Les Iraniens, Zoroastre (de 2500 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XVIII

 

 

Les fils de Ferydoun : Iredj, Tour et Selm. - Règne de Menoudjer, fils d’Iredj. - Paix entre Menoudjer, roi d’Iran, et Afrasiab, roi de Touran. - Noouzer succède à Menoudjer. - Afrasiab, descendant de Tour, envahit l’Iran. - Antagonisme définitif entre l’Iran et le Touran. - Le Çamide Zow, ou Zal, vient régner en Iran, défait Afrasiab. - Retour des Touraniens. - Zal et Roustem vont à la recherche d’un héritier direct de Ferydoun.- Fin de la dynastie des pichdadiens. - Ké-Gobad, descendant de Djemschid, commence la dynastie des keïaniens, rétablit l’Iran. - Ké-Nabyeh. - Ké-Kaous. - Ké-Siavakhsch. - Ké-Khosrou. - Guerschâsp.

 

D’APRÈS les chroniques persanes, Ferydoun avait trois fils : Iredj, que lui donna la fille d’un prince Iranien ; Tour et Selm, qu’il eut d’une fille de l’usurpateur étranger, Zohak. Iredj ayant été tué par ses deux frères, Tour et Selm, son fils Menoudjer lui succéda dans l’amour de la nation pure. Selm marcha contre son neveu, du côté de l’ouest, pendant que les Touraniens, venant du nord, descendaient en masse vers l’Iran. Menoudjer se retrancha sagement sur les hauteurs de l’El-Bourz, harcela les Touraniens par mille entreprises diverses, leur rendit insupportable le séjour de l’Iran, et lorsqu’il les vit abandonner leur proie, il se précipita contre son oncle Selm, qu’il défit et tua.

Vainqueur, Menoudjer offrit une paix durable au chef des Touraniens, à Afrasiab descendant de Tour, lui proposant de tracer une frontière séparatrice du Touran et de l’Iran. Menoudjer et Afrasiab s’entendirent, sauf sur un point : Jusqu’à quelle limite s’étendrait, à l’est, l’Hyrcanie iranienne. Le prince qui régnait eu Hyrcanie, consulté, dit qu’il monterait au sommet du Damavand, qu’il lancerait une flèche du côté de l’Orient et que là où la flèche tomberait, serait la frontière. Le roi Aresh prit une flèche faite d’un bois léger, et courte, tendit son arc ; le trait partit en sifflant, vola dans l’air, dit la légende, depuis le lever du soleil jusqu’à midi, et vint tomber sur la rive de l’Oxus. C’est ainsi que sous Menoudjer, l’Hyrcanie toute entière demeura acquise à l’Iran. L’Avesta fait succéder Menoudjer à Ferydoun, dans sa courte liste des grandes âmes : Menoudjer, qui fut Iranien, issu de Ferydoun, dit le texte.

Noouzer, qui succéda à Menoudjer, fut détesté. Il était avare, injuste, faible. Le chef des Çamides intervint par la parole entre le peuple révolté et le roi. Mais de graves dangers se manifestèrent, qui réunirent tous les princes Iraniens dans un intérêt de commune défense. Manquant au traité qu’il avait fait avec Menoudjer, le chef des Touraniens, Afrasiab, envahit l’Iran. Noouzer, dont le territoire avait été ravagé, disputa l’Iran à Afrasiab, tantôt soutenu par les Çamides venus du sud, tantôt par les Gawides venus de l’ouest. Le Shah-Named dit qu’il guerroya pendant sept années, qu’il fut pris par Afrasiab et qu’il eut la tète tranchée. Le but des Touraniens était évident ; ils entendaient s’approprier la terre iranienne. Jusqu’à ce moment, des races distinctes avaient occupé les territoires géographiquement indécis que limitent l’Oxus et l’Yaxartès au nord, l’Helmend au sud. Le caractère du Touranien s’accommodait mal du caractère de l’Iranien ; d’anciennes querelles surexcitaient les uns contre les autres les serviteurs d’Ormuzd et les serviteurs d’Ahriman ; un sentiment de répulsion naturelle tenait en division les hommes du Nord et les hommes du Sud. Cependant les nécessités de l’existence et les attraits de faciles amours avaient, sur quelques points, — autour du lac Hamoun, par exemple, — mélangé le sang des deux races jusques au point de constituer une sorte de type mixte, plutôt Iranien que Touranien toutefois, et quelque peu Arabe.

