Rome (de 754 à 63 av. J.-C.)

 

CHAPITRE III

 

 

DE 1500 A 300 AV. J.-C. - L’Étrurie. - Ligures et Sicules. - Celtes, Latins, Opiques, Osques. - Sabelliens et Samnites. - Iapygiens, Italiotes et Étrusques. - L’exode aryen. - Venue des Étrusques. - Confédération. - Trafics. - Architecture. - Bijoux. - Sculpture. - Céramique. - Industrie. - Famille. - Religion. - Divinités. - Culte. - Type. - Histoire. - Influence asiatique et hellénique. - Peinture. - Caractère.

 

L’AVÈNEMENT de la Rome primitive est favorisé par l’incurie et la division de peuples divers groupés dans la péninsule. Des races différentes, sans affinités, y sont hésitantes, incertaines : sauf en Étrurie, aucune organisation. Les Grecs ne sont pas encore arrivés. Au nord-est, les Vénètes et les Istriens ; au sud, les Iapyges ou Apuliens, avec les Choniens, ou Chaoniens d’Épire, à l’extrémité.

La nation illyrienne tient l’Adriatique des deux côtés, tandis que le littoral méditerranéen appartient aux Ligures au nord, aux Sicules au sud, après l’Étrurie. Tantôt alliés, tantôt ennemis, s’unissant, puis se séparant pour se combattre et chaque fois laissant les uns chez les autres des traces de leurs passages, ces divers peuples s’empruntent leurs langages.

Les Celtes ombriens, les Latins, les Sabins, les Opiques et les Osques, — comprenant les Ausoniens ou Aurunciens — parleront le même dialecte, quasi celtique, avec un fonds sanscrit que l’on attribuera à l’influence grecque. Les Ligures, très laborieux, se caractériseront par un attachement opiniâtre à la liberté ; et on les considérera comme l’antique population indigène », se rapprochant plutôt des populations de la Gaule sud-est, avec des influences africaines et espagnoles. Il y avait des Libyens parmi ces Ligures.

Au centre se distingueront les Sabelliens, pâtres, meneurs de troupeaux, confédérés comme en Arcadie, attachés à leurs montagnes, et les Samnites, « braves et simples », de mœurs turbulentes, amis de pillages organisés en commun, ne voulant de chefs qu’au moment du danger. Des contacts et des résistances il résulta trois grandes divisions ethnographiques : Les Iapygiens, peut-être autochtones, ou premiers émigrants ; les Italiotes, divisés en Latins et Ombriens, ceux-ci donnant les Marses et les Samnites ; les Étrusques, tout à fait spéciaux.

Cette division, admise, satisfaisante d’ailleurs, n’est pas certaine, puisque la langue latine est en contraste avec le langage ombro-samnite. Mais les langues parlées disent peu l’origine des peuples, et la linguistique ne suffirait pas pour établir les éléments de formation du groupe italiote. On voit mieux l’exode parti du berceau commun, — indo-européen, — et se divisant en route, la branche dite italiote se séparant encore en deux groupes, l’Ombrien (Celte) et l’Osque, se distinguant comme leurs aïeux, du reste des hommes par l’absence de sacerdoce, le père étant aussi le prêtre dans la famille, et les familles formant la tribu.

Ces Italiotes, sans qu’il soit nécessaire de leur faire traverser la Grèce, arrivent avec leurs connaissances agricoles, leurs chariots de marche, leurs parures simples, dont les ornements sont empruntés aux leçons de la nature, et il n’est pas surprenant, leurs origines étant identiques, que les charrues et les maisons de ces Aryens venus en Italie ressemblent aux charrues de l’Attique, soient semblables aux maisons décrites par Homère. Mais il faut constater, dans le développement presque immédiat des mœurs de ces Aryas, — Kimris venus de Thrace si l’on veut, — des corruptions finnoises, telles que le goût des choses violentes, l’admiration de la force, l’absence de la notion du juste, du droit naturel. Ces impuretés, ramassées en route, ne permirent pas à ces Aryens gâtés d’influencer la péninsule.

