Les Iraniens, Zoroastre (de 2500 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XIII

 

 

La religion mazdéenne. - Part personnelle de Zoroastre à dégager. - A l’origine, ni culte, ni prêtres. - Réciter le Vendidad est tout. - Excellence de la prière et du travail. - Gaîté nécessaire. - Tolérance mazdéenne. - L’athorné, ou prêtre. - Commencements d’un culte. - Influence des mages touraniens. - Temples. - Les feux sacrés. - Formation d’un corps sacerdotal. - Rites. - Oiseaux fantastiques. - La confession des péchés. - La communion. - La prière des agonisants. - Multiplication des prières. - Politique religieuse de Zoroastre.

 

DANS les livres attribués à Zoroastre se trouve incontestablement la forme originale de la grande religion iranienne. Pour la découvrir, cette forme originale, il faut dégager l’œuvre proprement dite du réformateur, de tout ce que ses successeurs y ont introduit en vue d’un intérêt personnel. Ce travail d’élimination critique étant achevé, deux parts doivent, en outre, être faites du fonds primitif. Il importe de séparer les premières formules du réformateur, de celles que les évènements lui imposèrent, des idées qu’il dût accepter ou imaginer, soit pour défendre son œuvre attaquée, soit pour la rendre accessible à l’esprit du peuple, ou encore pour l’adapter à l’accueil que recevaient ses leçons. Ainsi réduit à son expression première, peut-être le Zend-Avesta ne donnerait-il pas une religion zoroastrienne dans le sens positif du mot. On n’y trouverait pas de sacerdoce, et en conséquence pas de culte, et pas de prêtres. Ce que veut Zoroastre, avant tout, c’est que l’on connaisse sa loi ; aussi ordonne-t-il que chaque mazdéen récite le Vendidad. Si le mazdéen ne sait pas la loi, s’il ne sait pas la réciter, il doit se la faire lire. Réciter, lire ou entendre lire les paroles sacrées, telles sont les bases de la réforme. La récitation, à elle seule, est une purification, le Vendidad le dit positivement.

Des textes bien formulés, des prières bien dites, suffisent pour détruire les œuvres du démon, matérielles et morales, le mensonge, la corruption du cœur, l’effet des mauvaises pensées, les douleurs qui obsèdent les jointures aussi bien que les obsessions des génies femelles, des péris, et les rhumes qui procurent une salive pourrie, et les fièvres qui donnent une sueur nuisible. La prière enrichit le pauvre, elle accomplit l’égalité sociale, elle élève le petit à la hauteur du grand, du puissant. Par la prière, par la connaissance et la pratique de la loi, le roi des Iraniens lui-même verra son royaume agrandi. Si personne ne s’instruit de la parole d’Ormuzd, la maison, la rue, la ville, la province, tout passera dans l’injustice et dans la mort.

La prière est l’ennemie victorieuse du démon de la stérilité et du démon des tempêtes. Il faut prier, prier beaucoup, prier toujours. Le citadin, maître de maison, doit prier au commencement du premier tiers de la nuit ; le laboureur, au commencement du deuxième tiers. La prière de l’aurore est annoncée par le chant du coq ; c’est la meilleure des prières ; elle procure la victoire et donne la santé. Le rôle pieux du coq l’a fait animal supérieur dans tout l’Iran. De nos jours encore, en Perse, le coq blanc est un objet de vénération.

Le culte primitif de Zoroastre n’exigeait des mazdéens que des prières à l’Éternel, à Ormuzd, aux Amschaspands, aux Izeds, aux éléments divins, aux êtres épurés, et surtout à la loi, cette parole sacrée, éloignant les démons. Aucun de ceux, dit Zoroastre, qui exécutent ce que j’ordonne, ne sera affligé, ni exposé à la mort accidentelle, à l’envie, à la crainte du châtiment. Il dit à ceux qui prient, comme il a dit à ceux qui travaillent : Vous vivrez !