A la mort de Menoudjer, lorsque le chef des Touraniens vit les sujets de Noouzer se révolter contre leur roi, la pensée de prendre l’Iran vint naturellement à son esprit. Ce fut la première déclaration de guerre proprement dite du Touran contre l’Iran, lutte formidable, qui ne devait plus cesser. Les Touraniens, exclus politiquement de l’Iran par la gloire de Ferydoun et par l’habileté de Menoudjer, regrettaient cette terre bénie et fructueuse dont ils avaient joui longtemps, et qu’ils exploitaient encore par leurs magiciens, partout répandus. Afrasiab, redoutable en ce qu’il représentait admirablement les convoitises de tout un peuple, devint aussitôt, pour les Iraniens menacés, une bête malfaisante, un monstre abominable, un serpent hideux, œuvre du démon. Zoroastre dira simplement qu’Afrasiab c’était Ahriman en personne, menant au combat ses innombrables dews ayant pris la forme de Touraniens. Le Nord, c’est-à-dire le Touran, devint la patrie des démons, comme le Sud, l’Iran, demeura la patrie des mazdéens, des purs.

Fut Touranien, tout ennemi des Iraniens, indépendamment de la race, des mœurs, des religions, et même du point géographique occupé. Les Afghans, de nos jours, appellent encore Touryas les Nègres et les Hindous, qu’ils détestent, et qui ne vivent cependant pas en Touran ; ils nomment Sour, les Touraniens, Turcs, Uzbeks ou Mongols, qui sont au nord de l’Iran, désignation dans laquelle ils comprennent, d’ailleurs, les Syriens et les Européens, tous les hommes ayant la peau blanche ou jaune. Pour les Iraniens, le mot Tourany désignait l’ensemble de tous leurs ennemis, quels qu’ils fussent. Afrasiab étant leur adversaire principal, devint, en fait, le maître des Touranys, et le pays qu’il occupait, la terre des Touranys par excellence, le Touran. Afrasiab régnant au nord de l’Iran, la tradition fit du Nord le séjour d’Ahriman, de la couleuvre touranienne. Lorsque Zoroastre voudra rappeler le souvenir glorieux de Ké-Khosrou, qui prit Afrasiab et le fit jeter, chargé de chaînes, dans un cachot triangulaire, Zoroastre dira : Offrez un sacrifice à Hom, pour qu’il ne vous lie pas comme Ké-Khosrou a lié la couleuvre touranienne Afrasiab, au milieu de trois murs, l’ayant lié lui-même avec du fer. Ce souvenir était tel dans la mémoire des Orientaux, que les historiens Parses finirent par personnifier Hom, qui avait livré Afrasiab vivant à Ké-Khosrou. Ces chroniqueurs eurent le sentiment de l’importance historique d’Afrasiab. A leurs oreilles, les mots Touraniens et Iraniens exprimaient si peu deux races différentes, qu’ils faisaient remonter la généalogie d’Afrasiab jusqu’à la pure source de Ferydoun.

Des trois fils de Ferydoun, — Iredj, Tour et Selm, — Iredj seul était de sang iranien.

A la mort de leur père, Iredj, Selm et Tour se disputèrent sa succession. Selm et Tour firent assassiner Iredj ; mais le fils d’Iredj, Menoudjer, succéda immédiatement à son père par la volonté du peuple. Tour s’en fut au nord de l’Iran, avec la réputation que lui valait le nom de Ferydoun, et il soumit facilement à sa domination toutes les hordes nomades qui vaguaient au nord de l’El-Bourz. Afrasiab descendait, par Tour, de Ferydoun.

D’après le Nasekh-Attevarykh, Afrasiab était fils de Pesheng, qui était fils de Shanpasch, fils de Wershyb, fils de Terk, fils de Zow, fils de Sherwan, fils de Tour, fils de Ferydoun. La chronique de Fars, adoptant un même point de départ, donne une liste différente : Ferydoun, Tour, Tourekh, Tourshesb, Asanyaseb, Bourek, Rayermen, Fash et Afrasiab.

Afrasiab s’empare, par la force, de ce qu’il considère comme un héritage lui revenant depuis la mort des frères, Iredj et Selm ; il se proclame roi d’Iran. Les princes Iraniens, nombreux, qui redoutaient le gouvernement d’Afrasiab, opposèrent à l’envahisseur, immédiatement, le chef des Çamides, le roi Zow, ou Zal, brave, intéressé à vaincre, déjà pressé par les Touraniens au nord immédiat de ses États, et ils le firent roi des rois, comme héritier direct de Menoudjer. Le Nasekh-Attevarykh justifie cette déclaration par une généalogie : Menoudjer, Noouzer, Maysoun, Roumeh, Hywaseb, Kendjehouberz, Tasmasp et Zow.

