Rome (de 754 à 63 av. J.-C.)

 

CHAPITRE II

 

 

DE 754 À 578 Av. J.-C. - Les premiers rois. - Janus. - Hercule et le brigand Cacus. - Énée et Ascagne. - Numitor et Amulius. - Romulus et Remus. - Fondation de Rome. - Numa Pompilius. - Tullus Hostilius, ou Tullius. - Destruction d’Albe. - Ancus Martius. - Tarquin l’Ancien (Demarate). - La Rome carrée. - Servius. - La cité.

 

JANUS fils d’Apollon, roi étranger, gouvernait le Latium lorsque Jupiter, le Zeus de Dodone et de la patrie des Pélasges, vainqueur de l’Indra aryen, déposséda Saturne ? Janus donna à Saturne le mont Capitolin ; Saturne apprit aux Romains l’art thrace de cultiver le blé et la vigne. Dyonisos et Déméter présidèrent, avec Saturne, aux premiers essais d’agriculture et d’industrie ; la fonte des métaux et les fêtes de la moisson inaugurèrent l’Italie vivante. La tradition nomme Piccus, Faunus et l’Arcadien Évandre, qui bâtit une ville sur le Palatin, comme successeurs de Janus. Hercule vint, qui détruisit, sur l’Aventin, la caverne, l’immense et effroyable palais de Cacus, aux voûtes ténébreuses, aux horreurs profondes, dit Virgile. La mort du brigand Cacus fut suivie, par la volonté d’Hercule, de l’abolition des sacrifices humains.

Énée et son fils Ascagne, portant les dieux pénates et le palladium de Troie, arrivent. Lorsque Manlius Vulso distribuera l’Asie Mineure au nom du Sénat, il assignera deux villes à Illion, comme berceau du peuple romain. Dardanos recevra la liberté. Le roi Latius donne sa fille Lavinia à Énée ; Énée, vainqueur des Rutules, disparaît, mais on l’adore comme Jupiter indigète et le Zeus grec est détrôné. Ascagne continue la guerre fructueuse, et, quittant la côte insalubre, va fonder Albe-la-Longue sur le mont Albain.

Douze rois succèdent à Énée. L’un d’eux, Procas, a deux fils, — Numitor et Amulius, — qui se disputent son héritage. Amulius tue le fils de Numitor et éloigne sa fille Sylvia, internée avec les vestales. Le dieu Mars visite Sylvia à la source du bois sacré, et lui laisse deux enfants divins. Sylvia condamnée, ses deux fils sont exposés sur les eaux du Tibre, débordantes, et le berceau, jouet des vents furieux, va s’arrêter aux pieds d’un figuier sauvage, sur le mont Palatin. Une louve vient allaiter les deux orphelins, — Romulus et Remus, — qu’un berger, Faustus, recueille et élève.

Remus et Romulus, grandis, fils du dieu des combats, se querellent et se séparent, ennemis ; Romulus, suivi de ses compagnons, les Quintilii ; Remus, suivi des siens, les Fabii. Pris et amenés devant Numitor, à Albe-la-Longue, le roi apprend de Faustus le récit miraculeux de l’allaitement de la louve et de l’origine des orphelins. Ceux-ci, donnant la mort à Amulius, Numitor reste le maître incontesté, et, en récompense, donne aux fils de Mars et de Sylvia tout le pays s’étendant du Tibre à la route d’Albe. Remus et Romulus se disputent le don ; le vol des oiseaux interprète la volonté des dieux ; Romulus l’emporte, et il fonde Rome, — 21 avril 714, — menant, selon le rite étrusque, autour du Palatin, une charrue d’airain que tirent une génisse et un taureau, marquant ainsi l’enceinte sacrée. Remus est condamné à mort pour avoir franchi, d’un saut, les murs de la Rome limitée.

Romulus, roi, voulant une ville peuplée, demande aux tribus voisines, en mariage, des femmes pour les premiers Romains. N’ayant reçu que des réponses méprisantes, il attend la célébration de la fête du dieu Consus, et lorsque, pour se réjouir, les filles des Sabins, — ombriennes, celtes, gauloises d’origine, — sont accourues, les Romains les enlèvent. La guerre en résulte. Romulus bat les Céniniens, les Crustuminiens et les Antemnates ; mais les Sabins de Cures, menés au combat par leur roi Tatius, très forts, s’emparent du Capitolin. L’effroyable lutte, décisive, épouvante les Sabines, qui, se plaçant entre leurs pères et leurs époux, empêchent la bataille. A la mort de leur roi Tatius, les Sabins se rangent sous la loi de Romulus.

Roi des Romains et des Sabins, Romulus disparaît, comme avait disparu Énée ; et il ne reste qu’un dieu nouveau, adoré sous le nom de Quirinus (715). Rebelle aux prétentions d’une aristocratie déjà formée dans Rome, Romulus aurait été la victime des Grands, et ensuite divinisé par eux, après le meurtre, avec le concours de prêtres dociles. L’assemblée des Grands, le Sénat, en effet, gouverne pendant une année (715-714) ; mais l’élection d’un chef s’impose, et le choix désigne un Sabin, Numa Pompilius, le plus juste des hommes et favori des dieux, un pythagoricien, d’après Cicéron, offrant aux dieux, modestement, des urnes et des vases d’argile.

