Les Iraniens, Zoroastre (de 2500 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XVII

 

 

L’empire de Ver ou Vara. - Les ennemis des Iraniens. - Société djemschidite. - Règne glorieux de Djemschid, fils de Vivenghâm. Ormuzd et Djemschid. - Destruction de l’empire. - Révolte contre les successeurs de Djemschid, incapables. - Zohak, étranger, de la dynastie des Adites, est appelé à gouverner les Bactriens ; les Bactriens lui résistent et, vaincus, se retirent dans les montagnes. - Zohak victorieux, règne. - Ferydoun, djemschidite, fils d’Abtin, et le forgeron Kaveh soulèvent le peuple, battent Zohak, rendent l’Iran aux Iraniens, rétablissent la dynastie iranienne. - Règne magnifique de Ferydoun.

 

IL ne semble pas, au point de vue purement historique, que l’exode des Iraniens dont parle l’Avesta dès ses premières pages, et qui est demeuré le seul début religieusement consacré des mazdéens, ait été le premier mouvement d’émigration. Les légendes, la tradition, les chroniques, l’Avesta lui-même, rapprochés et comparés, laissent voir, bien antérieurement au grand exode, un roi, — Djem, — sous le règne duquel une sorte d’empire s’était formé déjà, assez vaste, en terre d’Iran.

Les seize provinces sous la domination des Iraniens gouvernés par Djem, ou Djemschid, formaient ensemble le Ver, ou Vara. Ces provinces ajoutées avaient été au royaume de Djemschid par la violence. Les djemschidites, menés au combat, s’étaient heurtés à des occupants qu’ils méprisèrent, tant ils leur parurent laids. Le souvenir de ces hommes inférieurs était encore dans les mémoires lorsque Zoroastre, reconstituant la nation iranienne, dût faire revivre le passé. Il fit de ces hommes qu’expulsèrent les djemschidites le type des démons d’Ahriman, des dews malfaisants. Les dews du Vendidad, de haute stature, aux dents blanches, longues et saillantes, aux oreilles larges et sortant de tête, ne sont autres que ces hommes noirs, avec des oreilles d’éléphants que les djemschidites refoulèrent au sud de l’Iran, d’où ils étaient venus sans doute en envahisseurs, et dont le type se retrouve sur les monuments assyriens. Les dews du système de Zoroastre furent ainsi, comme l’avaient été les ennemis des djemschidites, querelleurs, menteurs, malsains, paresseux, féroces, détruisant ce qu’ils prenaient, essentiellement nomades, affamés, malfaisants. C’est le propre, d’ailleurs, des sociétés en formation, et qui doivent conquérir leur aire par la force, de croire leurs ennemis suscités par l’esprit du mal, menés au combat par un démon. Il en fut des Iraniens comme des Aryas de l’Inde védique, traitant de Rakshasas les premiers occupants qu’ils spolièrent.

Les premiers Iraniens nomment leurs ennemis, Païrikas, Agro-Maynyous, Drouyas, Noubys, Siyahs, Bedjdjehs, Daëvas, Dyws, Afryts, Dynns. Ces qualificatifs divers se forment de plusieurs idées ; ils désignent des êtres, des démons ayant la forme humaine, premiers occupants d’un sol vierge, et se distinguant par la couleur noire de la peau.

La supériorité des djemschidites sur ces nomades s’affirmait par un état social relativement parfait en soi. La famille, — nmana, — formait l’unité ; le clan — viç, — résultait de la réunion de plusieurs familles ; quelques clans, volontairement associés, formaient le zantou ; le territoire qu’occupaient un certain nombre de zantous alliés avait nom daqyou, ou daghou ; le daghouçaçti, enfin, c’était la confédération libre de plusieurs daghous, ou provinces, pour la défense commune. Il semble que le clan était, alors, l’unité politique principale. Le chef de clan — païti, — n’exerçait le pouvoir, bien que ce pouvoir fût héréditaire, que sous l’autorité des chefs de famille. Il est probable, en outre, que des chefs de clans, remarquables, exerçaient une influence sur le gouvernement des païtis qu’ils avaient eu l’occasion de servir. Spiegel croit que cette influence s’exerçait positivement, au moyen de délégués que le païti principal, sorte de roi en cela, envoyait auprès des païtis influencés, comme un suzerain fait avec ses vassaux. Parmi ces païtis influents, que distinguaient des surnoms, caractéristiques, — Vehrkana, qui tient le loup ; Douyak, le dur ; Sughdà, le purifiant, etc., Djemschid fut très séduisant et très ambitieux.

