Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE X

 

 

La littérature védique. - La manie des bijoux. - Musique, danses, - luttes. - Cosmographie védique : les trois mondes. - Points cardinaux. - Méridien. - Le soleil. - La lune. - L’année védique. - Le caractère de l’Arya ; ses vœux ; désir d’une vie durable en Sapta-Sindhou. - Origine des Aryas. - Les ancêtres.

 

L’ARYA est intelligent et méthodique ; l’amour, en toutes choses, du développement progressif et régulier le caractérise excellemment. D’un goût très vif pour l’ordre et le vrai naît la littérature védique. Les compositions de la race aryenne, vulgaires ou sublimes, légères ou graves, sont toujours littéraires. Il y a un grand calme dans le cerveau de l’Arya, alors même que de rudes pensées s’y manifestent. Le désordre et la confusion sont encore de réels tourments pour l’Indou moderne, propre et gai.

Le goût des bijoux, toujours très prononcé, n’est pas chez l’Indien, comme chez le nègre par exemple, l’excès démonstratif d’une puérile vanité ; on ne voit chez l’Indou qu’un but absolu d’ornementation. Les nègres ne quittent jamais les bijoux dont ils se parent ; au contraire, les femmes des environs de Madras, qui portent au nez et aux oreilles des roues d’or serties de perles, ne s’ornent pas de ces parures aux jours de travail ; elles leur substituent de simples rouleaux de bois ou de feuilles séchées.

La manie des bijoux est générale dans la péninsule indoustanique ; elle serait cependant plus prononcée sur la côte de Malabar que sur la côte de Coromandel, à Bombay qu’à Madras. A Bombay, les enfants, dès leur sevrage, sont couverts de bijoux si la récolte a été bonne ; et si elle a été bien vendue, les bijoutiers de l’Indoustan ne suffisent pas à convertir en ornements les pièces d’or et d’argent qu’on leur apporte. Cette passion, exclusive de tout sentiment d’avarice, n’est pas sans témoigner en faveur de l’Indien qui, certainement, veut en parant son corps rendre un hommage à la dignité humaine.

L’Arya distinguait la musique, cette parole chantée, du simple discours ; il semble qu’il possédât quelques instruments. Les hymnes se disaient sur deux tons, l’Arya croyant avoir remarqué dans le chant des oiseaux deux cris dominants.

La danse était un art développé. La danseuse, rejetant ses voiles, et sans impudeur, laissait voir son corps comme une œuvre admirable. Il y avait des danseurs et des lutteurs de profession, et des acrobates qui se présentaient la poitrine couverte d’ornements dorés. L’Arya aimait les fêtes et les jeux, naïvement, sincèrement.

L’impressionnabilité de l’Arya védique, très vibrante, le livre à de continuelles distractions ; son imagination, toujours en alerte, s’empare du moindre incident, et c’est pourquoi sa patience merveilleuse, appliquée à tant de travaux matériels, contraste si singulièrement avec son incapacité de réflexion lente. Il perçoit rapidement les choses, il les voit sainement, telles qu’elles sont, mais il ne consent guère à chercher longtemps les causes vraies des effets certains qu’il constate. Une formule suffit alors à l’Arya pour expliquer un phénomène.

Un entassement de définitions subtiles, ingénieuses, littéraires, telle sera l’œuvre scientifique des Aryas primitifs. C’est ainsi qu’en astronomie, ils ne furent jamais véritablement observateurs.

Leur cosmographie est embryonnaire. Ils voient trois mondes : le ciel, l’air et la terre, mondes spéciaux, placés les uns au-dessus des autres, deux invisibles, un seul apparent. Le monde visible, c’est la terre ; le ciel azuré et l’air incolore ne sont que des mondes insaisissables à la vue. La terre est pour l’Arya tout ce qui a l’apparence de la solidité, niais rien que ce qui se voit ; l’horizon est plus qu’une limite, c’est une fin : La terre est ronde et plate comme un disque ; une flèche lancée des cieux et décrivant un cercle en peut faire le tour. Le firmament védique, concave, vient se souder à la terre, circulairement, à l’horizon. Le creux entre la terre plate et la voûte céleste, rempli d’air, et dans lequel les astres se meuvent, constitue le troisième monde. Cependant l’Arya a l’impression du mouvement terrestre, de la translation des mondes dans l’espace : Il dit que le ciel et la terre ont des frontières communes, et qu’ils roulent ensemble.

