Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XI

 

 

Les premiers dieux védiques. - La terre. - Les saisons. - Les eaux. - Hymnes pour la délivrance des ondes. - Agni, feu terrestre ; Indra, feu céleste. - Les Marouts, vents divinisés. - Culte. - Religion. - Soma, liqueur divine, feu bu. - Trinité védique. - Divinités secondaires. - Rites. - Clergé.

 

L’ARYA, qui aime à vivre, n’entend pas qu’un homme quelconque nuise à son corps ; il veut le respect et la liberté de la chair. La quiétude est son rêve constant. Mourir est sa désolation principale. Mais bientôt la vie heureuse de l’Arya se compliquera de besoins nouveaux, à mesure que grandira sa fortune. Ses premiers biens lui viennent de la terre, exclusivement ; elle n’est, suivant les paroles mêmes des poètes, large, grande, solide, que parce qu’elle est fondée sur l’abondance des récoltes et le nombre des troupeaux ; elle ne se manifeste que par la quantité des chariots chargés d’abondantes provisions, la fécondité des vaches robustes donnant leur lait, et ne se prépare que par le labeur des bœufs traçant les sillons où germera l’orge. Aussi, quelle ardente prière l’Indou n’adresse-t-il pas aux dieux, pour en obtenir la régularité des six saisons que l’agriculteur aryen a cru reconnaître, qu’il a dénommées auxquelles il dédie des hymnes ! — Les six saisons védiques étant accouplées, l’année, en réalité, ne comportait que trois divisions.

Les travaux agricoles s’étaient rapidement développés. Les terres basses, envahies chaque année par les eaux des rivières débordantes, s’exploitaient à l’abri de digues solidement construites ; des canaux d’irrigation portaient l’eau fertilisante aux terres sèches. Il n’y avait d’angoisses que lorsque les Himalayas cessaient d’alimenter les rivières : alors, la peur s’emparait des Aryas, et les poètes chantaient volontiers leurs œuvres sur un ton violent. L’Arya voyant le fond des rivières à sec, s’imaginait qu’une volonté malfaisante retenait les ondes aux sources : les hymnes à Agni et à Soma demandaient la liberté pour ces eaux prisonnières.

A la période annuelle, inévitable, et plus ou moins prolongée des sécheresses, succédait la période des inondations plus ou moins étendues, suivant la quantité des neiges tombées sur les Himalayas et la rapidité de la fonte. Lorsque les eaux revenaient en Sapta-Sindhou, la joie des Aryas dépassait toutes bornes, et ils remerciaient Agni et Soma, le bûcher et la libation, auxquels ils attribuaient la délivrance des fleuves enchaînés.

L’extension des cultures était devenue telle, que les travaux d’irrigation ne suffisaient plus. Des puits étaient creusés partout. Les pluies, ardemment désirées, œuvres divines, étaient la récompense inévitable des sacrifices offerts. Les orages eux-mêmes, si terribles, étaient un bienfait ; c’est Agni qui, d’un nuage, était capable de faire un torrent couvrant la terre de flots limpides, pleins des germes que les plantes nouvelles attendaient.

De ces continuels arrosements, des eaux largement répandues et stagnantes, s’exhalaient des fièvres mortelles : l’Arya, jauni, grelottant, se réchauffait au soleil, invoquait Indra pour que le dieu détruisît le mal qui lui rongeait le cœur et pâlissait son visage, s’imaginant que le dieu, en le délivrant, répandrait la couleur jaune dont le corps du malade était saturé, sur certains animaux, tels que les perroquets, ou sur certaines plantes à fleurs d’or.

L’exploitation des propriétés agrandies nécessite un personnel important, au double point de vue du travail et de la défense ; l’accroissement de la richesse aryenne provoque des convoitises contre lesquelles il importe de se bien garder : une famille nombreuse est donc indispensable ; aussi l’Arya demande-t-il aux dieux une fortune toujours croissante, glorieuse, soutenue, et garantie par une nombreuse lignée.

Agni, le feu bienfaisant, docile, aimable, que l’homme fait jaillir à sa volonté et qu’il peut renvoyer à son inaction en laissant le bûcher s’éteindre ; Agni, feu terrestre, n’inspire qu’une confiance limitée à l’Arya ; — le feu céleste au contraire, l’Agni d’en haut, qui se manifeste de lui-même au sein de l’orage, éclair, foudre, tonnerre, est presque une vaillante personnalité. Cet Agni bruyant, fort et généreux, a nom Indra. C’est le même principe igné, mais c’est une autre manifestation.

