Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXII

 

 

Aux bords de la Sarasvati. - Épuisement, hallucinations, alcoolisme. - L’Indra aux deux ventres. - Les prêtres-grenouilles. - Les brahmanes. - Agitations pour un nouvel exode. - Résistances. - Le devoir. - Les prêtres, les guerriers et le peuple. - Indra et Agni. - Les Aryas en marche.

 

LA rivière Sarasvati protège suffisamment les Aryas rendus au Sapta-Sindhou contre les entreprises militaires de la race ennemie ; mais elle n’empêche pas les Dasyous pillards de venir, individuellement, ou par bandes, s’emparer des biens saisissables des Aryas en travail. C’est pitié d’entendre jusques à quel degré s’est abaissé l’orgueil des chantres védiques. Celui qui tonnait, pleure maintenant ; l’ambitieux qui rêvait, comme chose simple et due, la conquête du monde, et qui répondait hautement de l’obéissance des dieux, en est réduit à défendre son cheval, sa vache, sa moisson et sa vie. Ces Aryas qui partaient en guerre si vaillamment, ne doutant pas de leur force, devenus la proie de voleurs vulgaires, se sentent incapables de faire respecter leur bien. On s’en remet encore aux dieux du soin de faire tomber dans le mal l’ennemi de l’Arya, le voleur, le brigand, le Dasyou. Par Agni, le Dasyou sera détruit avec sa famille, et c’est ainsi que disparaîtra le nom de celui qui tourmente l’Arya, nuit et jour.

La lassitude des Aryas est extrême ; ils sont comme des arbres privés de leurs branches. Faibles, épuisés, c’est à peine s’ils peuvent prier dignement. L’état de misère découragée dans laquelle se débattent les Aryas, détruit plus sûrement la nation que ne le feraient les Dasyous cent fois victorieux. Le sang des vaincus, demeuré pur dans quelques cœurs épargnés, suffirait à l’espoir de générations prochaines, saines, vaillantes, vengeresses ; mais, affamés, tourmentés, amaigris, énervés, les Aryas refoulés en Sapta-Sindhou, sur la rive droite de la Sarasvati, se consumant dans leur propre fièvre, sont devenus le jouet d’étonnantes hallucinations ; leurs yeux éteints voient des êtres difformes, leurs oreilles entendent d’étranges bruits. S’imaginant des choses extraordinaires, ils vivent comme dans un délire continu. Ce qu’il souffre, l’Arya l’attribue à la malice d’êtres fantastiques, de Rakchasas diurnes et nocturnes, qui, sous la forme d’oiseaux bizarres ; aimant la nuit, vont jusqu’à souiller les holocaustes. La fiente des hiboux féeriques tombe sur les autels ; on entend des chiens invisibles aboyer. Les génies tourmenteurs, dont l’air est rempli, prennent toutes les figures ; ils se cachent sous la plume des oiseaux et sous le poil des fauves ; il en est qui ont osé se donner une face humaine ! Le dieu doit détruire ces Rakchasas, sans pitié, de même que la hache fend le bois, que le marteau brise les vases de terre ; il doit donner la mort à ces mauvais esprits qui prennent des corps de chouette, de chat-huant, de chien, de loup, d’oiseau, de vautour. Indra frappera le Rakchasa comme avec une pierre ; il éloignera ces êtres malfaisants, qui, cruels et vagabonds, ont des apparences d’hommes et de femmes.

La monomanie de la persécution s’est emparée de l’Arya. Il boit le soma fermenté pour combattre cette faiblesse, et l’alcoolisme vient compliquer d’accès violents la très lente agonie qui le minait. Un chantre est menacé comme étant devenu Rakchasa ; il se défend, il se débat, consent à mourir à l’instant même, s’il fut jamais un être malfaisant. Les Dasyous reconnus dans ces cauchemars sont gigantesques ; l’Arya les voit, à l’horizon, escaladant le ciel pour renverser les dieux védiques : Indra, qui a pressenti le danger, qui a bu le soma, ivre de la grande ivresse, a précipité les Dasyous qui, en serpentant, escaladaient le ciel. Il a donné la mort à cette troupe audacieuse. La libation de soma avait doublé sa force, heureusement.

