Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XVI

 

 

Nombres sacrés. - Miracles. - Pèlerinages. - Peuple, chefs de famille et prêtres. - La prière monopolisée. - Prêtres victorieux et corrompus. - Le seigneur, maître du peuple et esclave du prêtre. - Féodalité. - Dernières œuvres de pure poésie. - Premières pensées, philosophiques. - Essais scientifiques.

 

CHEZ les Aryas, le nombre 3 avait pris un caractère sacré. Certaines unités olivines valaient trois personnes ; les manifestations d’un même dieu se présentaient sous trois formes différentes ; trois foyers formaient l’autel complet d’Agni ; trois prêtres, officiant ensemble, chantaient les hymnes, qu’ils modulaient sur trois tons. Le nombre 3 s’augmenta d’une unité dans deux circonstances : Une coupe destinée au dieu fut ajoutée aux trois coupes des prêtres ; le rythme des chants sacrés eut quatre règles, quatre freins.

Un jour, le nombre 7 se substitua au nombre 3, avec une autorité traditionnelle : Le pays des Aryas, le Sapta-Sindhou, n’était-ce pas le pays des sept rivières ? Les vents paraissant venir de sept directions différentes, les Marouts furent divisés en sept groupes, composés chacun de sept individualités distinctes. Les flammes du bûcher d’Agni, elles-mêmes, subirent la fatalité de ce nombre : on crut y remarquer sept flammes principales, sept langues ardentes, d’où la certitude que sept Marouts, sept souffles spéciaux venaient agiter Agni. Et c’est ainsi que le dieu fut considéré comme aimant à se confondre, au sein des airs, avec le dieu aux sept têtes. Les grands rites, les cérémonies solennelles exigeaient la présence de sept prêtres, sept sages très prudents. Le soleil avait sept rayons, sept rênes pour guider ses chevaux ; les flammes du sacrifice se développaient vers sept voies principales. Il y eut sept mondes supérieurs et sept mondes inférieurs. Le soma se fit de sept façons différentes. La poésie védique a sept mètres. Ces puérilités, devenues envahissantes, occupent les prêtres et témoignent de leur désœuvrement.

L’existence des dieux est affirmée, la nécessité des rites est admise, l’influence dominante du prêtre est incontestée ; il suffira désormais de conserver intacte la foi, partout répandue, de maintenir l’obligation des rites, d’empêcher que nulle atteinte ne soit portée à la pleine autorité des ministres des dieux. Des miracles s’accomplissent, ou se racontent. Les aurores, divinisées, ont rendu l’ouïe à un fils de Nrichada ; elles ont, une autre fois, au bout de dix jours, retiré des flots Rébha qui y était englouti comme un vase plein d’or enfoui dans la terre ; ce sont elles qui ont rendu les yeux à Ridjrâswa. Il n’en faut pas douter, puisque le prêtre l’affirme : par l’intervention des Aswins, un aveugle peut recouvrer la vue, l’épouse de l’eunuque peut devenir mère, le mort lui-même peut être ressuscité. C’est ainsi que Syâva trois fois déchiré, a été rappelé à la vie. Ce ne furent d’abord que de poétiques allégories, auxquelles les prêtres donnèrent bientôt un sens positif, les transformant en miracles.

Le chantre védique définit son rôle ; il est maître, pasteur, conducteur du peuple ; les Aryas doivent aller avec lui, et partout où il les mènera. Il y eut, à ce moment, de véritables pèlerinages, des voyages sacrés dont le terme était, pour le pèlerin, dit un poète, comme la joie d’un lac pour l’homme altéré.

