Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XV

 

 

Indra, dieu principal. - L’autel védique réédifié. - Agni, petit-fils des eaux. - Enceinte sacrée. - Dieux secondaires. - Les dévâs, prêtres-dieux. - Trinités védiques. - Culte, rites. - Offrandes. - Bûcher monumental. - Disputes sacerdotales. - Le prêtre s’empare du feu. - Sacrifices sanglants. - Banquet.

 

INDRA, dieu principal, grand, victorieux, règne absolument ; il est le briseur des villes, le destructeur de l’audace des Dasyous, le prince des nations humaines et des tribus divines ; il remplit le ciel et la terre ; il détruit la puissance malfaisante de l’impie terrestre, comme il délivre, au ciel, les nuages prisonniers du Dasyou nocturne ; il brise Bala qui faisait de la sécheresse ; il a ôté la voix aux ennemis des Arvas, il a dompté les forts. Tel est le pur Indra védique, adversaire acharné des Dasyous terrestres, visibles, harcelant les Aryas, et des Dasyous célestes, invisibles, retenant les eaux des rivières, ou dérobant les eaux des nuages. Cet Indra est grand et victorieux ; il se revêt pour le combat d’une force terrible ; il est capable de tout réduire en poussière. La terre ne saurait égaler la grandeur de ce dieu traîné par des chevaux bleus, quand l’ivresse du soma l’anime.

Indra a maintenant une forme déterminée, purement humaine ; les poètes l’ont sculpté à leur image, ils lui ont donné leurs propres passions : il boit, et lorsqu’il s’enivre, sa poitrine est comme un lac plein de liqueur. Quand il a consommé les premières offrandes, et qu’il se sent disposé à frapper Vritra, c’est le soma qu’il demande encore. Désaltéré, Indra distribue ses précieuses, ses innombrables richesses ; il accorde cent automnes d’existence aux humains, et leur donne une forte postérité. Les hauts faits d’Indra emplissent les hymnes.

Sous le nom de Maghavan, les prêtres l’implorent, pour que le magicien impie et le ravisseur périssent sous ses coups ; pour qu’il vienne dans les demeures avec cette pensée qui tue le Dasyou. Il a donné la mort aux misérables, et par milliers il a détruit les ennemis, et son disque lumineux s’élève librement : Il a dompté les robustes, il a tué les cinquante mille compagnons du Dasyou noir.

Tel qu’un éléphant sauvage, il pulvérise la plus forte puissance ; et tel qu’un lion terrible, il repousse toutes les armées. Intrépide, combattant, entraîné par ses coursiers azurés, il brille à la tête des guerriers, et personne ne peut le surpasser.

Seigneur suprême, avec ses vigoureux alliés, les vents, il étend ses conquêtes et s’empare des richesses. Fort sur le champ de bataille, et impétueux comme le coursier, il a conquis le ciel et la terre... Il est le gardien des prières, et du trésor où l’Arya puise l’abondance.

Indra est guerrier généreux, brillant, terrible, jeune, ferme, vainqueur immortel et glorieux ; il porte la foudre, il est grand par ses couvres, magnifique, libéral, redoutable ; seul roi au monde, sa splendeur est infinie. Dans sa main, l’immensité du ciel et de la terre n’est jamais qu’une simple poignée.

Il est rapide, impétueux, auxiliaire invincible dans les combats, formidable, maître opulent, riche, fort et aimable.

Ces cris d’enthousiasme éclatent de toutes parts, exclusivement, après les premières victoires, et c’est ainsi que naissent et s’accumulent les attributs de la divinité préférée. Au dieu fort s’adressent tous les Aryas, vers lui montent toutes les paroles reconnaissantes, sincèrement pensées, enrichies d’images, comme des litanies. Il entend la prière qui part du cœur et qu’embellit l’imagination.

Le dieu étant ainsi fait, les prêtres songent à s’approprier ses œuvres. Certes, après tant de victoires dues évidemment à l’intervention d’Indra, le Jupiter védique a droit au premier rang. Il est, sans contestation possible, le dieu suprême ; mais les chantres qui, par leurs hymnes, ont ainsi préparé sa gloire, ne veulent rien perdre de leur autorité. La divinité d’Indra est conditionnelle ; les prêtres abandonneront le dieu, si le dieu les abandonne ; et ils ont le droit de parler ainsi, puisque les divinités sont nées de l’imagination heureuse des chantres védiques. Si le dieu frappe le criminel et conserve le sage, c’est que les chantres généreux ne l’ont engendré qu’à cette condition.