Les jours de grande prière, qui doivent être célébrés en commémoration d’un grand événement, — les gâhanbars, — sont des jours de réjouissance. Le mazdéen qui travaille et qui prie doit être gai, se bien nourrir, croire au bonheur. Les destours qui succéderont à Zoroastre, les mobeds et les herbeds, compliqueront singulièrement cette simplicité ; ils emprunteront à des peuples corrompus des pratiques bizarres, des rites grotesques, des réglementations sévères, absolues ; mais l’esprit du réformateur brillera toujours d’un éclat très pur parmi tant de scories, et il sera loisible à tout mazdéen de le reconnaître et d’y revenir. Lorsque les Parses, chassés de l’Iran, feront appel à l’hospitalité des Hindous, ceux-ci leur demanderont, comme gage, d’expliquer la loi, de ne point porter d’armes, d’adopter le langage indien, de laisser leurs femmes libres et non voilées, de célébrer leurs mariages suivant l’usage indoustanique, après le crépuscule. Les mazdéens lurent sérieusement la loi de Zoroastre avant de s’engager, et ils n’y trouvèrent rien qui pût les empêcher de souscrire à ces conditions. Ils satisfirent aux désirs de leurs hôtes, très simplement, très correctement.

Nulle représentation religieuse, aucun dieu sculpté, ni dans la pierre, ni dans le bois. La nature entière est le grand temple des Iraniens ; les Perses n’en auront point d’autres ; l’image d’Ormuzd, symbolisée dans sa pureté immatérielle, c’est le feu. Et encore l’adoration de la flamme, du feu, postérieure à Zoroastre, n’était-elle pas inscrite dans les commandements primitifs du Zend-Avesta. Il en est de même de ces holocaustes, de ces sacrifices sanglants dont se rougiront plus tard les mains des prêtres de certaines sectes persanes, et qui sont absolument contraires à l’esprit mazdéen, aux préceptes du législateur.

Le culte, s’il est permis de donner ce nom aux premières pratiques religieuses des mazdéens, est embryonnaire. L’athorné, cet homme plus spécialement chargé, dans la communauté iranienne, de conserver avec la parole sainte, matériellement, la tradition de la réforme entamée, ne jouit d’aucune prérogative, n’est revêtu d’aucun caractère sacré. Lorsque la fin de Zoroastre sera proche, lorsque la réforme, plus religieuse que ne l’aurait voulu le réformateur, aura fait de l’athorné un prêtre véritable, il officiera peu.

Il est une faute pour le rachat de laquelle la loi exige l’offrande à un athorné des ustensiles nécessaires à la célébration du culte. C’est un couteau pour couper la viande, un penom (sorte de jugulaires), du bois pur (pour le feu), un havan (calice), une soucoupe (patène), le hom (du vin), et le barsom (espèce de balai fait de branchettes reliées). La libation par le hom, la communion par le partage de la chair grillée, voilà tout le culte. Le hom de vin, ou de tout autre liquide fermenté, ne semble pas avoir rempli le calice des premiers athornés. Au commencement, l’eau pure, seule, était bue par le prêtre. Nulle autre particularité de costume que la ceinture caractérisant l’Iranien au point de vue social et non religieux.

L’athorné sait la loi, et il la conserve ; il sait les prières, et il les dit. Lorsque les destours, successeurs de Zoroastre s’étant approprié le monopole du culte, se chargeront de prier seuls pour tous, le formulaire de leurs oraisons conservera le pur esprit zoroastrien. Un officiant, par exemple, — le raspi, -se tournant vers le peuple, les bras levés, exprime le vœu que la paix soit avec les fidèles mazdéens ; un autre prêtre, — le djouti, — parlant au nom du peuple, souhaite que la paix soit avec l’officiant. A l’époque de Zoroastre, certainement, il n’existait pas d’intermédiaire, de diacre répondant, entre le peuple et l’athorné ; l’athorné appartenait au peuple complètement ; et c’était un acte simple, naturel, que la prière. Que la pureté soit avec vous, disait le prêtre au peuple ; et avec vous, répondait le peuple.

