Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XVIII

 

 

Entre le Gange et l’Indus. - Indra, maître des ondes, fondeur des neiges. - Indra et Agni ; dieu des guerriers et dieu des prêtres. - Brahmanes et Kchatriyas. - Corruption sociale, par les Dasyous prisonniers. - Fortifications. - Prouesses et miracles d’Indra. - Le soleil arrêté. - Rivalités brahmaniques. - Réconciliation.

 

RÉPANDUS sur cette partie de l’Indoustan que limitent l’Indus à l’ouest et les premières déclivités du bassin du Gange à l’est, les Aryas, satisfaits, s’arrêtent et s’installent. La vie aryenne étant surtout pastorale et agricole, les bénédictions des dieux sont appelées sur les animaux, sur les hommes, sur les charrues. Les rênes flottent avec joie sur la croupe des chevaux attelés, l’aiguillon pique doucement les bêtes ; les socs labourent la terre avec bonheur ; avec bonheur les pasteurs conduisent les troupeaux. La terre, excitée par la charrue, divinisée, est l’épouse du soleil qui l’aime, et c’est ainsi qu’Indra féconde Sitâ.

Un hymne signale un genre de chasse aux serpents que les Indous modernes emploient encore, précisément là où vivaient les Aryas en halte. Indra-soleil, dit le poète, traîné par des coursiers bleus, a fait dévorer son ennemi, le nuage-serpent, le fils d’Agroù, par des fourmis. Dans les plaines centrales de l’Indoustan, les natifs chassent quelquefois les serpents à l’aide de fourmis voraces dont on emplit le trou où la bête s’est réfugiée. Le poète védique a certainement vu de ses yeux cette chasse singulière, car l’esquisse qu’il en donne est d’une grande précision descriptive : Malgré l’obscurité, Indra a vu Ahi qu’il chercha dans son trou, et, brisant le vase qui contenait les fourmis, Indra force Ahi hors de son asile, et Ahi s’échappe, ses membres contractés, couverts de fourmis dévorantes ; sous cette cuirasse atroce, mouvante, grouillante, le serpent se tord, impuissant, et succombe.

Le fils d’Agroù, Ahi, c’est le nuage serpentant, orageux, gonflé de pluie, plein de ce lait céleste qu’il a dérobé et qu’il emporte ; Indra le poursuit, l’attaque, le tue, afin que les ondes bienfaisantes retournent à la terre. L’Indra-foudre, ennemi d’Ahi, faiseur d’orages, avait été négligé par les Aryas sortis du Sapta-Sindhou, auxquels l’eau ne manquait plus. La sécheresse des plaines centrales de l’Indoustan ravive la mémoire des émigrants, et aussitôt les hymnes de célébrer le dieu qui, donnant la mort à Vritra, a délivré les ondes, a fait l’abondance des aurores, a ouvert la carrière des fleuves qui coulent sur le sol. L’arme d’Indra, c’est la foudre. Les nuages sont des villes noires contre lesquelles le dieu lance son trait vainqueur, ou bien des outres qu’il crève, ou encore des vaches brunes dont il fait couler le lait, des brebis dont il brûle la blanche toison, des serpents dont il rompt les nœuds. Indra, héros sage, terrible, généreux, lance sa foudre qui donne la fertilité, en faveur de ses amis, et pour leur fortune.

Les mérites du dieu vont augmenter avec ses fonctions. Le dernier exode a jeté les Aryas hors du Sapta-Sindhou ; changeant de milieu géographique, les émigrants ont assisté à des spectacles imprévus. Le ciel et la terre se sont modifiés à leurs yeux ; le climat n’est plus le même ; les phénomènes naturels ne s’accomplissent plus de la même façon.

