Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXIX

 

 

Monarchie. - Pacte entre les prêtres et le roi. - Science progressive et foi immuable. - Triomphe de la foi. - Hiérarchie cléricale. - Vicvâmitra, prince-prêtre. - Premier concile. - Limites de l’Aryavarta. - Fin de l’Inde védique. - L’Inde brahmanique.

 

NUL n’est capable, en Aryavarta, de s’opposer à l’accomplissement des vaux du prêtre, à l’avènement de la monarchie. Les princes qu’une telle révolution pourrait justement froisser, ne réuniraient pas assez d’hommes vigoureux pour soutenir leurs volontés par les armes. Le peuple, docile, suivra le maître qui lui sera donné, quel qu’il soit.

Subitement, un roi védique, pieux, ferme, accepté par le peuple, subi par les princes, sacré par les prêtres, règne sur les nations. L’hymne du sacre porte fièrement son titre. Le roi est venu devant les prêtres assemblés, sans crainte, les brahmanes ayant affirmé le désir du peuple. Aussi robuste que l’est Indra, le roi sera au milieu des hommes, ses sujets, comme une montagne inébranlable. Par la vertu d’un ferme holocauste, le dieu porte-foudre le soutiendra fermement. Soma et Brahmanaspati, la libation et la prière, lui seront favorables. Le ciel est ferme, la terre est ferme, les montagnes sont fermes, le monde n’est que fermeté ; le roi des nations verra sa royauté s’affermir comme une œuvre divine. Par le royal Varouna, par le divin Vrihaspati, par Indra et par Agni, par l’holocauste et par la libation, la royauté sera soutenue, et le peuple fidèle payera régulièrement l’impôt.

Après l’hymne du sacre, acte solennel, le brahmane formule des vœux en faveur du roi et définit sérieusement les devoirs du souverain envers les prêtres. Le roi reconnaîtra Indra comme dieu védique, comme dieu national, et il lui offrira des holocaustes ; mais il est entendu qu’Indra ne lui suscitera pas de rivaux, que sa royauté sera victorieuse, que son pouvoir demeurera incontesté, que sa majesté royale brillera, superbe, au milieu des êtres, parmi le peuple. Le contrat est précis, le pacte est absolu entre les prêtres et le roi des nations, Les premiers soutiendront le trône par l’ardeur de leur parole ; le roi soutiendra l’autel par la force de son bras. Le rêve des prêtres s’est réalisé. Ils ont fait un monarque comme ils avaient fait des dieux. Le prince, choisi parmi beaucoup d’autres pour commander à tous en Aryavarta, doit être, si les intentions des brahmanes sont respectées, une sorte de dieu terrestre tenant son pouvoir des prêtres, admettant cette origine et se vouant au service de l’autel, autant par reconnaissance que par devoir et par intérêt. D’ailleurs, les exigences des prêtres se sont énormément modifiées ; le roi des nations peut, sans imprudence, s’engager.

Les dures épreuves, les longues souffrances, les incessantes craintes qui ont été la vie des brahmanes depuis le premier exode hors du Sapta-Sindhou, en les jetant dans de profondes réflexions, ont singulièrement attiédi leurs ardeurs. Ils ne rêvent plus d’expéditions lointaines et hasardeuses, de batailles acharnées, d’armées formidables marchant à la conquête d’un immense butin ; ils ne comptent plus sur les folles libéralités des Aryas enrichis ; l’on n’entend plus de ces hymnes où l’auteur se vantait d’avoir reçu, par milliers, des chevaux, des vaches et des lingots d’or. La froide expérience a calmé l’imagination des chantres ; ce qu’ils désirent, c’est la paix, une paix certaine, de longue durée, garantie ; une vie tranquille, sans richesse embarrassante comme sans pauvreté ; une existence doucement médiocre, insouciante et honorée. Les prêtres croient que le monarque aryen, qu’ils ont sacré, leur procurera, leur garantira cette quiétude. Le dieu védique, Agni, avait un trône fait de branchages et de feuilles séchées ; le roi des nations s’asseoit sur un trône fait de matières précieuses, il habite un palais.

La paix était nécessaire. L’attitude d’hostilité latente que conservaient, les uns envers les autres, les prêtres et les guerriers, ruinait à la fois l’influence, l’autorité de chacune de ces deux classes d’êtres. Les petits rois, les princes, courtisans de leurs hommes d’armes, n’osaient pas renverser les autels, irais ils suscitaient aux prêtres, qu’ils jalousaient, de continuelle’ difficultés. Les prêtres, eux, lâchement, se dérobaient, fuyaient, emportant les dieux, donnant au peuple le spectacle touchant d’une excessive austérité. Les forêts s’étaient ainsi peuplées de brahmanes, et les habitants des centres populeux regrettaient plus les prêtres que les divinités. Lorsque la paix fut faite par le couronnement d’un monarque, les prêtres abandonnèrent peu à peu leurs retraites, et les autels d’Agni furent restitués aux Aryas.