L’œuvre de Zoroastre ne fut pas l’exacte réalisation de son rêve ; ses coadjuteurs ne durent pas toujours le servir fidèlement. Le souverain qu’il avait choisi comme une force nécessaire, lui imposa des conditions, ou l’obligea, tout au moins, à des modifications prudentes ; le peuple eut des désirs immodérés, des excès de zèle, des exigences brutales ; la politique elle-même faussa les intentions du législateur. Les superstitions étrangères, notamment celles des Touraniens, eurent une influence sur le développement de l’idée zoroastrienne. Les puissances infernales, les génies du mal, exigèrent des pratiques entachées de sorcellerie, et les Iraniens n’osaient pas tous renoncer à ces pratiques, encore moins chasser les mages qui dressaient des autels au démon, se rendaient processionnellement à ces autels, égorgeaient des victimes, versaient des libations et proféraient de mystérieuses formules. Le mazdéisme tournait au magisme, ainsi, souvent. L’Ormuzd des mazdéens s’accouplait à l’Ahriman des dewiesnans.

L’influence des hordes qui vivaient au nord de l’Iran, des Touraniens, explique les hésitations, les difficultés de la réforme zoroastrienne. Le premier chapitre du Vendidad dénonce comme essentiellement corruptive l’œuvre des magiciennes et des magiciens, l’adoration des génies mâles et femelles, dews et péris, la crainte respectueuse qu’inspire le dieu du mal, Ahriman. Zoroastre veut précisément détruire ces superstitions chez les Iraniens, en même temps qu’il combat les coutumes sociales également empruntées aux Touraniens, et déplorables, telles que l’abandon des cadavres, le dédain des soins corporels, l’oubli de la propreté, le dérèglement des passions, l’abus stérilisant de l’amour, la disparition de l’idée de famille et de peuple, l’habitude des pourritures morales et matérielles.

La critique se demande, parfois, si les mages, ces sorciers qui furent des prêtres, venaient du nord ou de l’ouest, lorsque les Iraniens en furent infestés. Ils ne venaient pas, ils étaient, au nord, à l’ouest et au sud de l’Iran primitif. Ils vivaient avec les Touraniens ; ils pressaient, avec eux, le peuple d’Ormuzd, de toutes parts, s’insinuant continuellement chez leurs adversaires. Zoroastre maudit les sorciers dès les premiers mots qu’il prononce ; et son imprécation n’a pas encore frappé les échos environnants, que déjà l’influence pernicieuse des sorciers a dénaturé le ton des invectives qu’il a lancées contre eux, et le sens de la loi. Le réformateur subit lui-même l’influence des mages touraniens. Veut-il exprimer la grandeur de l’ized Seroch aux yeux d’or, il le place sur un lieu élevé, sur l’El-Bordj, prés d’Ormuzd, et il imagine, pour sa demeure, un magnifique palais, une maison de victoire que cent colonnes différentes soutiennent. C’est un temple cela, et, certainement, du temps même de Zoroastre, les architectes auraient donné la forme précise d’un monument religieux à l’idée du réformateur, s’ils eussent eu sous la main, de l’or et des marbres.

S’il est relativement facile de voir, dans le Zend-Avesta, tout ce qui y fut introduit par l’esprit touranien, comment y distinguer ce qui fut accepté, subi par Zoroastre lui-même, de ce que les mages y introduisirent de force, plus tard ? Il n’y eut jamais, il n’existe encore qu’un seul type de monument religieux zoroastrien ; c’est l’Atesch-gâh, le pyrée, foyer où des prêtres entretiennent la flamme d’un feu sacré ; nul ornement, pas de statues, pas d’images. Quelquefois, cependant, sur les parois du temple, on voit, en gravure grossière, dans un faisceau de roides langues de feu, la face informe d’un Ormuzd.