Les Marouts violents, ces vents grands souffleurs, s’emparaient des nuages noirs, gonflés au bord de la mer, et ils les poussaient vers le Sapta-Sindhou. Indra les arrêtait au passage, et d’un coup de foudre, éventrant ces vaches noires, il livrait à la terre védique l’eau que les nuages emportaient. Lorsque les rivières s’asséchaient, les Aryas croyaient que des brigands, des Dasyous, retenaient les eaux prisonnières à leurs sources. On invoquait alors le dieu libérateur des ondes, mais on ignorait comment la divinité bienfaisante, toujours victorieuse, dispersait les brigands et délivrait les eaux. Cet acte de force suprême échappait à la vue pénétrante du corps sacerdotal ; les Himalayas, d’où les fleuves descendaient, se dressaient immenses, mystérieux, intimidants, devant leur imagination impressionnée.

L’exode a conduit les Aryas dans cette partie de l’Indoustan où la cause de l’assèchement périodique des rivières va se manifester clairement à leurs yeux. Si, dans une certaine saison, les eaux cessent de descendre des Himalayas en torrents impétueux, c’est qu’elles se sont solidifiées sur les sommets, prenant une forme éclatante de blancheur, s’entassant en neiges, obstruant les vallées, congelant les sources. Cela dure jusqu’au moment où, s’armant de toutes ses ardeurs, Indra-soleil lance ses rayons, comme des traits, sur les hauteurs himalayennes, fond les neiges, rompt les glaces, et délivre ainsi, effectivement, les ondes que le froid retenait. De même que le vent, par sa violence, trouble l’eau, Indra, par sa force, trouble l’air et la terre ; il brise les corps les plus durs », il abat la tête blanche des montagnes. Le retour des ondes, par Indra, est magnifiquement célébré : C’est Indra qui remplit les rivières, qui dompte les flots, qui délivre les eaux prisonnières, qui donne à la grande terre l’abondance et la fertilité ; qui fait déborder les fleuves, qui satisfait la soif de la terre altérée. Indra est incontestablement le dieu maître des ondes, vainqueur perpétuel d’Ahi, ami et presque serviteur de l’homme, entretenant sa force par de régulières libations, que les prêtres védiques préparent pour lui, continuellement. Car, ivre, Indra est invincible : c’est uni à Soma, aux libations, qu’il fait gronder l’orage en faveur des enfants de l’homme ; qu’il frappe Ahi ; qu’il déchaîne les sept torrents ; qu’il rouvre les canaux fermés par les ennemis de l’Arya.

Les dieux jumeaux, Indra et Agni, Feu céleste et Feu terrestre, divinisés, émanations d’un même principe, le principe igné, et souvent confondus dans leurs manifestations, deviennent, à ce moment de l’histoire védique, deux divinités absolument distinctes, ayant chacune sa personnalité indépendante et sa fonction déterminée. La séparation est radicale. Le culte d’Agni est sans rapport avec le culte d’Indra ; les prêtres du bûcher se distinguent des prêtres du soleil. Les princes, les seigneurs et les guerriers adoptent Indra, laissant Agni au peuple. C’est que pour s’exonérer des exigences matérielles et morales du corps sacerdotal, les hommes de force et de puissance ont eu la pensée d’élever un autel rival en face de l’ancien autel védique, et d’organiser un nouveau corps de prêtres, ministres d’Indra qui disputeront aux ministres d’Agni une grande part de leur influence.

La rivalité sacerdotale ne tardant pas à s’accentuer, les querelles succèdent aux querelles ; la lutte, tantôt sourde, tantôt bruyante, caractérise l’époque, et il est très facile de suivre, dans le Rig-Vêda, les alternatives des défaites et des succès que subissent les chantres en conflit aigu. Lorsque les anciens prêtres védiques sont en pleine victoire, le culte d’Agni est le culte dominant, tous les hymnes exaltent ce dieu ; lorsque, au contraire, les prêtres nouveaux, les prêtres des princes et des guerriers, s’emparent du sacerdoce, le culte d’Indra seul resplendit, les chantres dédaignent le dieu du bûcher et célèbrent exclusivement le dieu fort, le dieu puissant, magnifique, invincible. Les hymnes sont, en cela, des dénonciations historiques. L’autel d’Agni est-il relevé, les chantres de ce dieu constatent que ses ennemis avaient rejeté au rang des mortels celui qui est le roi des êtres et l’espoir des nations ; mais on l’a délivré, on lui a rendu son culte, sa gloire, et ses calomniateurs seront confondus.