Une divergence d’opinions se produisit dans le corps sacerdotal, à ce moment, et relativement au rôle que les prêtres devaient jouer dans la monarchie védique. Les uns voulaient une religion progressive, avec des prêtres instruits voués à la recherche de la vérité, pour la surprendre, la connaître et la dire. Par l’observation constante, par la réflexion profonde, par l’étude, par la méditation, ils pensaient que l’homme devait, un jour, tout savoir, et que les brahmanes réaliseraient cette perfection. Les autres, s’effrayant de la témérité d’un tel programme, redoutant la vérité, prétendaient interdire toute innovation, en imposant la foi qui supprime le raisonnement. Il a été dit, sincèrement, et non sans un certain courage, que le prêtre instruit est plus respectable que le prêtre ignorant ; mais le brahmane préfère être craint plutôt que respecté, et l’ignorance lui apparaît comme une garantie. De l’étude naît la discussion, et la discussion est l’ennemie évidente de l’autorité despotique. Apprendre est inutile, croire est tout ; apprendre est dangereux, prier suffit ; la foi vaut mieux que la science.

La lutte fut vive entre les deux partis religieux. Des hymnes entiers, à la fin du Rig-Vêda, témoignent de la passion que déployèrent les divergents. Un chantre dédie courageusement sa poésie à l’arbre de la science sacrée, qui tue la prière sans but, cette rivale absorbante du Savoir. — La science est plus grande que tout ce qui est grand, s’écrie le chantre, et la prière, manifestation d’une croyance aveugle, est plus basse que tout ce qui est bas. La foi irréfléchie n’est pas de race aryenne ; elle doit retourner dans ces contrées lointaines d’où elle est venue. La science est forte, le penseur est résolu ; unis l’un à l’autre ils doivent vaincre la Foi.

Les défenseurs de la foi aveugle sont nombreux ; ils ripostent avec véhémence aux audacieuses déclarations de leurs adversaires. L’adoration des dieux est une œuvre suffisante ; celui qui, jaloux de plaire à Indra, lui présente le soma d’un cœur soumis et dévoué, est sûr de trouver en lui un gardien fidèle. Il recueille le fruit de son sacrifice. La prière enrichit ; par elle les dieux viennent vers l’Arya et lui dorment, selon ses vœux, des chevaux, des vaches, des aliments. La foi enfin, la foi religieuse, Sraddhâ, dominante, exclusive, mène à tout, donne tout. La foi s’obtient par la piété. La piété est un germe. La création des mondes fut un acte de foi. Le créateur, juste et bon, est né lui-même de l’ardente piété. Tout fut, est, sera par la foi.

A l’hymne qu’un chantre dédie à l’arbre de la science sacrée, un autre poète oppose un hymne à la prière, à Satchi, épouse d’Indra, personnification du culte triomphant. Dès que le soleil paraît, l’acte de foi est prononcé, Satchi triomphe, règne, commande, inspire la terreur. Le soleil, son époux, reconnaît sa force. Ses œuvres sont victorieuses. Sa fille, Rita, le sacrifice, brille d’un éclat merveilleux. La foi est fatalement unie à la victoire ; aucune rivale, aucune -ennemie n’est possible. Elle efface promptement l’éclat éphémère, la passagère richesse des rivales qui voulaient l’éclipser, qui cèdent à sa supériorité. La foi brille sans partage devant le soleil et devant le peuple.

Le triomphe des défenseurs de la foi fut généreux, parce que ceux qui l’emportaient étant la majorité dans le corps sacerdotal, et par conséquent la force, n’avaient rien à craindre. Ils étaient aussi la richesse, dans la grande communauté religieuse, car tous les brahmanes influents, riches, chefs de groupe ou d’église, s’étaient prononcés contre l’esprit de recherche, le goût de l’étude, l’expansion de la science.

Il s’était formé, dans le corps sacerdotal, une hiérarchie autoritaire. Ce n’est pas que, régulièrement, et suivant une loi acceptée, tel prêtre, choisi parmi tous, revêtu d’un caractère spécial, eut un droit absolu de commandement sur tous les autres ministres des dieux ; le Rig-Vêda ne signale pas de différence entre les brahmanes ; il ne parle d’aucun grade supérieur ; il ne désigne aucun chef suprême de la religion védique ; mais il s’est établi, entre les princes et certains prêtres, des relations intéressées qui ont donné, en fait, à quelques brahmanes, une haute influence, une incontestable autorité. Chaque roi védique entretient auprès de lui des prêtres qui sont ses conseillers et ses garants. Ces purôhitas mènent le clergé védique.

Les poètes se multiplient. Les chantres, avides de richesses, ne tardent pas à mettre l’œuvre sainte à l’encan. Les hymnes sont taxés. Le culte, commerce intéressé entre l’homme et les dieux, fait par l’entremise des prêtres, n’a plus la même importance. Le prestige du brahmane se maintient par des moyens purement matériels. Il se donne l’allure d’une hypocrite austérité ; il ‘s’emploie auprès des malades et s’approprie le mérite des guérisons ; il observe le mouvement des astres pour affirmer des relations mystérieuses avec le ciel, et il s’impose ainsi à la crédulité des Aryas.