Indra est dominant ; devant lui s’inclinent le ciel divin et la grande terre, avec ses dons brillants, où se déploie sa munificence. Tous les dieux le reconnaissent pour leur chef. Il est prince des troupes divines, sage des sages, le dieu le plus chargé d’offrandes, le plus grand des rois, le maître des choses sacrées.

Indra a raffermi la terre qui soutient tout, et prévenu la chute du ciel ; il travaille constamment à la création du monde ; c’est lui qui, dans l’espace, a établi le vaste firmament ; qui, entre le ciel et la terre, a étendu l’air ; qui a consolidé la terre et lui a donné une large surface. La terre, d’après un autre hymne, existait à l’état de masse confuse et mobile avant Indra, et le dieu ne fit que donner une forme à cette masse, un mouvement à cette inertie. Indra ne saurait être, en effet, un dieu pleinement créateur, car il ne doit sa propre naissance qu’aux prêtres qui l’ont allaité de soma. A peine né, il a désiré le jus de la plante que produit la montagne, il a bu la liqueur sacrée ; grandi, adulte, sa soif est immense, et le soma coule sur sa barbe, tant il le boit avec une précipitante volupté.

L’incontestable supériorité d’Indra, fils du prêtre, sera celle d’être né le premier parmi tous les dieux, et, par ses œuvres, d’avoir orné les autres divinités ; par sa force et sa puissance, d’avoir fait trembler le ciel et la terre. Mais, souverain maître des choses, Indra doit aux hommes, ses amis, la pleine jouissance de tout ce qui est, de toute la nature, animée et inanimée.

Cette constitution théologique, très laborieuse, laisse voir suffisamment les hésitations de ses auteurs. Les prêtres ont cette préoccupation honorable, de ne point procéder par brutales affirmations, de présenter leurs propositions logiquement, d’offrir à l’adoration du peuple un dieu assez fort pour imposer le respect, mais vulnérable, afin que les chantres puissent ruiner son pouvoir. Indra doit être grand dans ses manifestations, mais demeurer petit dans son origine ; à cette condition seule les prêtres consentiront à en faire le dieu national :

Cependant le souvenir d’Agni est très vivant encore dans la mémoire des Aryas. A mesure que la conquête s’affermit, que l’intervention du dieu des batailles devient moins nécessaire, que la paix se consolide, le véritable premier dieu védique voit son culte renaître doucement. Le grand principe igné — Feu, Chaleur, Vie, — a subsisté d’ailleurs. Indra, soleil ou foudre, n’est en réalité qu’une manifestation de ce principe. Pour celui qui pense et qui pèse ; le créateur par excellence, c’est Agni, puisque sans Agni, c’est-à-dire sans feu, sans chaleur, Indra n’existerait pas, Indra n’aurait pas pu naître, n’aurait pas pu vivre. Le peuple regrette Agni, si doux, si bon, si simple ; et les prêtres, qui connaissent ces regrets, songent à rétablir le culte du dieu populaire. Mais, comment relever les autels d’Agni sans attenter à la gloire d’Indra ? Profondément, les prêtres réfléchissent, cherchant la solution de ce problème délicat. Quel est le Dieu créateur ? Est-ce Indra-soleil ? Est-ce Agni, principe igné, feu universel ? Sans le soleil, rien ne se voit, rien ne progresse, rien ne vit ; mais qu’est-ce que le soleil, sinon un feu, une manifestation partielle du grand principe igné ? — Tandis que la pensée aryenne scrute cette difficulté, le problème se complique. L’imagination des sages vient de découvrir un autre principe que le principe igné, comme lui nécessaire, indispensable : c’est le principe aqueux, l’Eau.