Lorsque la paix et la quiétude sont au foyer de l’Arya, Agni est le dieu charmant auquel les poètes s’adressent ; mais si des ennemis ont été signalés en Sapta-Sindhou, si des hordes envahissantes ont été vues, si les orages passent sous le ciel sans se résoudre en pluie, et si le génie du mal qui retient les eaux des rivières à leur source, attire également à lui les ondes célestes, laissant ainsi la sécheresse brûler le territoire aryen, alors les hymnes chantent Indra, Indra-terrible, Indra-foudre, Indra servi par les Marouts, ces vents impétueux et dévastateurs.

La religion védique est inaugurée le jour où la peur fait concevoir Indra, le premier dieu se manifestant de lui-même. Ce jour-là, le poète affirme qu’il a seul le pouvoir de se faire entendre du dieu ; et, maître d’une influence acquise, qu’il veut conserver, s’emparant du peuple, faisant, dans ce but, à son gré, des divinités mystérieuses avec les idées et les symboles que son imagination de poète a conçus, il devient prêtre.

Agni, qui était en tout et partout, qualifié de vigilant et d’irrépréhensible, se manifestait en étincelle, puis en flamme, à la volonté de l’Arya. Il était le dieu sacrificateur, gardien du foyer domestique et source de joie. Seul, il inspirait les poètes et réduisait en cendres les mauvais génies doués d’une force funeste, ennemis du bonheur des Aryas. L’autel d’Agni, le tertre couvert de gazon, orné du bûcher, était l’unique autel. Toutes les offrandes allaient à Agni, comme les sept fleuves vont à la mer.

Agni, chaleur vivifiante, était le principe même de la vie, puisque le froid suit la mort. Les eaux tièdes des rivières décelaient sa présence. L’ardeur du soleil n’était qu’une œuvre d’Agni. La foudre, cet éclat, c’était Agni encore, Agni grand et sage, honoré par les libations, engendrant l’onde du nuage et renaissant de lui-même au sein de l’onde, par l’éclair. C’est, en effet, par la chaleur aspirante du soleil que les eaux terrestres sont vaporisées, que les nuages se forment, que la pluie se suspend dans les airs, et c’est par un coup de foudre que les eaux dérobées sont restituées à la terre. Ces manifestations diverses du principe igné, c’est la vie divine d’Agni, c’est le règne du premier dieu des temps védiques.

L’Arya est cependant impressionné par un phénomène aussi puissant que le phénomène du feu : Qu’est-ce que cette forme invisible, impalpable, ces souffles, ces vents, en un mot, qui se précipitent dans les airs, qui traquent les nuages, les poussent, les chassent, les mettent en grand désordre et les jettent enfin dans cette perturbation d’oie la bienfaisante foudre jaillit ? Ces vents sont sans chaleur ; ils jouissent donc d’une existence qui leur est propre, complètement en dehors d’Agni ? et il semble que leur intervention soit indispensable à la retentissante manifestation de la foudre, à la naissance du tonnerre, cet Agni céleste ! Constater cette force spéciale, la reconnaître indépendante et la nommer, c’était la personnifier ; car l’Arya ne conçoit pas encore l’impersonnel. Ces souffles divers, venus de régions différentes, on les nomme Marouts. Ce sont les Marouts qui amènent les orages dont les eaux rendront la vie à l’Arya, enrichiront ses pâturages ; c’est par ces Marouts que l’homme devient riche en famille et en chevaux. Pour qui viendraient-ils de si loin, ces vents, ces Marouts, avec leurs coursiers jaunes et rougeâtres attelés à leur char brillant comme l’or, retentissant comme le bruit des armes et dont le fracas des roues fait frémir la terre, s’ils ne venaient pour l’Arya ?