Le sacrifice sanglant du cheval, la complication puérile et obscure des rites nouveaux, les pèlerinages sans but, les miracles extravagants, cette femme d’eunuque à qui les déesses du matin viennent de procurer un fils légitime, ces grossières audaces, cet illogisme éhonté, ce désordre intellectuel, rien de cela, assurément, n’est aryen ; il n’est pas possible de retrouver la pure pensée des premiers temps védiques dans ces incroyables écarts. S’il était scientifiquement démontré que les premiers prêtres ne furent pas des Aryas, mais seulement des intrus, habiles, séduisants, venus de loin pour expulser les pères de famille jusqu’alors dominants, et se substituer à eux comme poètes, bardes, chantres, prêtres et sacrificateurs, il serait bon d’ajouter, qu’après s’être imposés aux Aryas, ces prêtres se laissèrent séduire, à leur tour, par les noirs Dasyous, dont ils imitèrent les pratiques et auxquels ils empruntèrent leurs plaisirs bas, leurs spéculations viles, leurs sanglantes cérémonies.

A cette époque, le groupe aryen comprenait trois grandes divisions : les prêtres, les chefs de famille et le reste du peuple. Les dons aimables des dieux se divisaient en trois parts. Le prêtre prépare la poésie sacrée, attelle le char du sacrifice, apporte les vers harmonieux ; il est poète et prêtre, il charme et officie ; le père de famille a la charge des offrandes, il fournit les holocaustes et les présents. N’est plus prêtre qui veut. Le corps sacerdotal est complet. Il y a des familles de prêtres qui se transmettent en héritage, et comme un droit, le caractère sacré de la fonction sacerdotale. Ces hommes, qui se sont faits les maîtres d’une autorité traditionnelle, ces privilégiés, ont des adversaires ; mais ils les bravent, pour éviter de discuter leurs réclamations. Ces ennemis dédaignés ne sont que des envieux s’insurgeant contre un monopole dont on se refuse à leur abandonner une part.

Poètes évincés du corps sacerdotal, ou non admis dans l’enceinte sacrée, ces adversaires deviennent inquiétants, soit qu’ils s’attaquent ouvertement à l’influence des prêtres, soit que d’hypocrites manœuvres apportent une certaine satisfaction à leur jalousie. Parmi ces mécontents, se trouvent, parfois, des parents du chantre menacé. Alors le chantre est furieux. il excite Agni pour que le dieu frappe cet ennemi inconcevable, et manifeste ainsi sa force aux yeux de tous. Agni brisera la vigueur des adversaires du prêtre ; ces adversaires fussent-ils de ses parents ou non ; le dieu vengeur les détruira tous, car il hait l’homme à double langage, et ne livre jamais ses chantres, qu’il protège, à la haine d’un ennemi envieux.

La poésie du véritable prêtre, semblable à la mamelle de la vache nourrie d’une herbe très grasse, est la seule prière profitable ; par elle, tout fut, tout sera, tout est ; par elle coulent les ondes célestes ; par elle, vivent les quatre régions du ciel, s’ouvrent d’intarissables sources ; par, elle, enfin, existe tout ce qui est. Les seuls présents qu’agréent les dieux, ce sont ceux que les prêtres consacrent ; les seules prières que les dieux exaucent, celles que les prêtres disent. Lorsque le sage, prodiguant l’offrande et la louange, honore les dieux, les invoque, leur fait des sacrifices, alors le dieu s’approche de cet homme qui a la science, il agrée ses présents, il approuve ses vœux et comble ses désirs. Les faveurs inestimables du dieu bienfaisant ne sont accordées qu’à la prière du chantre sacré.

Ces prétentions, audacieusement étalées, irritaient les adversaires des prêtres triomphants. Il y eut de franches hostilités. La colère des chantres menacés se manifeste, pleine d’orgueil ; le dédain violent qui les anime, remplit leurs œuvres : Celui qui a la garde du feu sacré, celui qui accomplit les saintes pratiques, perdra sûrement ceux qui veulent sa perte, parce qu’il a des serviteurs prêts à obéir, parce que la digue a plus de force que le fleuve, l’homme plus que l’eunuque, le mortel pieux plus que ses ennemis ! Le chantre des dieux est invulnérable : les dieux le protègent contre le méchant et l’assassin.