Zoroastre, personnellement, n’avait sans doute pas désiré que la flamme devînt sacrée ; il préférait, avec un sens utilitaire très radical, reporter à l’eau les hommages mystiques des Iraniens ; et c’est ainsi qu’il individualisa l’eau suprême, primordiale, la source Ardouisour sortant du nombril de l’Al-Bordj. Du feu, le réformateur ne se servit que comme d’une image caractérisée, exprimant l’ardeur réchauffante d’Ormuzd, son émanation, son fils, textuellement. Mais les mazdéens s’exagérèrent la leçon de Zoroastre, ou bien imposèrent leur préférence au législateur, et le Vendidad consacra l’importance du bûcher. Celui qui osa porter la main sur le feu devint coupable, et très méritant fut celui qui entretint le foyer d’un bois sec, fait pour briller.

Il y eut un feu dans chaque maison, parce qu’il n’existait pas encore de lieu consacré, de temple, de communauté cléricale s’étant appropriée le dieu pour l’exploiter. Tous les feux reçurent leur consécration. Le Vendidad ennoblit une série de flammes : le feu avec lequel on cuit les laques ; le feu séchant les excréments des animaux employés au chauffage des bains ; le feu durcissant, dans les fours, les vases de terre ; le feu servant à ceux qui travaillent l’étain, l’or, l’argent, le mélange de fer et d’étain, le cuivre rouge ; les feux allumés par les voyageurs, par les caravanes, et que l’on rencontre dans les déserts ; les feux des hommes qui veillent aux champs, qui mènent les troupeaux, qui gardent les rues et les maisons. Partout, chaque Iranien avait son feu sacré, qu’il entretenait pieusement. Chaque Iranien, donc, était prêtre à l’origine, et son dieu se manifestait à sa volonté.

Il existait probablement autour de Zoroastre des serviteurs, des disciples mêmes que n’animait pas uniquement l’ardeur réformatrice du maître. De très bonne foi, sans doute, ces coadjuteurs ne comprenaient pas une religion sans sorcellerie, ne voyaient dans Ormuzd qu’un génie nouveau, meilleur que les autres, mais, comme les autres, sensible aux évocations, aux pratiques bizarres, mystérieuses, magiques en un mot. Ces disciples firent leur feu sacré plus brillant que ne l’était tout autre feu ; ils choisirent un emplacement spécial pour y dresser un grand bûcher ; ils se réunirent, ils s’organisèrent pour se distribuer le temps, afin que chacun entretînt à son tour la splendeur du dieu flambant, et ils se signalèrent bientôt au reste du peuple, par la gravité de leur attitude, la sérénité de leur existence, la persévérance de leur dévouement, la singularité de leurs cérémonies. Les Iraniens eurent pour ces hommes, pour ces prêtres, une sorte de respect inquiet, les préférant aux magiciens du Touran, certes, mais intimidés par les manifestations du rite nouveau.

Ces prêtres ne vivaient que des victuailles apportées par les Iraniens fidèles ; ils s’acquittaient envers les Iraniens en répondant de l’ardeur du feu, de la propreté du lieu saint, de la bienveillance d’un Ormuzd très choyé.

De même que le vulgaire balai fait de branchages au moyen duquel les athornés tenaient en propreté le lieu saint, devint le signe caractéristique des fonctions sacerdotales, ainsi les viandes apportées, — le miezd, — furent-elles bientôt, sous le nom de zour, le sujet quotidien d’un rit particulier. L’athorné consacrait le zour avant de le manger ; il lui adressait une prière, debout, en levant au-dessus des victuailles entassées, la main qui tenait le balai ou barsom. Au repas sacré, l’athorné buvait de l’eau, dans un calice à patène. L’eau consacrée prenait le nom de hom, comme les victuailles étaient nommées zour. La prière à l’eau de la libation rituelle était semblable à la prière adressée aux viandes. Plusieurs fois par jour, au moins deux fois, l’athorné, devant le peuple, offrait ainsi le saint sacrifice, communiait, sous les espèces de la chair et de l’eau.