La formation du nuage par l’aspiration de la chaleur est toujours attribuée à Agni, mais ce n’est plus seulement vers Agni que l’Arya dirige sa reconnaissance, lorsque l’eau du ciel, tombant en pluie, vient désaltérer la terre agonisante. Il est très évident que le déchaînement des orages est dû aux Marouts, puisque les nuages, sans l’action despotique des vents, resteraient au-delà de l’horizon : On entend, on voit les Marouts pousser les orages, les acculer pour ainsi dire en Sapta-Sindhou, sous les Himalayas, les presser et leur arracher l’eau qu’ils détiennent. En réalité, ce sont les Marouts, très riches, qui, bien plus qu’Agni, autant que lui du moins, répandent la pluie, ce lait céleste. De même que l’écuyer dresse le cheval, dit un poète, les Marouts, eux, apprennent au nuage à pleuvoir. Le nuage est une nourrice intarissable que les Marouts ont l’art de traire au milieu des mugissements de la foudre.

La sécheresse ruine l’Arya, la pluie d’orage fait sa fortune, tant le sol, arrosé, devient fécond en Sapta-Sindhou. Il n’est donc pas surprenant d’entendre les Aryas chanter les Marouts comme les dispensateurs de la richesse. Le mortel que les Marouts protègent surpasse bientôt tous les autres en puissance ; ses coursiers ont de gras pâturages, ses gens ont de la richesse ; il voit croître son opulence, et ses sacrifices heureux sont renommés. Les Marouts sont déjà presque des dieux vers lesquels montent les vœux védiques : on leur demande la fortune stable dont ils sont les distributeurs. Les poètes célèbrent magnifiquement les Marouts rapides, bruyants, impétueux, invulnérables. Leurs clameurs s’expliquent dans les hymnes, par les innombrables coups de fouet qu’ils donnent aux nuages en les pourchassant devant eux : ce bruit a l’importance du bruit des batailles. Lorsque les Marouts infatigables ont poussé les nuages vers les plaines du Sapta-Sindhou, ils les traitent comme des vaches auxquelles on arracherait les mamelles, et la pluie tombe, ainsi qu’un lait bienfaisant.

Contre la marche des Marouts l’homme ne peut rien, puisque ni les collines, ni les montagnes ne leur résistent, et que sous leurs pas la terre tremble de crainte ainsi qu’un chef que l’âge a accablé. Ils renversent tout ce qui est solide, ils soulèvent tout ce qui est lourd, et c’est ainsi qu’ils arrachent les arbres des forêts et déchirent les flancs des montagnes, les Marouts bruyants, violents, ivres.

Les Marouts ne sont pas toujours terribles ; ils viennent, parfois, vents adoucis et bons, attiser complaisamment les flammes du bûcher d’Agni ; ils s’unissent, alors, au dieu-feu, produisent avec lui une épaisse fumée interceptant les ardents rayons du soleil : le sacrifice est préparé avec soin lorsque les Marouts viennent ainsi visiter Agni, s’unir à lui. Mais quelle puissance est la leur ! Alors même qu’ils sont venus avec complaisance, menaçants, doués d’une force invincible, ils obscurcissent la lumière du jour.

Les Marouts, en réalité, par la pluie qu’ils amènent, ou par les ravages qu’ils font sur leur route, resplendissants ou terribles, peuvent à leur volonté donner la richesse à l’Arya ou détruire ses biens. Les Aryas placent donc sur le même autel Agni et les Marouts, et c’est en l’honneur des Marouts, aussi bien qu’en l’honneur d’Agni, que les libations seront versées. De quelles merveilles ne seront-ils pas capables, ces dieux généreux et bruyants, si l’ivresse des libations pieuses, du soma, augmente leurs habituelles ardeurs ? L’imagination du poète, surexcitée, emploiera, pour célébrer la force des Marouts emportant les nuages vers le Sapta-Sindhou et leur arrachant leurs eaux, des expressions imagées dont l’interprétation positive, plus tard, fera un miracle : on dira que les Marouts supprimaient une source ou fendaient une montagne du haut en bas.

La troupe des vents a bientôt un chef, Roudra, personnification de l’air violent. C’est à Roudra que les Aryas s’adresseront, autant pour obtenir de lui d’amples richesses, que pour se garantir de ses excès. Les bénédictions de Roudra sont appelées sur les chevaux, sur les brebis, sur les béliers, sur les vaches, sur les hommes et sur les femmes.