Le roi Zow, purement djemschidite, s’opposa hardiment aux volontés d’Afrasiab. Zoroastre place Zow, fils de Tasmasp, parmi les grands ancêtres des Iraniens  : Zow, guerrier actif, s’est avancé avec force, dit-il, et il s’est placé au-dessus de tout, le corps robuste et sain, protégeant soigneusement le monde contre les malfaisants, frappant les ennemis, anéantissant sur-le-champ les menteurs, les ennemis. Zow, par des prodiges d’intelligence, alors que la famine et les maladies décimaient l’Iran, finit par lasser Afrasiab, l’obligeant à traiter de la paix. Zow, satisfait, parcourt l’Iran, dans le but de conserver le droit de suzeraineté que les princes lui avaient octroyé en vue d’un intérêt commun.

Afrasiab, manquant à sa parole, recommence la lutte. Zow, semble-t-il, fit un appel aux Hindous, qui vinrent combattre pour les Iraniens. Ce furent, en Iran, une panique et un désordre tels, que les chroniqueurs n’ont jamais pu reconstituer ce moment historique. Les uns laissent mourir Zow, après neuf ans de règne, dans les troubles d’un envahissement touranien, lent, mais continuel, et que favorise une anarchie nationale généralisée ; d’autres, nommant Zow, Zal, ou bien, sans le dire positivement, faisant intervenir Zal comme fils de Zow, admettent que le roi des Çamides, découragé, abandonna l’Iran aux Touraniens, se dévouant, avec son fils Roustem, à la recherche d’un descendant véritable de Ferydoun, seul capable de sauver l’Iran.

Mort ou déserteur, Zow, ou Zal, cessa de régner en Iran et termina la dynastie spéciale des monarques primitifs que les Orientaux connaissent sous le nom de Pychdadiens. Le règne de cette dynastie avait été interrompu par l’usurpation temporaire des Zohakides.

Pendant qu’Afrasiab ravage l’Iran, le roi des Çamides et son fils Roustem découvrent, dans la montagne d’El-Bourz, un descendant certain de Ferydoun, nommé Gobad. Les chroniqueurs orientaux admettent que Zow, ou Zal, descendait de Djemschid, bien qu’indirectement, et que son gouvernement était légitime ; mais ce souverain reconnut, lui, que pour délivrer l’Iran envahi, la descendance directe de Djemschid était la seule capable d’intervenir victorieusement. Zal ne descendait de Djemschid que par une Caboulistane nommée Loulou — la perle, — que le monarque, fuyant son royaume, avait obtenue du roi Koujenk. De cette union naquit Touj, qui eut Shydasep, qui eut Tourek, qui eut Schem, qui eut Ezret, père de Kershasep et de Tourenk, contemporains de Ferydoun. Tourenk eut pour fils Neriman, qui eut Çam, qui eut Zal, père de Roustem et ses frères.

Le descendant direct de Djemschid, par Ferydoun, que Zal et Roustem découvrirent dans l’El-Bourz, était Gobad, fils de Dad, fils de Nourkan, fils de Mansou, fils de Noouzer qui avait régné en Iran. Zal honora le nom de Gobad du titre royal de kava, ou , keï, et ainsi fut inaugurée la dynastie djemschidite des Keïaniens.

Ké-Gobad, acclamé par les Çamides d’abord, ensuite par les Iraniens désespérés, vainquit Afrasiab, battit les Touraniens et rétablit dans toute leur intégrité les frontières iraniennes tracées par Menoudjer. Ké-Gobad régna cent ans, disent les chroniqueurs ; il laissa son trône glorieux à son fils Ké-Nabyeh. La tradition orientale oublia presque Ké-Gobad pour vanter l’héroïsme de Roustem. Roustem deviendra le sujet de nombreux poèmes où les impossibilités, seules, accomplies, sont des œuvres dignes du héros.

Des quatre fils que John Malcoln donne à Ké-Gobad, — Kaous, Aresh, Roum et Arien, — le premier reçut le titre de et exerça le pouvoir. Les écrivains orientaux, qui accordent un règne de cent cinquante ans à Ké-Kaous, le glorifient de toutes les victoires qu’obtinrent plus tard, et qu’avaient obtenues avant lui les rois iraniens. Soyez célèbres par votre intelligence comme Kaous, dit Zoroastre aux mazdéens.