Djemschid parlait bien, et il agissait promptement. Il guerroya pour les Iraniens contre les dews-hommes, noirs, qu’il vainquit, et il agrandit le royaume à mesure qu’il acquérait le droit de le gouverner seul. Djemschid régnant, dit Zoroastre, l’effet suivait promptement ce qu’ordonnait sa langue sublime. Et faisant parler Ormuzd : Je donnai à Djemschid, ainsi qu’à son peuple, la nourriture, l’intelligence et la vie longue. Je donnai à Djemschid une arme d’or, et le roi Djemschid la prit. Alors le roi Djemschid s’avança sur trois cents portions de territoire, qui furent remplies d’animaux domestiques, de bestiaux, d’hommes, de chiens, de volatiles et de feux rouges et blancs. On ne voyait auparavant, dans ces lieux excellents, ni animaux domestiques, ni bestiaux, ni hommes. Ce fut le pur Djemschid, fils de Vivenghâm, qui les y fit paraître, qui remplit cette terre d’animaux domestiques, de bestiaux, d’hommes, de chiens, de volatiles et de feux rouges et blancs.

Le roi victorieux conquit d’abord son empire ; il le divisa ensuite en trois parties qu’il peupla successivement. Le premier tiers était absolument inculte ; on ne voyait auparavant, dans ces lieux, ni animaux domestiques, ni hommes, ni bestiaux ; le deuxième et le troisième tiers, déjà cultivés, furent améliorés par le conquérant. Le roi Djemschid marchant ainsi sur cette terre, en rendit le troisième tiers meilleur qu’il n’était auparavant. Alors coururent dessus, en foule, les animaux domestiques, les bestiaux et les hommes. Les Iraniens peuplèrent l’empire nouveau.

Un hiver rigoureux surprit les Iraniens dans leur conquête. La terre fut frappée par le froid violent et qui gâtait tout ; elle fut couverte d’une neige abondante. Ce fléau s’étendit sur les trois parties du territoire sur lesquelles Djemschid avait fait aller les animaux ; mais, soit sur le sommet des montagnes, soit dans les fonds où étaient les villages, l’hiver apporta de l’herbe en plus grande quantité et l’eau coula avec abondance. Djemschid bâtit Ver, dont la place, fort étendue, était carrée et où se réfugiaient, pendant l’hiver, les germes des animaux domestiques, des bestiaux, des hommes, des chiens, des oiseaux, des feux. Ver fut fortifié ; des travaux d’irrigation y furent exécutés qui rendirent le territoire environnant délicieux ; là, Djemschid fit couler en abondance l’eau, jusques aux pieds de la forteresse. On y voyait des oiseaux ; et des champs toujours dorés y portaient tout ce qui est bon à manger. Les jeunes gens y vivaient modestes et respectueux, gras et bien nourris. Cette terre était excellente ; elle était semblable au paradis.

Djemschid donna aux Iraniens du nouvel empire l’exemple d’un gouvernement paternel. Monarque incontesté, nul ne fut molesté par son chef de clan ; l’autorité suprême du roi des rois ne fut lourde à personne. Dans leur liberté, les Iraniens se virent parfaitement heureux. E n’y eût, en Ver, ni mendiant, ni magicien, ni fourbe, ni despote ; les hommes, que nulles catégories sociales ne divisaient entre eux, y prospéraient, s’y multipliant ; les femmes elles-mêmes, que l’esprit du mal n’atteignait pas, n’y subissaient plus l’humiliante loi naturelle qui périodiquement les afflige et les souille. Djemschid créa des voies de communication, proportionnellement à l’importance des groupes ; il fit neuf passages dans les grands villages, six dans les villages de moyenne grandeur, trois dans les petits. Il se construisit, enfin, un palais élevé, entouré de murs, et dont les séparations intérieures étaient bien éclairées.