Le prêtre, triomphant, ne songe, dès que son autorité s’est raffermie, qu’à se venger de ses adversaires : Agni, dit-il, fera retomber le mal sur ceux qui ont fait du mal à ses prêtres, et ils seront ainsi punis par leur propre faute. Le prudent Agni frappera, par sa méchanceté même, le méchant qui tendait des embûches à ses sacrificateurs. Après ces accès bien naturels d’une rancune justifiée, les prêtres affirment la générosité de leur dieu, roi de l’homme puissant et riche, maître de l’abondance et de la fortune. Le dieu, si longtemps calomnié, très généreux, très bon, pardonne vite ; il agrée toutes les offrandes, sans vouloir se souvenir de ses ennemis, pourvu que le donateur soit pieux.

Cet homme riche et puissant que le prêtre soumet à Agni, c’est le Kchatriya, le possesseur du kchatra, c’est-à-dire de la force, d’un domaine donnant la puissance ; c’est, indifféremment, le chef de tribu, le seigneur, le prince ou le guerrier. Le kchatriya est l’antagoniste de l’homme de la prière, du brahmane.

Les brahmanes ayant ressaisi le pouvoir, et ne s’appuyant que sur le peuple, se gardent de montrer leur joie. C’est le spectacle de l’humiliation des prêtres, de leurs souffrances, de leurs angoisses qui, certainement, leur a valu la compassion de la masse des Aryas. Il importe donc de conserver, dans le triomphe, le bénéfice de cette intéressante situation. Et c’est pourquoi, tandis qu’ils proclament énergiquement la royauté d’Agni et la soumission des kchatriyas au premier dieu védique, les chantres s’humilient publiquement, se frappent la poitrine, s’accusent de n’être que des hommes, d’avoir pu, par ignorance, commettre des fautes, et demandent au dieu de les laver entièrement du péché, de les délivrer du mal. Ils ne réclament pas seulement le pardon des fautes qu’ils ont commises envers les dieux, mais encore de celles qu’ils ont commises envers les hommes. Ils veulent une absolution qui les exonèrera de toute peine encourue. Ne sont-ils pas les véritables amis de la divinité qu’ils invoquent ?

Comment l’ Arya n’admirerait-il pas de tels hommes qui, loin d’abuser de leur victoire, loin de s’enorgueillir de leur succès, d’alourdir leur bras au nom d’un dieu vengeur méconnu, se font petits dans leur apothéose, se chargent volontairement du poids des fautes commises, consacrent la première heure de leur délivrance à confesser leurs péchés, sans accuser personne, sans se plaindre, sans maudire ?

Les terres prises aux Dasyous suffisent amplement aux Aryas. Les plaines à exploiter sont immenses ; les pâturages ne manqueront pas. Il y a du travail pour les animaux, pour les hommes et pour les charrues. Le partage des territoires conquis a été fait : Les seigneurs se sont réservé de grands espaces, qu’ils font cultiver ; ils ont aussi de nombreux troupeaux, que des bergers à leur service mènent paître. Les hommes de guerre se sont distribué les dépouilles des Dasyous. Cette distribution a été nécessairement très inégale.