Lorsque le soleil disparaît, la nature cesse de progresser, suspend sa vie, devient invisible. Lorsque la chaleur abandonne la chair, la mort s’en empare. Cependant, privée de soleil, la terre subsiste ; le corps qui a cessé de vivre n’est pas immédiatement froid, et certains animaux vivent positivement sans chaleur. Au contraire, supprimez l’eau du ciel et l’eau de la terre, et la terre et le ciel ne seront plus. L’eau serait donc un principe supérieur au principe du feu ? Pris dans ce cercle, l’Arya tourne sur lui-même, inquiet, impatient, et ne se dégage qu’en adoptant cette théorie : que le principe aqueux dépend du principe igné ; que l’eau vient du feu. Il va démontrer cette vérité subtile.

L’évaporation des eaux terrestres formant les nuages transportés dans l’air par les vents, qu’est-ce, sinon une ouvre de chaleur, une œuvre d’Agni ? Agni, père des eaux, est donc le dieu créateur par excellence. C’est lui, c’est Agni, c’est le feu qui a créé et qui fait vivre les choses. Généreux et pur, il a engendré et il conserve les deux grands époux, la terre et le ciel. Agni est dans tout et il est tout ; c’est sa transformation perpétuelle, ses manifestations incessantes qui forment la nature aux aspects divers ; au fond de tout, il y a le feu, et rien que le feu. C’est pour n’avoir résolu le problème qu’à moitié, qu’un poète a dit d’Agni qu’il était le petit-fils des eaux. L’hymne de ce chantre est incomplet : L’eau du ciel fait naître et croître le bois, le bois donne la vie au feu, le feu paraît être ainsi le petit-fils des eaux ; mais si le bois vient de l’eau du ciel, l’eau du ciel vient de la chaleur solaire qui pompe et amasse les ondes. Tout est donc par le feu.

Ce fut, à ce moment de la période védique, un grand succès et probablement une grande satisfaction pour les prêtres, que cette démonstration de la supériorité du feu, de la chaleur. Expliquer comment tous les dieux procédaient du principe igné devint le sujet de toutes les méditations. Le culte primitif se rétablit promptement et joyeusement. Les prêtres bâtirent de nouveaux autels de pierre, couverts de mousse, et sur ces autels ils dressèrent l’antique bûcher reposant sur Lin lit de feuilles sèches. Trois fois par jour ; le matin, à midi et le soir, frottant l’une contre l’autre les deux pièces de bois, l’arani, comme aux premières heures védiques, les sages firent se manifester Agni, étincelle docile devenant le feu flamboyant.

Le dieu qui possède les biens est dans l’arani ; il y est comme l’embryon au sein de sa mère. Le prêtre intelligent pousse la pièce supérieure de bois dans la pièce inférieure, et à l’instant, l’arani enfante le dieu. Reçue sur une poignée de feuilles, l’étincelle obtenue, rougeâtre, brille, et le dieu paraît sur le foyer.

Une palissade de bois, traçant un cercle plus ou moins large autour de l’autel védique, limite l’enceinte sacrée. Et pour que le peuple respecte cette barrière de bois, le prêtre n’hésite pas à en faire comme une partie intégrante de l’autel lui-même. Les branches coupées et piquées en terre prennent une nature divine, ornent le champ du sacrifice et concourent au bonheur de l’Arya. Ces bois divins, que les ministres du sacrifice ont plantés, et que la hache a taillés, procurent une heureuse fortune, une nombreuse famille. C’est le temple qui s’élève.

Les dieux secondaires ont conservé leurs privilèges ; l’Arya est trop prudent pour s’aliéner une divinité même douteuse. Les aurores, la libation, les vents, le jour, la nuit, reçoivent de poétiques hommages. Chaque phénomène naturel devient peu à peu comme la manifestation d’un dieu nouveau. On distinguait, dans les premiers hymnes du Rig-Vêda, trente-trois divinités différentes ; après la troisième sottie du Sapta-Sindhou, un poète compte trois mille trois cent trente-neuf dêvas honorant Agni, répandant pour lui le beurre consacré, étendant le gazon. Sont-ce là, à proprement parler, des dieux nouveaux offrant un sacrifice idéal à Agni ? Il est probable que le poète a simplement voulu désigner le corps des prêtres védiques, les chantres revêtus d’un caractère sacré, prenant eux-mêmes, comme pères des dieux, la qualification presque divine de dêvas.

