Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXI

 

 

Partage du territoire envahi. - Désagrégation de la confédération aryenne. - Bassin du Gange. - Roudra, maître des vents purificateurs et terribles. - L’orage-combat. - Œuvres positives du soleil. - Assemblées. - Premier temple clos. - Influence des noirs Dasyous. - Nouvelle marche vers l’est. - La Djumna franchie. - Les Aryas assaillis et vaincus. - Retraite jusqu’en Sapta-Sindhou. - La Sarasvati et Sarasvan.

 

SOUDAS, comme roi, fit le partage de la terre conquise. Il semble qu’un certain nombre d’Aryas franchirent alors la Djumna, mais par curiosité. Le territoire occupé dût être très vaste, disproportionné même, relativement au nombre des émigrants possibles. Une grande désillusion abattit l’ardeur des conquérants. Les poètes remplissent leurs hymnes de plaintes et de regrets. La dispersion des tribus fut telle, que la confédération guerrière se désagrégea ; il y eût comme une dispersion des vainqueurs, incapables de se saisir de leur conquête. Les uns, exploitant le sol, reprenant les antiques œuvres védiques, demandent aux dieux de la pluie, des moissons et des enfants ; la pluie qui fait germer le grain, les enfants qui sont des travailleurs utiles. Les autres, n’ayant reçu qu’une terre brûlée, rebelle, stérile, se désolent, suppliant les aurores divinisées d’éloigner d’eux la disette et la faim.

Un grand nombre d’Aryas étaient restés aux bords immédiats de la Djumna, et sur les deux rives peut-être ; mais l’occupation aryenne descendit assez loin, vers le sud. En réalité, pour la première fois le bassin du Gange fut sérieusement envahi. Le climat, très rude, de cette partie de l’Indoustan éprouva les vainqueurs. La chaleur accablante qui les surprit, et qui fut, pour beaucoup d’entre eux, une cause de mort rapide, devint aussitôt le sujet de prières spéciales. Lorsqu’un Arya voyait la mort s’approcher de lui, la pâle Nirriti le menacer, c’est Indra qu’il invoquait ; quand, la terrible déesse étant venue, l’Arya se sentait sous son influence, c’était encore vers Indra que les vœux et les offrandes devaient se diriger : Indra affranchissait l’homme du mal physique et du mal moral, de la chaleur et du péché. Les Marouts impétueux, les vents qui accouraient à la voix d’Indra, soulevant la terre, ébranlant les monts, renversant de leur souffle les ennemis terrestres et célestes, c’est-à-dire les orages sans pluie et les noirs Dasyous, se manifestent maintenant avec une nouvelle puissance, une force destructive supérieure. Ils ont le pouvoir d’aspirer les rayons brûlants du soleil et de détruire leurs adversaires en soufflant des flammes. Entourés d’une armée nombreuse, sûrs de leurs vigueurs, les Marouts exploitent la chaleur dévorante du soleil. Ce sont les cyclones du Bengale, véritables tempêtes de feu. Les Marouts sont donc des bienfaiteurs qui apportent les nuages gros de pluie, et des alliés qui interviennent victorieusement aux jours de combat ; ils augmentent la richesse des Aryas fortunés et garantissent la paix au pauvre peuple.

Cependant, le passage des Marouts, parfois, est un fléau ; ils renversent les maisons, ils tordent et déracinent les arbres des forêts, ils détruisent les larges récoltes, ils fauchent les hommes à ras de terre, en un éclair. A ces Marouts rapides, formidables, furieux, qui, sur leur route, courbent tout ce qui est sous le soleil, tout ce qui n’est pas abrité, à ces cyclones dévastateurs, les prêtres adressent des paroles suppliantes. Si les Aryas ont péché, ce n’est que par faiblesse humaine ; pourquoi les punir si durement ! Un poète observe que le déchaînement des Marouts se manifeste sous deux formes différentes. Tantôt, grondant au centre de l’orage, ils se précipitent, invisibles, sur la terre qu’ébranlent leurs clameurs ; tantôt, venus de l’horizon, audacieusement, à découvert, on les voit passer, masse irrésistible faite de sables soulevés et d’eaux fouettées en poussière.