Le sacrifice par l’eau, la libation, devint la communion principale. Le hom prima le zour, et ce ne fut plus seulement de l’eau que les prêtres burent ; il y eut deux homs, le hom blanc et le hom jaune. Le hom blanc désignait l’eau pure, ou le lait ; le hom jaune, couleur d’or, était la libation préférée, celle que l’athorné élevait, qui mettait en joie le buveur.

Des pratiques rituelles des athornés de la réforme, dues vraisemblablement à l’influence des Touraniens ou magiciens du nord, il faut peut-être excepter le rit particulier de la libation. Dans l’Indoustan védique, les Aryas, qui buvaient le jus d’une asclépiade, nommaient soma le liquide enivrant ; chez les Perses, la liqueur garde le nom d’haoma. Une invocation de l’Avesta au haoma, ou hom, répète à chaque verset ce cri d’exaltation : Ô pur hom ! Couleur d’or ! répétition d’allure purement védique. Est-ce le haoma médique, le hom iranien, ce vin doré de Kachetie dont s’enivrent encore les Géorgiens ? Les athornés ne buvaient-ils, comme les Aryas de l’Inde, que le jus fermenté d’une plante ? Quoi qu’il en soit de l’origine du hom, la liqueur précieuse, couleur d’or, enthousiasmait les athornés, qui la qualifiaient de grande et victorieuse, belle, principe de santé, très haute, pure et vivante.

L’arbuste donnant le fruit d’où les prêtres savaient ex-traire le hom, et qui était un arbre sacré, jouissait de certains privilèges dans la sévère réglementation du Zend-Avesta. Malgré l’horreur que devait inspirer à un mazdéen tout ce qu’un cadavre avait touché, il est dit dans la loi que l’arbre sacré du hotu n’est que partiellement infecté par l’attouchement d’une chose impure. Cet arbuste très précieux, bas, aux branches rampantes, puisqu’un chien pouvait tomber sur elles et les souiller, dont il était possible de couper une partie pour en obtenir une bouture vivante, ne serait-ce pas la vigne, simplement ?

L’entretien du feu est l’objet principal du culte apparent ; c’est au feu sacré que les mazdéens offrent le lait, le hom couleur d’or, les grains et la viande dont les athornés communient, se nourrissent. Il est juste d’offrir au feu la dîme de ce que le feu fils d’Ormuzd donne aux mazdéens.

Le zour comprend tout ce que les fidèles apportent, et il appartient au prêtre, exclusivement. On fustigera le mazdéen qui, n’étant pas prêtre, a mangé du zour consacré.

Est prêtre, seulement celui qui, sachant toute la loi, peut la réciter ; mais sera prêtre, nécessairement, celui qui saura la loi. Les athornés ne forment ni une caste, ni une classe ; ce ne sont que des hommes instruits, réunis, servant Dieu. Peu nombreux, stimulés par l’ambition, envieux de l’autorité des magiciens, abusant du peuple qu’ils ne méprisent pas encore, mais dont la crédulité les impressionne déjà, ils vivent largement, ils s’enrichissent. Ils officient avec des patènes d’argent, avec des patènes d’or. Le balai, le barsom, n’est plus qu’un emblème, une marque distinctive ; il y en a de trois, cinq, sept, ou neuf branches, liées, suivant l’importance de la cérémonie ou le degré d’autorité du prêtre qui le porte. Enfin, le jeu même des rites, qui va se compliquant de plus en plus, donnant à chacun sa place, distribuant à chacun son rôle, aboutit à une hiérarchie déterminée. Il y a le djouti, ou premier officiant ; puis le raspi, obéissant au djouti, sorte de diacre ; viennent ensuite, dans l’ordre voulu, l’athorné qui prépare le feu, celui qui porte tout ce qui est nécessaire au culte, celui qui a la charge de l’eau.