Si le tableau que donne Zoroastre de l’antique Ver suffit pour qu’on se l’imagine, la narration ne permet pas à l’historien de délimiter le royaume de Djemschid en Iran. Djemschid, dit le législateur, s’avança vers la lumière. Il n’est pas possible de supposer que, par ces mots, Zoroastre ait voulu dire que Djemschid étendit ses conquêtes vers l’Orient. Tout indique, au contraire, que les premiers Iraniens se dirigèrent vers l’ouest. Il est certain, en outre, qu’à l’époque de Zoroastre, la terre de Ver, illustrée par Djemschid, n’appartenait plus aux Iraniens, puisque le réformateur demande à Ormuzd, par qui les habitants du Verefschoûé seront convertis. Ormuzd répond que la loi nouvelle sera portée victorieusement aux habitants du Verefschoûé, par Paschoutan, fils du roi Gustasp, et qu’elle leur sera prêchée par son propre fils Orouetour. L’empire de Djemschid, le pays de Ver, le Verefschoûé était donc à l’ouest de la Bactriane, et il s’étendait vraisemblablement jusqu’à la mer Caspienne. La légende parle des vaisseaux que fit construire en grand nombre le grand roi.

La légende politique de Djemschid se complique d’une tradition religieuse que Zoroastre utilisa du mieux qu’il pût. Le Vendidad laisse deviner qu’Ormuzd voulut d’abord donner à Djemschid, comme au premier ouvrier des intentions célestes, le texte de la loi nouvelle, avec la mission de l’appliquer. L’ouvrier, — car, ici, la personnalité de Djemschid s’estompe, s’efface presque, — ne se charge pas de remplir les vues morales d’Ormuzd. Alors, Ormuzd se contente de confier la protection, la nourriture et la surveillance du monde à Djemschid, qui sera victorieux, bon, guerrier puissant, administrateur habile. Mais si Djemschid ne se chargea pas d’exposer, de prêcher la loi nouvelle, il n’en résulte pas qu’il l’ignorait. Le roi des rois, Djemschid, connaissait entièrement la parole d’Ormuzd ; il fut le premier homme qui la connut.

Le refus de Djemschid s’explique par un scrupule de conscience. Il ne se crut ni assez instruit, ni assez appliqué, ni assez pur, pour comprendre la loi d’Ormuzd, pour l’exécuter, pour la prêcher dignement. Ormuzd, ému, touché des loyales paroles du fils de Vivenghâm, lui confia simplement le bonheur du peuple Iranien, ce que n’accepta Djemschid, d’ailleurs, que sous certaines conditions. Il ne s’engagea à remplir la mission patriotique que lui confiait Ormuzd, que si le dieu s’engageait, lui, à éloigner des Iraniens les démons du froid et du chaud excessifs, de la corruption matérielle, des maladies épidémiques. Djemschid ayant ainsi fait un pacte d’alliance avec son dieu, conduisit son peuple, qu’il aima et qu’il servit, dans cette partie de l’Iran où le climat était le plus doux ; ni au sud, en conséquence, où des chaleurs torrides déciment les hommes, ni à l’est où se dressent les monts inaccessibles de l’Hindou-Kousch, ni au nord où vivaient les Touraniens. — Le pacte fut conclu à l’ouest de l’Iran.

