Les Iraniens, Zoroastre (de 2500 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXI

 

 

Le Boundehesch, œuvre de Zoroastre résumée et corrigée. - Dogmes de la divinité : l’Éternel, Ormuzd, Ahriman. - Création, organisation et conservation du monde. - Influence indienne. - L’armée céleste. - L’armée infernale. - Combats d’Ormuzd et d’Ahriman. - L’humanité : Kaïomorts et le taureau mystique. - Division du monde en Keschvars. - Astronomie. - Cosmogonie. - Le premier homme et la première femme, Meschia et Meschiané, tentés par le démon. - Fautes et condamnation du premier couple humain. - Les races humaines, diverses, répandues, ayant peuplé la terre.

 

LE cinquième livre de l’Avesta, — le Boundehesch, — n’appartient pas, ou n’appartient plus à Zoroastre. C’est le recueil de toutes les conséquences du mazdéisme original. Dans ce livre, se trouvent réunies, et en plein épanouissement, en complète fructification, toutes les idées que le législateur de l’Iran jeta aux hommes, et toutes celles que les hommes imposèrent au législateur et qu’il laissa germer complaisamment dans les sillons. Le premier livre de l’Avesta, — le Vendidad, — étant le principe et le fondement du mazdéisme, le Boundehesch en serait le résultat.

Zoroastre eut-il jamais la pensée de reprendre son œuvre, pour la résumer, pour la condenser, pour l’unifier en un livre tel que le Boundehesch, sorte de manuel où toute la doctrine, tous les dogmes, toutes les règles du mazdéisme se coordonnent logiquement, avec l’autorité d’une affirmation réfléchie et formulée ? le Boundehesch, au contraire, n’est-il que le formulaire du mazdéisme tel que les prêtres le désiraient, et tel qu’ils le firent après la mort du législateur ? Entre ces deux opinions extrêmes est la vérité, probablement. Le Boundehesch est l’œuvre des prêtres, des destours, des mobeds, des herbeds, des successeurs, en un mot, de Zoroastre ; mais le fond du Boundehesch est purement zoroastrien, et c’est la pure pensée du réformateur qui y repose. Certes, l’héritage du moralisateur merveilleux, du grand révolutionnaire, fut rudement et vite exploité par les héritiers. Se couvrant du nom de Zoroastre, les prêtres, parmi lesquels se trouvaient encore des magiciens, nombreux, imposèrent aux mazdéens les capricieuses lois de leurs prétentions personnelles, une religion selon leur désir, un culte selon leur besoin, un dieu selon leur commodité ; et ils combinèrent, même, une philosophie satisfaisante.

Le Boundehesch est donc comme la résultante de la réforme zoroastrienne ; le lire, l’apprécier, le juger, c’est, en quelque serte, terminer le procès de Zoroastre, responsable, évidemment, de l’audace des prêtres qu’il laissa se constituer, et de la condescendance des mazdéens. Mais, quelque grande que soit l’audace des destours, quelque faible que se surprenne l’esprit des mazdéens exploités, l’œuvre admirable du réformateur, persistante, se dégage continuellement de tous les mystères, de tous les brouillards, de toutes les ombres l’enveloppant ; le moralisateur par excellence, l’astre d’or de l’Iran, demeure pur au centre de toute cette spéculation, et son influence s’impose à ses exploiteurs.

Dès la première ligne du Boundehesch, le rédacteur se présente comme interprétant, comme résumant l’œuvre de Zoroastre : Le Zend-Avesta nous apprend, etc. Le premier paragraphe établit nettement, correctement, loyalement, la vraie doctrine zoroastrienne. Le Zend-Avesta nous apprend que l’être a d’abord été donné à Ormuzd et à Ahriman, ensuite comment le monde a été donné depuis le commencement jusqu’à la fin, au rétablissement des corps. Ainsi qu’il est dit clairement dans la loi, Ormuzd, très haut, était avec la science souveraine, avec la pureté, dans la lumière du monde. Ce trône de lumière, ce lieu habité par Ormuzd, est ce qu’on appelle la Lumière première, et cette Science souveraine, cette Pureté, production d’Ormuzd, est ce qu’on appelle la Loi.