Les petits dieux, innombrables, voyaient leur personnalité se caractériser de plus en plus. Les prêtres s’absorbaient dans de longues méditations, torturaient leur ingéniosité pour expliquer chaque dieu et le définir : La nuit, fille du jour, prépare le sein de l’aurore, qui doit être le berceau du soleil, et c’est ainsi qu’Indra-soleil devient fils de l’aurore et petit-fils de la nuit, qui est fille du jour. Les aurores, grâce à ce jeu d’esprit, deviennent supérieures à Indra ; elles président à la fécondation des mères, elles donnent aux plantes le moyen de guérir.

La liqueur brûlante, bue devant l’autel, est une bienfaisante divinité : Soma donne aux hommes et aux animaux, bipèdes et quadrupèdes, l’abondance et la santé ; il prolonge la vie. Les libations réconfortantes n’étaient plus seulement un acte religieux ; les hymnes parlent de marchands installés sous des tentes et qui vendaient des boissons.

Boire le soma fermenté est devenu comme une passion générale. Indra se transforme. Un hymne l’invoque à titre de grand buveur faisant sa joie des libations enivrantes, emplissant, élargissant ses flancs. Le triomphe d’Agni a permis aux prêtres de traiter en ivrogne le dieu porte-foudre.

Cependant, il est une manifestation d’Indra-soleil dont la grandeur ne saurait être niée, et qui frappe vigoureusement l’Arya : Indra-soleil naît de l’aurore, doit son feu à Agni, et, dès sa naissance, on le voit se dégager du sein de sa mère, grandir, éclairer les mondes, s’emparer de tout, franchir l’espace en trois bonds, de l’orient à l’occident. Ce mystère impénétrable, si merveilleux dans ses effets, étonne et surexcite l’imagination aryenne. On sépare d’abord l’Indra-naissant de l’Indragrandi ; et il y a quelque chose comme un Indra mineur et un Indra majeur. Ce dernier a nom Vichnou. C’est Vichnou-soleil qui accomplit chaque jour les trois grandes stations, -le lever, le midi et le coucher. — Vichnou est supérieur à Indra, puisqu’il est Indra accru, grandi, développé.

Cette subtilité théologique ne satisfait pas complètement le prêtre : Si l’Indra-soleil, après sa naissance, devient Vichnou, et s’il suffit d’un changement dans l’être, pour qu’il y ait changement de personnalité, il faut que le nom de Vichnou lui-même se modifie au moins trois fois ; en effet, à l’horizon oriental, le matin, avant sa croissance, il est encore soumis à Indra ; parvenu au zénith, au sommet du ciel voûté, il distribue librement sa chaleur fécondante, et il engendre la vie ; mais pendant qu’il accomplit sa course quotidienne, alors qu’il a quitté l’horizon, et avant qu’il ait obtenu son développement complet, son apothéose, Vichnou n’est qu’un fait lumineux. Le prêtre védique, embarrassé, conçoit l’idée d’un dieu unique se manifestant sous trois formes différentes ; étant, par lui-même, en même temps et successivement, Père, Fils et Air. C’est une trinité. Alors, Vichnou a trois noms : l’un inférieur, celui de fils ; l’autre supérieur, celui de père ; et le troisième, qu’il possède dans la région lumineuse du ciel, air chaud, souffle, esprit.

Cette formule bizarre de dieux uniques formés de plusieurs personnes distinctes, s’applique bientôt à d’autres divinités. Roudra, le maître des vents, qualifié de souffle impur lorsqu’il vient des régions marécageuses qui sont aux pieds des Himalayas, et de dieu purificateur lorsqu’il chasse l’air empesté des bas fonds, est à lui seul deux personnalités absolument différentes. La nature, mère de toutes choses, grand tout, — Aditya, — est elle-même une déesse en trois personnes : ciel, terre et air.

Les dieux immortels, faits à l’image de l’homme, ont un corps sensible à la peine comme au plaisir ; ils subissent le mal et recherchent la joie. L’ardeur des prêtres devient une fièvre, et leurs yeux, hallucinés, finissent par voir les dieux qu’ils ont conçus.