Le règne de Djemschid fut glorieux. Zoroastre était sincère lorsqu’il se donnait comme le continuateur des œuvres de Djemschid. Ce que la tradition racontait du royaume de Ver, le réformateur des Iraniens se proposait de le réaliser à nouveau. Djemschid est donc le véritable précurseur de Zoroastre. Faut-il croire, ainsi que quelques auteurs l’ont pensé, que sous le règne de Djemschid déjà la réforme accomplie plus tard par Zoroastre avait été inaugurée ? On s’expliquerait, dans ce cas, comment ce fut un Iranien de l’ouest qui vint régénérer les Iraniens de l’est. C’est à l’ouest de l’Iran, en effet, que les traditions de l’empire de Ver devaient s’être le mieux conservées. Mais, d’autres historiens, au contraire, feraient plutôt contemporains de Djemschid, des espèces de prêtres qui auraient préparé la rapide décadence de l’empire de Ver, par l’abus de pratiques religieuses. Ces prêtres, après avoir inventé les jeûnes et les prières de nuit, avaient sanctifié le feu, l’eau, les pierres, si bien que, par crainte de sacrilège, les Iraniens de l’empire de Ver, très religieux, cessant d’utiliser les forces principales de la nature, cessaient de vivre. Zoroastre commit quelques fautes semblables, subissant en cela l’influence traditionnelle des prêtres djemschidites. Quoi qu’il en soit, Hyde a pu dire que le nom de Gjem, ou Djam, ou Djem fut, dans tout l’Orient, dès les temps les plus reculés, la qualification de la puissance et de la sagesse. Les chroniqueurs Persans appellent Salomon, Djem.

Au point de vue historique, Djemschid, longtemps considéré comme un personnage fabuleux, vit positivement depuis Anquetil Duperron : ce monarque, dit-il, est le premier qui ait réglé, chez les Perses, la forme de l’année sur le cours du soleil ; sous son règne, l’année a commencé à l’équinoxe du printemps. M. C. A. Moreau de Jonnès croit que Djemschid c’est l’Ouranos des Grecs, sorte de pontife venu d’Égypte, et qui régnait sur les peuples de l’Euxin. Les chroniqueurs Orientaux donnent la généalogie du roi splendide, Djem-Shyd. D’après le Heya-el-Molouk, à Keyoumers succédèrent Syamek, Ferawek, Adyh ou Awyh, Sedjehry, Wydjoun et Djemschid. La chronique du Fars, qui fait également descendre Djemschid de Keyoumers, dont le nom signifie roi du pays, intercale un roi dans sa liste et modifie quelques noms : Keyoumers, Syamek, Ferwal, Housheng, Ashkehed, Anykched, Aboum-Djehan, Djemschid. Un chroniqueur donne les noms des trois fils de Djemschid qui succédèrent à leur père : Bawalyk, Houmayoun et Ylyoun. L’Avesta de Zoroastre qualifie Djemschid de créateur, en ce sens qu’il fit l’empire d’Iran. Il ne cite, des prédécesseurs du grand monarque, que Keyoumers, Housheng et un Tekhmourasp dont ne parlent pas les chroniques. Une prière invoque Djemschid, fils de Vivenghâm, comme fort, père du peuple, de l’assemblée nombreuse, qui a chassé, qui a fait disparaître de ce monde tous les dews ; qui a semé les grains, qui a brisé l’auteur des maux ; chef d’un peuple nombreux, élevé au comble de la gloire.

Zoroastre donne ce que l’on pourrait appeler le dogme de Djemschid, en faisant pour le père de ce roi ce qu’il a déjà fait pour son propre père. Le réformateur, sans doute obsédé par cette crainte, que les Iraniens pourraient, un jour, ne voir en lui qu’un homme né d’un homme et nier l’origine céleste de la loi, affirme que Poroschap, son père, avait été choisi par Ormuzd comme le plus saint des hommes, pour donner au monde « celui à qui la parole divine serait révélée ». Il procède de même pour expliquer Djemschid. Dans un izeschné, Zoroastre demande quel est le premier mortel qui, dans le monde existant, ayant invoqué Dieu et s’étant humilié, en a obtenu ce qu’il désirait ? Le dieu répond : Vivenghâm est le premier mortel qui, m’ayant invoqué dans le monde existant et s’étant humilié devant moi, ait obtenu ce qu’il désirait, lui qui a engendré un fils distingué, Djemschid, père des peuples, le plus brillant des mortels nés à la vue du soleil ; et Zoroastre décrit encore une fois le règne merveilleux de Djemschid. Sous le règne de ce prince, les animaux ne moururent point ; l’eau, les arbres fruitiers, les choses que l’on mange, ne manquèrent pas. Il n’y eut ni froid, ni chaud, ni mort, ni passions déréglées, ni démons. Les hommes, frais et éclatants, paraissaient n’avoir que quinze années. Et les enfants crûrent de toutes parts, tant Djemschid gouverna bien, ce père des peuples, ce fils de Vivenghâm. Zoroastre promettait un royaume pareil aux Iraniens, s’ils consentaient à apprendre, à exécuter la loi.