Numa, que la légende montre inspiré par la nymphe Égérie, organise Rome, donne des lois aux Romains : il délimite les pouvoirs de l’État et du sacerdoce ; il assainit la religion, déjà troublée de sacrifices sanglants et de pratiques asiatiques ; il condamne et proscrit les images des dieux, — de bois, de pierre ou d’airain ; — régularise et réglemente les propriétés, afin que chacun puisse vivre en paix avec son héritage ; accuse, maudit, voue aux dieux infernaux ceux qui attenteront au droit de propriété reconnu, et ceux qui déplaceront les bornes d’un champ ; honore Janus, sinon comme dieu, au moins comme roi juste ; distribue les pauvres en corps de métiers, et termine son ouvre en élevant un temple à la Bonne-Foi.

Plein de l’esprit védique, simple, logique, bon, faisant ce qu’avait fait Zoroastre, Numa Pompilius, aryen évidemment, reste comme une consolante exception dans la longue série des maîtres de Rome. La tourbe de la cité nouvelle, le lourd ramassis d’aventuriers qui s’était aggloméré là, pouvait subir un instant, sans la comprendre, l’influence de ce roi excellent, mais devait tôt ou tard se révolter contre cette sagesse tranquille. Pendant quarante-trois années, cependant (715-672), l’absence d’histoire qui caractérise la Rome de Numa permet de croire que le réformateur, ou l’organisateur si l’on veut, exerça paisiblement, sur son peuple, une séduction réelle.

Un roi guerrier et sacrilège, Tullus Hostilius, ou Tullius, succède à Numa (672). Ce Latin, distribue des terres aux pauvres, s’assure leur concours, s’installe avec eux, et les Albains vaincus, sur le mont Cælius, prétend à la domination des Latins, conçoit l’agrandissement de la cité par la guerre. Albe-la-Longue, prise et détruite, la lutte est dans Rome même. Les Albains sont sur le mont Cœlius, et les Sabins au Capitolin. Rome l’emporte. Les Horaces s’immortalisent dans cette victoire. Les patriciens d’Albe, humiliés, sont admis au Sénat, tandis que les riches Albains, épouvantés, entrent parmi les chevaliers. Albe, la métropole des cités latines, étant rasée, Rome hérite de son influence. Des maladies violentes, épidémiques, déciment la Rome victorieuse. Le souvenir du roi Numa accable le roi Tullius, qui meurt dans un incendie (640).

Le roi Ancus Martius, qui lui succède, est le petit-fils de Numa, dont les livres, les réglementations, sont réclamés par le peuple. On voit que le souverain nouveau essaie de réagir contre la royauté belliqueuse et désorganisatrice de son prédécesseur. Des lois sacerdotales sont écrites et exposées, l’art de l’agriculture est remis en honneur, des actes religieux s’accomplissent ; mais l’œuvre de Numa est finie, le charme aryen est rompu, la guerre est fatalement déchaînée. Quatre villes latines sont prises, et leurs habitants transportés sur l’Aventin. Rome s’étend jusqu’à la mer. Un port est fondé à Ostie. Des fortifications enserrent la ville, une forteresse sur le Janicule est construite, le fossé des Quirites est creusé, le pont de bois est lancé sur le Tibre.

Toute sécurité a disparu. La prison du Forum, au mont Capitolin, est devenue nécessaire, tant les crimes se multiplient. Ancus, désespéré, incapable de résister à la tourmente, accepte le secours d’un conseiller prudent, maître de soi, fils de marchand, le Corinthien Démarate, venu d’Étrurie.

Le conseiller se trouva roi, sous le nom de Tarquin, à la mort d’Ancus (616). Rome va subir une troisième civilisation. Hellène d’origine, mais pleinement Étrusque par ses mœurs, ses conceptions et ses actes, Tarquin veut une cité grande et belle. Le Forum, asséché, est entouré de portiques ; des murailles de pierres protègent la ville, que des égouts monumentaux assainissent ; des jeux, comme en Étrurie, occupent et distraient la population remuante, exigeante, désœuvrée. Les corvées imposées au peuple et les dépenses énormes qui résultent des fêtes et des travaux ordonnés, préparent de dures obligations ; mais. la nouveauté et l’éclat de la vie romaine cachent cet avenir.