Des quantités de Dasyous, cernés en plaines ou surpris dans les villes, ont été gardés comme prisonniers par les Aryas. On les emploie aux travaux des champs ; on leur confie, dans les maisons, une partie du service intérieur. Cette innovation corrompt les vainqueurs. Les prisonniers de guerre exécutent, pour les familles aryennes qui les possèdent, les travaux que les Aryas des premiers temps se partageaient, alors qu’ils étaient relativement pauvres, mais indépendants. La jeune fille a cessé de remplir sa mission domestique ; on la nomme encore duhitri, mais elle ne va plus traire les vaches ; le frère est toujours b’râtri, mais il n’est plus le défenseur unique de son père, de ses sœurs. Le culte védique avait déjà subi la pernicieuse influence du noir Dasyou à laquelle sont dus le jeu théâtral des cérémonies, l’ambition grossière des prêtres, la pompe hideuse des sacrifices sanglants ; voici que la famille védique vient de s’inoculer le même virus.

Bien qu’une ère de longue paix semble devoir favoriser la passion dominante de l’Arya, c’est-à-dire la parfaite quiétude du corps et de l’esprit, les hymnes reflètent de grandes craintes. En s’enrichissant par l’exploitation intense des vastes domaines qu’ils se sont appropriés, les princes védiques abusent du peuple travailleur et l’appauvrissent jusqu’à la misère. D’un autre côté, la nécessité de se garantir contre les représailles des Dasyous refoulés, impose aux princes la construction de forteresses défensives et l’entretien d’une armée. Les guerriers habitent des villes murées. Enfin le prince doit assurer une large existence aux prêtres qui ont le monopole de la prière, qui sont les ministres indispensables des dieux, qui accomplissent les œuvres variées du sacrifice, dont la bouche a le dépôt de l’hymne saint. La générosité du prince envers les chantres n’est d’ailleurs que l’accomplissement d’un devoir. Un prêtre déclare que les seigneurs lui ont donné cinquante chevaux, qu’il a payé ce présent par ses hymnes : c’est une dette qu’il a acquittée ; il ne doit plus rien.

Si la générosité du kchatriya envers le brahmane, du guerrier envers le prêtre, va jusqu’à la munificence, alors l’œuvre du poète dépasse les limites du possible pour exalter le donateur ; aucune exagération ne l’intimide : L’un affirme qu’un chef, pieux et prudent, l’a rendu riche en lui donnant deux bœufs attelés à un char, avec dix mille vaches, cent vingt autres vaches, et deux chevaux traînant une précieuse charge. Ce roi sera protégé par Agni. Un autre annonce qu’il a reçu cent taureaux mâles, et que le donateur obtiendra, en compensation, d’Indra et d’Agni, qui ont tous les trésors à leur disposition, une mâle vigueur et un large domaine ; il sera comme le soleil immortel dans les cieux.

L’exagération outrée de ces hymnes témoigne de l’audace du prêtre, de la crédulité du peuple et de la richesse de certains kchatriyas. Humble devant la foule, ne se montrant que chargé de péchés et dans l’attitude d’un serviteur des hommes et des dieux, le prêtre se redresse lorsqu’il rencontre un Arya puissant et, riche. S’il glorifie le kchatriya généreux, il désigne et il menace le prince rebelle à l’autorité sacerdotale. Ceux qui, ayant vu leur fortune consolidée par la force d’Agni, lui refusent leurs sacrifices, méritent l’inimitié et la haine.

Les prêtres nouveaux, institués parles seigneurs, ayant élevé des autels à Indra, dieu magnifique et invincible, vainqueur perpétuel, donateur incontestable des grands territoires et des riches butins arrachés aux Dasyous, les anciens chantres, de leur côté, se hâtent de célébrer le dieu porte-foudre, d’organiser magnifiquement son culte spécial ; ils lui prodiguent les louanges, lui consacrent des hymnes retentissants, et cela pour ruiner la tentative très hardie des kchatriyas. Un hymne énumère longuement les hauts faits, les miracles d’Indra ; miracles constatés dans le passé, miracles qui s’accompliront dans l’avenir. Les antiques prouesses d’Indra sont bien connues ! C’est lui, ce Maghavan ; qui, en Sapta-Sindhou, attaqua résolument les noirs orages et répandit largement les eaux sur les champs des Aryas ; c’est lui qui, favorisant les exodes vers l’orient, rendit guéables les rivières torrentueuses ; c’est lui qui, hors du Sapta-Sindhou, frappant Ahi, fit libres les ondes prisonnières ; qui, dans les batailles consomma la défaite des Dasyous ; c’est lui, enfin, qui, retenant ses chevaux, arrêtant son char, un jour, frappa le soleil d’immobilité, pour assurer la victoire aux Aryas : Dès le lever de l’aurore, dit l’hymne à Indra, le dieu arrêta le char du soleil et put ainsi vaincre les Dasyous, prendre leurs villes.