La peur qui étreint le cerveau des Aryas explique le triomphe du dieu fort, dont le culte rétabli est presque unique dans cette partie du Sapta-Sindhou où la race aryenne se débat. Le grand Indra possède tous les biens par le droit de la victoire. De même qu’autrefois, il fait naître les chants, il exauce la prière de son serviteur. Par lui, les Aryas obtiendront les fruits de leur sacrifice, autant que leurs ancêtres en recueillaient. Ils attendent tout du dieu incomparable, juste, vrai, vainqueur, dont la force se manifeste quand il étend, comme deux vastes boucliers, le Ciel et la Terre. L’ami d’Indra a toutes les richesses et tous les succès ; on le distingue à sa beauté ; il possède des chevaux, des chars, des vaches ; il est sans cesse entouré d’une heureuse abondance ; il brille dans les assemblées.

Le monstrueux succède au fantastique. Des dieux énormes, seuls, oseront attaquer les Dasyous géants. Indra grossit ; il mange et il boit sans mesure ; fort, intrépide, acceptant le breuvage qui lui est présenté, son ventre, son large ventre s’emplit des mets et des libations qui lui sont offerts. Il peut contenir en lui un vaste lac de soma. Les Marouts, ses alliés, viennent partager son plaisir. Il boit à longs traits la liqueur qui lui donne cette force terrible par laquelle, triomphant de tout, il brise l’orgueil de l’insensé.

C’est dans les vapeurs de cette ivresse que les chantres védiques voient leur dieu, fier de sa double obésité, gourmand, grotesque, tirant la langue pour laper le miel fondu, buvant les liqueurs brûlantes jusqu’à noyer son cœur dans sa poitrine, faisant du soma l’objet de sa passion exclusive, et, saoul, le cou allongé, les bras étendus, le ventre ballonné, laid, hideux, aveuglément brave, marchant à l’ennemi.

Ainsi que le font les dieux, le peuple s’enivre de la liqueur piquante et limpide. Devant l’autel, ce sont des scandales induis. Les Aryas assemblés se disputent la coupe du sacrifice et les grâces du dieu, telles que son cœur peut les distribuer. Ces querelles de communiants altérés deviennent fréquentes, excessives ; ces pieux ivrognes sont violents : Les fidèles se disputent le sacré cœur d’Indra, comme des gens ivres s’arrachent une part de boisson.

Les premiers dieux védiques rendaient à la terre de l’Aryavarta l’eau que les nuages emportaient ; ils délivraient les ondes retenues prisonnières dans les Himalayas ; par eux les rivières s’emplissaient, les orages venaient féconder les germes ; ils protégeaient doucement le peuple très noble en temps de paix ; ils combattaient ouvertement pour lui en temps de guerre. C’étaient des divinités pures, bien conçues, honorables, adorables, dignes des mâles œuvres que les poètes leur dédiaient. Les héritiers des Pitris, les petits-fils des chantres antiques qui furent les auteurs des premiers dieux, ont dénaturé le grand œuvre de leurs ancêtres, et fait subir à l’olympe védique toutes les vicissitudes du groupe aryen. Les divinités ont donc suivi les hommes dans leur grossière décadence, dans leur triste rapetissement. Indra, le dieu-foudre, le dieu-soleil, impérieux et magnifique, ne vient à la terre que pour manger et boire, s’enivrer, s’hébéter, comme un simple Arya mortel. Ivre, il fait des miracles indécents : Il a rendu la virilité à tel prince que la débauche avait usé, et cette merveille s’est accomplie en une nuit, pleine et entière, et la femme a témoigné de la miraculeuse vigueur du prince, son mari.

L’état moral des Aryas est déplorable. Les excès des prêtres, leurs actes de folie les plus caractérisés ne semblent mériter aucune protestation. L’esprit de famille, jusqu’alors si vivace, si puissant, espoir principal et peut-être unique d’une renaissance nationale, est ruiné. Le ministre d’Indra ose déclarer que le service des dieux doit primer toutes choses ; que l’amour absorbant des divinités doit être exclusif, supérieur à la famille, supérieur à la patrie. Indra doit être préféré au père et au frère, car le père peut abandonner son fils, le frère peut abandonner son frère, tandis qu’Indra, qui est pour l’Arya comme un père et une mère, n’abandonne jamais son fils.