La déification des Marouts n’est pas générale en Sapta-Sindhou. Un grand nombre d’Aryas se refusent à dépouiller Agni de ses mérites. Pour eux, c’est Agni-Soleil qui forme les nuages, et c’est Agni-Foudre qui, détruisant son œuvre, rend à la terre l’eau dérobée ; Agni-Soleil, Agni-Tonnerre, c’est Indra, nom générique de toutes les manifestations du feu céleste.

Il existe une puissance malfaisante, Vritra, qui s’empare des nuages accumulés et qui les emporte au delà du Sapta-Sindhou ; un chef des nuages, Ahi, ennemi des Aryas, préside au vol. C’est pourquoi Indra est obligé de s’armer de la foudre, de combattre Vritra, de vaincre Ahi. Le chantre védique attribue ainsi à Indra les pluies violentes qui assainissent les marais stagnants, qui fécondent la terre, qui rendent l’eau aux rivières. Lorsque Indra veut détruire les eaux stagnantes des marais, assainir l’air puant, furieux, ivre, il frappe Vritra avec courage et ouvre l’océan des pluies : aussitôt, le poète de célébrer les antiques exploits par lesquels s’est distingué le dieu foudroyant : il a frappé Ahi ; il a répandu les ondes sur la terre ; il a déchaîné les torrents des montagnes célestes ; et les eaux, telles que les vaches qui courent vers leur étable, se sont précipitées vers la mer ; et l’ennemi d’Indra, vaincu, a grossi les rivières comme d’une poussière céleste.

Indra est le maître de la foudre, qu’il prend et qu’il lance sur son ennemi ; il ne personnifie pas le tonnerre qui n’est qu’une arme dans sa main. Il est Soleil et il reste Soleil, avant, pendant et après la bataille. Ce dieu flamboyant et victorieux, à la main d’or, est aussi nommé Papi, c’est-à-dire buveur, parce qu’il aspire l’eau terrestre, vaporisée, se condensant en nuages et roulant sous le ciel. Les attributs d’Indra sont nombreux : il est Sourya, le resplendissant ; Savitri, le créateur ; Mitra, l’ami de tous ; Bhaga, le fortuné ; Aryaman, le puissant ; et il sera un jour Vichnou, le voyageur. Alors les Indous se figureront le soleil comme un nain, dont la tête énorme vient de paraître à l’horizon, qui croît avec une rapidité vertigineuse, réchauffe tout de sa chaleur, envahit tout de sa lumière, s’empare du ciel, et le traverse en trois pas : le lever, le zénith et le coucher.

Le feu arraché du sein de l’arani, par le frottement de deux pièces de bois, œuvre purement humaine, naît sous les yeux des Aryas, vient de la terre, et il pourrait y rester éternellement si le prêtre védique ne l’obligeait pas à se manifester. Le feu d’en haut, au contraire, foudre ou soleil, se manifeste sans aucun ordre, sans aucun secours humain ; il est, par lui-même, superbe, despotique et capricieux. Le feu terrestre et le feu céleste diffèrent autrement : Il n’est pas nécessaire que l’étincelle d’Agni jaillisse, que le bûcher soit allumé, que la flamme sainte crépite pour que la nature continue sa vie régulière ; mais pour que les choses vivantes deviennent visibles, pour que la vie se perçoive, pour que la vie soit, la clarté est indispensable : or, le jour, c’est le soleil, c’est Indra. Indra est nécessaire à l’air, au ciel et à la terre, car dans l’obscurité les trois inondes se confondraient. Agni est le principe conservateur ; Indra est le principe manifestant.

Sans effort d’imagination, l’Arya voit dans le feu céleste le créateur des matières auxquelles Agni a donné la vie qu’il entretient. L’un des premiers hymnes du Rig-Vêda attribue à Indra la création de la terre, qu’il a faite à l’image de sa grandeur. L’immensité d’Indra absorbe l’espace ; le ciel et la terre ne peuvent le contenir, et les vagues de l’air ne peuvent aller jusqu’à sa fin. Indra, seul, a fait tout ce qui existe. L’attribut essentiel de la divinité est donc acquis à Indra : Il est et sera le Créateur. Le dieu védique est fait. L’Arya pourra diviser sa conception en une série de phénomènes naturels spéciaux ; mû par sa fantaisie, il dirigera ses sincères adorations tantôt vers un dieu, tantôt vers un autre ; il créera, par caprice ou par peur, de nouvelles divinités, mais Indra, le dieu-soleil, resplendissant et mystérieux, demeurera comme le type le plus complet de l’Olympe védique, et tous les dieux célébreront ses louanges. S’il n’est pas Tout, ainsi qu’Agni, il embrasse et inscrit toutes choses en lui comme le cercle d’une roue en embrasse les rayons.