Tous ceux qui assistent au saint sacrifice y participent positivement, dans un certain ordre ; c’est d’abord le disciple distingué par son intelligence, c’est-à-dire le jeune mazdéen qui étudie la loi, qui se prépare à l’athornat, ou simplement celui qui, sans vouloir s’assujettir au service du feu, aux exigences des cérémonies quotidiennes, sert Ormuzd en propageant sa parole, révélée à Zoroastre, écrite dans l’Avesta. Après le disciple vient le grand, le maître, sans doute tel mazdéen pieux que sa situation sociale met au-dessus du peuple. Après le grand vient le fidèle qui fait des œuvres méritoires, qui est bien instruit, qui parle selon la vérité. Cette énumération n’est pas celle d’un chapitre paroissial, d’un clergé proprement dit, puisqu’elle embrasse tout l’ensemble des mazdéens, depuis le premier officiant jusqu’au dernier des fidèles ; ce ne sont là que les degrés d’une sorte de droit d’approche, par lequel le premier prêtre se trouve placé le plus près d’Ormuzd.

Il est parfaitement humain de vouloir démontrer continuellement la supériorité qu’on a. Il n’eut donc pas suffi à l’athorné d’affermer qu’il était l’homme voyant Ormuzd de plus près ; il fallait, en outre, que les cérémonies donnassent réellement au premier officiant la place qu’il disait avoir, que la loi sanctionnât définitivement ce droit conquis. C’est alors que le Vispered régla l’ordre des cérémonies, des marches, des processions, des entrecroisements à faire devant, derrière, autour du feu sacré, à la suite de l’athorné principal, chacun portant un objet du culte. Procédant avec gravité à ces sortes de ballets religieux, qui furent les premières manifestations des premiers cultes, les athornés en imposèrent au peuple qui, les voyant de loin, tout illuminés des lueurs rouges du feu d’Ormuzd, les mit dans la grande gloire de Dieu, et avec eux les objets matériels du culte. En conséquence, aux invocations à Ormuzd, aux Izeds, aux Amschaspands, aux Feroüers, vinrent s’ajouter des invocations aux Prêtres, aux purs destours, aux trente trois choses qu’ils portent auprès et autour du dieu ; au barsom, au lait des animaux mis sur la table sacrée, au calice d’argent et d’or, aux parfums que l’on jette sur le bûcher, au hotu jaune, à la libation, aux victuailles apportées, au zour.

L’esprit de magie hantait le cerveau des Iraniens. Quelque pure que fut la morale de Zoroastre, quelque énergique et violente que sa volonté put être et se manifester, le législateur ne pouvait rien contre cette influence des Touraniens livrant ses meilleurs disciples à l’attrait du mystérieux. Ainsi, Zoroastre aimait le coq chantant l’aurore, et il l’avait chargé d’annoncer la prière du matin au mazdéen ; aussitôt, le coq prit une forme mystique, et il y eut un coq céleste, bizarre, inquiétant, en imitation du coq terrestre, vigilant et réel.

D’autres oiseaux, tout à fait fantastiques, partagèrent, avec le coq céleste, — Houfraschmodad, — et le coq terrestre, — Perôderesch, — la gloire du monde ailé. Le chef des oiseaux, c’est l’Eorosch, l’un des quatre oiseaux célestes, éclatant de lumière, qui voit de loin, excellent, intelligent, pur, parlant la langue du ciel, vivant, dont la tête et les pieds ont été créés d’or, plus prompt que le cheval, plus prompt que le vent, plus prompt que la pluie, plus prompt que la nue. Un indien, seul, a pu concevoir et décrire ainsi cet oiseau merveilleux, réunissant en lui la perspicacité du corbeau, l’intelligence apparente du perroquet, la splendeur du paon. Quel autre homme qu’un Indien ayant été fouetté par l’eau du ciel indoustanique, aurait-il pu citer la nuée d’orage et la pluie comme plus rapides que le cheval au galop, que le vent des cyclones ? Les oiseaux féeriques du Zend-Avesta viennent évidemment de l’Indoustan. Mais, en Iran, ces oiseaux importés perdent leurs couleurs ; l’esprit iranien les modifie, ils deviennent blancs. Cet ized, dit le Vendidad, m’a parlé des quatre oiseaux célestes, de couleur blanche, aux pieds d’or, qui parlent avec pureté, qui sont instruits. L’Eorosch, l’Houfraschmodad, l’Eoroschasp et l’Achtrenghâd, bêtes éblouissantes en Indoustan, ne sont plus en Iran que de délicieuses colombes.