L’importance du prêtre augmente continuellement ; les cérémonies qu’il compose plaisent au peuple. A la simplicité touchante du culte primitif a succédé la pompe théâtrale de rites minutieusement précisés ; le poète se passionne pour sa mise en scène. Chaque innovation, notée avec soin, s’impose à l’avenir. C’est un mérite pour le chantre que l’accomplissement d’une cérémonie nouvelle, que la multiplication des formules, des offrandes ingénieuses, et de toute espèce.

Le prêtre védique, maintenant, vit de l’autel. Le sacrifice réclame du miel et des offrandes ; les dieux reçoivent des milliers de présents pieux. Le soma des libations sacrées, ce n’est plus le seul jus de la plante cueillie par les femmes, le matin, sur la colline, et exprimé dans la coupe par les dix doigts du chantre ; la liqueur enivrante est une pure eau-de-vie, généreusement offerte, jus limpide, qui, dans le pressoir, a coulé des grains qui le contenaient et que la fermentation a mis en œuvre. L’ivresse des dieux les incite à répandre sur l’Arya les dons nobles, riches et variés. On dépose sur l’autel, avec le lait des vaches, des gâteaux d’orge, bien cuits. On apporte du beurre, et aussi des mets préparés, qu’accompagnent nécessairement les doux breuvages, les liqueurs enivrantes, et la prière des sacrificateurs.

Le prêtre ne boit plus seulement le soma en l’honneur des dieux ; d’autres libations ont été innovées. Le soma de grains étant sans doute âcre aux lèvres du chantre, on l’adoucit avec du beurre et de l’orge, dans le mortier. Indra préfère cette mixture. Enfin, sur l’autel, s’accumulent bientôt, trois fois par jour, des mets divers. Au banquet, sont admises quelques familles privilégiées. Dans l’enceinte sacrée, appropriée par des servants, ont lieu les agapes védiques. L’un apporte le riz, l’eau, les boissons, les graisses extraites du lait de la vache ; l’autre dispose les chairs qui sortent de la cuisine, tandis qu’un troisième a minutieusement fait propre le lieu de la réunion. Alors, assistés de leurs enfants, le père et la mère de famille prennent leur place au banquet.

Il existe plusieurs sortes de repas sacrés : D’abord la libation simple de soma, qui accroît les forces du dieu ; ensuite, la collation matinale, rapide, relativement légère, les beignets, le lait caillé, un gâteau et des hymnes ; enfin le banquet, copieux, que préside l’Indra grand buveur. Les offrandes, pour ce repas, doivent être capables de remplir la vaste capacité du dieu ; les holocaustes doivent satisfaire aux besoins de son large corps. Le ventre d’Indra est le -prétexte servant les exigences du prêtre : les hymnes affirment qu’Indra ne sera vraiment fort, que si les Aryas le nourrissent largement, et les offrandes s’entassent dans l’enceinte sacrée. Il faut que la divinité puise, dans le sacrifice, la force nécessaire à ses flancs, à sa tête, à ses bras.

Agni lui-même, le dieu si doux, si bon, si modeste, qui ne mange ni ne boit, va se compliquer. Les libations faites en l’honneur du dieu-feu, et qui surexcitaient l’imagination des poètes, deviennent abondantes, parce que les prêtres assurent qu’Agni est parfois aussi altéré qu’Indra, et qu’il faut répandre de la liqueur sacrée sur le bûcher. Or, le bûcher d’Agni est maintenant énorme, monumental ; il exige un travail important. Par leurs pieds, par leurs mains, par leurs corps, les prêtres, ouvriers excellents, accomplissent leur tâche ; de quelle protection le puissant Agni ne couvrira-t-il pas l’homme qui, pour apporter l’aliment de ses feux, ruisselle de sueur ! Les flammes du grand bûcher d’Agni, dès l’aube, tourbillonnent vers le ciel ; les libations donnent de la force aux grandes lumières ; Agni, flambant sur son trône, étendant au loin ses membres brillants, s’unit au ciel et à la terre, comme l’épouse s’unit à son époux.