Les Étrusques, dont la dénomination nationale fut celle de Rasenna, et que l’on qualifia de Tursânes, — les Turischa des inscriptions égyptiennes, Turskes en ombrien, ou Turses, que l’on a rapprochés de Khétas, Hétéens et Hyksos, — sont restés ce peuple énigmatique dont les origines positives sont encore un problème non résolu, rien ou presque rien n’ayant percé l’impénétrable brouillard de leur commencement, leur langue étant double, leurs inscriptions restant illisibles, leurs monuments ruinés supportant mal les comparaisons.

Les Étrusques se signalent par la puissance de leurs installations. Ils endiguent le Pô jusqu’à protéger plus d’un millier d’hectares ; leurs cités, comme les villes égyptiennes, sont bâties sur d’immenses chaussées préalablement construites ; leurs propriétés se constituent et se désignent définitivement. Des travaux hydrauliques merveilleux, parmi lesquels des canaux traversant des montagnes, leur valent de florissantes vallées. Avant l’invasion celtique, le territoire des Étrusques s’étendait au nord du Pô, avec l’Adige et les Vénètes Illyriens à l’est et les Ligures à l’ouest.

Les Étrusques vinrent des montagnes de la Rhétie, par la route que suivaient les marchands apportant l’ambre de la Baltique, — les Rhœtii des Grisons et du Tyrol parlèrent le langage étrusque longtemps, — et déjà socialement organisés, ils formaient une confédération. Cet exode coïnciderait, — commencement du dixième siècle avant notre ère, — avec l’expulsion de l’Archipel des marins de Tyr et de Sidon, et l’entrée des Hellènes en Thessalie. L’histoire indique l’an 972 ou 949 comme date de fondation réelle de l’État étrusque, ce qui se concilierait avec la date de l’arrivée (1045-1025). Denys d’Halicarnasse, qui les nomme Rasénas, et Hérodote, qui en fait des Lydiens, les voient installés dès l’an 1500. Trompés sans doute par les restes de monuments bâtis plus anciens que l’émigration, des historiens les qualifient de Pélasges ou Tyrrhéniens grecs, originaires de Mycènes, antérieurs aux Hellènes. Les traditions étrusques, vraisemblables, donnent comme époque de leur entrée en Italie le onzième siècle avant notre ère.

L’Étrurie organisée montre des villes indépendantes, — douze principales, — ayant chacune son roi (lars ou lucumon), toutes peuplées dès le dixième siècle. Une aristocratie puissante, sorte de caste, y détient la science, la religion et l’autorité. Des mercenaires défendent ces communautés ; et bien qu’une métropole, Volsinii, nous ait laissé le souvenir d’un grand-prêtre, il ne semble pas que les cités étrusques aient jamais admis une souveraineté dominante, ni qu’elles aient, dans les moments les plus critiques, consenti à s’unir définitivement.

L’Étrurie trafiquera des fers d’Æthalie, des cuivres de Voloterræ et de Campanie, de l’argent de Populonia et de l’ambre de la Baltique. Les marchands étrusques et ceux de Milet se disputeront Sybaris. Pirates et calculateurs, ardents et patients, comme les Corinthiens, leurs richesses rapides, énormes, précipiteront les Étrusques dans l’éblouissement fatal d’un luxe inouï.

Rien n’est resté des premières demeures étrusques, huttes clayonnées croit-on, maisons de bois à quatre auvents, ouvertes seulement au sommet, rappelant les habitations finnoises. Puis ce furent des maisons grecques, dont le type se retrouve à Rome, imité. Des restes de murailles lourdes, dites étrusques, mieux faites que celles de Tyrinthe, en blocs équarris d’abord, exactement travaillés ensuite, régulièrement placés, les pierres formant des dessins variés, ne paraissant pas postérieures à l’invasion, seraient pélasgiques. Des ruines de portes monumentales s’ornent encore de têtes humaines et de masques de Gorgone, sculptés. Les villes étrusques, se développant en elles-mêmes, eurent chacune son école d’artistes, ce qui exclurait encore l’idée d’un art étrusque primitif importé.