L’imagination des athornés, surexcitée, fausse le génie iranien. Après avoir institué l’adoration perpétuelle du feu sacré, pour s’arroger le monopole de son culte ; après avoir fait d’un balai la marque de l’autorité sacerdotale, et des victuailles nécessaires à l’existence des prêtres, comme de la liqueur indispensable aux libations, les offrandes les plus agréables à Ormuzd ; après s’être imposés et s’être enrichis ; après avoir imaginé du fantastique afin que les mazdéens missent de l’étonnement et de la crainte dans leur respect, les athornés voulurent s’emparer des mazdéens eux-mêmes, en leur imposant des pratiques religieuses les soumettant au caprice des ministres d’Ormuzd.

Zoroastre voulait que la vie des Iraniens fût partagée entre la prière et le travail ; il avait dit, positivement, que le travail suffisait. Lire la loi nouvelle, l’apprendre, c’était en même temps travailler et prier ; la lecture de la loi était le premier des devoirs du mazdéen. Réciter le Vendidad, ou l’entendre réciter, était un acte capable d’effacer une faute commise. Le mazdéen en état de péché n’avait qu’à lire la loi avec attention pour se purifier. Les athornés ne jugèrent pas l’expiation suffisante, parce qu’elle éloignait d’eux les pécheurs, et ils imposèrent aux mazdéens la confession verbale de leurs fautes. Si l’homme avoue le mal qu’il a fait, son repentir en sera l’expiation ; mais s’il n’avoue pas le mal qu’il a fait, il aura lieu de s’en repentir jusqu’à la résurrection.

Après avoir consacré le zour, c’est-à-dire le vin, les pains et la viande offerts au feu, fils d’Ormuzd, les athornés s’en nourrissaient publiquement. Cet acte, purement matériel, prit une signification mystique ; il devint comme une sorte de sacrifice par lequel le prêtre, s’assimilant une nourriture préparée par les hommes mais divinisée par la consécration, réalisait en lui, positivement, visiblement, la sainte communion du dieu et des hommes.

L’intervention continuelle de l’athorné, par la récitation nécessaire du Vendidad, par le saint sacrifice quotidien, par la confession des péchés et par la communion mystique, ne cesse qu’à la mort du mazdéen. L’agonie de l’Iranien appartient encore au prêtre. Trois prières ont la vertu de chasser les démons qui viennent pour s’emparer de l’agonisant. Le prêtre qui, seul, sait les trois formules, se rendra auprès de celui qui ne peut plus parler, qui est sans espérances, récitera les trois prières dans l’oreille du moribond, et aussitôt, épouvantés, les dews, les démons, abandonneront leur proie. Les athornés se sont emparés des hommes comme ils s’étaient emparés d’Ormuzd. Ces choses s’accomplissant sous les yeux de Zoroastre, le réformateur clairvoyant dût les considérer comme inévitables, et ne songeant qu’au succès de sa réforme, peut être donna-t-il à ces pratiques l’autorité de son acquiescement. Faire un dieu, c’était créer des prêtres.