Autre observation : Les serpents abondent sur les rives du Gange et de la Djumna ; des jungles, en perpétuelle fermentation, s’élèvent continuellement des vapeurs jaunes pleines de pestes. Or, les morsures des bêtes venimeuses et l’aspiration des brouillards fétides semblent tuer par le même poison. La fièvre gangétique et le coup de croc du serpent ne produisent-ils pas des phénomènes identiques ? Le froid de la fièvre chasse la chaleur du corps humain, les articulations se prennent, les membres se roidissent jusqu’à la rigidité, et c’est la mort. Le serpent vient à peine de piquer le pied de l’homme, que déjà les articulations sont comme liées, les chevilles du pied prises comme par un nœud de fer. La fièvre puante et la blessure du serpent terrible produisent un effet semblable ; le même venin meurtrier est donc partout, dans les brouillards qui s’élèvent des plantes et dans les corps des serpents ? Les Marouts, soufflant sur les lourds miasmes, sont seuls capables d’assainir l’air, d’en chasser le poison subtil. Le maître des vents, Roudra, qui hante la race terrestre et règne sur la race céleste doit être appelé ; il viendra aux portes des villes où les prêtres l’honorent, et il délivrera du mal tout ce qui jouit de la vie.

Les hymnes disent deux vœux principaux : ils demandent des vents purificateurs à Roudra, aux Marouts, et des pluies fécondantes au dieu-foudre. L’antique combat d’Indra contre les nuages dérobant les eaux, que les Marouts poussaient vers le pays des Aryas, est maintenant un drame complet, où le dieu remplit son rôle, où interviennent des personnages nouveaux. Le mystère védique entre dans un cadre humain. Jadis, en Sapta-Sindhou, les nuages, outres pleines, brebis à la blanche toison, vaches aux mamelles énormes, poussés de l’ouest à l’est par les Marouts, rencontraient Indra armé de son tonnerre, qui crevait les outres, ou transperçait les brebis, ou fendait les mamelles des vaches, afin que l’eau, ou le sang, ou le lait céleste se répandît sur la terre ; et il pleuvait. Le conducteur des nuages recélant les eaux, c’était Ahi, personnalité vague, à formes changeantes, toujours vaincu par Indra et toujours renaissant. En dramatisant cette idée védique, les chantres donnent à Ahi une forme définitive : c’est un serpent dont le corps vaporeux glisse dans les airs, rassemblant des montagnes de nuages. Ahi n’est plus seul ; il est servi par Çusna, le sec, qui retient les eaux, les refusant à la terre comme un avare, et par Vritra, qui couvre les nuages d’une épaisse vapeur et cache ainsi le trésor dérobé. Indra s’avance, armé, résolu, sûr de lui-même ; il frappe Ahi, le brise, le tue et, vainqueur, répand les ondes, déchaîne les torrents. D’autres personnages vont agir dans ce drame religieux.

Le serpent Ahi, le dérobant Vritra et l’avare Çusna ont à leurs ordres les Rakchasas et les Bhoutas, génies nocturnes, monstres insaisissables, faits d’ombre et de laideur, que les poètes seuls ont vus dans leurs rêves d’hallucinés. Indra triomphe de tous ces ennemis, mais non plus comme un dieu mettant en œuvre, et sans effort, sa supériorité incontestable, mais comme un chef, comme un maître, comme un roi affirmant son pouvoir, c’est-à-dire sa force. Il agit en prince souverain. Dans les hymnes qui célèbrent cette victoire, il est dit Arya, vénérable, noble ; Susipra, au beau nez, marque caractéristique de la race aryenne pure ; Kchatriya, guerrier ; Div, paré de vêtements blancs ; Çakra, tout puissant ; Râja, roi. Aucun de ces attributs n’est mystérieux. Un homme très supérieur pourrait être ainsi qualifié.

L’imagination aryenne, devenue pesante, s’élève peu au-dessus des réalités ; la pensée des chantres ne plane plus ; les faits positifs l’emportent sur les rêveries. Il est probable que les prêtres s’enivrent moins devant l’autel. La foi religieuse des Aryas, intimidée par tant de revers, devenue soupçonneuse, réclame des preuves, au moins de suffisantes démonstrations. Les prêtres, d’ailleurs, désirant s’expliquer les phénomènes qu’ils ont divinisés et dont ils souffrent, observent, comparent, étudient. Le premier résultat de cette résolution est la modification complète de la conception védique d’Indra. Le dieu tout puissant, qui était l’adversaire des nuages, est en même temps leur père, leur auteur. Les nuages ne sont que des vapeurs d’eau accumulées ; or ces vapeurs ne sortent de la terre que lorsque le soleil, Indra, darde ses rayons. Ces eaux, nées de la chaleur du soleil, sont l’œuvre d’Indra, et l’on s’explique, maintenant, que le dieu ; père et maître des ondes, puisse, d’un coup de foudre, les rendre à la terre d’où il les tira. Indra n’est plus que la puissance météorique du soleil évaporant les eaux, formant des nuages. Cette affirmation est scientifique. La gloire des anciens dieux pâlit. Indra, sans la terre, ne serait rien ; et sans le ciel, les dieux existeraient-ils ? C’est avec recueillement que désormais le poète chantera le Ciel et la Terre, divinités grandes et redoutables. Il faut, dit-il, placer avant tous les autres ces nobles ancêtres qui ont des dieux pour enfants.