En architecture, les tombes, témoins irrécusables, rappellent tantôt les tumuli de l’Asie Mineure et tantôt les sépulcres égyptiens taillés dans le roc, aux flancs des coteaux, ornés de colonnades. L’ogive des trésors de Mycènes, la voûte orientale, s’y montre nettement, le calcaire facilitant le travail de l’ouvrier. L’appareil cyclopéen se confond avec l’idée égyptienne : vastes chambres, murs sans ciment, mobiliers domestiques, marmites, vases, mais sculptés en relief, rangés sur les parois et appendices, comme si les objets vrais avaient manqué. Autour du mort, une quantité d’objets précieux, très travaillés, ciselés, art grec plein de réminiscences orientales, et provenant, semble-t-il, de fabriques phéniciennes : bijoux, bracelets, colliers, chaînettes, épingles, fibules, rasoirs ; pas d’armes, mais des cachets, des cylindres et des cônes tout à fait assyriens.

La sculpture cependant se singularise. Aux bois de leurs temples, les Étrusques clouaient des statues d’argile ; et les couvercles de leurs sarcophages, en terre cuite, étaient des ouvres d’un travail fini. Des images de toute sorte, gaies ou tristes, accompagnaient l’appareil funéraire. La statuaire religieuse, de type arrêté, évoque des puissances malfaisantes, aux faces rougies avec une sorte de minium. Des lions et des sphinx gardaient les tombeaux. Les divinités, archaïques, assises ou debout, souvent enfermées dans des gaines. Sur les autels, petits, en forme de piédestaux, figuraient des processions, des scènes de banquets ou de sacrifices, des jeux. Des stèles, rondes, multipliaient des sujets pareils, en relief, par zones. Des génies ailés, des monstres, des démons compliquaient l’idée première. Rien d’original ; un amalgame d’emprunts, copiés, exécutés froidement, sans émotion, alors même que des hommes et des chevaux prétendaient exprimer une vraie vie, mouvementée. Travaillant le tuf friable et modelant de l’argile, le sculpteur étrusque n’eut pas une seule fois l’idée d’arracher un bloc de marbre à Carrare et d’immortaliser son œuvre. L’Étrusque Vulcanius, à Rome, ne donnera que des statues moulées.

La céramique, plus utilitaire, semble avoir excité davantage l’artiste. La forme du vase lui vient de Chypre, de Dali ou d’Hissarlik ; mais le ton et le lustre de la pâte, ainsi que la complication du dessin d’ornement, pourraient nous livrer les premières pensées artistiques de l’Étrurie. L’argile brune des rives du Pô fournit la matière que le potier façonne à la main, naïvement, comme un objet d’art, oubliant la destination de l’objet et le faisant dépourvu d’anses, non cuit, seulement séché à la flamme. L’ornement est la figuration d’une corde enroulée, quelques pastilles, des lignes géométriques, des croix, des points.

Successivement, le potier en vint aux ornements recherchés : rubans horizontaux, parallèles, relevés de dessins minutieux, en creux, à la pointe ; imitations d’étoffes, rayures harmoniques, essais de fleurs, colorations ; puis, emploi industriel d’estampilles, représentation d’animaux et d’hommes : serpents, cerfs, oiseaux, palmipèdes ; théories de suppliants, processions de fauves, de bêtes fantastiques ; et finalement, décors multipliés, surchargés de reliefs, sujets outrés déformant le vase, moulage direct d’objets réels plaqués.

Pendant cette décadence, la forme cypriote, pure, s’est compliquée de l’imitation des canopes d’Égypte et des buccheros de Grèce. Cet industrialisme, relativement grossier, persiste jusqu’au quatrième siècle, époque à laquelle l’Attique expédie ses œuvres d’art en Étrurie, en très grand nombre, par quantités, et les potiers de la Toscane, alors inquiets pour leur commerce, impatients, imitèrent jusqu’à l’absurde, sottement, les œuvres helléniques. Les vases étrusques, vases grecs généralement, seront souvent déshonorés par les copistes.