Un hymne cependant laisse voir la vague inquiétude des prêtres. Les adversaires des ministres des dieux ont sans doute entamé l’influence du corps sacerdotal auprès de quelques Aryas puissants. Cet hymne est une supplication très craintive, dédiée à Agni, pour qu’il ne livre pas ses chantres à l’adversité, à l’ennemi habile à changer le bien en mal ; pour qu’il les protège contre quiconque voudrait leur nuire par des discours ou par des actes. Agni n’est-il pas l’ennemi de tous ceux qui suivent les voies obliques ? Ce furent de courtes alarmes. Le prêtre ressaisit son pouvoir, et vit ses autels fréquentés. Agni, obéissant, s’est montré favorable aux prêtres, ainsi qu’aux chefs de famille qui donnent aux chantres d’excellentes vaches et de beaux chevaux.

La joie des prêtres rassurés est bruyante. Il semble qu’ils viennent d’éprouver l’étendue de leur force et que désormais rien ne pourra plus ébranler leur autorité. L’orgueil grossit démesurément, à leurs yeux, la victoire qu’ils ont remportée. Ils se disent les sages par excellence, se considèrent comme les conseillers nécessaires des Aryas, se proclament les maîtres du peuple et ne s’imaginent point que cette supériorité puisse jamais leur être disputée. Ils s’étaient isolés du peuple en se constituant en classe privilégiée ; ils rendent plus étroit encore le cercle fermé dans lequel se recrute le corps sacerdotal : on ne pourra plus entrer dans la famille des dêvas.

Cette attitude résolue froisse les ambitieux et les puissants, c’est-à-dire ceux qu’une vocation poussait vers la douce vie sacerdotale, et ceux qui, devenus riches parmi les Aryas, pensaient pouvoir, un jour, participer aux pompes religieuses. Nul n’osant plus se heurter à l’autorité des chantres, ce fut par des voies souterraines, par des intrigues, que leurs ennemis préparèrent la ruine des vainqueurs.

Lorsque les prêtres eurent déjoué ces intrigues, leur succès les aveugla, et leurs caprices n’eurent plus de frein : Ils dénoncèrent ouvertement, comme des impies, les riches Aryas qui refusaient de leur obéir, qui n’apportaient pas des présents, qui ne voulaient pas s’incliner devant l’autel. Ils dirent que la prière de ces révoltés était sans valeur ; qu’Agni repousserait toujours les vœux de l’homme riche refusant de se soumettre à sa volonté, de lui offrir des sacrifices, de chanter ses louanges, manifestant ainsi son impiété. Le fouet des chantres védiques cinglait non seulement le riche Arya qui refusait de s’humilier devant le prêtre, mais encore celui qui ne venait pas assidûment renouveler cet acte d’humiliation.

La corruption ronge le corps sacerdotal. Les cérémonies, complètement théâtrales, pleines de mystérieuses minuties, menées, liées sottement à des nombres sacrés, sont devenues grossières, sanglantes, hideuses, bêtes : Le chantre est presque ridicule, lorsqu’il fait trois fois le tour de l’autel, lorsqu’il s’incline, fléchit le genou, se relève pour s’incliner encore ; il est horrible, lorsqu’il égorge le cheval ; il est grotesque et stupide, lorsqu’il mange la chair de la victime cuite au bûcher d’Agni, lorsqu’il se saoule de viandes et de boissons.