La constatation nécessaire des points de l’horizon où se lèvent et se couchent les astres, la périodicité et la direction régulières des vents apportant les pluies fécondantes, et dont il importait de déterminer les époques ; enfin l’obligation de limiter exactement les propriétés de la commune ou de l’individu par des lignes réelles, firent adopter, sur le grand cercle horizontal immuable, des points de repère, ou points cardinaux, au nombre de quatre.

Le soleil, pleinement lumineux, va de l’orient à l’occident, et c’est le jour. Le même soleil, éteint, sans rayons, noir, revient de l’occident à l’orient, et c’est la nuit. L’itinéraire de ce double voyage, vaguement dessiné sous la voûte céleste, trace le méridien védique.

Les aurores, qui précèdent l’apparition du jour et dont la clarté blanche est indépendante de la lumière rousse du soleil, naissent dans la nuit et meurent dans le jour. Quelle est cette lueur des aurores, sans foyer central ? et d’où vient-elle ? L’Arya ne peut pas répondre à ces questions, et il demande aux aurores elles-mêmes où elles vont, où elles sont pendant le jour, où est leur demeure, en quel lieu on serait certain de les voir, pour les saluer.

Le retour du soleil sombre vers l’orient, chaque nuit, est pour l’Arya un fait positif. Le soleil du jour, flamboyant, a nom Savitri ; Varouna, c’est le soleil noir. Savitri, le soleil brillant, suit deux routes, l’une ascendante, l’autre descendante, resplendissant de lumière, sur un char d’or mené par des coursiers que pique un aiguillon d’or. Varouna, le soleil sombre, passe dans l’obscurité, à travers les voies heureuses de l’air, retourne à l’endroit où il doit renaître, pendant que les oiseaux et les animaux, dans leurs retraites, sont tous endormis et comme aveuglés.

Cette explication de la nuit succédant au jour ne satisfait cependant pas le poète ; des doutes hantent son esprit, et il en fait l’aveu, docilement. Il demande où va le soleil pendant la nuit, et quelle région du monde il éclaire. Le problème, on le voit, est vigoureusement posé ; mais ce ne sont pas les Aryas védiques qui s’astreindront à le résoudre.

Le Rig-Vêda est plein de tels aperçus, on pourrait dire de telles visions ; à chaque instant, les poètes montrent du doigt, à l’horizon, une lueur de vérité certaine, ils indiquent parfaitement la voie qu’il faudrait suivre pour arriver au vrai, mais la route reste déserte et la lueur intellectuelle s’éteint dans la nuit.

Les phases de la lune sont bien observées. Les Aryas admettent deux manifestations principales : la pleine lune, rata, et la nouvelle lune, coukou. Le jour qui précède la nouvelle lune se nomme sinivâli. Les divisions de l’année védique sont : ayana, le semestre ; ritou, la saison ; mâsa, le mois ; pakchas, le demi-mois ; divasa, le jour ; ratu, la nuit, et moukoûrtta, l’heure. L’obligation de mesurer les temps agricoles et la nécessité de régler les cérémonies publiques, dictèrent ces formules. Il importait aux agriculteurs, comme aux chantres, de connaître exactement la périodicité des lunes nouvelles, le retour annuel des saisons, la marche des astres et la durée des jours et des nuits. Ce furent les œuvres de patientes observations et non les résultats de travaux astronomiques raisonnés. Nulle ambition scientifique ne semble animer l’Arya primitif ; il n’a que le désir de vivre bien et de vivre longtemps, à l’abri de toute misère ; il serait complètement satisfait si la quiétude absolue, venue en lui, le dispensait de toute préoccupation, et matérielle et morale.