Le déplacement continuel des tribus védiques ne laisse pas aux prêtres le temps de choisir un point spécial pour y dresser l’autel de pierre, tracer autour du sanctuaire les limites de l’enceinte sacrée. Les ministres des dieux officient lit où les hasards de la conquête les mènent, et le culte, très simplifié, est devenu public. Les dieux aiment la quantité des holocaustes, la solennité des rites, la multitude des assistants. La piété des Aryas faisait les assemblées religieuses très suivies. La longue souffrance supportée depuis la première sortie du Sapta-Sindhou a grandement atténué l’ardeur de la foi aryenne, mais un irrésistible besoin d’adoration pousse encore le peuple vers l’autel, alors même qu’il se surprend i douter, sinon de la puissance, au moins de la bonne volonté des dieux. Lorsque les horreurs de la guerre, les angoisses de la famine, ou les affres de la mort épouvantent les hommes, l’adoration semble être la naturelle, l’inévitable manifestation de leur affolement. La peur donne la foi, comme le vide donne le vertige et la fièvre le tremblement. Lorsqu’une violente crainte frappe le cerveau, et que nul secours n’apparaît dans la quantité des choses possibles, la pensée malade se tourne vers le mystérieux, s’élève vers l’inconnu, cherche, interpelle, feint de voir, feint d’entendre un sauveur, croit voir, croit entendre un dieu secourable répondre à son vœu, et l’homme de s’humilier devant cette puissance, comme pour la compromettre en sa faveur. C’est l’adoration.

La piété des Aryas est aussi profonde que leur peine est grande : Les mains chargées d’holocaustes, fléchissant le genou, ils invoquent les dieux, dans les batailles, dans les mêlées, dans les temps de disette et les jours de misère.

Les assemblées populaires, très nombreuses, qui se formaient devant un autel improvisé, inquiétaient les chantres. Cette innovation, œuvre des circonstances, modifiait les rapports établis entre les prêtres et le peuple. L’officiant, maître des fidèles, donnant des ordres et imposant ses dieux, était devenu comme le serviteur de la foule. Déjà quelques Aryas, se donnaient des divinités spéciales ou formulaient, à leur usage personnel, des prières que les brahmanes n’étaient même pas appelés à sanctionner. Tracer rigoureusement le cercle d’une enceinte sacrée dans laquelle des privilégiés seuls seraient admis, c’est été heurter de front, et dangereusement, la démocratie aryenne. Le Rig-Vêda laisse voir cette préoccupation du prêtre très tourmenté. Et c’est alors que l’idée se manifeste de dégager, du culte public livré au peuple, certaines cérémonies, certains sacrifices qui ne pourront être célébrés que mystérieusement, loin des foules, en présence de quelques initiés. La tradition védique justifiera suffisamment cette prétention. C’est, en effet, assemblés dans une caverne obscure et vaste, que les antiques Pitris découvrirent le premier feu, enfantèrent l’aurore : Les premiers sages, antiques et justes, stimulés par les joies du sacrifice, avec les Dêvas, s’en furent à la recherche de la lumière cachée ; et, réunis en un lieu obscur, ils ont, par leur saintes prières, enfanté l’aurore. Renouvelant l’œuvre mystérieuse des antiques Pitris, les brahmanes védiques viennent de concevoir l’architecture d’un temple clos.

Disséminés sur les deux rives de la Djumna, les Aryas n’y vivent pas en sécurité. Redoutant une attaque des Dasyous, ils voudraient que de nombreuses naissances vinssent combler les vides faits dans les familles aryennes par les derniers combats, par les morsures des serpents, par les maladies impitoyables. Les dieux, touchés de leurs prières, leur donneront une génération nouvelle, compacte et robuste ; leurs offrandes et leurs hommages seront payés en enfants et en petits enfants. A la divine aurore, blanche, douce, calme, pure, on demande plus particulièrement la paix.

