DE POUSSÉ par les Volsques, ennemis des Romains, Coriolan marche sur Rome (491). Redouté, déjà légendaire, on avait accusé Caïus Marcius Coriolan d’avoir partagé entre ses soldats, au lieu de le remettre au Trésor, le butin pris aux Antiates. Le peuple, envieux et cupide, s’était prononcé contre Coriolan, mais les soldats conservaient de leur chef un souvenir ineffaçable, et lui assuraient un concours, au besoin dans Rome même. Ces soldats racontaient, qu’après la défaite des Antiates, debout devant le butin entassé, les richesses prises, — car l’imagination du peuple grossissait à plaisir l’incident, — Coriolan n’avait accepté qu’un cheval et des esclaves. Il ne semble pas qu’au moment où le chef des Volsques armait Coriolan, aucun des deux partis qui se disputaient la prépondérance dans Rome, ait songé à faire renaître la réputation du révolté pour s’en servir. Ni la plèbe ni le Sénat ne s’imaginaient que Coriolan allait réellement venir. Coriolan est à cinq milles de Rome, il campe sur le fossé de Cluilius, ses troupes ravagent le pays, et les Romains, surpris, alors seulement se préoccupent de la résistance. On remarquait le zèle avec lequel les Volsques pillaient les propriétés des plébéiens en épargnant les biens des nobles ? Rome, effrayée, négocia. Les ambassadeurs se succèdent en vain auprès du révolté ; ni consulaires vénérables, ni prêtres, ni pontifes, ni augures ne parviennent à le fléchir. Impénétrable, inaccessible, Coriolan accomplira donc la mission qu’il a acceptée. Sa mère, Véturie, et Volumnie, sa femme, suivies de matrones suppliantes, désarment enfin Coriolan, qui ordonne la retraite, accusé par les Volsques de les avoir trahis. Jugé et condamné sans doute ? peut-être exécuté ? banni ? Coriolan disparaît de l’histoire. En apprenant la retraite des Volsques, les Romains se précipitèrent dans les temples, l’excessive ferveur de leur piété soudaine témoignant de la peur énorme qu’ils avaient eue. Un temple A la fortune des femmes, consacra, sur le lieu même où il s’était accompli, le miracle de Véturie et de ses compagnes. Débarrassée de la menace volsque, Rome n’obtenait pas la paix : Les Èques continuaient à prendre des villes ; les Romains avaient dû secourir les Latins ; les Véiens, agités, retenaient les légions au loin. Après cinq années d’actions diverses (482-477), les Èques campaient encore sur l’Algide et les Volsques sur le mont Albain, et les Latins se trouvaient coupés des Herniques. Cette situation périlleuse inquiétait à juste titre les Romains. Manlius Vulso (474), ayant assiégé et effrayé les Véiens étrusques, obtint d’eux une trêve de quarante années, que les Romains acceptèrent, parce qu’ils la désiraient comme une solution. Les Volsques remportent quelques avantages, qui troublent un instant la relative quiétude des Romains ; mais ces craintes sont dissipées par une victoire brillante de Quinctius sur les Èques (471), et qui revient à Rome chargé de butin, qualifié de père des soldats. Les Èques, battus, ne se soumettent pas ; ils reviennent, infatigables, piller la campagne romaine. Le consul Furius, chargé de les poursuivre et de les châtier, cerné, va périr, lorsque Quinctius accourt et le sauve. Dans un instant d’effroi, le Sénat avait donné la dictature à Posthumius, consul collègue de Furius. Quinctius, continuant son œuvre, prend Actium et triomphe ; il reçoit le nom de Capitolinus. Malgré ces succès, Rome reste entourée d’ennemis qui ne se découragent pas. Pourquoi ces peuples laisseraient-ils se développer cette cité guerrière, avide, avare, incapable de vivre autrement que du bien d’autrui ? Et voici l’occasion de l’anéantir, occasion unique, puisqu’aux troubles sanglants qui divisent les Romains, vient de s’ajouter un épouvantable fléau, la peste. La dépopulation de Rome encourage ces irréconciliables ennemis, qui viennent