Ce spectacle continuel, auquel les yeux pourraient peut-être s’habituer, se complique d’une série de pratiques insupportables, œuvres d’un cynisme révoltant. Pendant qu’ils maudissent et outragent ceux qui ne se soumettent pas entièrement à leur autorité, les prêtres délivrent leurs amis de toutes obligations assujettissantes. Ils exigent des premiers, impérieusement, une soumission perpétuelle, un renoncement complet de soi-même, des témoignages constants d’une obéissance absolue, et des pratiques visibles ; pour les autres, l’intention de bien faire suffit, on les dispense de toutes manifestations : Agni, ce dieu sage, dit un hymne, sait se contenter, pour accorder ses faveurs, de la bonne intention. L’important, c’est d’approvisionner régulièrement l’autel de victuailles. Ceux qui n’apportent point d’offrandes, et ceux qui n’en apportent que peu, ne sont que des avares et des impies ; or jamais l’avarice, ni l’impiété, ne pourront se flatter d’obtenir la faveur de l’invincible Agni, que les mesquines offrandes courroucent.

Les donateurs généreux sont dispensés de se rendre aux cérémonies religieuses ; ils peuvent envoyer leurs offrandes aux prêtres, directement. Les offrandes, d’ailleurs, ne sont plus exclusivement destinées aux dieux. Les chantres reçoivent des cadeaux personnels : Le jeune fils de Sahadéva m’a éveillé et m’a proposé deux chevaux ; j’ai aussitôt répondu à son appel, dit un prêtre. Et un autre : Aujourd’hui, j’ai reçu des jeunes fils de Sahadéva ces deux chevaux, si beaux, si dociles. Ô divins Aswins, que le jeune fils de Sahadéva soit sous votre protection ; que Somaca ait une longue existence.

Entre les adversaires vaincus des prêtres et les ministres des dieux infatués de leur succès, toute réconciliation est impossible. La rancune du corps sacerdotal témoigne des inquiétudes réelles qu’il a ressenties. C’est fini, le dieu trop bon, Agni, ne se rendra plus au sacrifice qu’osera lui adresser un voisin malveillant, un parent douteux ; il ne recevra pas la dette que prétendrait lui payer un frère injuste ; il fera comme les prêtres vrais qui repoussent le présent d’un ennemi, alors même qu’il se présente en ami. Le dieu, désormais, saura se défier des faux dêvas.

L’orgueil du chantre victorieux touche à sa limite extrême. Le prêtre se fait, de par les dieux, pasteur du peuple et maître, richi et roi ; il participe à l’immortalité divine. Cette royauté n’est pas un vain mot ; le prêtre règne, positivement. Les chefs de famille, les seigneurs, s’inclinent devant le souverain nouveau. Des Aryas puissants viennent de loin pour affirmer leur soumission. Un hymne signale le voyage d’un prince venu des bords de l’Indus et qui a donné aux prêtres des offrandes pour mille sacrifices. Le chantre énumère avec complaisance, exagère avec intention, la munificence des donateurs. A l’en croire, il aurait reçu cent nichcas d’or, cent chevaux bien dressés, cent taureaux, dix chars noirs traînés par quarante chevaux blancs et mille soixante vaches. Les dieux sont oubliés ; c’est dans la maison du prêtre que s’entassent les cadeaux. Les femmes aryennes font un rêve d’or, lorsqu’elles songent à partager la vie d’un chantre. L’épouse de Cakchivan, fille de Swayana, parle ainsi : Il m’a acceptée pour femme, et je tiens à lui comme l’écuyer tient au fouet qu’il serre dans sa main.