Poètes, les chantres védiques ont perdu le secret des improvisations charmantes. Leurs strophes sont devenues brutales, cyniques, éhontées ; non seulement ils mentent, mais ils rendent complices de leurs mensonges intéressés, les dieux, les hommes, les bêtes, et jusqu’aux choses inertes, inanimées. Un prêtre affirme qu’au moment où le présent d’un prince lui fut apporté, les arbres de la forêt dirent la générosité du donateur. Le caractère sacré du ministre d’Indra s’est perdu dans l’effondrement général. Le brahmane se joue de sa propre dignité ; il se ravale complaisamment, se livre, de lui-même, à la risée du peuple. L’impuissance des poètes, stimulée par le seul désir de chanter, de plaire, d’amuser, vaut au Rig-Vêda un hymne portant gravement une dédicace aux grenouilles. Les enfants des prêtres, endormis, s’éveillant pour accomplir les rites sacrés, chanter l’hymne, sont tels que des grenouilles coassant quand les ondes célestes viennent à la terre, la pauvre terre que l’été a rendue sèche comme une peau de bête étendue. Mais l’émission de cette pensée bizarre, l’esquisse de cette singulière image ne suffit pas à l’auteur ; l’idée étrange va se développer, s’étendre sur toute la longueur de l’hymne : Lorsque, au temps de l’automne, la pluie désirée est venue étancher la soif de la terre, on voit une grenouille se diriger vers une autre grenouille qui coasse, avec l’allure d’un fils qui va vers son père, en criant. Heureuses de l’arrivée des riches ondées, les grenouilles se visitent l’une l’autre ; elles sautent, toutes humides de pluie ; la grenouille jaune va converser avec la grenouille verte. Et lorsqu’une d’elles a répondu à la voix de sa compagne, comme l’élève répond à la parole instructive de son maître, il s’élève comme un immense concert ; toutes les grenouilles, au milieu des eaux, parlent à la fois. L’une mugit comme une vache, l’autre a le cri de la chèvre ; l’une est jaune, l’autre est verte. Elles ne sont toutes que des grenouilles, on les désigne par le même nom, mais elles ont des formes différentes. Venant de toutes parts, leurs voix s’unissent dans un ensemble continu. Les enfants des prêtres, à l’approche de la nuit, versant le soma, et murmurant autour de cette espèce de lac qui est le vase des libations, sont tels que des grenouilles. Que la grenouille-prêtre ait le mugissement de la vache ou le cri de la chèvre, qu’elle soit jaune ou verte, sa parole vaut à l’Arya l’abondance des biens ; elle procure des vaches fécondes, des pâturages fertiles, et elle prolonge la vie ! Voilà où en est la littérature védique, religieuse.

Parfois, l’Arya se rendant compte de son état mental, demande sa guérison aux dieux purificateurs, aux Marouts qui ont la toute science, qui connaissent les remèdes convenant au corps de l’homme, qui guérissent le malade, qui changent la maladie en santé.

Fuyant la chaleur, devenue accablante pour des hommes mal nourris, les prêtres s’éloignent des centres populeux, recherchent, pour y dresser les autels védiques, et pour y vivre par conséquent, des stations agréables, sur les bords des rivières, sur les rives des lacs, surtout à l’extrémité des pointes de terre que forment les affluents, ou encore dans des vals ombreux, sur la pente des coteaux boisés. Indra, dit un hymne, vient plus volontiers à l’appel de la prière quand l’autel est dressé sur le flanc des collines fraîches, au confluent des rivières.

La décadence rapide des mœurs aryennes est flagrante. L’effronterie des prêtres a miné toutes les croyances. La nation serait finie, absolument, si le peuple, dédaignant le brahmane qu’il est prêt à mépriser, ne se livrait courageusement au travail. Tandis que la misère sévit encore durement sur une partie du territoire, une autre partie, bien exploitée, donne de verts pâturages aux troupeaux. Un chantre supplie Indra de mettre un terme à la pauvreté du peuple, au même moment qu’un autre demande au dieu brillant et immortel la conservation de biens déjà nombreux. Certains princes ont pu ressaisir leur autorité, se constituer une fortune, s’assurer les services des prêtres par des présents considérables.