Le mazdéen qui rédigea le Boundehesch fit, en réalité, du mazdéisme de Zoroastre, une religion en même temps simplifiée et complétée. La pensée du législateur, quelquefois vaguement exprimée, prit un corps dans le livre nouveau, devint compréhensible et naturelle. Les dogmes furent bien définis et séduisants : — Au sommet, l’Éternel ; Ormuzd et Ahriman créés par ce dieu innommé, tout souverain, tout pur, toute lumière ; un monde visible, organisé par Ormuzd, émanation du dieu principal et supérieur dans ce monde qui a eu un commencement et qui aura une fin ; des hommes ayant en eux une parcelle de la divinité, mais libres ; une résurrection générale qui rendra la vie à tous, et un jugement des hommes selon leurs œuvres ; les œuvres divisées en bonnes et mauvaises, les premières agréables à Ormuzd, les secondes agréables à Ahriman ; une loi, révélée par Ormuzd à Zoroastre, disant les œuvres utiles et les œuvres nuisibles. Telle fut la base du zoroastrisme dans le Boundehesch, ou mieux, son cadre.

Cette théorie est absolument conforme aux vues de Zoroastre ; rien n’y figure que le réformateur n’ait indiqué ; mais l’intervention du rédacteur, ici, se manifeste par la logique de l’exposition, l’ordre des faits, la rectitude de la conclusion bien placée. Zoroastre, lui, légiférant suivant les circonstances, suivant les nécessités de sa mission, donnait à sa pensée le tour qui lui paraissait convenir le mieux au questionneur, imaginant ses théories à mesure que les questions se formulaient. Ainsi s’explique la matière désordonnée du Vendidad. Zoroastre n’aurait voulu que faire un code national, Iranien ; c’est malgré lui qu’il dogmatisa ou prépara des dogmes.

Il y a une influence indienne dans le texte du Boundehesch. On sent la main d’un brahmane devenu destour dans cette phraséologie oit chaque fantaisie obtient un classement rigoureux, où toute bizarrerie devient acceptable, ou la plus petite formule s’augmente d’un revêtement excessif, où d’un mot, d’une lettre, d’un accent, d’un rien, surgit et se développe tout un système, toute une théorie prenant de soi les mâles allures de la vérité. Le rédacteur du Boundehesch, sûr de lui-même, procède par affirmation.

Donc, l’Éternel, le Temps sans bornes, fit Ormuzd et Ahriman. Ormuzd et Ahriman ont été, sont et seront éternellement. Ormuzd, esprit du bien, issu de la lumière première, a pour antagoniste Ahriman, esprit du mal, issu des ténèbres premières. Ormuzd et Ahriman ayant l’omniscience, organisèrent tout ce qui existe, donnèrent une forme à tout ce qui est ; le premier, auteur de tout ce qui est bon, le second, organisateur de tout ce qui est mauvais. Ormuzd est voué à la conservation de son œuvre excellente, que le maudit Ahriman cherche à détruire par la corruption. L’homme, œuvre excellente, appartient à Ormuzd ; l’humanité, c’est le peuple d’Ormuzd assujetti par Ahriman aux souffrances et à la mort, mais qui ressuscitera un jour, par le rétablissement des corps. C’est par la résurrection que le peuple d’Ormuzd sera sans fin, vivra pendant le cours perpétuel des êtres.

Les démons, les mauvais génies, les dews, les darvands, qui sont l’armée malfaisante d’Ahriman, disparaîtront le jour de la résurrection des corps, et avec eux tous les maux. Ahriman survivra à sa troupe, sera sans fin ; immortel par essence, émanation du Dieu suprême, de l’Éternel, Ahriman n’aura fait qu’exécuter la volonté de son créateur ; sa mission détestable étant terminée, il partagera avec Ormuzd toutes les splendeurs de la gloire céleste.

Au commencement, Ormuzd, plus intelligent qu’Ahriman, pressentit, comprit, les désirs destructeurs de l’esprit du mal. Pour le combattre, il créa d’abord une armée céleste, il fit les astres et le jour, par l’envahissement de la lumière. Ahriman vit ce qu’Ormuzd avait fait, et il s’élança contre la blancheur pour la ternir ; mais la beauté, l’éclat et la grandeur de la lumière l’éblouirent, et il retourna vers les ténèbres épaisses, son royaume, pour y faire une armée nuisible, aussi importante que l’était l’armée bienfaisante d’Ormuzd. Ahriman fit un grand nombre de dews et de daroudjs, qui devaient tourmenter le monde. Les deux armées marchèrent l’une contre l’autre : la troupe d’Ahriman effrayante, puante, mauvaise ; la troupe d’Ormuzd, lumineuse, pure, excellente. Ormuzd, souverainement bon, offrit la paix à Ahriman. Ahriman refusa, disant : Je tourmenterai ton peuple tant que les siècles dureront. — Ormuzd ne put rien opposer à cela, écrit l’auteur du Boundehesch.