De rapides expéditions contre les Latins et les Sabins valent au roi les trésors dont il s’empare ; glorieusement, il montre, conquises, les terres s’étendant entre la Sabine, l’Anio et le Tibre. Rome, si grande d’un coup, s’abandonne à son ivresse, applaudit au triomphe de son roi, célébré par ordre d’ailleurs, avec toute la pompe étrusque. La bulle d’or au cou, revêtu de la longue robe semée de fleurs métalliques, et sur laquelle s’ajuste la tunique palmée d’or, les épaules couvertes du manteau de guerre, debout sur un char que traînent quatre chevaux blancs, tenant le sceptre dans sa main, et couronné, Tarquin se donne en spectacle. Mais l’enthousiasme du peuple ne le civilise pas, et les Grands, — car le mot exprime nettement le fait, — qu’assourdissent les bruyantes joies des Petits, ne dissimulent plus leurs inquiétudes.

Tarquin, devançant les remontrances des patriciens, se prémunit contre leurs exigences en augmentant le Sénat de cent sénateurs choisis dans le peuple, en ajoutant trois centuries, probablement de même origine, au corps des chevaliers. Les patriciens, intimidés, suscitent au roi un adversaire redoutable, un ennemi irréductible, l’augure Attus Navius, qui ose se déclarer contre Tarquin. On vit alors, dans Rome, une lutte nouvelle, imprévue, entre un prêtre et un roi, chacun intervenant aux noms des divinités, procédant l’un contre l’autre, à coup de prodiges, de miracles, de manifestations stupéfiantes. Le peuple préférait le roi.

Tarquin, très audacieux, voulut juger deux prêtres en querelle, pensant ainsi prouver sa supériorité de juge royal, placé au-dessus des sacerdoces ; et lorsque, allant prononcer sa sentence, il baissa la tête, l’un des deux prêtres lui fendit le crâne d’un coup de hache. Nul n’osa dire au peuple que Tarquin était mort. On raconta qu’une blessure laisserait le monarque dans l’incapacité de gouverner pendant quelques jours, et le gendre de la victime, Servius, prit le pouvoir. Bientôt le Sénat investit Servius (578), sans consulter les curies.

Rome, à peine créée, avait déjà tâté de civilisations diverses, usé de rois différents, sans avoir trouvé le monarque ou le système de gouvernement répondant à ses besoins et à son ambition. Ni la brutalité de Romulus, véritable chef de bande, assassin de son frère Remus ; ni la sagesse de Numa, l’aryen impeccable ; ni la turbulence belliqueuse de Tullius ; ni l’administration puissante d’Ancus Martius ; ni même, enfin, les munificences du Corinthien Démarate, qui semblait avoir transporté Babylone aux bords du Tibre, ne valurent aux Romains assemblés cette impression d’organisation normale, de maîtrise bien adaptée aux mœurs, aux destinées d’un peuple, qui donne, seule, aux hommes associés, avec le sentiment de la stabilité logique, la véritable force nationale, calme, puissante et fructueuse.

Faite de toutes sortes d’individualités, parmi lesquelles on voit, nettement, des Celtes chevelus, des hommes du Lanurium bruns, aux fortes mâchoires, des Prénestins lourds, et jusqu’à des Assyriens, Rome, dès l’origine, livrée aux agitations des tempéraments divers qui la peuplaient, se caractérise toutefois par un sentiment unique, résultant des nécessités mêmes de la situation. Les premiers Romains, quelles que fussent leurs ambitions, devaient vivre là où la ville avait été bâtie, et résoudre forcément, d’abord, le double problème, presque insoluble, de la défense et de l’approvisionnement de la cité. De là cette persévérance indomptable, qui demeurera la force principale du peuple romain.

Dans cette agglomération d’hommes venus de toutes parts, trois groupes principaux s’étaient cependant distingués, formant trois cantons dans l’ensemble : les Ramnes, les Titii et les Luceres. Très jaloux de leur indépendance respective, ces trois peuples ne s’étaient unis qu’en conservant des distinctions sociales marquées, d’où les Tribus, de tribuere, diviser par trois. Les Ranales, d’origine latine, de religiosité sabellienne, impressionnèrent le plus les mœurs de la Rome constituée, conservant leurs solennités, parmi lesquelles, persistantes, les lupercales de paysans et de bergers, fêtes singulières dans une réunion d’êtres dépourvus de champs à ensemencer, obligés de vivre sur les hauteurs, sur les collines, manquant d’eau potable, séparés de l’intérieur par des obstacles naturels, et forcés de se diriger du côté de la mer quand ils veulent s’agrandir, s’étendre.

La Rome centrale, primitive, la Rome carrée, — Roma quadrata, — aura ses citadins, qui se distingueront vite des citoyens. Les Romains du Quirinal s’étaient séparés des Romains du Palatin, où se conservaient tous les souvenirs symboliques, où résidait le prêtre de Jupiter ; mais les assemblées populaires, communes, ne se tenaient pas là. Au commencement, chacun avait bâti sa maison comme une forteresse. La première Rome ne fut pas une cité, mais une agglomération d’établissements. Le mouvement pour la vie, la nécessité de se procurer les denrées que le Latium ne fournissait pas, avaient créé des relations, un trafic, avec l’Étrurie, avec Cære. La route d’échange entre les Étrusques et les Romains pénétrait dans la cité, devenait la rue des Toscans.