L’industrialisme étrusque se maintient et triomphe dans le travail des métaux. Les bracelets de fer, les flèches ornées, les boucles de ceinturon, et même des vases aux parties très habilement soudées, frappent l’attention. Les fibules, spécialement ouvragées, s’enrichissent, — l’or et l’argent remplaçant le fer et l’ambre devenus trop abondants, — et s’alourdissent d’ornements bizarres, grotesques, contournés. C’est une nouvelle manière. L’Étrurie gagne en réputation. Les Égyptiens ont forcé le tour de l’Afrique pour venir à la mer tyrrhénienne, à la région enviée ; Carthage communique fréquemment avec l’Étrurie ; les Phéniciens, maintenant acheteurs d’objets étrusques, y disent le goût de leurs clients, les sujets préférés, de vente, et ce sont les rosaces, les palmettes, les lotus, les sphinx, les griffons, les taureaux ailés, réminiscences de Babylone, de Chaldée, ou retour par atavisme aux choses de l’Assyrie. Les poteries noires abondent de relief ; les pierres gravées conservent la forme du scarabée égyptien. La leçon hellénique, malgré tout, est persistante, mais l’exactitude du détail tourne à la puérilité, le réalisme veut que chaque étoffe dessinée illusionne, soit teinte de sa couleur vraie, que chaque personnage, — presque un portrait, — soit positivement revêtu de son costume, sans aucune préoccupation d’anatomie bien entendu.

Les bronzes étrusques subissent les mêmes vicissitudes. Impressionné d’asiatisme d’abord, l’ouvrier s’hellénise ; à ce point, qu’au temps de Périclès, les lampes, les plats et les statues de bronze venus d’Étrurie sont appréciés à Athènes ; mais bientôt ces œuvres deviennent simplement industrielles, et l’exagération, la multiplicité vraiment extraordinaire des produits, détruisent jusqu’à l’intention artistique.

La famille étrusque se désigne par un nom ; elle est comme une tribu distincte dans l’ensemble du groupe formant la cité ; l’union des époux y rappelle les touchantes manifestations de la sculpture funéraire d’Égypte. Sur les tombeaux, assis ou couchés, la femme et le mari se tiennent par la main. Chacun des deux chefs de la famille parait avoir son patrimoine spécial, séparé, esclaves ou bijoux. L’époux est le maître ; il a son parasol, son bâton de commandement, son siège d’apparat et sa trompette d’appel ; il porte la robe longue des Assyriens, couverte de fleurs brodées, avec une bordure d’un ton vif ; les sandales chaussant ses pieds sont lydiennes ; le capuchon couvrant son chef est phrygien. L’homme et la femme, parés, se chargent d’ornements, bijoux énormes, de poids, nombreux, de types variés : diadèmes, pendants d’oreilles, colliers, tresses couvrant la poitrine entièrement, venant battre les hanches. L’enfant, orné de même, porte la bulle, bijou spécial, caractéristique de l’Étrurie, véritable amulette, et qui sera réservée, plus tard, à Rome, aux triomphateurs.

Une superstition lourde domine la religiosité étrusque. On y sent une série d’emprunts ; on n’y trouve rien d’original. Les œuvres des divinités et des héros de l’Étrurie répondent généralement aux fonctions des dieux helléniques : Apul, c’est Apollon ; Tinia, c’est Zeus ; Menrva, c’est Athéna (Minerve) ; Achille est devenu Achle ; Ajax, Aivas. Toute la religion est dans la recherche des intentions divines. Par le vol des oiseaux, les haruspices interprètent la volonté secrète des immortels, rite oriental importé. Les dieux de l’Étrurie sont vivants : la fête principale du culte étrusque consiste, dans le temple, à disposer les statues des dieux autour d’une table et à servir à ces convives d’argile un repas réel. Ces festins des dieux, — lectisternium, — passeront au culte romain.

Les funérailles étrusques donnaient lieu à de bruyantes célébrations. Des courses de chevaux, ou de chars, des combats de gladiateurs, de grandes chasses, suivaient la procession funèbre, nombreuse, réglée, rappelant les lourdes théories des monuments assyriens. La mort, mystérieuse, n’apparaît que comme un état intermédiaire, un passage d’une vie à une autre. Le sarcophage est un lit de festin ; le couvercle représente le mort à demi couché, tenant une coupe à la main. La réunion de plusieurs sarcophages donne toujours, placés en rond, le tableau d’un repas continué.

Niais par les reliefs et les peintures des tombeaux, les survivants expriment leur désolation, leurs croyances craintives : Voici le cheval qui emportera la dépouille mortelle ; les monstres grimaçants, hideux, brandissant des maillets ; les démons destructeurs, les furies agitant des serpents et des torches ; ce sont les génies infernaux, couvres d’artistes imitateurs, exagérant leur imitation, et qui, bientôt, sans résistance, substitueront à ces effroyables tableaux des scènes calmes, pathétiques, empruntées aux récits d’Homère et d’Eschyle. L’idée vraie, persistante, étrusque, de l’au-delà, c’est que quelque chose de matériel, — l’Ombre, — subsiste, avec les traits, les appétits et les habitudes du premier corps ; qu’il faut donc assurer à l’ombre. — le double égyptien, — une nourriture et un abri. Le cheval et le chien préférés du mort étaient, à cause de cela, ensevelis près de lui.