Cependant Ormuzd sait que les entreprises d’Ahriman auront une fin ; que le Bien vaincra le Mal, en définitive. Cédant à sa nature excellente, il veut expliquer à son adversaire l’inutilité de ses efforts, l’inévitable limite de son règne néfaste. Il dit à Ahriman lui-même, que le mal ne doit pas durer plus de neuf mille années ; et voici son explication : Pendant une période fixe de trois mille ans, Ormuzd accomplira seul, et facilement, d’excellentes choses, et il semblera qu’Ahriman n’existe pas. Pendant une seconde période de trois mille ans, les œuvres d’Ormuzd, continuées, se mélangeront, et par quantités égales, aux œuvres d’Ahriman. Pendant une dernière période de trois mille ans, les œuvres d’Ahriman seront dominantes, presque exclusives ; mais à l’expiration de ces trois mille ans, Ahriman, épuisé, impuissant, ne pourra plus rien contre l’humanité, contre le monde. C’est par la prière, par la prononciation correcte de la parole sacrée qu’Ormuzd sera victorieux. Ahriman devenu sans force, les dews disparaîtront, et c’est ainsi qu’à la résurrection des morts, au rétablissement des corps, le monde se trouvera délivré d’Ahriman pour la durée indéfinie des siècles. Ce récit prophétique d’Ormuzd ayant accablé l’esprit du mal, le dieu du bien redit sa prophétie, et Ahriman tomba sur ses genoux. Alors Ormuzd répéta cette vérité vingt et une fois, toute entière, et Ahriman, épouvanté, brisé, se précipita dans ses ténèbres épaisses. Ce fut le commencement de la première période de trois mille années pendant laquelle Ormuzd, en paix, produisit des êtres ; il fit les amschaspands, les izeds, le ciel, l’eau, la terre, les arbres, les animaux et l’homme. Simultanément, dans son enfer obscur, Ahriman, pour l’avenir, fit ses démons, ses dews, ses darvands, ses daroudjs.

Ormuzd, continuant ses œuvres, délivré d’Ahriman, forma la lumière qui est entre la terre et le ciel, ensuite les étoiles, puis la lune, puis le soleil. Les étoiles fixes, divisées par Ormuzd en douze constellations, furent comme douze mères. Deux troupes, l’une de six mille, l’autre de quatre cent quatre vingt mille étoiles, aux ordres des constellations-mères, furent groupées pour protéger l’homme contre Ahriman. En dehors de cette armée céleste, Ormuzd mit aux quatre côtés du ciel quatre astres surveillants et forts : Taschter à l’est, Satevis à l’ouest, Venand au sud et Hastorang au nord. Au milieu du ciel brilla Rapitan, qui protège le midi lorsque l’ennemi vient en grand nombre.

Après avoir organisé l’armée céleste des étoiles, Ormuzd fit les âmes qui devaient occuper les corps des humains, et il leur dit : quel avantage ne retirez-vous pas de ce que, dans le monde, je vous donnerai d’être dans un corps ? Soyez et combattez les daroudjs ; faites disparaître les mauvais esprits ; et à la fin je vous rétablirai dans votre premier état.

Les démons faits par Ahriman dans les ténèbres, les dews, darvands et daroudjs, impatientés dans leur inaction, tourmentent leur maître pour qu’il inaugure ses méchancetés. Chaque démon disait à Ahriman, levez-vous avec moi, qui vais faire la guerre à cet Ormuzd et à ces amschaspands. Ahriman compta et ne se leva pas, les trois mille ans d’impuissance prédits par Ormuzd n’étant pas écoulés. Mais Ahriman se complut alors à énumérer toutes les souillures, toutes les corruptions qu’il répandrait. Que de anaux je vais verser sur l’homme pur, et sur le bœuf qui travaille ! Après ce que je leur aurai fait, ils ne pourront plus vivre. Je corromprai leur lumière ; je serai dans l’eau, je serai dans les arbres, je serai dans le feu d’Ormuzd, je serai dans tout ce qu’Ormuzd a fait.