Ké-Khosrou continua Ké-Kaous. L’Avesta nomme, entre Ké-Kaous et Ké-Khosrou, un Ké-Siavakhsch qui ne se fit pas remarquer. Ké-Khosrou, éclatant de lumière, était fils de Ké-Siavakhsch pur de corps et sans péché. Les livres parses, et l’Avesta lui-même, nomment Ké-Khosrou, Kershasep ou Guerschâsp. La dynastie des Keïaniens, en effet, ne devient définitivement iranienne qu’à partir du règne de Ké-Khosrou, vainqueur enfin du Touranien Afrasiab ; et c’est alors que les noms des rois se modifient. L’opinion a cependant été émise qu’il y eut, en même temps, un Ké-Khosrou et un Ké-Guerschâsp ; que Ké-Khosrou, comme Ké-Kaous et Ké-Gobad, n’étaient pas des princes iraniens, mais des étrangers qui s’étaient emparés de la couronne de Djemschid. Une grande famille iranienne, devenue glorieuse en Iran, aurait, sans effort, repris le trône des Keïaniens.

Zoroastre célèbre Ké-Khosrou et Ké-Guerschâsp, qu’il honore des mêmes victoires. Par Ormuzd, Ké-Khosrou lia la couleuvre touranienne, Afrasiab, et étendit, vers le nord, le royaume d’Iran. Lorsque Zoroastre invoque la grande âme de Ké-Khosrou, il s’exprime ainsi : Je fais izechné au saint ferouër de Kéan-Khosrou, qui ne s’est appliqué qu’à faire le bien ; qui n’a pensé qu’à faire le bien ; qui, sans se lasser, a toujours fait le bien ; dont les enfants brillent dans l’assemblée des provinces ; dont la semence, comme une source, a délivré ceux qui étaient dans l’oppression ; qui, pur, roi du monde, humble de cœur, a vécu longtemps avec l’accomplissement de tous ses désirs ; qui a éloigné les magiciens, les péris ; qui affaiblissait ceux qui rendent sourds et ceux qui rendent muets ; qui a éloigné ceux qui, dans le monde, font le mal. Le législateur des Iraniens invoque ensuite le vaillant Guerschâsp, comme le héros qui a anéanti la couleuvre dévorante ; qui a frappé le venin qui coulait dans le zaré Voorokesché ; qui a rendu les lieux forts, les a mis en bon état ; qui a fait les chemins éclatants, libres et étendus au loin.

Ainsi, Ké-Khosrou et Guerschâsp, célébrés par l’Avesta pour avoir vaincu et détruit Afrasiab, pourraient être considérés comme un seul et même personnage, nommé en deux idiomes différents. Mais, certains passages du livre sacré s’opposent à cette solution. Une page de l’Avesta exalte, et l’une après l’autre, l’âme de Kéan-Khosrou et l’âme de Sâm, père de Guerschâsp, armé de la massue à tête de bœuf, qui a chassé, avec un bras fort et vigilant, l’armée nombreuse et impure ; qui a arboré avec fierté une multitude de grands étendards ; qui a éloigné celui qui fait beaucoup de mal, qui a multiplié la frayeur ; qui l’a frappé à coups redoublés et sans compassion.

Ké-Khosrou et Guerschâsp régnaient, sans doute, chacun sur une partie de l’Iran ; le premier dans les environs du lac Hamoun, le second en Caboulistan. Ké-Khosrou continuait régulièrement la dynastie des Keïaniens, non absolument iranienne. Guerschâsp, fils de Sâm, qui appartenait à la troisième génération directe de Djemschid, était, lui, un Iranien incontesté. Il semble que les deux souverains combattirent pour la même cause, Ké-Khosrou comme le plus puissant, Guerschâsp comme le plus brave. Les États de Ké-Khosrou s’étendaient au loin, probablement jusqu’aux monts Zagros, à l’ouest ; les États de Guerschâsp, à l’est, restreints, s’ennoblissaient des hommes de pure race qui l’occupaient. Ké-Khosrou représentait la gloire des Iraniens ; Guerschâsp continuait Djemschid par Sâm, qui eut deux fils, Orouâkhsch le juste et Guerschâsp le brave.

Zoroastre place Guerschâsp bien au-dessus de Ké-Khosrou, puisqu’il fait de Sâm l’un des quatre mortels à qui Ormuzd donna le germe pur des héros prédestinés. Le premier fut Vivenghâm, père de Djemschid ; le second fut Athvian, père de Ferydoun ; le troisième fut Sâm, père de Guerschâsp ; le quatrième fut Poroschasp, père de Zoroastre. Les merveilles accomplies par Guerschâsp, allié ou vassal de Ké-Khosrou, éclipsèrent le dynaste keïanien, et, probablement, sans révolution, par la force même des évènements qui se produisirent, le fils de Sâm, de la dynastie pichdadienne, continua la dynastie keïanienne.