprudent, il disposait d’une activité d’esprit et d’une richesse de ressources extraordinaires lorsqu’il lui fallait agir, ou se dégager, ou réparer une erreur, ou utiliser une faute ; mais il manquait d’attention préalable, de persévérance ensuite ; ne savait ni examiner avec patience les conditions des situations qu’il acceptait, ni profiter de ses succès quand il les avait obtenus.

En passant le détroit, Pyrrhus subit une défaite ; la flotte carthaginoise s’empara de son trésor de guerre. Lorsqu’il descendit en Italie, il trouva devant lui, l’ayant devancé, les Mamertins qu’il avait battus en Sicile. Sans hésitation, menant personnellement la bataille, à la tête des troupes, Pyrrhus passa littéralement au travers des Mamertins. Arrivé à Locres, plein de gloire, mais sans argent, Pyrrhus paya ses mercenaires avec le trésor du temple de Proserpine.

Curius Dentatus l’attendait à Bénévent, avec une armée solide, instruite, commandée par des officiers qui connaissaient bien maintenant leur adversaire. Pyrrhus mit en ligne ses éléphants ; mais les légionnaires n’avaient plus peur des bœufs de Lucanie, qu’ils accablèrent d’une pluie de traits, de brandons en feu. La victoire resta aux Romains, complète. Le camp de Pyrrhus, enlevé, pris, étudié, émerveilla les vainqueurs (275), par la correction de son ordonnance, la logique raisonnée de son installation, l’utilisation pratique des forces. Cette leçon valut aux Romains une nouvelle et très grande supériorité militaire.

Curius, admis au triomphe, parut à Rome sur un char que traînaient quatre éléphants. Des ambassadeurs envoyés par Ptolémée Philadelphe félicitèrent le Sénat.

Pyrrhus, laissant Milon à Tarente, revint en Épire, avec 8.000 hommes seulement. Il prendra la couronne de Macédoine, sans en avoir réellement conquis le droit, à Antigone Gomatas, et s’en ira mourir misérablement en Hellénie, à l’attaque d’Argos (272), se compromettant, avec une étonnante légèreté, dans les intrigues inextricables qui mettaient aux prises les derniers Grecs. La mort de Pyrrhus rendit la Macédoine à Antigone Gomatas. Divinisé sur sa propre monnaie, ce dieu-taureau y fit représenter sa tête étrange, au menton proéminent, au nez retroussé, avec deux cornes au front. Antigone dominera les Hellènes.

Les qualités brillantes de Pyrrhus ne l’avaient pas emporté sur ses défauts ; son imprévoyance, et surtout la mobilité de son esprit le perdirent. Il n’utilisa pas, comme il aurait dû, sa merveilleuse éducation. Chef incontesté, très populaire, de la nation belliqueuse des Épirotes ; surexcité, comme tous à ce moment, par le roman d’Alexandre ; se souvenant de cette parole d’Antigone : Pyrrhus sera un grand capitaine, le roi d’Épire rêvait de conquêtes, mais sans savoir quels ennemis il provoquerait.

Dévoré d’activité, estimant, écrira Plutarque, que s’il ne faisait du mal à quelqu’un ou que quelqu’un ne lui en fait, il ne saurait à quoi passer son temps, Pyrrhos entreprend des expéditions qu’il conduit bien, qu’il n’achève jamais. Excellent stratège, politicien très avisé, il ne sait tirer parti, ni de ses victoires, ni de ses succès diplomatiques. Sa phalange est superbe ; son armée, faite d’éléments divers, — Épirotes, Grecs, Illyriens et Gaulois avides, impérieux, ardents au combat et au pillage, — est toute dans sa main, et cependant il ne la nationalise pas ; il reste, jusqu’à la fin, plutôt chef de mercenaires que roi conquérant.

Son expédition en Italie ne s’explique, réellement, que parce qu’il avait besoin d’une guerre au moment où les Tarentins eurent besoin d’une armée. Son irréflexion fit qu’il pilla la Macédoine, qu’il convoitait, pour payer ses soldats, ruinant ainsi sa conquête à l’avance, et qu’il commit un sacrilège en Italie pour conserver ses mercenaires en se diminuant à leurs yeux. Cicéron loue avec raison sa probité.

Les Romains apprirent de Pyrrhus, en le combattant, l’art innové de la stratégie savante, mathématique, et surtout de la formation des camps. Le roi d’Épire avait la pleine conscience de sa valeur militaire ; il écrivit un livre sur l’art des combats. Annibal le placera, comme capitaine, immédiatement après Alexandre. Très fiers de l’avoir vaincu, les Romains contribuèrent à l’élever ; ils l’acceptèrent comme descendant d’Hercule et d’Achille, afin de montrer aux peuples combien la victoire des légionnaires méritait l’attention.

Le Sénat avait appris, en se mesurant avec Pyrrhus, que de l’autre côté de l’Adriatique il existait des princes et des guerriers dont il fallait se préoccuper.