La première période de trois mille ans étant terminée, Ahriman compta, bondit de joie, baisa la tête du démon qui se nommait Djé, et lui demanda quelle récompense il voulait. Djé voulut, pour lui, un jeune homme de quinze ans, l’obtint, et l’emporta avec sa pensée impure. Le démon Djé, affolé de joie, courut sur la terre, y parvint avant Ahriman, et son premier exploit fut d’assujettir toutes les femmes à de périodiques impuretés.

Ahriman, quittant ses ténèbres épaisses, sous la forme d’un serpent, pénètre d’abord dans le ciel avec tous ses démons, et saute ensuite du ciel sur la terre, en inclinant vers le sud. Il prend mille formes pour tourmenter les hommes, pour souiller la création. Mouche, il court sur tout ce qui a été donné ; chaleur intense, il brûle tout, dans le sud ; corps opaque, il obscurcit le soleil et fait que tout est noir comme pendant la nuit ; couleuvre, scorpion, crapaud, déchirant et venimeux, il mord et il tue ; vermine, il ronge les plantes et il les dessèche jusqu’à la racine, et rien ne peut lui résister. Il accable de maladies le Taureau et Kaïomorts, c’est-à-dire la bête et l’homme.

Kaïomorts, c’est l’humanité essentielle, à l’état de principe, de projet, de type recélant en soi la forme humaine. C’est comme essence de l’homme, et non comme premier individu, que Kaïomorts dit à Ahriman : Tu es venu en ennemi, mais, malgré toi, tous les hommes sortiront de ma semence, et ils feront des œuvres pures, des œuvres méritoires. Voyant que la protection dont Kaïomorts, dont l’humanité s’enorgueillissait, lui venait du ciel, Ahriman attaque les izeds célestes. Les izeds célestes, pendant quatre-vingt-dix jours et quatre-vingt-dix nuits, combattirent dans le monde contre Ahriman. Ahriman, vaincu, fut précipité dans le douzakh, son enfer ; mais il perça la voûte infernale et vint ravager la création, bouleversant tout, se mêlant à tout, paraissant partout, cherchant à faire du mal dessus et dessous.

L’humanité, — Kaïomorts, — était issue du taureau mystique, existant seul d’abord, et qui mourut lorsque l’homme venant de lui fut fait. Dans le moment où le taureau unique mourut, Kaïomorts tomba de son bras droit. Du bras gauche du taureau sortit Goschoroum, prototype des bêtes, âme des troupeaux. Goschoroum se plaignit à Ormuzd des victoires d’Ahriman, de la mort du taureau, et il lui rappela l’une de ses paroles. Ormuzd avait dit en effet, qu’il donnerait un homme qui apprendrait aux autres hommes à se garantir du mal. Ormuzd répondit à Goschoroum que ce Messie était réservé pour une autre terre et pour un autre temps ; et montrant l’âme du feroüer de Zoroastre, je donnerai ce feroüer au monde, ajouta le dieu, et ce feroüer apprendra au monde à se préserver du mal. Goschoroum, dans la joie, dit qu’il veillerait sur les créatures du monde en attendant le Messie.

Après avoir expliqué Ormuzd, Ahriman, le ciel, la terre, l’homme et les bêtes, et ayant annoncé Zoroastre, l’auteur du Boundehesch décrit le monde visible. La montagne qui entoure le monde, l’El-Bordj, parut tout d’un coup. C’est autour de l’El-Bordj que le soleil accomplit sa révolution quotidienne. Chaque jour, le soleil vient sur la montagne, apportant la lumière, et c’est un jour. L’année ordinaire se compose de trois cent soixante de ces jours. Le soleil est cent quatre-vingts jours dans l’est et cent quatre vingt jours dans l’ouest. L’année est divisée en deux grandes saisons par les équinoxes. Chaque année, les jours et les nuits sont égaux deux fois.