Le père de famille, fidèle aux traditions, prêtre et chantre, dit l’hymne sacré devant l’autel, pendant qu’une agile main prépare la libation dans le mortier : c’est la cérémonie principale, c’est le culte d’Agni dans sa primitive pureté. Mais Agni est bientôt dépossédé de son propre bien ; la libation, devenue une invocation, un appel à Indra, va d’un autel à l’autre, indifféremment. Lorsque, ayant à formuler un vœu, le chef de famille fait préparer un pur breuvage, ou bien lorsqu’il a chargé le prêtre de chanter un hymne devant l’autel ; lorsque la pierre du mortier, où la libation se prépare, résonne, pendant que la voix du poète dit le chant sacré, c’est alors qu’Indra se plaît à venir parmi les hommes comme à une fête.

C’est à Indra que s’adressent les vœux les plus ardents Il est la sauvegarde des humains ; lorsqu’il a bu, lorsqu’il a mangé, en faveur des offrandes qui lui ont été faites, il exauce volontiers le vœu de celui qui lui a présenté des mets exquis. A la boisson fermentée s’ajoutent maintenant des grains d’orge bien préparés, dorés au feu, arrosés de beurre. La cérémonie védique, où l’on mange et où l’on boit, est devenue solennelle ; la splendeur du dieu nouveau s’accommoderait peu d’un culte banal. Le poète, le barde, dirigeant les rites, officiant, est un prêtre ; les auditeurs sont des assistants, des fidèles déjà. La religion est née en Sapta-Sindhou. Aussi, le chantre, fier de ses ouvres, influent, enorgueilli, vante-t-il ses hymnes brillants et forts, aux larges et harmonieuses mesures !

La direction du prêtre, simplement théâtrale, prend chaque jour une importance plus grande ; l’ordonnateur des rites rêve de domination ; le poète infatué a des désirs de commandement. On peut dire que le second dieu védique, le magnifique Indra, est l’œuvre personnelle des prêtres, tandis que le premier dieu, le doux Agni découvert dans la nature, y existait de toute éternité. Les chantres, détrônant Agni au profit d’Indra, laissent leur enthousiasme déborder.

Cependant les Aryas demeurés fidèles au flamboyant Agni, alors que les poètes déifiaient les Marouts, résistèrent une seconde fois à la révolution. Il y eut des chantres courageux qui affirmèrent leur fidélité. Il y en eut d’autres qui, tout en reconnaissant Indra et servant son culte, maintinrent Agni au-dessus du dieu nouveau, déclarant, non sans émotion, que, quel que soit le dieu qu’ils devront honorer de leur sacrifice perpétuel, c’est toujours à Agni que s’adressera l’holocauste.

Agni et Indra se trouvant en face l’un de l’autre, les hymnes semblent plaider. Chacun fait valoir son dieu préféré : Agni, dieu opulent, est dit plus grand que le vaste ciel ; il est le roi des êtres humains : n’a-t-il pas combattu lui-même en faveur des dieux et défendu leurs biens ? Indra est donc l’obligé d’Agni. Le dieu-soleil, cela est incontestable, éclaire les mondes, il peut avoir créé les matières dont la terre est formée, mais ce n’est pas lui qui a fait les belles nuits : c’est Agni, le dieu triomphant de tout, qui a décoré d’étoiles la voûte céleste. Cet argument est habile ; car si l’Arya admet qu’Agni a créé les étoiles, il devra croire un jour, logiquement, qu’Agni a créé le soleil. La force d’Indra n’est que relative, puisqu’elle peut s’accroître.