Fidèle, reconnaissant, très bon, l’Arya se pare volontiers de sa docilité, de sa gratitude et de sa bonté. Il ne pardonne pas le mal qui lui a été fait ; mais, reconnaissant autant que vindicatif, il n’oubliera pas le service que lui aura rendu son ami ou son dieu : L’impuissance d’oublier est presque sa caractéristique. L’Arya ment avec facilité ; il est souvent timide ; il est toujours très humble sous la main qui l’a frappé. Tout le bonheur humain se résumant dans l’affirmation d’une longue paix, il achètera volontiers ce repos au prix de sa liberté même. N’être point inquiété, vivre doucement, est sa félicité suprême. De nos jours encore, les femmes de Baroda, une fois par an, nettoyant leurs maisons avec minutie, recueillent précieusement les poussières sur un van d’osier, placent au milieu des détritus recueillis une lampe allumée et jettent ensuite le tout sur la voie publique, disant, avec foi, que les chagrins et la misère quitteront ainsi leur demeure et que l’ère de la prospérité commencera.

Longs jours vécus dans une profonde paix, travail facile, vieillesse exempte de maux, richesse garantissant l’avenir, tels sont les vœux continuels de l’Arya védique. Il croit que la libation de soma, descendue jusqu’à son cœur, vivifiante, sera pour lui comme un bon père est pour son enfant, comme un véritable ami est pour son ami et que cette chaleur prolongera son existence. Il espère que ces liqueurs glorieuses et libératrices le préserveront des atteintes de la vieillesse, des morsures de la fatigue. Une pleine vie aryenne doit compter cent hivers. L’idéal de l’Arya serait d’obtenir des dieux, pour prix des hommages qu’il leur adresse, que ses oreilles n’entendent et que ses yeux ne voient que des choses heureuses ; que ses membres soient pleins de force ; qu’il jouisse de toute la somme de vie que le ciel peut accorder aux humains.

Vivre cent ans, sinon dans l’abondance, au moins dans la prospérité ; avoir de nombreux enfants qui seront une joie, une défense et un soutien ; entendre de belles poésies, et ne connaître que des jours sereins, quelle ample formule de prière ! — Indra, ô dieu ! donne-nous les biens les plus précieux ; accumule sur nous l’abondance, la prospérité, l’ornement des richesses, l’accroissement de la famille, la douceur des chants sacrés et la sérénité des jours. Tel fut l’idéal du groupe aryen cantonné en Sapta-Sindhou, satisfait, heureux, se suffisant à lui-même et qu’aucun sentiment de convoitise basse n’avilit. Maîtres de leur pays, ne recevant du dehors aucun secours, aucune tradition contraire à la leur, les Aryas avaient une civilisation qui se développait régulièrement.

Le mot Arya, par lequel se nomme le groupe védique en Sapta-Sindhou, ne porte en lui aucun éclaircissement d’origine nationale : il qualifie la race, simplement ; il n’est que relatif, signifie noble, et désigne celui qui est supérieur. Or, le peuple aryen ne se peut qualifier de supérieur, que s’il se compare à un autre peuple ; il ne peut se dire noble qu’en présence d’un autre groupe humain dont il dénonce ainsi l’infériorité. Les Aryas n’étaient donc pas seuls en Indoustan. — Mais, et c’est une question : Les Aryas qui vivaient en Sapta-Sindhou, à l’époque des hymnes, étaient-ils tout à fait chez eux ? ou bien, y vinrent-ils du dehors ? Et dans ce dernier cas, d’où vinrent-ils ? quel sol fut leur première patrie ?

Rien, dans le Rig-Vêda, ne dit positivement que les Aryas émigrèrent : Les hymnes védiques ne contiennent le souvenir d’aucun fait antérieur à la présence des tribus aryennes en Sapta-Sindhou. On peut remarquer, çà et là, quelques indications suffisamment claires de points géographiques situés à l’occident de l’Indus ; il est parlé notamment, des vallées où passe la rivière de Caboul ; mais cela peut suffisamment s’expliquer par les rapports contemporains que les auteurs des hymnes eurent avec les peuplades de leur voisinage, à l’ouest de l’Indus.

Cependant, plusieurs chantres védiques célébrant leurs aïeux, semblent les désigner comme ayant vécu au nord-ouest du Pendjab. Cette constatation porte le regard vers les pays qui sont hors du bassin de l’Indus, au delà du Caucase indien, — l’Hindou-Kousch, — et jusques sur les plateaux d’où l’Oxus descend en fleuve. Du choc de ces deux opinions différentes a jailli cette pensée, que les Aryas du Sapta-Sindhou pourraient être autochtones, purement et exclusivement, tandis que les auteurs des hymnes, eux, seraient venus des bords de l’Oxus ? Cette émigration particulière se serait accomplie bien antérieurement à la période védique. Les poètes, les bardes seraient ainsi venus en Sapta-Sindhou avec un espoir spécial, approvisionnés de traditions déjà solides, apportant à la terre aryenne des germes nouveaux qui devaient largement y fructifier. Une série de générations successives aurait mélangé le sang des bardes d’au delà de l’Indus au sang des Aryas de la péninsule indoustanique, et le groupe aryen, national, se serait formé de l’union totale, définitive, des chantres venus du dehors et des auditeurs les ayant accueillis.