Les princes, chefs de tribus, vassaux volontaires des prêtres, ont pris la place des pères de famille devant l’autel. Quand le vieux prêtre accomplit le sacrifice, quand le seigneur traite les dieux, les dieux sont là. Comme prix de leur soumission ostensible, les seigneurs, les princes recevront une haute récompense. Le dieu védique, tel que le peuple le conçoit, tel que le prêtre l’a fait, est Dêva amrita, c’est-à-dire immortel. Ce ne sera pas nuire à la gloire supérieure des divinités que de rapprocher d’elles les princes obéissants, en les revêtant d’un caractère sacré : Ils seront Dêvas, sans qualificatif, comme l’étaient les poètes des premiers temps, c’est-à-dire mortels ; mais à la condition expresse qu’ils resteront ‘soumis à la voix du prêtre et qu’ils participeront aux sacrifices par l’abondance de leurs continuelles offrandes. Les seigneurs chanteront Agni, maître de la richesse, ami bienveillant ; ils célèbreront le dieu infatigable, le dieu qui porté les holocaustes, qui est l’âme de tous les êtres et qui connaît la nature entière, et Agni répondra à l’appel des dêvas mortels qui l’honorent par de riches offrandes. Le peuple, que représentait si noblement le chef de famille dans les actes publics de la vie védique, est livré par le prêtre à la discrétion du seigneur auquel il délègue, dans ce but, une part de l’autorité sacerdotale : Le père de famille, fidèle, pieux, sera comme le serviteur soumis qui reçoit d’un grand le prix de sa fidélité.

C’est à l’orient du Sapta-Sindhou que s’épanouit ce large pouvoir sacerdotal, que naît l’aristocratie aryenne. L’abaissement du peuple est le fruit du troisième exode. Le centre national s’est déplacé ; il est maintenant à la frontière orientale de l’ancien territoire védique agrandi. Quelques poésies venues du nord-ouest ne prennent qu’une place exceptionnelle dans le Rig-Vêda. L’œuvre védique s’accomplit exclusivement à l’est de la Sarasvati. Là, précipitant ses destinées, ardent et dévoyé, l’Arya ne conserve des traditions anciennes que ce qui ne peut nuire aux prétentions confirmées des prêtres, aux prétentions naissantes des seigneurs. Les exigences individuelles des maîtres succèdent aux aspirations du peuple ; les intentions d’une minorité s’imposent aux masses ; les hommes et les dieux ne sont plus que les serviteurs de cette minorité.

Si les dieux veulent que des honneurs leur soient rendus, ils devront exaucer les prières des prêtres. Ce culte est traditionnel : Il faut que les dieux terribles, sages et généreux, viennent aux prêtres et les comblent de leurs dons, s’ils désirent que l’on n’accuse pas leur puissance. Et qui donc voudrait honorer, les dieux protecteurs, si, dans l’enceinte du sacrifice, ils acceptaient les adorations pour les laisser stériles ? Mais si la divinité se montre bienveillante, docile ; si, par le prêtre, elle exauce les vœux formulés, alors le prêtre maintiendra la gloire des dieux et l’imposera aux hommes. Il sera déclaré, et il sera soutenu, que le dieu mène le monde, et que sans le dieu l’homme serait la proie du mal. L’homme agit, et, sans le savoir, il n’agit que par Dieu, son maître ; l’homme ne voit pas le dieu, mais il ne voit que par le dieu. Que l’homme prenne garde de tomber au pouvoir du mal.

La fragilité de la vie humaine rend nécessaire la continuelle intervention des divinités. Le corps humain n’est qu’une machine qui s’use et que les dieux consentent à restaurer ; tel Arya, accablé par l’âge, dont la robuste vieillesse est un étonnement, a été secouru par les dieux qui l’ont refait comme un vieux char est remis à neuf. L’homme est un être essentiellement imparfait ; la divinité seule est une perfection. Tel homme est juste, prudent, ami de la sagesse ; mais tel autre, fort, se faisant craindre, abuse de sa force. Ce reproche ne peut pas être adressé aux dieux.