Indra, glorifié aux dépens d’Agni, accepté par les anciens chantres, ne conservera les bénéfices de cette adoption que si, rachetant son passé, c’est-à-dire sa partialité en faveur des guerriers, il se montre généreux envers les prêtres. On dit qu’Indra agit avec justice et qu’il accorde ses bienfaits aux sages ; or, ses prêtres, ses amis, qu’ont-ils reçu de lui, eux qui lui ont procuré tous les présents qu’il pouvait désirer ? Le poète, d’ailleurs, n’a pas de préférence, et si le dieu fort veut le servir, il le servira à son tour. Ardent improvisateur, le prêtre fera l’éloge du grand et robuste Indra, du dieu qui donne la force aux hommes, qui vient au milieu du peuple et le protège dans les combats ; mais à la condition que le dieu abandonnera les prêtres nouveaux, ceux que leur impiété a séparés des anciens prêtres, de l’antique corps sacerdotal.

La politique des kchatriyas a donc avorté. Les vieux brahmanes ont été plus habiles que les- jeunes guerriers. Les vaincus, qui sont riches, et dont le pouvoir dépend des vainqueurs, payeront chèrement leur insuccès. Il faut que désormais les prêtres, enrichis, se revêtent d’insignes frappant les yeux, et qu’ils se rendent à l’enceinte sacrée en déployant un certain luxe. Ils viennent donc à l’autel montés sur des chevaux blancs ou roux, richement ornés, couverts de broderies d’or. Ils ont un costume étincelant, ils portent de riches parures provenant de la libéralité des Aryas, et disent que le prêtre doit se présenter devant le peuple comme le fait un seigneur. C’est dans ce but que de pieux Aryas ont donné des milliers de parures, des chevaux forts et magnifiques, des chars superbes, et c’est ainsi que les richesses vont aux chantres comme les vaches vont aux pâturages.

Le prêtre est donc paré comme un seigneur ; il possède des milliers d’ornements ; de beaux et brillants coursiers ; aux harnais d’or, le transportent à l’assemblée du sacrifice. Le sacrificateur est au-dessus du prince, comme la prière est au-dessus du glaive. De même que la parole gouverne l’action, le brahmane maîtrise le kchatriya.

Le seigneur avare de présents sera maudit. Indra, ennemi du riche avare de libations, le dépouille de sa fortune, cause sa ruine et sa mort ; il est au contraire tout dévoué à celui qui lui présente des offrandes. Les princes généreux seront invincibles et opulents ; leur famille sera nombreuse, car la faveur divine n’est due qu’à ceux qui n’usent de leur fortune que pour donner des chevaux, des vaches et des étoffes. Une haine violente poursuit les seigneurs qui ne se sont pas soumis au corps sacerdotal. L’opulence de ceux qui jouissent de la vie, sans payer aux prêtres le prix des hymnes, ne peut que disparaître un jour, s’effondrer. Ces impies, ces traîtres au culte, seront, par le dieu de la force, arrachés à la vue du soleil.

Aux chefs de tribus que les prêtres aiment, le peuple doit obéir, et cette obéissance est le prix dont les chantres payent la générosité des kchatriyas. Les hommes s’inclinent avec respect devant le jeune seigneur, riche en offrandes, qui donne aux prêtres des chevaux rouges et des vaches. Au prince soumis, les brahmanes garantissent le commandement, le bonheur, un règne paisible : Il n’a rien à craindre, le chef qui a versé, pour Indra, de nombreuses coupes de soma ; il marche à la tête de ses hommes, il triomphe de son ennemi, il règne heureusement sur ses provinces et il illustre son nom ; il vivra, fort, conquérant, favori des dieux.