Le monde est divisé en sept keschvars, ou parties ; trois sont à l’est, trois sont à l’ouest ; la septième, — le kounnerets-bâni, — est centrale. Lorsque le soleil apparaît à l’horizon, il échauffe les keschvars Schavé, Frédédafsché, Videdafsché, et la moitié du Kounnerets ; quand ce côté est dans les ténèbres, il échauffe et éclaire les keschvars Arzé, Voboresté, Vorodjresté et la moitié du Kounnerets. Ces sept keschvars sont évidemment toute la terre. Le soleil, indépendant du ciel, se mouvant dans l’espace, tourne autour de l’El-Bordj ; l’ombre de la montagne fait la nuit. La terre est immobile ; le ciel se meut. Lorsque Ahriman voulut attaquer les izeds célestes, le Ciel, acceptant la bataille, attendit le serpent infernal résolument, comme un guerrier qui a endossé sa cuirasse, et Ormuzd, étant au ciel ferme qu’il habite, voyant la tentative du démon, envoya des secours au ciel qui tourne. Il y avait plusieurs ciels ; le ciel des astres était le seul qui fut mobile, tournant.

Des constellations spéciales veillaient à la régularité de la saison des pluies et du grossissement des rivières. Le Boundehesch attribue aux étoiles un grand nombre de faits, comme l’origine des mers intérieures, qui sont salées, des fleuves et des rivières. Après un mois de grande sérénité, affirme le Boundehesch, période pendant laquelle l’étoile Taschter brilla en haut d’une lumière pure, il survint tout à coup une pluie dont chaque goutte était large comme une soucoupe. La terre fut couverte d’eau à la hauteur d’un homme, et toutes les bêtes malfaisantes périrent. L’eau pénétra dans les profondeurs de la terre. Un vent céleste s’étant ensuite élevé, de même que l’âme se balance dans le corps, ainsi le vent agita la terre comme il fait des nuées, et de toute cette eau répandue, réunie par Ormuzd, fut formé le grand fleuve Voorokesché. La terre fut ainsi délivrée de l’eau qui la couvrait, mais les cadavres innombrables des bêtes qui avaient été noyées, empestèrent l’air. Taschter vint, sous la forme d’un cheval blanc, pour assainir la terre ; mais aussitôt accourut un démon pour combattre Taschter. Ormuzd envoya du secours à Taschter, qui vainquit le dew. Voici que pour assainir l’Iran, Taschter dut retirer l’eau emportée du Voorokesché, mettre le fleuve à sec, et les hommes, privés d’eau, se mourant, Taschter rendit vite cette eau à la terre sous forme de pluie. En quelle prodigieuse quantité il plut ! Il plut par gouttes grosses comme la tête d’un taureau, comme la tête d’un homme ; certes plus grosses que le poing, que la main ouverte. Furieux, le démon de la sécheresse, Apevesch, vint affronter de nouveau Taschter ; mais Taschter lança la foudre sur le dew Apevesch qui, frappé par cette massue, jeta un cri affreux. La pluie continua. Il plut pendant dix nuits et dix jours ; les cadavres des insectes noyés restèrent dans la terre, pourrirent, et cette pourriture se mêlant à l’eau la rendit salée. Le vent, soufflant pendant trois jours, chassa ces eaux nouvelles de tous côtés, les distribuant, et il en résulta trois grands fleuves, et trois petits.

Pendant qu’Ahriman empestait la terre, et que les bas-fonds croupissaient, Ormuzd fit surgir les montagnes. Il y eut d’abord l’El-Bordj ; les autres montagnes ne furent que des ramifications du grand mont premier. L’El-Bordj mystique s’étant étendu comme le font les racines des arbres et les veines de l’homme, toutes les montagnes se développèrent en cent soixante ans. Cette œuvre excellente d’Ormuzd mit en rage Ahriman, qui avait imaginé l’humidité nauséabonde des terres plates, les eaux stagnantes des marais puants et les maladies de toutes sortes qui s’aspirent avec les brouillards jaunes.

Ormuzd vit se former les montagnes très saines, et voulut, en outre, donner aux hommes le moyen d’assainir les terrains bas, de guérir les maladies décimant le peuple. Il mit, pour cela, dans le Zaré-Voorokesché, le germe de l’arbre Gogard qui croît dans l’eau puissamment, et se développe comme le cheveu sur la tête de l’homme. De cet arbre premier sortirent dix mille espèces d’arbres-mères, ayant en eux dix mille essences capables de combattre dix mille maladies produites par Ahriman. De ces dix mille arbres-mères issurent cent vingt mille espèces différentes, assainissant l’air empesté et fournissant aux hommes des remèdes.