L’empire du sage et brillant Djemschid ne résista pas à l’œuvre destructive des prêtres. Les uns, très sincères, ne songeant qu’au ciel, se dédaignant eux-mêmes, croyaient mériter Dieu, le gagner, en se mortifiant ; les autres, voyant Dieu partout, poussant leur respect jusqu’à la folie, n’osaient toucher ni à l’eau, ni au feu, ni aux matières qui sont le monde. Les Iraniens, affaiblis par les jeûnes et les prières, abêtis par la crainte superstitieuse, somnolaient, ce qui est la pire agonie des peuples. Ces prêtres n’étaient pas les seuls. Il y avait, en outre, dans l’empire de Ver, des magiciens venus du nord, ou du sud, de races différentes, et qui s’étaient immiscés aux choses religieuses. Il y eut, en conséquence, des innovations et des renaissances, de la jonglerie et des disputes, de la passion et du dégoût, du scepticisme et de l’effroi, çà et là ; partout un grand dérèglement de pensées.

La légende, qui confond le présent et le passé, et qu’il ne faut entendre que comme un écho confirmant un bruit, donne bien l’idée de la dislocation de l’empire, en caractérisant l’erreur mortelle de chaque ville. C’est Merw, qui se rendit fameuse par son esprit de controverse ; c’est Niça, qui cessa de croire ; c’est le Seystan, qui s’abandonna aux querelles meurtrières ; c’est Ragha, qui lutta avec Niça pour la témérité de ses doutes. Hérat, rongée par la paresse, fut envahie par la pauvreté ; sur Ourva s’étendit la souillure ; l’Hyrcanie tomba dans la débauche crapuleuse, confondant les sexes ; l’Arachosie et Chakha perdirent tout sentiment de dignité et d’hygiène, en brûlant ou enterrant les morts.

Les Iraniens, épouvantés, se révoltèrent contre les successeurs de Djemschid qui laissaient ainsi l’empire se détruire. Les chroniqueurs, d’accord sur le fait, diffèrent entre eux quant à l’origine de la révolte. Azerpizouh nomme Khesran, un guerrier, comme l’organisateur du premier complot ourdi contre la dynastie des djemschidites ; d’autres chroniqueurs disent qu’Asfiyour, frère du djemschidite régnant, Djouy-Zeher, voulut s’emparer du trône. La tradition dit positivement que les Iraniens appelèrent Zohak, qui était célèbre, pour les délivrer des fils de Djemschid, devenus incapables.

A l’ouest de l’Iran, presque en Mésopotamie, vivait, alors, un groupe d’hommes que la tradition qualifie d’Adites, du nom de Ad, leur souverain. Dans son Rouzet-essefa, — jardin de pureté, — Myrkhond donne deux listes généalogiques de la dynastie à laquelle Ad appartenait. Dans la première liste, Ad est fils d’Aous, et Aous est fils d’Armend ou Aram ; dans la seconde liste, Ad est fils d’Aous, Aous est fils de Sam, et Sam est fils de Nouh. La Bible cite Nouh comme chef d’une dynastie, lui donne pour successeurs, Sam, Aram, et s’arrête à Hous. Zohak, appelé par les Iraniens révoltés, aurait été le neveu du chef des Adites, — Ad, — sous la suzeraineté duquel il gouvernait une partie du sud-ouest iranien, — la Perside, et probablement la Susiane, — lorsque l’empire de Ver lui confia ses destinées.