Le temple étrusque, de bois, à décoration polychrome, est de style grec modifié, dénaturé. Le plan plus carré, les colonnes seulement en façade, de pierre, d’un ordre confondant, avec maladresse, l’ionique, le dorique, le corinthien et sans caractère original, donnant l’ordre toscan. L’architecture étrusque n’est que de l’architecture grecque moins l’harmonie.

Devant ces maisons de prêtres s’assemblait le peuple, les jours de rite et les jours de deuil, célébrant ses fêtes comme pour se distraire, ou manifestant à ses propres yeux son existence nationale, sa puissance, par des jeux dépassant, en munificence et en cruauté, les possibilités humaines. Les gladiateurs, qui seront la gangrène de Rome, commencèrent en Étrurie leurs spectacles abominables. Des banquets populeux, monstres, où se déployait un luxe inouï, où les esclaves, les musiciens et les danseurs pullulaient, suivaient les jeux cruels, venus de Lydie mais considérablement développés, poussés jusqu’à l’invraisemblable. Ivres, les Étrusques n’ouvraient les yeux que pour voir des hommes très robustes, des athlètes, s’entre-tuer.

L’Étrusque était plutôt petit de taille, déjà, comme un type vieilli, avais musculeux, trapu, aux longs bras, obèse, à poitrine large développée sous le cou ; il portait en avant son visage que caractérisait un nez busqué, fort, un front carré, fuyant vers un crâne légèrement déprimé, couvert d’une chevelure ondulée. Le type le plus archaïque de l’Étrusque court et ramassé, se distingue par l’abondance de la chevelure et la barbe épointée. Les peintures donnent aux hommes un teint rougeâtre ; aux femmes, une peau très blanche. La coquetterie de la femme étrusque ne se dément jamais. Ses bijoux l’accompagnent dans la mort ; ce sont des fibules, des boules de verre enfilées, des dents de castor et des morceaux d’ambre, parfois très gros, en chapelets, donnant l’aspect d’un harnachement. Avec leurs longs doigts effilés, la blancheur éclatante de leur peau, la recherche de leurs parures, dont l’ornementation géométrique est agréable à voir, les femmes étrusques semblent appartenir à une autre race que les hommes. Rien dans leur attitude, dans leurs occupations illustrées, n’approche de cette tendance irrésistible à la cruauté qui est comme le fond de l’esprit étrusque national. Les peintres de l’Étrurie finissent par concevoir et par exécuter des scènes tragiques, — bourreaux torturants, massacres hideux, expiations inimaginables, — qui dépassent, du premier coup, toutes les horreurs possibles.

L’Étrusque a été qualifié de laborieux ; il est difficile en effet de ne pas admirer sa persévérance dans l’exécution des travaux extraordinaires par lesquels il protégea de toutes manières son territoire en exploitation. Violents et pillards, c’est incontestable, ingénieux et très travailleurs, on n’en saurait douter, les Étrusques déroutent. Celtes par certaines de leurs œuvres, ni Italiotes ni Grecs, puisqu’ils s’allieront aux Carthaginois (542-536) contre les Phocéens de Massalia et de Corse, pirates et marchands, Touraniens par beaucoup de leurs conceptions, Finnois par d’autres, nombreux, ils échappent encore à leur classification ethnique. Il est remarquable toutefois que leur langage, — le langage toscan, - demeure différent du grec italiote, du celte et du slave ; que les Romains qualifieront la langue des Étrusques de barbare ; que leur alphabet parlé ne distinguait pas, le b du p, le c du g, le d du t. Grands mangeurs et grands buveurs, par leurs actes et par leurs œuvres, par l’ostentation de leurs cérémonies, la pompe de leurs manifestations, les exigences de leurs appétits de toutes sortes, et surtout la cruauté de leurs sacrifices, les Étrusques font penser aux vainqueurs de Troie, aux envahisseurs de la Grèce antique, venus du Nord. L’idée de la destruction de Troie hante les Étrusques, bien que leur légende diffère de la légende homérique.