Les arbustes et les plantes dont l’homme et les bêtes se nourrissent avaient été données, semble-t-il, avant l’arbre Gogard. Le jour où le dieu du mal, le terrible Ahriman, frappait de mort le taureau mystique, ce jour-là, dans la semence répandue, et fructifiante, se trouvèrent cinquante cinq espèces de plantes à graines et douze espèces d’arbustes bons pour la santé.

La semence du taureau, recueillie par les izeds célestes, confiée à la garde de la lune, contenait les germes de tout ce qu’Ormuzd voulait donner à son peuple. Cette semence, souillée par Ahriman, fut purifiée dans la grande lumière blanche de la lune, et c’est ainsi que furent donnés, purement, et au nombre de deux cent quatre-vingt deux espèces différentes, les oiseaux qui sont dans les nuées et les poissons qui sont dans l’eau.

C’est après la grande pluie dont se forma le Zaré-Voorokesché, que la terre se divisa en sept parties, avec le Khounnerets-Bâni au centre. La partie qui se trouve au milieu des six parties, on l’appela le Keschvar-Khounnerest, et toutes les parties furent séparées l’une de l’autre. Le keschvar Schavé était à l’est, le keschvar Arzé était à l’ouest, les keschvars Védédafsché et Frédédafsché étaient au sud, les keschvars Voroberesté et Vorodjeresté étaient au nord. Au milieu d’eux est le Khounnerets, qui a le Zaré. De ces sept keschvars, le Khounnerets est celui où Ormuzd a mis tout ce qui est en plus grande abondance. C’est dans le Khounnerets que Zoroastre devait prêcher la foi nouvelle, et c’est dans le Khounnerets qu’Ahriman combattit les œuvres d’Ormuzd avec le plus d’acharnement. Dès le commencement, Ahriman s’attacha particulièrement à frapper le Khounnerets, parce qu’il vit que là règneraient les rois kéïaniens ; que là serait donnée la loi, d’où elle serait portée aux autres keschvars.

Le mont El-Bordj, important, primitif, est en même temps la voie par laquelle la terre communique aux ciels, le réservoir des forces cosmogoniques, le centre énorme vers lequel tout converge, d’où tout vient, limitant tout. L’El-Bordj mit quinze ans à s’élever, huit cents ans à développer ses ramifications, deux cents ans à atteindre le ciel des étoiles, deux cents ans à atteindre le ciel de la lune, deux cents ans à atteindre le ciel du soleil, deux cents ans à atteindre la lumière première, le ciel d’Ormuzd, le dernier et suprême ciel. De l’El-Bordj, se ramifiant, furent formées, en deux cents années, deux cent quarante-quatre montagnes principales et d’autres petites, fertiles, pures sources de joies. Le Boundehesch décrit avec complaisance chaque montagne. L’El-Bordj, lui, entoure la terre, s’unit au ciel ; et devant lui, et en dedans de lui, paraissent et disparaissent les astres, la lune, le soleil, recommençant leur révolution.

Le fleuve principal, le Zaré-Voorokesché, qui coule du côté du midi, vient de l’El-Bordj. Ce zaré a mille canaux, et chaque canal, large ou étroit, est tel, de longueur, qu’un homme à cheval n’en parcourait les circuits qu’en quarante jours. L’eau de ce fleuve, fraîche, pure, est la meilleure de toutes les eaux ; sa source, c’est la source Ardouisour, qui sort du milieu, du nombril de l’El-Bordj, et se distribue par cent mille canaux d’or. Au sommet de l’El-Bordj se trouve un var, — source, lac, marais, étendue d’eau quelconque. — Dans ce var est une eau purifiante, qui va se répandre au loin, et tombe en cascade d’une hauteur de mille hommes. Une partie de cette eau, allant au Zaré-Voorokesché, le purifie ; une autre partie, s’évaporant, se condense en nuées et vient à la terre en pluie donnant la santé, détruisant la sécheresse.

Après avoir classé, conformément à l’ordre de l’Avesta, les animaux issus du taureau mystique, l’auteur du Boundehesch dit comment de Kaïomorts, ce prototype de l’humanité, issu du taureau lui aussi, se formèrent le premier homme et la première femme, — Meschia et Meschiané ; — quelles fautes ils commirent ; quel fût leur châtiment ; quelles souffrances ils endurèrent ; par quels incidents successifs ils donnèrent au monde les germes de toutes les races dont la terre se peupla.