camper à trois milles de la cité, du côté de la porte esquiline. De 467 à 459, les désastres se succèdent. La citadelle des fidèles Tusculans leur est enlevée par les Èques. Une nuit, le Sabin Hardonius s’empare du Capitole (459), qu’il garde un an. Antium fait défection. Un corps d’Èques cerne l’armée du consul Minucius. Rome semblait perdue ; l’imagination maladive des Romains cherchait de l’extraordinaire ; les choses normales, naturelles, simples, ne convenaient plus aux esprits troublés. Or il y avait, à ce moment, un Romain qui, après avoir été remarqué, abandonnant la ville, ruiné par son fils, s’était remis à cultiver son champ. Le peuple se souvint de cet homme, Lucius Quintus Cincinnatus, et s’en fut le trouver à sa charrue pour le saluer maître du peuple, lui confier les destinées de Rome. Cincinnatus, l’homme aux cheveux bouclés, et Gracchus Cluilius marchent contre les Èques, les cernent, les battent, les font passer sous le joug. Cincinnatus revient à Rome, dépose sa dictature, après seize jours d’omnipotence et retourne à son champ (457). Malgré leur humiliante défaite, les Èques restaient sur l’Algide et les Volsques gardaient le mont Albain. En renonçant à la royauté, décidément, les Romains avaient compromis leur avenir. Agglomération disparate de personnalités violentes, la cité de Romulus exigeait la maîtrise d’un roi autant que le despotisme d’un chef est nécessaire à la conduite d’une bande. Rome diminuait. Des trente villes nommées dans le traité de Cassius, treize sont détruites ou perdues ; le territoire romain, l’ager romanus, est comme à prendre, ouvert de tous côtés, et les Romains eux-mêmes, vus de près, en armes, sur le champ de bataille, ne paraissent plus absolument redoutables. Les guerriers, à la démarche lourde, agissent inconsidérément ; et ceux qui ont participé aux luttes du forum, se battent avec moins d’ardeur que jadis. En masse, les troupes romaines sont encore formées de colosses, mais on venait de voir la facilité avec laquelle Appius avait décimé ces géants. Ces brutes, à qui Cincinnatus faisait franchir une étape de vingt milles en quatre heures, après les avoir chargés comme des mulets, — chacun portant douze pieux, ses armes et ses vivres, — devenaient dociles, ainsi que des bœufs subjugués, quand on osait les braver maintenant. Pendant qu’à Rome l’exercice même des révolutions successives, réussies, affinait le peuple, ou pour mieux dire lui apprenait à vaincre les Grands, il suffisait d’un résultat obtenu, pour que par des moyens semblables, et avec impatience ou ténacité, suivant le cas, la plèbe voulut de nouvelles conquêtes. Rien ne lassait la patience du Sénat, ni la persévérance du peuple. Les dictateurs, se succédant, suspendaient la série des succès populaires, mais ils n’en rompaient pas la suite logique. Le peuple, par ses tribuns, et par lui- même, se rendait parfaitement compte des causes de sa misérable condition, et il voyait très clairement, très complètement, dans l’avenir, les conséquences de ses revendications perpétuelles. Il entendait se substituer aux aristocrates. Les patriciens, avec beaucoup d’habileté, profitaient des victoires populaires, nombreuses, invraisemblables, pour se montrer généreux en abandonnant ce qu’on leur prenait, mais en conservant toujours ce qui leur permettait de tout reprendre, c’est-à-dire le pouvoir judiciaire. Le peuple n’osait pas toucher à ce pouvoir, quasi religieux, que son ignorance respectait, dont il redoutait le mystérieux exercice. Mais s’il consentait à laisser aux patriciens l’exercice de la justice, la charge de l’application des lois, se reconnaissant incapable de les interpréter, du moins voulait-il surveiller ses juges, savoir surtout dans quelles limites il pouvait, lui peuple, agir légalement, vivre avec ses besoins et ses passions, sans tomber sous la loi, sans devenir justiciable de l’ennemi, des patriciens. Pendant onze années, les plébéiens réclamèrent donc un