On suit assez exactement, dans le Rig-Vêda, la progression de la renaissance aryenne à cette époque, grâce à l’enthousiasme gradué des prêtres célébrant la libéralité des seigneurs. Tel prince, qui a rapidement apporté des présents, avec des étoffes d’or, triomphera de ses ennemis et s’emparera de tous les biens. Tel autre a fait à Agni des milliers d’offrandes ; il a donné au prêtre dix taureaux magnifiques dont les cornes s’élèvent droites comme les roseaux d’un lac. Un troisième a offert au sacrificateur des chameaux et des vaches. Dix rois, tous brillants d’or, se sont soumis. C’est par leur générosité envers les brahmanes que les princes consolident leur noblesse, que les rois se garantissent l’obéissance de leurs vassaux. Sans doute, l’exagération de ces chants est évidente, mais ces libéralités ne sont cependant pas des mensonges absolus. Si les princes vantés ne firent pas tout ce dont les prêtres les louent, il reste, du moins, ce fait certain, qu’au moment où les prêtres chantaient ces hymnes, de telles générosités étaient possibles, qu’il existait en Sapta-Sindhou des maîtres très riches, très puissants, capables de grands actes de munificence, étendant leur autorité sur des rois devenus leurs vassaux.

Comment s’expliquent, alors, ces chantres védiques tombés si bas dans l’ignominie, acculés au fond de leur misère persistante, se plaignant, se lamentant, à côté d’autres poètes qui crient haut leur joie, qui étalent leur fortune, qui remercient les divinités ? C’est que le dieu souverain maître qu’attirent le soma capiteux, l’offrande laborieuse, les mets appétissants, est l’unique dispensateur des biens, et qu’un groupe de prêtres nouveaux après avoir cherché Indra comme le chasseur cherche le gibier, pour l’arracher aux vieux prêtres, a su le trouver, lui plaire et l’accaparer. Hors du noyau traditionnel, les princes, après une série de tentatives semblables avortées, ont enfin créé un corps sacerdotal qui est sous leur dépendance directe. A côté des anciens brahmanes, usés, pourris, se sont élevés des chantres jeunes, vigoureux, sains, que les seigneurs entretiennent magnifiquement. Indra est le dieu de ces prêtres. Les chantres déchus, dépouillés, nus, en sont réduits à implorer Agni qui sera pour eux comme une mamelle féconde.

L’idée d’une expédition contre les Dasyous apparaît dans le Rig-Vêda. Les anciens prêtres, très menacés, ayant secoué leur torpeur, se dressent devant les princes en antagonistes résolus. Les Aryas malheureux, et ils sont innombrables, se rangent fatalement du côté de ces prêtres, ne demandant qu’à franchir la Sarasvati pour risquer une bataille fructueuse. Les guerriers, inactifs, disparaissant peu à peu, redevenaient peuple, laissant les seigneurs sans appui. Les princes désiraient donc, eux aussi, quelques combats qui vinssent ranimer leurs gens de guerre. Et c’est ainsi que les hymnes des chantres, anciens et nouveaux, disant les pâturages reverdis, les troupeaux augmentés, la fortune revenue aux Aryas, demandent, mus par un intérêt identique, avec la conservation de 1a fortune et l’agrandissement des domaines. La victoire donnera, en même temps, la sécurité aux possesseurs de biens, la richesse aux déshérités.

On demande d’abord à Indra sa protection, qui est pour l’Arya comme une place forte, qui procure une large abondance en vivres et en vaches, en enfants et en serviteurs. Le vaillant Indra, par ses faveurs, élargit les bornes des pâturages. Quand sa puissance éclate, il domine les nations, car il est grand, fort et infini. A cette invocation, encore timide, succède bientôt un vœu brutal : Le dieu magnifique, toujours nouveau, honoré par tant d’offrandes, ne refusera pas son ferme appui devenu nécessaire à la veille du combat, et les ennemis seront vaincus. Aucune attaque des Dasyous ne justifie cette ardeur, car les Aryas ne sont plus inquiétés à l’ouest de la Sarasvati, en Sapta-Sindhou. Le dieu riche en présents, dit un hymne, a brisé l’arme mortelle du Dasyou ; il a délivré l’Arya de la présence du brigand féroce ; il a détruit le mal et donné l’onde des sept rivières.