Zoroastre ayant engendré Ormuzd, Ormuzd engendra des athornés, jaloux et fiers de leur puissance, habiles, persévérants, froidement ambitieux, pleins de mépris pour le peuple qu’ils exploitaient, très corrects, jamais en défaut dans la mise en œuvre de leur exploitation. L’acte principal du sacrifice quotidien, la consécration solennelle de la liqueur enivrante et des viandes apportées, cesse bien vite d’être une banale cérémonie ; elle aboutit à la présence réelle du dieu dans le miezd, dans les offrandes étalées, et ce fut un dogme ; les feroüers divins, venus du ciel à la voix de l’officiant, étaient dans les mets consacrés : Rappelez les feroüers, invoquez-les, ceux qui se trouvent au milieu du miezd, et qui donnent la vie.

Mille prières, invocations, évocations, sont formulées ; les unes doivent être récitées, les autres chantées pendant la cérémonie, pendant le saint sacrifice. Celui qui, dans le monde existant qui m’appartient, prononcera la pure parole ; qui, en la prononçant, la récitera avec les cérémonies ordonnées, ou la chantera à voix haute, je ferai aller librement son âme aux demeures célestes, moi qui suis Ormuzd. Il n’y a pas seulement des prières pour chaque objet du culte, pour chaque offrande, pour chaque amschaspand, pour chaque ized, pour chaque feroüer, pour chaque période de temps déterminé, pour chaque montagne, pour chaque cours d’eau, pour chaque astre, pour chaque manifestation naturelle, pour chaque idée mystiquement imagée ; il en existe pour toutes les circonstances de la vie : quand on voit des montagnes, un cimetière, une ville ; quand on s’assemble pour manger ; quand on s’éveille ou quand on va dormir ; quand on expulse un démon en éternuant ; quand on tue un animal pour le repas et quand on prépare des mets à cuire ; quand on allume une lampe et quand elle est allumée ; quand on découvre la mer, un fleuve, un étang, une source, un puits, une grande citerne ; quand on rencontre une femme stérile, ou bien une femme en travail ; quand on se délivre de la vermine ; quand on aperçoit un enfant pris de peur, ou qui a mal aux yeux ; quand on soigne un malade ; pour se concilier la bienveillance des grands ; pour obtenir l’amitié d’un homme ou d’une femme ; pour garantir à l’époux l’obéissance de l’épouse ; pour conjurer les fièvres, fièvre froide et fièvre chaude, fièvre d’un jour, de deux, de trois, de quatre jours ; pour rendre l’enfant obéissant à son père et à sa mère, ce dont il se trouvera bien ; pour ramener au foyer conjugal la femme qui s’est enfuie, afin qu’elle retourne à la maison où son mari la recevra avec bonheur ; pour rendre la raison au fou possédé par Ahriman.

Ces pratiques, ces formules, ces exorcismes sont, en grande partie, sans doute, d’invention récente, mais les destours modernes ont certainement continué la tradition des athornés zoroastriens. L’esprit de superstition que le réformateur avait laissé se répandre en Iran, tout imprégné de magisme touranien, devait entacher de sortilèges le culte naturel d’Ormuzd. Zoroastre lui-même, pour le succès de sa réforme, ne secondait-il pas la politique de Ké-Gustasp, son roi protecteur ? et ne livrait-il pas à la haine des mazdéens, au nom du dieu de la réforme, tous ceux qui protestaient contre la loi nouvelle, qui refusaient de se convertir ?

Or, pour compromettre définitivement ceux qui acceptaient la loi nouvelle, pour les tenir, pour les obliger à se déclarer, et pour les reconnaître dans la foule, Zoroastre dut sanctionner certaines manifestations, telles que la prononciation de paroles sacrées, l’adoption d’une ceinture spéciale, l’accomplissement de pratiques rituelles, et notamment la confession des péchés, la communion, la prière des agonisants. La formation d’un clergé devait résulter nécessairement de cette politique réformatrice. Et c’est à ce clergé que Zoroastre devait livrer, inévitablement, ses antagonistes, ses adversaires, ses ennemis. Il arriva que ce corps sacerdotal eut ses volontés, ses caprices, ses ambitions, et prétendit collaborer avec Zoroastre au code politique et religieux des mazdéens.