Le succès de Soudas, devenu roi des tribus aryennes, n’était pas le résultat d’une victoire. C’est après une bataille sanglante qui avait laissé les Dasyous et les Aryas épuisés, que l’habile politique s’était emparé, simplement, des territoires abandonnés. Les Dasyous, battus, ne s’étaient pas très éloignés, et les Aryas, ayant précipité leur retraite après la bataille, apprenant qu’une tribu védique tenait le terrain disputé, et croyant à une victoire de Soudâs, étaient revenus. Les deux races ennemies, lassées, se retrouvaient donc en face l’une de l’autre, mais animées d’un grand désir de tranquillité. Des relations existaient cependant entre des tribus qui s’étaient jadis détestées ; des alliances effectives avaient uni des chefs Aryas à des chefs Dasyous ; enfin, une partie relativement importante des vaincus était demeurée sur les champs envahis, acceptant en quelque sorte la domination des vainqueurs. Les influences de la race noire et de la race jaune se font vivement sentir. La poésie devient brutale. Les Dasyous se moquant ouvertement des cérémonies religieuses, les prêtres ne manquent pas de dénoncer aux dieux ces insensés qui blâment les honneurs rendus aux divinités védiques ; mais les guerriers et les princes, les kchatriyas surtout, adversaires naturels des brahmanes, riaient de ces moqueries.

L’autorité suprême de Soudâs, soutenue par les prêtres, portait ombrage aux divers chefs de tribus qui avaient dû subir cette royauté. Ces derniers, pour secouer un joug pénible, ayant accepté le secours éventuel de chefs Dasyous, se déclarent indépendants de leur suzerain. Les tribus se morcellent ; la monarchie aryenne, à peine ébauchée, se dissout, et le corps sacerdotal sent sa force s’évanouir. Pour reconstituer la nation, pour la faire revivre, pour imposer à la race aryenne le rôle prépondérant qu’elle semble dédaigner, les prêtres entonnent résolument des chants de guerre. Ils surexcitent l’ardeur des guerriers, ils évoquent l’ambition des princes, ils promettent au peuple, après la conquête, des butins magnifiques, des terres merveilleuses, une vie paisible, un bonheur complet. Ils prêchent un dernier effort devenu nécessaire : Il faut franchir, en masse, la Djumna. Les Marouts qui, jadis, rendirent tant de services aux Aryas, sont des auxiliaires tout puissants. Avec eux, un héros est redoutable dans les combats ; avec leur aide, un coursier est toujours victorieux. Par les Marouts, sera fort et généreux le chef Arya qui soutiendra les prêtres et les conduira par delà les eaux de la Djumna, pour leur donner d’heureuses demeures. Le séjour des Marouts n’est-il pas à l’est de la Djumna ? Le vœu est hardi ; la décision est prompte. Sur les deux rives où les Aryas campent, les vents périodiques, terribles et purificateurs, viennent du golfe de Bengale, c’est-à-dire de l’orient. En conséquence, non seulement les prêtres entendent que les tribus franchissent la Djumna, mais encore veulent-ils que la conquête aryenne se poursuive, s’étende jusqu’au propre séjour des vents.

Sous la conduite des chantres, et vraisemblablement prêts à obéir à un chef suprême, les Aryas passent la Djumna. Ils rencontrent les Dasyous s’opposant à la marche des envahisseurs. La situation des armées aryennes est difficile ; elles se trouvent prises entre l’ennemi et les eaux de la rivière. Les chantres ont peur. Leur émotion est telle, qu’ils désirent et offrent la paix avant la bataille. Indra et Varouna sont appelés pour mettre fin à cette inimitié qui divise les Dasyous et les Aryas. Ces vœux tardifs ne peuvent être exaucés. Les héros, assemblés devant le peuple, ont déployé leurs étendards. Le bruit des armes monte dans l’air.

L’engagement fut presque immédiat. Les Dasyous cruels assaillirent les Aryas. Un hymne, évidemment improvisé pendant la bataille, dit l’épouvante des prêtres, l’ardeur de la lutte. Indra et Varouna seuls sont capables de sauver l’armée aryenne environnée de si grands dangers. Les Dasyous redoublent d’efforts ; leurs traits pleuvent sur les étendards aryens. Indra et Varouna ne frapperont-ils pas ces adversaires ? ne les obligeront-ils pas à se disperser ? Les dieux demeurent inactifs. Les Aryas sont vaincus.

La victoire des Dasyous dut s’achever pendant la nuit, alors que Varouna, soleil éteint, retourne, invisible, de l’occident à l’orient. C’est à Varouna que les prêtres attribuent la défaite des tribus aryennes. On a demandé aux sages la cause du désastre, et les sages ont répondu que Varouna ; l’aveugle Varouna en est l’auteur. Quel péché si grand a donc commis l’Arya, pour que Varouna, dans sa colère, ait pu frapper ses chantres d’un tel coup ? Le prêtre, innocent et empressé, questionne Varouna lui-même. Si le châtiment est juste, s’il est mérité, si les prêtres se sont rendus coupables de quelque faute, que Varouna tienne compte de la faiblesse humaine et qu’il sauve l’Arya qu’il a livré au Dasyou.