La partie remuante de la nation aryenne est en quelque sorte condensée au sud-est du Sapta-Sindhou. L’agitation pour la guerre n’est donc pas générale en Aryavarta. Il est des chantres qui persistent à célébrer les splendeurs de la paix laborieuse, présent des dieux, œuvre des saintes aurores qui ont donné à l’homme, à Manou, la lumière du ciel et lui ont appris à labourer avec la charrue, à semer l’orge. Parmi ceux qui voient la guerre inévitable, plusieurs voudraient rester en dehors de tout ennui ; ceux-ci, rigoureusement, accomplissent les rites, pensent qu’ainsi les dieux cléments mettront leurs maisons à l’abri de tout danger, que nul ne les attaquera, ni de près, ni de loin. Il en est, enfin, qui, redoutant les Dasyous et les conséquences d’une expédition dirigée contre eux, demandent pour les guerriers une force supérieure et invincible. Mais ce ne sont là que des vœux exceptionnels. La guerre étant décidée, presque tous les chantres invoquent le dieu des batailles, Indra, Maghavan victorieux, unique divinité de la veillée des armes. Si le dieu fort, armé de la foudre, a pu se trouver délaissé ; si les prêtres ont honoré d’autres dieux, il appartient à Indra, maintenant qu’on revient à lui, de mériter, par un prompt secours, la confiance qu’on lui témoigne.

Les prêtres anciens se sont rapprochés des princes. Ils consentent à exalter le peuple, au nom des dieux, et répondent de la victoire : Les Aryas seront contre les Dasyous comme les eaux d’un torrent qui se précipite, comme la vague tranchante qui a brisé la digue qu’on lui opposait. — Indra, brillant, héros à la belle figure, vaincra les ennemis, donnera de vastes pâturages à ses amis ; cela, parce qu’il boira la liqueur sacrée que les prêtres vont lui offrir, et que cette libation ne saurait être gratuite. — Indra descendra des hauteurs célestes comme l’eau descend de la colline, pour verdir les pâturages qui font la prospérité des vaches et des chevaux. Il donnera de l’or, de nombreux aliments pour le bonheur de l’Arya. Il étendra au loin son bras puissant et répandra ses bienfaits. Il se distinguera par mille prouesses.

La vie était cependant douce en Sapta-Sindhou. Les premiers temps védiques semblaient renaître, et voici que l’ambition des princes et des prêtres va, de nouveau, jeter les enfants de l’homme, les fils de Manou, dans les angoisses d’une expédition hors du pays des sept rivières, dans les navrantes incertitudes d’une guerre contre les noirs Dasyous, dans les déboires probables d’un exode. Un poète, interprète des sentiments qui se sont manifestés, supplie les dieux sauveurs, gardiens et amis de l’Arya, de ne pas venir des régions lointaines pour détourner l’homme de la vie paternelle qu’il mène en Sapta-Sindhou et qui est sa tradition. Le chantre dit vrai. La race aryenne était faite pour la paix féconde, non pour l’insatiable ambition. Mais les prêtres et les princes, pasteurs exploitant leur troupeau, abusent de la docilité des Aryas.

Un chantre ose nier publiquement, devant l’autel, l’utilité de la bataille. Il déclare que le méchant ne prévaut point contre le mortel qui allume, pour les dieux, les feux du sacrifice. — Celui, dit-il, qui présente de grandes offrandes augmente sa maison ; sa race se propage, ses œuvres le protègent contre toute espèce de mal ; il s’enrichit sans être obligé de combattre. Le chantre qui osait parler ainsi, était sans doute influent ; sa parole pouvait suspendre l’élan des guerriers, éteindre l’ardeur du peuple. L’auteur de cet hymne fut donc accusé, par un brahmane audacieux, de faiblesse, de lâcheté. Celui qui s’est élevé contre la guerre doit perdre son autorité. Indra lui-même l’a déclaré : cet homme n’est plus qu’une femme incapable, à l’œuvre légère ; qu’il baisse les yeux, qu’il n’élève plus son regard, qu’il cache sa chaussure sous son vêtement, que l’on n’aperçoive plus les chevilles de ses pieds... Il était prêtre, il est devenu femme ! Les jeunes ministres des dieux, on le voit, l’emportent sur les anciens ; leur impétuosité devient despotique, leur parole est véhémente ; nul scrupule ne hante leur esprit ; ce qu’ils veulent faire entendre fortement, faire admettre sans discussion, ils le feront dire par les dieux eux-mêmes.