Zohak marcha contre le Ver, ou Vara. Diodore énumère les succès de Zohak. Dans un espace de dix-sept années, il réduisit à l’obéissance les Caduses et les Tapyres, habitants des rives méridionales de la Caspienne, les Hyrcaniens et les Drangiens, les Derbikkes, les Carmaniens, les Choramniens, les Borcans et les Parthes, tous les peuples du nord, en un mot, sauf les Bactriens. Diodore ajoute que l’envahisseur établit également son autorité en Perside et en Susiane. Zohak n’aurait donc pas été, déjà, gouverneur de ces provinces ? La Bactriane résista longtemps aux efforts de Zohak, parce que les Bactriens n’étaient pas absolument corrompus, et parce qu’ils prétendaient être gouvernés par un véritable descendant de Djemschid.

Il a été dit que Zohak était Ninivite, et que par ses victoires les Assyriens s’emparèrent de l’Iran pour la première fois. Il a été écrit, d’autre part, que Zohak, guerroyant pour son propre compte, n’était qu’un simple aventurier, très audacieux, au sang mêlé, mi-Iranien et mi-Scythe, venu du Caucase. Les auteurs Orientaux ont échafaudé la généalogie de Zohak suivant l’origine qu’ils avaient le désir de lui faire. Les chroniqueurs Arabes n’hésitent pas à se l’approprier, en le faisant descendre de Medjouyh-al-Temyz, par Abyd et par Oulevan. Les Iraniens, qui l’avaient appelé comme un libérateur, affirmaient qu’il descendait de Keyoumers, autant que Djemschid : Keyoumers eut pour fils Pyshy, Pyshy eut Syamek, qui eut Newarek, qui eut Taz, qui eut Wyzersenk, qui eut Denykan, qui eut Aroundasep, qui eut Peyourasp, qui eut Zohak.

Les Bactriens ne voulant pas reconnaître Zohak, le combattirent ; mais, vaincus, ils se retirèrent dans les montagnes, emportant avec eux leur droit. La partie de l’El-Bourz où les Bactriens vécurent en défiant Zohak, est nommée Hœreberezeyty ; c’est l’Hebyreh des livres zends. La terre sacrée d’Ormuzd, alors, ce ne fut plus l’Iran, puisque les Iraniens, complètement corrompus, avaient livré la patrie à un étranger. L’Hebyreh, l’asile des Bactriens fidèles et courageux, fut l’Iran véritable. Iran, dit le Koush-Nameh, n’était pas alors le nom de la terre d’Iran ; c’est Hebyreh que l’appelait l’homme de la loi pure.

Zoroastre méprise Zohak et maudit le nom de ce maître des ambitions déréglées. — Ayez, dit-il, en faisant revivre la tradition, ayez mille forces contre les Zohak, contre les soutiens de la mauvaise loi. Malédiction à Zohak victorieux, qui a trois bouches, qui est chef des dix mille provinces, continuellement tourmenté pour ses crimes. Peut-être faut-il voir dans les mots qui a trois bouches, cette pensée que, par ses conquêtes, Zohak tenait les trois deltas des trois grands fleuves iraniens, le Sir-Daria, l’Amou-Daria et l’Helmend ? La puissance de Zohak, imagée par Zoroastre, devint monstrueuse. Zohak, aux trois bouches, aux trois ceintures, aux six yeux, aux mille forces, est plus violent, plus puissant que les dews, que les daroudjs livrés au mal. La tradition persane veut que le règne de Zohak ait duré mille ans.

Pendant que Zohak régnait, la pure descendance de Djemschid croissait dans les hauteurs de l’El-Bourz, inaccessibles. Quoique sans royaume, chaque successeur recevait à son tour le titre de Chef-royal et s’anoblissait d’un qualificatif. Le chronique du Fars cite, et dans l’ordre, après Djemschid, Abtiyan-Byferoust, Abtiyan-Remy-Gaw, taureau de combat ; Seher-Gaw, taureau vigilant ; Asfyd, taureau blanc ; Siyah, taureau noir ; Kour, taureau furieux ; Bour, taureau gris ; Zour, taureau rouge ; Fyl, taureau éléphant ; Per, taureau fort. Le fils d’Abtiyan-Per, Abtyn, crut le moment venu de combattre Zohak, de venger Djemschid, de reprendre Balkh. Abtyn partit avec ses Iraniens montagnards, défia Zohak, fut battu et dût fuir vers le nord, non pas découragé, mais réduit à l’impuissance. Abtyn pourrait bien personnifier simplement la série des héritiers de Djemschid qui essayèrent, sans succès, de reprendre la Bactriane.