Indra, jouissant des hymnes chantant des libations qui lui sont offertes, boit tel qu’un cerf altéré, et cela augmente sa force. Les libations constituent l’acte principal des cérémonies védiques ayant pris un tour religieux. La préparation de la liqueur sainte, du soma fermenté, devient comme la base du culte nouveau. Tout est réglé minutieusement : on broie d’abord l’herbe dans un mortier qui résonne comme le tambour des vainqueurs. Le mortier et le pilon étaient de bois. Le jus extrait des herbes était recueilli dans un bassin et passé, ensuite, à travers un crible fait de peau de vache. Jadis, répandue sur le bûcher d’Agni, la libation attisait la flamme, nourrissait le dieu, entretenait le feu du bûcher ; Indra, lui, boit le soma par les lèvres du chantre : Ce que l’appât de la nourriture est pour le coursier, dit un hymne, la coupe du sacrifice l’est pour le poète qui va composer un chant nouveau, célébrer Indra avec plus d’ardeur.

Officier, c’est boire ; la prière, c’est la libation : les vœux sont dans la coupe du sacrifice. Le prêtre verse les vœux en même temps que le breuvage sacré. La liqueur est vite personnifiée, le Soma est un ami, un ami généreux qui réchauffe, surexcite l’imagination et fouette la pensée ; qui favorise d’ardentes improvisations poétiques et prépare la fortune et la gloire du poète. Le prêtre, reconnaissant, dédie quelques hymnes à Soma, lui parle dans le ton réservé aux dieux, lui adresse des prières directes, pour qu’il accroisse sa richesse, pour qu’il détourne du chantre la maladie, agrandisse ses trésors, double son opulence, pour qu’il se manifeste enfin comme un véritable ami.

Indra, Agni et Soma forment la première trinité védique ; trois manifestations différentes du même principe : le feu, la chaleur. Indra, c’est le feu du ciel dans toute sa mystérieuse munificence, dans l’éclat de sa force et de ses ardeurs ; Agni, c’est le feu terrestre, docile, obéissant, aimable ou terrible à la volonté des hommes, réchauffant doucement les corps enfiévrés ou se propageant en incendies ; Soma, c’est le feu qui se boit, la flamme invisible mais certaine, qui brûle la poitrine et embrase le cerveau. Personnalités distinctes, Indra, Agni et Soma reçoivent chacun des hommages particuliers ; mais le culte n’est entier, la cérémonie religieuse n’est vraiment complète que lorsque le grand principe du feu, — nœud de la trinité védique, — est honoré dans ses trois manifestations.

Il n’est pas de sacrifice possible sans le Soma, sans la libation ; — le sacrifice serait sans but si la libation ne contenait pas des vœux adressés à Indra, puissance suprême, organisateur et conservateur des choses, dispensateur des biens ; — la prière exige une cérémonie, et la base de toute cérémonie, c’est Agni, le bûcher, le feu terrestre manifesté, le culte. Et, considéré comme base nécessaire de la religion védique, Agni reçoit un nom nouveau : on le dit Brahmanaspati, c’est-à-dire maître de la chose sacrée. La seule prière efficace, la seule correcte, est celle qui s’adresse à chacune des trois personnalités de la trinité védique et à toutes ensemble en même temps. — Le mortel que conservent Indra, Brahmanaspati et Soma, ne saurait périr.

Des milliers de divinités différentes surgiront des cerveaux indous ; l’exaltation, la peur, la joie, le caprice, l’intérêt, la folie même peupleront jusqu’à l’infini l’Olympe indien ; mais la grande idée divine est pleinement formée ; le dieu primordial, le dieu type, le dieu védique par excellence, largement conçu, est achevé. Il surviendra de nouvelles théories, d’autres spéculations religieuses s’imposeront, de grotesques bizarreries seront produites et défendues avec ténacité, avec foi, avec succès ; le Feu demeurera comme le grand principe indien, et les trois manifestations principales de la chaleur, — Indra, Agni, Sonna, — resteront comme le triangle absolu dans lequel tout est et tout tient.

Chaque phénomène naturel, déplorable ou bienfaisant, sera déifié à son tour par les Aryas : Ils chanteront la douceur des aurores blanches, la terre fertile et féconde, le ciel généreux ; mais le grand principe igné restera dominant. Il y aura, il y a déjà, une foule de dieux grands et petits, vieux et jeunes ; et il dépend des dieux eux-mêmes, ainsi adorés, de conserver leur culte en exauçant les vœux qui leur sont adressés : qu’ils soient perpétuellement bons, et les hommages dus à leurs bontés ne seront jamais interrompus.