L’autorité brahmanique transmettait de père en fils, comme un héritage lucratif, l’expérience de la vertu des plantes, de la marche des astres, des pratiques séductrices, des langages mystérieux, des attitudes intelligentes. L’enfant du brahmane, fait homme promptement, vite instruit, jouissait de bonne heure de l’étonnement respectueux et craintif du peuple. L’influence sacerdotale se multipliait ainsi continuellement, devenait envahissante.

Parmi les prêtres, il y en eut qui voulurent être à la fois brahmanes, guerriers et rois. Viçvâmitra, prince de la tribu des Kouçika, vraisemblablement de race jaune, parle, dans un hymne, de ses ancêtres, prêtres aussi savants que guerriers redoutables. Ce râja s’était fait brahmane. Il fallait que l’influence des prêtres fût très grande pour que l’énergique Viçvâmitra ne jugeât possible l’accomplissement de son rêve ambitieux qu’à la condition d’entrer dans le corps sacerdotal.

La religion védique resplendit comme une œuvre achevée. La puissance cléricale ne peut ni s’étendre davantage, ni s’élever plus haut. Pour conserver l’autorité conquise, pour se rendre les maîtres de l’avenir, pour prévoir et détruire dans leurs germes toutes les divisions possibles, les prêtres cimentent leur union. L’un des derniers hymnes du Rig-Vêda réclame une assemblée de prêtres. Il est nécessaire que ces dominateurs victorieux s’entendent, qu’ils se comprennent. C’est en s’unissant que les antiques Dévas devinrent forts. Cet appel fut entendu.

Les Brahmanes assemblés n’eurent qu’un désir, qu’une pensée ; la prière et l’holocauste furent offerts dans une intention commune. Si les volontés et les cœurs s’accordent, si les âmes s’entendent, le bonheur des prêtres est assuré. C’est le premier concile tenu devant l’autel védique. L’unité du culte et du dogme sont proclamés ; la plus grande somme de force possible étant ainsi obtenue, dans le présent comme dans l’avenir, le corps sacerdotal peut affirmer, avec son pouvoir et son orgueil, le dédain dont il accable ses ennemis.

La loi du chantre est la loi suprême ; devant le prêtre, chacun doit s’incliner ; tout appartient au ministre des dieux. Les réclamations du peuple, impuissantes, viennent mourir au-dessous des pieds du brahmane. Maître de la parole sainte, il disperse ses adversaires, dont les clameurs s’éteignent avant de l’atteindre. Vainqueur, entouré d’un éclat tout puissant, les pensées, les œuvres, les armes, tout est à lui. Auteur de tous les biens, de toutes les richesses, il dresse sa tête au-dessus de tous. Les cris des envieux, autour de lui, sont ridicules comme des cris de grenouilles hors des marais.

Le peuple aryen a laissé son indépendance en Sapta-Sindhou. Après avoir franchi la Sarasvati, cette limite orientale du pays des sept rivières, les Aryas, sous la direction de chefs remarqués, se sont divisés en groupes divers, les uns demeurés fidèles aux traditions antiques, restés purs ; les autres s’alliant aux Dasyous pour éviter de nouveaux combats. Les chefs de tribus devinrent princes, quelques princes se firent rois, et parmi ces rois, les prêtres en choisirent un qu’ils désignèrent comme l’élu des dieux, maître souverain, roi des rois.

En agrandissant le territoire védique jusqu’au Gange, les Aryas disséminés en Indoustan avaient rompu leur lien national, comme ils avaient compromis l’excellence de leur type en se mêlant aux Dasyous jaunes ou noirs. Les prêtres, seuls, en parfaite communauté d’ambition, organisés, disciplinés, connaissant leur but de domination universelle, résumaient en eux toute la nation.

L’Aryavarta a pour frontières deux grands fleuves, le Gange à l’est et l’Indus à l’ouest ; au nord, les Himalayas infranchis ; au sud, le grand désert et la chaîne des monts Vindhya. Quelques Aryas ont suivi le cours de l’Indus et le cours du Gange jusqu’à leurs larges embouchures, mais la race aryenne ne tient pas l’Indoustan jusqu’à la mer, ni à gauche, ni à droite.

L’émigration conquérante vers l’est a manqué d’émigrants ; elle a cessé le jour où le territoire envahi s’est trouvé plus grand que l’ambition réalisable des vainqueurs. A mettre un guerrier à chaque poste, un semeur à chaque sillon, le peuple aryen s’est employé tout entier. Dans cette misérable dispersion du peuple, dans cet affaiblissement national, le pouvoir des brahmanes a pu se développer à l’aise, sûr de lui-même, triomphant. L’Inde védique est finie. L’Inde brahmanique commence.

 

FIN