C’est pour assurer, par l’exploitation des dieux, la prépotence du prêtre, que les chantres dégradent ainsi l’humanité. Et comme l’Arya a la passion du repos, de la paix, il sera facile de passer le joug à son col, lorsqu’il aura le sentiment de son infériorité devant l’autel. En effet, les hymnes de cette période triomphante, ne formulent guère d’autre vœu, pour le peuple, que celui de jouir d’une paix profonde, durable, absolue : Vivre tranquille à l’abri du mal, obtenir des dieux de traverser heureusement la vie, voilà l’idéal. A Indra lui-même, au dieu des batailles, on demande la stabilité ; l’invincible Indra, pour prix des œuvres pieuses et des louanges, donne à ses serviteurs l’abondance, la force, la stabilité, le bonheur. L’idéal aryen c’est, à ce moment, la quiétude dans l’obéissance, l’abdication de la personnalité, le calme garanti par la domination d’un maître puissant, l’absorption des tribus aryennes, ces républiques innombrables, dans un tout simplifié, et rapetissé jusques au point de tenir dans la main d’un roi.

Pour être sûrement agréable à Indra, il faudra lui dire que les hommes l’honorent comme un prince dont on aime l’empire. Plaire au prince et au dieu, tout est là. L’Arya favorisé, sera celui qui ne sera l’objet, ni de la haine d’un dieu, ni de celle d’un mortel. L’anéantissement du peuple est achevé. La féodalité aryenne est faite. L’Arya récompensé, ce n’est plus, comme jadis, celui qui possédait de vastes champs ensemencés d’orge, de beaux troupeaux paissant des pâturages larges et gras ; c’est, maintenant, le prince dont les serviteurs sont nombreux. Pour exaucer pleinement les prières d’un homme, les dieux en font un maître riche en vaches et puissant en vassaux. Avoir de la puissance, de la force, de brillants enfants et de vaillants vassaux, est le vœu suprême.

La révolution consommée modifie le style des œuvres védiques. Les inégalités sociales se montrent ; les poètes voient séparément les faibles et les forts, les pauvres et les riches, le peuple et les seigneurs, les petits et les grands. Quelques traits de compassion, çà et là ; quelques strophes consolatrices dans les hymnes : L’aurore, élégante et légère, brille également pour le petit comme pour le grand. La misère appelle la pitié, la bienfaisance, l’aumône. Pour calmer les colères des malheureux, pour éviter surtout les accès du désespoir, les prêtres vantent la libéralité des riches, leur promettant, dans les hautes régions, une place parmi les dieux, après leur avoir assuré une longue vie sur la terre. Les chagrins n’habiteront point avec celui qui est libéral ; les hommes généreux auront une destinée miraculeuse ; leurs soleils brilleront au ciel. — L’homme bienfaisant se prépare une place dans le ciel ; il se range parmi les dieux.

Cette nouvelle partie de l’Indoustan que les Aryas en exode avaient annexée au Sapta-Sindhou védique, qui s’exploitait bien, et qui était le théâtre de tant d’agitations, se peuplait vite. On venait de toutes parts vers ce territoire vivifié. Toutes les terres étant prises ; de grandes propriétés absorbant de larges espaces, de nombreux Aryas, dépossédés, appauvris, malheureux, misérables, affamés et désœuvrés, rêvaient de nouveaux combats, de nouvelles conquêtes. Les chefs de tribus, véritables princes, soulageant les misères criantes, entretenaient le corps sacerdotal de qui leur pouvoir dépendait, et gouvernaient ainsi, prudemment.

Les obligations du prince sont simples ; il garantit la paix à tous et s’entoure de guerriers dans ce but. Jadis, lorsque le refoulement des Dasyous s’imposait, et qu’il fallait combattre, les chefs recevaient du peuple de libres offrandes, et l’esprit national assurait de suffisantes provisions aux combattants. Désormais, la responsabilité du prince tout puissant s’est accrue, et parmi ses devoirs, le principal est d’assurer des armes et des vivres aux troupes qu’il commande. Un trésor permet au maître de vivre royalement et d’entretenir une armée. Ce trésor est régulièrement alimenté ; les Aryas payent un impôt.