Le culte védique a cessé d’être libre. Rien n’est plus livré aux caprices de l’improvisation ; les rites sont précisés, fixés, réglementés pourrait-on dire. La journée religieuse est coupée de trois sacrifices ; c’est la trichanava. Dans l’enceinte sacrée s’élèvent trois autels, c’est la trivèdi. Trois prêtres officient en même temps : le premier, hotri, offre l’holocauste ; le second, potri, est le purificateur ; le troisième, nechtri, dirige la cérémonie, veille au respect de la tradition qui se forme. Sur l’autel, quatre coupes ; une pour chacun des trois officiants, et la quatrième pour le dieu : Le dieu s’est désaltéré à la coupe de l’hotri ; il s’est enivré à celle du potri ; il a savouré les offrandes à celle du nechtri ; riche et libéral, ami de ceux qui le traitent avec libéralité, il boira à la quatrième coupe, pure et immortelle.

Des nombres sacrés limitaient tout, rigoureusement. Agni avait trois mères, c’est-à-dire trois aliments préférés : le beurre, âdiya ; les plantes, ochadi ; et le soma. Cette manie de réglementation mystérieuse s’attaque aux hymnes, qui devront être dits ou chantés d’une certaine façon, non autrement. L’improvisation du chantre est soumise à des règles ; sa voix doit moduler les strophes sur trois tons. La cérémonie religieuse s’augmente de gestes significatifs. Le prêtre s’humilie publiquement devant l’autel, en se prosternant, en posant ses genoux sur la terre sacrée.

Quels changements se sont accomplis depuis l’origine des temps védiques ! Au commencement, le père de famille, seul, ému, invoquant la nature, faisait le feu réjouissant. Le poète intervint, enthousiaste, disant ses œuvres, et un cercle d’hommes se forma autour de lui, pour l’écouter, pour l’applaudir ; ce poète exprimait simplement et magnifiquement les pensées aryennes. Le chantre, aimé, servi, buvant le soma fermenté pour fouetter ses esprits, lents parfois, se surexcite, s’enivre, s’enorgueillit, et il crée des dieux, afin que les représentant sur la terre, et parlant en leur nom, sa « parole » soit une autorité. L’influence du poète s’accroît visiblement, car sa présence produit de la crainte et de l’espoir ; ceux que tourmente un remords redoutent un blâme, ceux qui souffrent veulent croire à la bienfaisante intervention du ciel. Plusieurs poètes se réunissent, tracent un cercle dont ils occupent le centre, dessinent une enceinte qui sera le temple’ du dieu, le domaine exclusif du prêtre. Là, par la combinaison savante d’un culte, se fonde le sacerdoce védique, hors et loin du peuple.

Cependant, les temples s’étant multipliés, des rivalités cléricales s’étant produites, les rites nouveaux ne s’imposent pas sans de vives discussions, sans luttes énergiques. Les hymnes de cette période livrent au lecteur attentif les témoignages de nombreuses disputes, de batailles oratoires très violentes, de colères excessives. On ira jusqu’à vouer à la mort ceux qui auront blâmé la forme de tel vase servant aux libations. Il s’agit ici de quatre coupes que des innovateurs plaçaient sur l’autel, et que leurs adversaires considéraient sans doute comme un rite inadmissible. Mais un seul argument suffira pour vaincre les prêtres opposants : Agni interviendra lui-même pour dicter sa volonté, ordonner de faire quatre coupes de la coupe unique traditionnelle.

Ces modifications rituelles ne soulevaient évidemment des objections que parmi les prêtres. Le peuple, docile, ayant le goût spécial des choses bien arrêtées, bien définies, réglementées, devait aimer cette mise en scène correcte, réfléchie, se développant, sans encombre et sans lacunes, du commencement jusques à la fin de la cérémonie.

L’acte religieux principal, et qui fut pendant longtemps l’acte unique, la production du feu par le frottement des deux pièces de bois, a brusquement cessé. Le prêtre s’est approprié le feu, c’est-à-dire le dieu védique. Il n’y a plus d’arani : la flamme sacrée, le dieu, Agni enfin, est conservé dans un vase de terre dont le prêtre a le dépôt. Le sacrificateur qui vient, à l’heure voulue, dans l’enceinte sacrée, et qui fait le tour des offrandes toutes prêtes, porte les libations et le vase de terre contenant le germe de feu.