Imprudemment venus entre le Gange et la Djumna, les Aryas devaient être facilement cernés par les Dasyous. Ces derniers s’emparent de quelques personnalités aryennes marquantes, notamment du barde de Soudâs, de Vasischta. Il semble que le gros du peuple, que les troupes, désarmées, furent laissées par les Dasyous là où la défaite les avait arrêtées, et que nulle idée de représailles sanglantes, de massacre, ne vint à l’esprit des vainqueurs. La mort, très redoutée, ne sera pas donnée par le Dasyou se vengeant ; elle viendra, elle vient comme l’inévitable fin des misères de toutes sortes accablant les Aryas désespérés. Sans vivres, sans eau, affamés et altérés, frappés de stupeur, démoralisés, considérablement affaiblis, les malheureux Aryas sont incapables de se mouvoir ; ils marchent, tremblants comme des outres remplies d’air, contraints à l’inaction.

Indra et Agni sont invoqués. La prière est l’unique ressource des vaincus. Le prêtre supplie les dieux de ne point souffrir que l’infâme domine l’Arya. Pourquoi les divinités védiques, bonnes et puissantes, associées, pourquoi Indra et Agni surtout, auteurs de toutes vies et de toutes morts, ne frapperaient-ils pas, soudain, le chef des Dasyous, ce mortel insensé, fort et heureux dans le mal ? D’un trait, les dieux peuvent le percer ; pourquoi ce miracle ne se fait-il pas ? Les dieux n’entendent donc plus les prières aryennes ? Les paroles des prêtres restent sans effet. Les guerriers ne croient plus à l’intervention favorable d’Indra ; les chefs s’impatientent dans leur humiliation ; le peuple, désillusionné, n’obéissant qu’à son instinct, s’agite et se dérobe. La retraite est une fuite générale, désordonnée.

Les Aryas, en masse, repassent la Yamounâ, se traînent vers l’ouest, à la recherche d’une station sûre. Ils ne s’arrêtent qu’après avoir franchi la septième rivière du Sapta-Sindhou, la Sarasvati, dont ils se hâtent de diviniser les eaux protectrices, ces ondes salutaires qui coulent pour les protéger, ainsi qu’une ville de fer. Elle court, la Sarasvati, aussi rapide qu’un char, torrent plus impétueux que tous les autres. Elle est la première des rivières, riche et pure, venant des collines pour gronder jusqu’à la mer. Les Aryas, en adressant ces louanges à la rivière protectrice brillante et fortunée, se placent sous sa protection comme on se met à l’ombre d’un arbre énorme. La Sarasvati doit recevoir les hommages des plus grands poètes. Vasischta, le barde, lui-même, sans doute rendu à la liberté par les Dasyous, doit la célébrer ; il chantera un grand hymne en l’honneur de la plus rapide des rivières. La Sarasvati, déifiée, est dite grande, brillante et tutélaire ; elle est l’amie des Marouts.

Le service rendu aux Aryas par la rivière sacrée est un fait positif ; ses ondes torrentueuses sont une protection sûre contre les Dasyous. L’intervention des dieux tels qu’Indra, Varouna, Agni et Roudra, ne fit jamais absolument démontrée, un acte de foi interdisant tout examen ; mais cette intervention fut-elle certaine, il est également certain que les caprices des dieux sont redoutables. La Sarasvati, au contraire, ne faillit jamais à sa mission ; elle est un grand principe de fécondité, une défense immuable. Dans son ensemble, rapidement vue, avec sa source généreuse, ses rives enrichies et la course magnifique de ses flots pressés, la rivière est déesse, elle a nom Sarasvati ; elle est digne des plus grands éloges ; elle est capable d’écouter, d’entendre et d’exaucer les vœux des Aryas. Le principe de fécondité, le fait mâle auquel la rivière doit la vie, qui se manifeste par le flot brillant, rapide et doux, c’est Sarasvan. On célèbre Sarasvati et l’on invoque Sarasvan pour en obtenir des épouses agréables et fécondes, des enfants robustes. Par ses flots, aussi doux que le miel, la rivière femelle protège l’Arya ; mais la grande voix du, mâle, de Sarasvan, seule, accroît la famille aryenne, car il est le dieu qui donne des semences abondantes et dont le secours est précieux.