Kaïomorts ayant cessé d’exister, la semence mystique dont il était le dépositaire, et qu’Ahriman avait souillée, fut recueillie par l’ized du feu, Neriosengh, et purifiée dans le soleil. Ensuite, Neriosengh ayant divisé la semence en trois portions, en conserva deux et déposa la troisième au sein de la terre, la douce Sapandomad.

Après quarante années de fermentation, la semence donna un jet plein de vie, ayant la forme d’une colonne, jeune, forte, ardente. Cet arbre mystérieux, dont le dessin emprunte ses lignes roides au palmier, n’est en réalité qu’un jet de chair, sorte de fœtus extérieur, formé de deux corps, de deux êtres, de deux jumeaux, mais tellement pressés l’un contre l’autre, tellement unis, à ce point accouplés, qu’ils sont au regard comme une pure unité charnelle. L’un, dit le Boundehesch, avait la main dans l’oreille de l’autre, lui était uni, faisait un même tout avec lui ; et ils étaient si bien unis tous les deux, l’un à l’autre, qu’on ne voyait pas quelle était la femelle. Ces deux êtres, si étroitement entrelacés, avaient été faits complets par Ormuzd, et prêts à recevoir, chacun, le feroüer qui lui était destiné.

Par le choix et par l’envoi des deux feroüers à qui les deux corps créés devaient servir d’enveloppe, Ormuzd conçut et exécuta l’action de vie avant que la chair eût mis en œuvre l’action de vivre. Lorsque l’arbre mystique, issu de la semence de Kaïomorts et sorti de terre, eut transformé ses fibres ligneuses en chair, Ormuzd reprit à Neriosengh les deux portions de semence pure que cet ized du feu avait conservées, et le dieu, avec cette semence, ennoblit les deux premiers corps grossièrement formés, en leur donnant ce par quoi, dans la vie, ils penseraient, ils agiraient et se multiplieraient. Lorsque chacun de ces deux êtres eut été transformé de corps d’arbre en corps d’homme, la main donnée du ciel y fut placée et l’âme s’y mêla sur-le-champ. Une simple parole d’Ormuzd suffit pour animer les deux premiers corps. Ormuzd parla de Meschia et de Meschiané, et l’homme fut, et le père du monde fut. L’arbre de chair, que le sein de la terre avait conçu, vivifié, portait en lui, dès son premier élan, les germes de plusieurs races différentes. L’arbre avait crû en haut, portant pour fruit dix espèces d’hommes.

Meschia et Meschiané avaient été voulus par Ormuzd pour être parfaitement heureux sur la terre et jouir ensuite du ciel pleinement. Le dieu ne demandait au premier couple que l’humilité du cœur, le respect de la loi divine, la pureté de pensée, de parole et d’action. Au commencement, leurs pensées, leurs paroles et leurs actions furent pures ; ils exécutèrent saintement la volonté d’Ormuzd en s’approchant l’un de l’autre ; ils reconnurent, ils proclamèrent Ormuzd seul créateur de l’eau, de la terre, des arbres, des bestiaux, des astres, de la lune, du soleil, de tous les biens ayant une origine pure, venant d’un fruit pur. Mais Ahriman vint, et se donna à Meschia et à Meschiané comme le véritable créateur de toutes choses. Meschia et Meschiané, séduits, trompés, crurent à l’affirmation d’Ahriman, et devenus impurs, damnés, darvands, leurs âmes furent vouées à l’enfer jusqu’à la résurrection. Meschia et Meschiané, coupables, sont livrés à Ahriman, leur vainqueur. Condamnés à la nécessité de nourrir leurs corps, ils épuisèrent, en un mois de trente jours, les fruits de la terre qui étaient à proximité de leurs mains. Condamnés au froid, tourmentés de la faim, ils se revêtirent d’habits sombres et s’en furent chasser les bêtes. Condamnés à la soif, ils burent le lait d’une chèvre blanche, mais ayant abusé de ce breuvage, ils en éprouvèrent de vives souffrances.