Contrairement à toutes les traditions védiques, violentant, pourrait-on dire, le caractère de la race aryenne, n’écoutant que leur fantaisie malsaine, et peut-être simplement par goinfrerie, les prêtres inaugurent des sacrifices sanglants. Sur l’autel d’Agni, on égorge des boucs et des chevaux, magnifiquement ornés, coloriés diversement. Rien ne justifie ce dévergondage sacré. Le peuple, stupéfait, assiste à cette orgie pieuse.

Dans un hymne très travaillé, un prêtre se complaît à décrire minutieusement cette horreur, et son ouvre devient comme une page du recueil des rites : On amène les victimes prisonnières, on frappe le bouc avant le cheval. Le prêtre faisant les fonctions de sacrificateur, habile dans la science divine, la coupe à la main et l’hymne à la bouche, s’approche de l’autel. Il appelle les aides : celui qui taille les pieux auxquels la victime est attachée, celui qui porte les bois, celui qui attache au poteau l’anneau du cheval, celui qui apporte la nourriture de la victime désignée. D’une lanière, on lie le pied et la tête du cheval ; ou met, dans sa bouche, une herbe. Les souffrances de la victime étant agréables aux dieux, avec la hache, avec les bras, avec les mains, avec les ongles, le bourreau consomme le sacrifice. On éventre la bête. S’il survient une mouche, si le bois des pieux, ou la hache, ou les bras, ou les ongles du victimaire sont touchés par le sang, l’augure est favorable. Quand les chauds effluves des entrailles arrachées se sont répandus et que les chairs de la victime se sont refroidies, le prêtre complète l’œuvre tragique par une scène de gloutonnerie. La vritapâca s’accomplit : on fait bouillir une partie des chairs pantelantes de la victime, jetées dans un large vase de métal, tandis que, devant le bûcher d’Agni, le prêtre fait rôtir une autre partie de la bête morte. C’est de sa propre main que le chantre vorace fait tourner la broche devant le feu. Avec quel soin est ensuite détachée la chair rôtie ! Il importe que rien ne tombe à terre, ni sur le gazon qui recouvre l’autel, afin que tout soit donné aux dêvas sacrificateurs attendant leur dû.

Il est quelquefois permis au peuple de prendre une part avilissante du repas dégoûtant. Si, parmi les fidèles qui ont vu cuire le cheval, il en est qui, stimulés par l’odeur excellente, désirent un morceau de l’holocauste, le prêtre peut satisfaire ce désir, distribuer quelques bribes sacrées. Une partie de la victime ayant été bouillie, une autre rôtie, le reste était livré aux cuisiniers, dans des vases de formes diverses, sur des plats de dimensions différentes apportés dans ce but, et symétriquement rangés autour du cheval victime.

Le cheval prend dès lors une très grande importance chez les Aryas. Par lui, les puissances divines manifestent leurs intentions, annoncent les évènements futurs ; on doit observer ses gestes, ses cris, ses impatiences, ses agitations, ses repos. La manière dont il marche, dont il se couche, dont son pied est attaché ; son allure ; la façon dont il boit, dont il mange, tout doit être interprété comme la manifestation d’un avertissement divin.

Pour que le sacrifice du cheval donne tous ses fruits, il importe que tous les rites s’accomplissent : Il faut que la bête soit parée, que les instruments de mort soient purs, que le bourreau se montre habile. La manière dont on étendra, sur le cheval, le tapis d’or qui doit le couvrir un instant, les gestes par lesquels on liera au poteau sacré sa tête et son pied, sont des œuvres qui, suivant qu’elles seront bien ou mal accomplies, vaudront au prêtre une faveur divine plus ou moins agréable. Deux hommes doivent tenir le cheval désigné pour le sacrifice ; un seul homme doit le frapper de mort. La langue, les poumons et le cœur de la bête, destinés au dieu, sont roulés dans une sorte de pâte faite de beurre et de riz, et jetés ensuite au feu d’Agni.

La cérémonie étant terminée, le peuple ayant eu sa part du festin, le prêtre, repu, entonne le chant final : Le sacrifice du cheval vaudra à la nation de nombreuses vaches, de bons coursiers, des guerriers, des enfants, une abondante opulence. Le dieu pur et sain rendra l’Arya pur et sain. Le cheval, honoré par l’holocauste, procurera la puissance.