Abtyn, de qui naîtra le fameux Ferydoun, prend une grande importance dans les légendes orientales. Vaincu, le descendant de Djemschid est accueilli par un prince, le roi Behek, bon, hospitalier, mais incapable de fournir au vengeur des Iraniens le moindre moyen de batailler contre Zohak, étant menacé lui-même dans sa puissance. Abtyn se rend auprès du roi Tyhour, qui régnait à l’ouest de l’Iran, épouse la fille de ce roi, et va au secours du roi Behek. Abtyn, victorieux, infatué, se déclare contre les ennemis de l’Iran, suppléant à l’infériorité de sa troupe peu nombreuse, par une accumulation de ruses, d’embuscades, de surprises qui déconcertent ses adversaires. Sa réputation de bravoure téméraire, d’ingéniosité très active se répand, et c’est pendant le cours glorieux de ses continuelles petites victoires que son fils Ferydoun vient au monde.

La légende passe d’Abtyn à Ferydoun, avec le même merveilleux. Ferydoun eut deux nourrices iraniennes, belles, pures, fortes et pieuses, scrupuleusement choisies. Son éducation militaire est confiée à Selkat, un Iranien devenu célèbre par sa résistance énergique aux soldats de Zohak. Une autre légende veut que Ferydoun ait été remis, dés sa naissance, à un berger dont les vaches étaient magnifiques. Zohak, inquiet, essaye de surprendre Ferydoun, se rend en personne là où paissaient les vaches nourricières, tue de rage le troupeau, mais ne peut frapper le fils d’Abtyn. S’alliant alors au roi de Hamadan, qui va battre le roi Behek, franchir la Caspienne et tenir en échec le roi Tyhour, Zohak rencontre Abtyn à la tête d’une poignée d’Iraniens, le brave et le tue, ainsi que deux de ses fils qui le servaient.

Ferydoun succède nécessairement à son père Abtyn, impitoyablement massacré par Zohak. Un incident ne permit pas au fils de retarder l’heure de la vengeance. Dans un village de l’Iran subjugué, là où se trouvait Ispahan, disent les chroniqueurs Arabes, un forgeron, qui avait perdu deux de ses fils enrôlés de force dans les armées de Zohak, fut pris de colère violente lorsque l’ordre lui fut donné de livrer son troisième fils, Garem, aux officiers recruteurs. Ce forgeron, nommé Kaveh, prit une lance à la pointe de laquelle il lia son tablier de cuir, et parcourut la ville en brandissant cet étendard nouveau, appelant les Iraniens à la révolte. L’Iran bondit à cet appel. Ferydoun et Kaveh, le premier vengeant la mort de son père, le second vengeant la mort de ses fils, conduisirent l’insurrection formidable, dispersèrent les étrangers et s’emparèrent de Zohak.

Ici les chroniqueurs Orientaux, qu’emporte leur enthousiasme, ne se résignent pas à terminer leur simple récit par ce grand fait. L’un affirme que ni Ferydoun ni Kaveh n’osèrent mettre à mort Zohak, de leurs mains, parce que Zohak, rude à ses ennemis, soldat cruel pendant la bataille, n’avait jamais voulu le mal hors des heures du combat : Zohak n’ayant jamais violenté une femme, fut attaché à la bouche du volcan du mont Damavand. C’était une noble mort que lui accordaient là ses ennemis. Un autre poète, donnant à Zohak la forme réelle d’un serpent monstrueux, invulnérable, le fait clouer par Ferydoun aux flancs d’une montagne brûlante. Enfin, la tradition affirmait, à l’époque de Zoroastre, que Zohak n’avait été qu’un homme, mais un homme effrayant ; qu’il portait, soudés à ses deux épaules, deux serpents qu’il fallait nourrir avec la chair de jeunes Iraniens. Ces serpents réclamaient deux victimes par jour. Les bourreaux, pris de pitié, laissaient s’échapper une des deux malheureuses créatures condamnées, et ces Iraniens fugitifs, cachés dans les montagnes du Kurdistan, furent les premiers Kurdes.