Craignant, sans doute, que leurs rivaux ne s’emparent de quelque autre dieu, les chantres se hâtent de faire revivre, pour l’accaparer, tout l’olympe védique. Le poète chante la terre, l’air, les astres, les plantes, afin que tous les dieux lui soient favorables, qu’ils L’exemptent de tout mal et lui procurent, avec une forte famille, toute espèce de biens. Ce zèle religieux, suspect, vaut aux prêtres quelques ennuis ; mais celui qui blâme le zèle des prêtres s’expose à perdre ses sueurs et à s’épuiser en vains désirs.

Il n’est plus permis de critiquer les ordonnateurs des sacrifices. Le prêtre, maître du sacerdoce, peut l’abandonner, laissant ainsi les Aryas sans prières, sans divinités. Le prêtre est libre, il est indépendant, sa charge sacerdotale est volontaire, et s’il la garde, c’est que tel est son bon plaisir ; il va comme un cheval attelé à un char et qui peut se débarrasser de sa charge. Le rôle du prêtre, on pourrait dire son droit, est laconiquement défini. Le brahmane est fait pour diriger les autres dans la voie droite, où il marche le premier. La vigueur est revenue aux chantres ; leurs paroles sont très fermes ; leur poésie est accentuée ; leurs pensées ont une ample envergure. Ils gouvernent, ils règnent, ils tiennent les Aryas sous leur regard.

La période de persécution relative que les brahmanes ont subie, non sans héroïsme, a donné ses fruits. Une grande expérience a été faite, dont les prêtres profitent savamment. Pour attirer le peuple et frapper ses yeux, les chantres se montrent superbes, magnifiques, vêtus d’or, couverts de bijoux, parés comme des princes, en même temps que, pour toucher le cœur des Aryas, ils ramènent le culte à la touchante simplicité des temps primitifs, allumant le feu, étendant le gazon et chantant l’hymne. Quel Arya ne se serait cru de nouveau en Sapta-Sindhou ? — Plus de bûchers énormes écrasant l’autel d’Agni, plus de sacrifices sanglants, plus de ces banquets où les prêtres mangeaient la viande rôtie des victimes et s’enivraient de soma. Le poète, très puissant, et très majestueux, invoque les dieux devant un simple autel de pierre, couvert de mousse. Les hymnes cessent de réclamer, pour l’Arya, des chevaux, des guerriers, de nombreuses lignées, de grandes batailles et de riches butins ; doucement, les prêtres demandent des œuvres pacifiques. Les chants sacrés ne sont plus des cris de colère, des imprécations, des revendications de droits ; le brahmane n’excitant plus les dieux, veut, par sa poésie, les charmer, les séduire, comme l’écuyer, de la voix, flatte ses coursiers.

Indra est toujours le dieu tort et susceptible, refusant de s’allier à l’impie avare de libations, dont les colères sont terribles, qui peut tout dompter et qui inspire la terreur ; c’est un maître qui conduit son esclave à son gré, qui vient prendre le bien de l’avare pour le donner à son serviteur, qui repousse le riche ami des méchants ; mais il est généreux, il ignore la rancune, il ne rend pas le fils responsable des fautes du père, il punit justement et sait pardonner. Il n’abandonne pas, il ne fuit pas celui dont il a pu frapper le père, la mère ou le frère ; il accepte les offrandes de l’Arya repentant. Il sait punir ; mais pour le péché des autres, il ne condamne pas, il n’abandonne pas son serviteur ; il peut même le combler de ses bienfaits. Cet appel à la réconciliation des prêtres et des guerriers témoigne de l’autorité reconquise des brahmanes.