code, une liste de leur droit. Et du
premier coup, logiques jusqu’à l’extrême, en demandant la fixation de Les patriciens rendaient la justice en interprétant les anciennes coutumes ; ils jugeaient et prononçaient les sentences ; ils appliquaient les peines arbitrairement. L’arbitraire allait jusqu’à rendre le plaignant, ou l’accusé, tantôt justiciable des tribunaux et tantôt du Sénat. Ce despotisme permettait toutes les injustices, s’adaptait commodément à toutes les circonstances. Le tribun Terentillus Arsa demanda, au nom du peuple (461), la désignation de dix hommes chargés de rédiger un code des lois. Le Sénat aussitôt se mit en défense, et, légalement, obtint des collègues de Terentillus le veto sur la proposition du tribun. Pour résister tout de suite, énergiquement, les patriciens envoyèrent au forum le fils de Cincinnatus, Quinctius Céson, suivi de compagnons armés, ses camarades, pour empêcher la délibération du peuple, disperser la foule, chasser les tribuns qui discouraient, et cela malgré la loi Icilia qui interdisait d’interrompre un tribun parlant. Céson fit ce que le Sénat ordonnait ; et le Sénat, appliquant la loi à Céson, régulièrement accusé par Virginius, l’obligèrent à s’exiler en Étrurie, en le condamnant à l’amende (460). En Étrurie, furieux, Quinctius Céson conspira contre Rome. Une nuit (459), le Sabin Herdonius s’empara du Capitole. Peut-être Céson était-il parmi les occupants, bannis et esclaves, au nombre de 4.000, qui allaient se précipiter sur la cité. Le Sénat ordonna un immédiat armement. Les plébéiens déclarèrent qu’ils ne s’armeraient, qu’ils ne marcheraient, que si les sénateurs leur accordaient la loi Terentilla. Le Sénat s’étant engagé, le peuple reprit le Capitole, fit un exemple terrible, massacra jusqu’au dernier ceux qui l’occupaient. Le consul Valerius, très populaire, périt pendant l’attaque ; il fut remplacé par Cincinnatus, qui refusa la loi Terentilla, nettement. Cincinnatus, bravant le peuple, partit contre les Èques avec les légionnaires de Valerius. Il avait proposé aux sénateurs d’emmener les augures, de transporter ainsi hors de la cité le pouvoir religieux, de constituer une sorte de Rome ambulante, armée, très forte, qui délibérerait en un lieu consacré et dont les délibérations seraient opposées aux votes plébiscitaires. Le Sénat recula devant ce projet, et le peuple réélit ses tribuns (459-458), pour montrer qu’il n’abandonnait aucune de ses prétentions. L’antagonisme entre le peuple et Cincinnatus s’accentuait (458-454). Le Sénat, maintenant, redoutait l’armée autant que le peuple. Rome se disloquait. Cincinnatus lui-même, troublé par l’entêtement des plébéiens, et peu sûr de ses troupes assurément, eut l’idée de s’attaquer à la puissance tribunitienne, de la détruire par de fallacieuses concessions. Le nombre des tribuns fut porté à dix, afin que des rivalités pussent se produire parmi eus, que l’autorité de chacun, au moins, fut diminuée. D’autres innovations, du même genre, répondaient aux intentions des sénateurs, lorsqu’un tribun, Icilius (454), proposa et fit voter que l’Aventin, appartenant au domaine public, serait partagé et distribué au peuple. Rapidement couvert de maisons, le mont Aventin devint la cité plébéienne, rivale de la cité antique. Chaque concession excitait davantage le peuple, qui n’oubliait pas la loi Terentilla. La lutte entre les patriciens et les plébéiens prenait la forme légale. Un tribun, Sicinius Dentatus, fit condamner à l’amende deux consuls. Ce scandale impressionna les sénateurs ; la loi Terentilla (450) fut acceptée. Trois commissaires, — Sp. Posthumius, A. Manlius et P. Sulpicius, — furent chargés de recueillir des documents et de s’instruire pour la rédaction d’un code des lois. |