La défaite de Zohak mit en joie les Iraniens ; mais combien d’Iraniens étaient encore en Iran le jour de la délivrance ? Les Touraniens, les Arabes, les Hindous, les Nègres, qui s’étaient largement installés dans l’empire de Ver, et qui y vivaient sous la protection de Zohak, redoutèrent les conséquences de la victoire de Ferydoun. Cependant, les villes étaient iraniennes en majorité, et le rétablissement sur le trône de la dynastie de Djemschid, par une révolution populaire, dut faire naître un patriotisme irrésistible dans les cités. Les races diverses, très mélangées, manquaient de cohésion. Zohak mort, nul lien n’était capable de les réunir. Il n’en était pas de même, toutefois, dans les environs de l’Helmend, dans l’Haëtoumat, qui est à peu prés le Seistan actuel. Le Vendidad de Zoroastre reproche encore aux habitants de l’Haëtoumat leur amour de la violence, des querelles armées, des blessures et des meurtres. Il y avait là un groupe important d’hommes, Iraniens fortement métissés de Touraniens, d’Arabes et peut être d’Hindous, qui se distinguaient par leur turbulence et possédaient une organisation. On nommait ces hommes les Çamides, et on tenait grand compte de leur alliance. Les Çamides avaient la réputation de se prononcer toujours pour le vainqueur. Ils se prononcèrent pour Ferydoun vivant, contre Zohak mort.

Le règne de Ferydoun renouvela presque les merveilles du règne de Djemschid. L’Avesta accorde à Ferydoun seul le suprême qualificatif de vainqueur ; il le fait succéder à Djemschid, immédiatement. Le fils d’Athvian, le fort Ferydoun, qui s’est servi de l’étendard de Kaveh, a anéanti Zohak. Ferydoun, le fils d’Athvian, a chassé la faim, la soif, les maux ; il a chassé le maître des ambitions déréglées, qui faisait le mal. Le successeur victorieux de Djemschid se fit aimer des Iraniens, en revenant au fédéralisme primitif. Le roi de Rey, — Nestouh, — le roi du Damavand, le forgeron Kaveh, et les autres vassaux sans doute, ne devaient à Ferydoun qu’un hommage en temps de paix. Or la paix fut profonde sous ce règne. Ferydoun, dit Zoroastre dans son Vendidad, est le premier parmi les hommes de la première loi. Il est le premier qui ait chassé l’envie, tué la mort, banni le feu brûlant du corps de l’homme. Djemschid, en effet, par Ormuzd, avait occupé, après l’avoir conquis, une partie de l’Iran délivrée du froid, du chaud, des éléments de mal. Ferydoun, lui, eut à reconquérir la terre abandonnée par les successeurs de Djemschid, à en chasser les ennemis envieux, les guerriers semant la mort, et à l’assainir. Fort et puissant, continue Ormuzd parlant par Zoroastre, Ferydoun obtint tout ce qu’il souhaitait. Alors s’éloigna l’envie, la mort, les maux, la fièvre, la faiblesse, le dew qui rend faible, les passions déréglées, la surdité et l’aveuglement volontaires de l’esprit, la couleuvre, le mensonge, la femme de vie mauvaise, la méchanceté, la corruption, l’impureté. Zoroastre prête ses propres intentions à Ferydoun.

D’après Hérodote, Ferydoun régna pendant vingt-deux ans et mourut sur un champ de bataille ; les chroniques persanes, qui lui accordent un règne de cinq cents ans, le font abdiquer en faveur de son petit-fils, pendant que ses officiers combattent pour l’Iran, au loin.