L’affluence des Aryas dans cette partie nouvelle du territoire védique est énorme ; la vie y est devenue très difficile au plus grand nombre. On entend les foules bourdonner comme des essaims indécis ; de violentes impatiences se manifestent ; des plaintes ardentes sont formulées. Il n’y a plus un carré de terre vierge. Tout est pris. Et continuellement, du nord-ouest, arrivent des groupes nouveaux, attirés, ignorants. On ne voit, de loin, en effet, que la gloire des princes et la puissance des prêtres, que les poètes célèbrent exclusivement, et ce spectacle est fascinateur. C’est la fin d’une période importante de l’histoire védique.

Les dieux sont définis, affirmés et limités. Les droits des prêtres sont certains, reconnus, proclamés. La religion est faite. Les princes doivent obéissance aux prêtres ; les prêtres n’obéissent qu’aux dieux, et c’est par la bouche des chantres que les dieux dictent leurs ordres. Si le peuple paye régulièrement l’impôt, le peuple n’aura à se préoccuper, ni de la défense des propriétés, ni de la gloire de la nation ; ce sont là les charges du seigneur. Si le seigneur entretient largement le prêtre, le prêtre répondra de la perpétuelle soumission du peuple. Les Aryas sont tombés au plus profond de leur faiblesse ; leur grand vœu de pleine quiétude est exaucé jusqu’à l’anéantissement.

Avant qu’apparaissent les fruits amers de cette déplorable servitude, le Rig-Vêda livre encore quelques hymnes sains. Tous les chantres ne sont pas avides de jouissances, tous ne sont pas impérieusement corrompus. Il en est qui, demeurés poètes, épargnés par l’ambition, disent encore, et simplement, en vers émus, les grandes choses de la nature, telles qu’ils les sentent et telles qu’ils les voient. D’autres, délivrés de toutes préoccupations matérielles, conservant dans le corps sacerdotal et devant l’autel la place qui leur fut assignée, participant aux banquets sacrés sans goinfrerie, s’abandonnent à leurs pensées. Ils réfléchissent toujours, et profondément ; ils regardent, ils pèsent, ils comparent, et ils songent. Ce qu’ils cherchent, avec une patiente sincérité, c’est le vrai. Ce sont des philosophes, et cela dans la plus pure acception du mot. Leur ignorance est un poids qu’ils sentent sur leurs épaules et qui les accable. Un grand désir de savoir les anime. La puissance formidable des dieux les épouvante et la faiblesse des hommes les confond.

Dans un hymne qui n’a pas moins de cinquante deux versets, Dirghatamas interroge les dieux. Il constate d’abord les faits et, philosophiquement, il s’applique à la découverte des principes ou des causes. Il voit le soleil resplendissant s’étendre au milieu de l’air, et voudrait connaître celui qui a vu cet être lumineux prendre un corps pour en donner à ce qui n’en a pas. Avant la lumière, où était l’esprit, le sang, l’âme de la terre ? Il faut remonter vers le passé, faire revivre les traditions. Proclamant sa faiblesse et son ignorance, le philosophe voudrait sonder ces mystères. Dirghatamas procède avec méthode. Il sait les divisions du temps, en jours, nuits, demi-mois, mois et années. Il étudie le monde, il scrute la nature et collectionne dans sa mémoire une quantité de faits précis. Ce labeur incessant est pour lui la plus précieuse des jouissances. La recherche du vrai le passionne ; la science lui est douce comme un fruit excellent, et lorsqu’il a appris quelque chose, lorsqu’il a vu un fait nouveau, résolu un problème, il lui semble qu’une portion de la divinité est entrée en lui. Il voudrait que les prêtres, observant et s’instruisant, vinssent partager son plaisir intense ; que les poètes connussent bien les sujets mystérieux et immortels qu’ils doivent traiter.