Dans les hymnes, c’est maintenant Indra qui parle, dictant à l’Arya les ordres des princes que les brahmanes veulent servir. Le peuple a perdu tout droit à l’indépendance. Si l’absolue soumission n’est pas encore une loi écrite, sanctionnée par des pénalités certaines, elle est un devoir qui lie la foule désormais. Pour la première fois, à ce moment, l’idée de Devoir, de dette morale, d’obligation, prend un corps, se personnifie, s’affirme comme un fait indéniable, a un nom, dharma, et devient dieu. Un poète en verve, dans un hymne aux aurores, célèbre toutes les divinités en les nommant ; il chante Agni, Indra, Varouna, Vichnou, les Adityas, les Roudras, les Vasous, les Aswins, le Soleil, les Prières, le Monde, le Ciel, la Terre, les Montagnes, les Ondes, les Bhrigous. Un autre invite les dieux au partage des plaisirs du sacrifice ; et celui-là place le dieu-devoir, Dharma, après Varouna. Les dieux, dit-il, réclament des offrandes, écoutent les invocations, accourent à l’autel où les libations sont préparées ; ils aiment les louanges, comme les jeunes gens aiment la voix des jeunes filles ; tels que des cygnes voyageurs, tels que des éperviers, tels que des buffles, ils se précipitent vers le soma. Accourez, buvez, contentez votre soif, et donnez-nous des richesses et des enfants, ô dieux ! Soyez vainqueurs ! Tuez nos ennemis ! Aswins, unis à Mitra, à Varouna, à Dharma, aux Marouts, arrivez à la voix de votre chantre.

Avec une intelligente énergie, les princes ont consolidé leur puissance. Le grand esprit de régularité, d’ordre, de classement, qui est comme la monomanie de la race aryenne, a facilité la division logique des Aryens en trois classes distinctes : les prêtres, les guerriers et le peuple. Le prêtre est prière, brahma ; le guerrier est force, kchatra ; le peuple est pasteur, vis. De là ces désignations de Brahmanes, Kchatriyas et Vîsya ou Vaiciyas. Trois versets d’un hymne aux aurores distinguent avec intention chacune de ces trois classes d’êtres. En favorisant la piété, les dieux favorisent les prêtres ; en soutenant la force, ils soutiennent les guerriers ; en protégeant les troupeaux, ils protègent le peuple. Le prêtre vit de sa prière, le guerrier vit de sa force, le peuple vit de son troupeau.

La guerre est imminente. Les hymnes ne sont plus que des chants belliqueux. Indra, allié des Marouts, défiant toutes les armées, étendra ses conquêtes et triomphera. Cette invocation est répétée sept fois, textuellement. Les imprécations retentissent : Périssent tous les ennemis ! que leur impiété soit domptée ! que la rage de ces insensés soit éteinte ! Les anciens prêtres qui ont conservé le culte d’Agni sont appelés ; le dieu rival d’Indra doit concourir à la destruction du Dasyou. Indra et Agni, associés à l’œuvre aryenne, combattront ensemble en faveur des Aryas ; ils détruiront tout ce qui est solide, ainsi que le feu, poussé par le vent, détruit les forêts. L’entente, sinon la réconciliation, est donc faite entre les prêtres et les guerriers, au profit des princes. Le cinquième exode va commencer. Indra, protecteur admirable, dont l’ivresse est invincible, va, comme autrefois, donner à l’Arya, les vaches, les chevaux, les chars qu’il désire. Le dieu distribue la santé, la richesse et la force dans les combats.