Comme pour alimenter son adoration perpétuelle, l’Arya multiplie les dieux proportionnellement à ses propres besoins, les rapprochant de lui le plus possible, les intéressant aux moindres actes de sa vie privée, cherchant à stimuler leur zèle, à engager leur responsabilité : Les dénominations des divinités ne sont que des mots ordinaires, des qualificatifs s’appliquant, avec une exacte concision, avec brutalité parfois, à la caractéristique du dieu.

Si les dieux védiques n’étaient pas immortels, peut-être ne seraient-ils, en réalité, que des personnalités peu supérieures à certains hommes ; mais leur immortalité est admise, dès les premiers temps, en opposition à la caducité fatale des Aryas. La séparation entre le divin et l’humain est radicale. Hors de ce fait d’immortalité, les dieux védiques sont des êtres jouant dans la nature un rôle déterminé. Ils sont compris dans le cercle de la vie ; ils vivent, ils ont une mission à remplir, ils sont soumis à un labeur, et leurs travaux sont souvent matériels.

Il y a solidarité étroite entre l’Immortel et le Mortel, entre l’homme et le dieu : celui-ci existe pour celui-là. Il est de l’intérêt du dieu de servir l’homme, puisque le bien que la divinité procure à son serviteur tourne à l’avantage du dieu. Lorsque les vaux de l’Arya ne s’accomplissent point, l’Arya se fâche : il reprochera à tel dieu de l’avoir invoqué inutilement quatre fois, et dénoncera son illibéralité. Indra est magnifique, grand, riche, vrai et fort ; mais il n’est fort, il n’est puissant et lumineux, il n’est Indra, en un mot, que pour soutenir son adorateur, comme le cheval n’existe que pour porter l’homme. Indra, en effet, est l’œuvre volontaire des chantres ; s’il s’agite, s’il se bat, s’il est vainqueur perpétuel et acclamé, si les Aryas adorent spécialement le dieu-foudre qui n’est, en somme, que l’une des diverses manifestations du feu, c’est que le poète a voulu que cela fût ainsi. Il ne faut pas qu’Indra oublie son origine, lui qui sait que le chantre védique l’a conçu.

Le prêtre, qui a fait Indra, qui l’a armé, peut le désarmer ; il a donc le droit de parler hautement au dieu, de le rappeler à son devoir. Ce pouvoir du prêtre est terrifiant ; il est aussi haut et aussi large que possible ; il embrasse tout le ciel, il s’élève au-dessus des dieux. Cela ne suffit pas au chantre, qui voudrait étendre sa puissance sur le peuple védique tout entier.

Chaque père de famille, qu’il soit poète ou non, peut former une assemblée, dresser un autel, édifier un bûcher, frotter l’arani, communiquer l’étincelle aux branchages, faire flamber Agni, l’invoquer, le prier, boire, consommer le sacrifice en un mot. Comment le prêtre parviendra-t-il à s’approprier le monopole exclusif de ce culte ? Exclure le père de famille, ce serait tenter une dangereuse révolution ; il importe de procéder avec mesure, avec lenteur, habilement. D’abord, le prêtre ne réclamera qu’une association ; et pourvu que l’on admette comme meilleure la prière dite par le père de famille et le prêtre réunis devant le même autel, il sera satisfait : Le père de famille qui se présente à l’autel avec les prêtres, dit un hymne, voit sa maison riche et son intérieur fortuné.

Cette participation nécessaire, ou du moins utile, du prêtre au sacrifice quotidien étant admise, il suffira de compliquer les rites, de leur donner une grande importance, de les surcharger de détails, pour que le père de famille, distrait par ses travaux, cesse peu à peu d’exercer une part d’un sacerdoce devenu très exigeant.

Le culte primitif perdra donc sa simplicité : Il faudra bâtir l’autel d’une certaine manière et se mouvoir dans l’enceinte sacrée d’une certaine façon ; on allumera plusieurs bûchers, orientés suivant une règle précise ; l’hymne ne sera dit qu’à un moment déterminé ; les officiants combineront, enfin, des cérémonies minutieuses, lentes, rigoureusement observées, dont ils auront la science et le monopole.

Cette constitution des poètes-prêtres en classe spéciale, jouissant d’une influence très consolidée, inaugure un nouvel état social en Sapta-Sindhou. Les dieux étant faits, les prêtres vont agir.