La faim étant le supplice continuel de Meschia et de Meschiané, un démon leur apporte un fruit dont ils s’emparent, qu’ils mangent avec avidité ; une grande impuissance les envahit aussitôt, et ils perdent, sauf une, toutes les facultés de joie qu’Ormuzd avait mises en eux. De cent avantages dont ils jouissaient, il ne leur en resta qu’un. Meschia et Meschiané, toujours affamés, prennent un mouton gras et lui coupent l’oreille gauche, qu’ils font cuire sur un feu de branches, allumé en frottant le bois, et qu’ils attisèrent de leur souffle. Tous deux mirent le feu à l’arbre, et ils firent briller le feu avec leur bouche. Ayant fait trois parts de la chair grillée du mouton, un oiseau vint qui en emporta un tiers. La faim fut le premier châtiment de l’homme tenté et vaincu par Ahriman.

Le second châtiment, ce fut le froid. Ayant mangé de la chair du chien, — car les démons avaient substitué un chien au mouton gras, — Meschia et Meschiané, frileux, se couvrirent de la peau de la bête ; ils se livrèrent ensuite à l’œuvre de la chasse, et se firent des habits avec les poils des bêtes fauves. Les rudes nécessités d’une existence ainsi tourmentée rendirent l’homme industrieux. Ayant fait un trou dans la terre, Meschia et Meschiané en tirent du fer qu’ils frappent avec la pierre, faisant une hache. Avec cette hache, ils attaquent un arbre au pied, le coupent, en arrangent les parties, et bâtissent ainsi la première demeure, le premier abri. Mais, ils arrangèrent les parties de cet arbre, dit le Boundehesch, sans remercier Dieu. Ce nouvel acte d’ingratitude permit aux dews de violenter extrêmement Meschia et Meschiané, sans qu’ils eussent à redouter la moindre intervention d’Ormuzd. Les démons de toutes sortes, donc, déchaînés, accourus, se disputèrent leur proie. Le dew de l’envie l’emportant, ce démon hideux s’assit sur son trône, et l’homme l’adora. Les dews étant devenus tout-puissants, Meschia et Meschiané, horriblement malheureux, tombèrent dans une indifférence absolue, vécurent pendant cinquante années sans une seule pensée d’amour.

Après cinquante ans d’impuissance, passés sous le triple châtiment de la faim, du froid et de l’insensibilité, Meschia s’approcha de Meschiané, ainsi qu’une couleuvre ardente, fière, plus droite que la hampe d’un drapeau. Meschiané, étonnée, mais intelligente, reçut Meschia comme au sortir d’un long rêve triste, et la joie du réveil, excessive, prolongée, fut le troisième châtiment.

De Meschiané, vouée aux douleurs, naquit, après neuf mois de troubles, un couple mâle et femelle. — La mère nourrit l’un et le père l’autre, dit le Boundehesch. Sept fois Meschiané mit au monde des couples pareils, mais sept fois Ormuzd enleva leurs enfants au premier homme et à la première femme. Chacun de ces couples engendrait à cinquante ans et mourait à cent ans. De l’un de ces sept couples issurent toutes les races dont la terre fut peuplée. De ces sept couples, l’un fut Siahmak, nom de l’homme, et Veschak, nom de la femme. Il naquit d’eux un couple : Frevak, nom de l’homme, et Frevakein. De ce couple naquirent quinze couples, et chacun de ces couples forma une espèce particulière. C’est à ces couples, aux générations sorties de chacune de ces quinze espèces, qu’est dû le peuplement de la terre. Le narrateur distribue les diverses races. Les sept keschvars de l’Iran sont exclusivement peuplés d’hommes qui viennent de Frevak, qui venait lui-même de Siahmak. Frevak ayant mis au monde quinze espèces d’hommes différents, et le père de Frevak ayant produit, lui, dix autres espèces d’hommes, le Boundehesch remarque avec exactitude, que comme il y a eu dix espèces d’hommes, et que quinze espèces sont sorties de Frevak, cela fait vingt-cinq espèces, toutes venues du germe de Kaïomorts.

Le classificateur méticuleux qui rédigea le Boundehesch cite quelques espèces d’hommes qu’il lui répugne, semble-t-il, d’accepter dans la descendance directe, par Kaïomorts, du taureau mystique, et qui cependant existent humainement devant ses yeux : c’est dans les villages de Salem, l’homme sauvage, l’homme aroun, sans chef ; c’est, du côté de l’Inde, l’homme qui n’a qu’une oreille, qu’un œil, qu’un pied, et celui qui a des ailes comme le démon ; c’est, dans le désert, l’homme à queue, et qui a du poil sur le corps.