Probablement vers le quinzième siècle avant notre ère, alors qu’Une poussée de Scandinaves et de Finnois refoula les peuples tenant le sud de l’Europe, alors que l’Égypte reçut des émigrants en exode, venus avec leurs enfants et leurs femmes, la péninsule italique eut sa part de l’émigration, l’Étrurie reçut son contingent. Le mélange de Finnois, de Pélasges, de Touraniens et de Germains, — de ceux qui fondèrent Sparte, — donna le groupe étrusque.

L’hypothèse d’un peuple asiatique, oriental, par laquelle s’expliquent un grand nombre de faits étrusques, doit se limiter à l’influence d’une importation postérieure, ou peut-être immédiate, les Touraniens et les Finnois de l’Étrurie fondée acceptant toutes les offres pour en jouir. De l’Égypte, les Étrusques eurent la grotte d’Isis, à Vulci, avec ses coquilles ornementales d’œufs d’autruches et les fioles d’émail bleu. Des Phéniciens ils reçurent l’art industriel, ainsi qu’en témoigne la coupe trouvée à Préneste. La présence de Démarate (600-500) à Tarquinies, colonie corinthienne, annonce l’influence hellénique, rapidement envahissante, mais vite dénaturée : l’importation des vases grecs en Étrurie, des bijoux et des bronzes, marque le changement.

L’Étrurie, ainsi impressionnée d’hellénisme, entre dans la civilisation européenne. Parmi les compagnons de Démarate, on cite deux céramistes : Eucheir et Eugrammos. Les fresques funéraires et les vases peints disent avec éloquence le zèle des artistes nouveaux. On peut, dès lors, marquer des périodes artistiques : Le style dit archaïque, de coloration jaune, aux tons jaune et rouge sur un fond gris terne offre des personnages uniformément teintés d’un rouge foncé ; le sujet est étrusque, mais l’exécution asiatique, orientale ; c’est le sphinx tigré, le cheval funèbre, moitié girafe ; les sacrificateurs à la barbe épointée, assyrienne, égorgeant des hommes ; pas de mouvement, pas d’expression. Çà et là quelques essais maladroits de scènes grecques ; le dessin s’améliore ; le peintre, d’un trait, marque certains détails, le contour de la hanche ou la rondeur du genou ; les figures s’éloignent un peu du type étrusque, elles s’élancent ; un naturalisme brutal, des reproductions de scènes vues, pas d’idéal, des sourires stupides sur des lèvres soudées.

La deuxième période, postérieure à l’an 500, antérieure à l’an 300, conserve de la naïveté. Les hommes peints sont encore rouges ; les femmes, encore blanches ; les corps vus de face ont des têtes dessinées de profil, avec des yeux égyptiens ; l’artiste indique des membres de convention, sauf les mains qui deviennent exactes, effilées. Tout d’un coup, un grand progrès se manifeste ; le dessin tend au correct, la variété des mouvements anime les tableaux, le talon des personnages quitte le sol, des draperies se détachent du corps, flottantes, transparentes même ; le bleu annonce le vert ; la bouche, entr’ouverte, exprime la vie.

La troisième période (400-300), où l’idée grecque se mélange à l’idée étrusque, définitivement, devient mythologique : Les rois de l’enfer souterrain, avec leurs cours de démons, règnent sur des ombres suppliantes vêtues de la robe blanche, ou reçoivent des troupeaux d’ombres que mènent les génies de la mort, tantôt procession lente et résignée, tantôt foule poussée, tourmentée, arrivant en course folle, qu’excitent des monstres ailés, à bec d’oiseau de proie, de style assyrien.

La cruauté sanguinaire l’emporte sur l’idéal emprunté, et ce ne sont bientôt que des scènes tragiques, des tueries, des tortures, que l’artiste grec ne parvient pas à poétiser. L’œuvre reste étrusque, tombe dans le réalisme hideux. Cet art, fixé, répond aux mœurs de l’Étrurie ; le dévergondage thébain, c’est-à-dire asiatique, phénicien, subjugue la grossièreté dorienne, c’est-à-dire finnoise, spartiate.