Le philosophe voit les œuvres quotidiennes du soleil ; il le suit dans l’espace, à son lever, dans sa station inaccessible, au zénith, et à son coucher. Il constate, sur la terre et sous le soleil, la présence de l’homme et sa faculté principale d’agir. Mais, d’où vient l’homme ? Comment fût-il ? Qui le mit sur la terre védique ? La terre est plate ; le ciel, demi-sphère creuse, repose sur la terre. Le contact de la terre et du ciel serait-il l’hymen mystérieux d’où l’humanité naquit ? Le ciel, ce serait le père qui engendre ; la mère, ce serait la grande terre, ayant sa matrice dans la partie la plus haute de sa surface, sur les hauts monts ; et ce serait là que le père féconderait le sein de celle qui est, en même temps, son épouse et sa fille. On a cru voir ce point de contact dont parle Dirghatamas — Outtânâyah tchamwâh, endroit septentrional où les deux surfaces se touchent, — au pôle nord, connu de l’auteur ; l’étoile polaire se nommant outtânapada. Il est certain que la somme des connaissances positives collectionnées par ce philosophe était relativement importante.

Dans la pénombre des allégories craintives, des déclarations hésitantes de Dirghatamas, on distingue un bon nombre d’actes définitivement contrôlés. Le penseur voit bien ce qui est visible ; sa peine ne commence qu’au moment où sa pensée se tourne vers les origines et les causes. Quel fut le commencement de la terre ? et quelle est la cause de sa fécondité ? Je demande, dit-il, où est le commencement de la terre ; où est le centre du monde ; je demande ce que c’est que la semence du coursier fécond ? Quel est le premier patron de la parole sainte ? Aussitôt, comme pris de peur, redoutant sans doute les conséquences de sa hardiesse, craignant de mécontenter les prêtres, Dirghatamas se hâte prudemment de répondre lui-même, et avec légèreté, à ses interrogations redoutables : Cette enceinte sacrée est le commencement de la terre ; ce sacrifice est le centre du monde ; ce soma est la semence du coursier fécond ; ce prêtre est le premier patron de la parole sainte. — Cette concession étant faite à l’exigeante vanité du corps sacerdotal, le philosophe revient au vrai, s’écrie qu’il ne sait véritablement pas à quoi ressemble ce monde, qu’il est anxieux, et qu’il va comme enchaîné dans sa pensée. Le monde est immense, insondable, infini ; il n’y a de visible à l’homme que la terre et le ciel, divinités incontestables qu’une volonté supérieure créa ; mais dans l’ordre de cette création, à qui appartient la priorité ? De ces deux divinités, la terre et le ciel, quelle est la plus ancienne ? quelle est la moins âgée ? Comment sont-elles nées ? Nul ne le sait encore ! On voit qu’elles sont faites pour porter le monde, tandis que le jour et la nuit roulent comme deux roues. Quelles lois président à la marche régulière du soleil ? quelle force le maintient dans l’espace ? Ce dieu, qui n’a point de guides, qui n’a point de lien, comment fait-il pour monter, pour descendre, sans tomber ?

De ce grand désir de connaître, naît la philosophie indienne, timidement, mais absolument. Une vive curiosité surexcite ces penseurs nouveaux ; leurs investigations ne tardent pas à inquiéter vivement le corps sacerdotal. A quelle profondeur les regards de ces philosophes ne descendront-ils pas ? La fantasmagorie de la religion védique résistera-t-elle à la clarté dissolvante que vont répandre ces illuminés ? Déjà, l’un deux n’a-t-il pas osé rechercher l’origine du sacrifice ! En l’honneur des dieux, dit un hymne, les ondes du sacrifice coulent sans relâche, chaque jour voit ce torrent se renouveler ; mais qui sait à quelle époque il a commencé ? Cette innovation caractérisée, ce mouvement scientifique, est le début d’une révolte.

Mais la nation vient de tressaillir. Un cri de guerre s’est fait entendre. Le penseur, perdu dans la foule bruyante, n’est plus qu’une insignifiante unité. La paix, nécessaire à l’épanouissement des réflexions lentes, est suspendue. Il faut marcher en avant, il faut combattre de nouveau ; plus tard on songera.