Une puissante théorie moderne veut qu’à une époque préhistorique, les Aryas, — race-mère occupant tout le Haut-Oxus, — se soient partagés en deux grandes masses humaines, dont l’une se dirigea vers l’Europe, tandis que l’autre descendit vers l’Iran. Les Aryas de cette dernière « masse » se seraient divisés de nouveau. Les Perses, l’aristocratie des Mèdes, les Bactriens et les castes supérieures de l’Inde, réunis sous le nom d’Aryas, auraient vécu longtemps dans les contrées qu’arrosent l’Oxus et l’Iaxarte, c’est-à-dire dans la Bactriane et la Sogdiane. De là, un groupe assez important s’étant détaché, se dirigeant vers le midi, aurait franchi l’Hindou-Kousch, pénétré dans l’Inde, en détruisant ou subjuguant les populations antérieures de souche chamitique et dravidienne qui tenaient le nord-ouest de la péninsule indoustanique. L’autre se serait établi dans le pays qui s’étend entre la mer Caspienne et le Tigre, et dans les montagnes de la Médie et de la Perse. Cet exode se serait accompli vingt-cinq siècles environ avant notre ère ; et il faudrait expliquer par de grandes querelles religieuses la scission des Aryas du Haut-Oxus.

Le parti d’Aryas qui se dirigea vers l’Indoustan, aurait suivi la longue vallée qui suit la Koubha des livres sanscrits, le Cophès des grecs, la rivière de Caboul. Arrivés devant l’Indus, les émigrants auraient franchi le fleuve. Ceux qui acceptent ce système historique, l’appuient de cet argument, que les auteurs des hymnes védiques demandant une longue vie comptent les années par hivers, et que cette expression dénonce l’origine septentrionale des poètes. D’autres, sans se prononcer définitivement, accueillent volontiers la théorie du grand exode et retrouvent des Aryas relativement purs au nord de la rivière de Caboul, chez les Kafirs ou Siahpochs, qui ont les yeux bleus ou noirs, les cheveux variant du noir au châtain, le front large et développé, la taille bien prise : Ce peuple, d’abord cantonné en Afghanistan, chassé par la conquête musulmane, ayant ou non adopté l’islamisme, conserverait encore le naturalisme védique et parlerait un idiome aryen. Il en est, enfin, qui pensent que la chaîne séparant les vallées de l’Indus de celles de l’ancienne Arie, et les montagnes s’élevant entre le Pendjab et le bassin de l’Oxus, isolaient absolument les Aryas du Sapta-Sindhou.

Il est certain que les auteurs des hymnes védiques ignoraient le cours inférieur de l’Indus et qu’ils ne parlent pas des pays qui sont à l’ouest du fleuve. Cette abstention des poètes serait-elle l’effet de leur indifférence ? Volontairement, de parti-pris, les chantres se seraient-ils abstenus de parler du passé ? Il suffit de lire les premiers hymnes, pour y voir la preuve du respect que les Aryas avaient pour leurs aïeux, pour leurs ancêtres, ces enfants de Manou, qui s’étaient assis autour d’un foyer semblable au leur ; qui leur avaient révélé la lumière ; qui, par leurs prières, avaient organisé le sacrifice, inventé les premières formules d’adoration, imaginé les vingt-et-une mesures par lesquelles le sacrificateur plaît à la mère du sacrifice. Ces ancêtres, sont-ce les aïeux des chantres, ou bien les premiers Aryas ? Le problème n’est pas encore résolu au moment même où, debout sur le seuil de l’histoire, nous interrogeons ses profondeurs.

Nous voyons les Aryas groupés en Sapta-Sindhou, nous entendons distinctement leurs poètes chanter des hymnes, nous lisons le texte de ces chants sacrés à la lueur du bûcher d’Agni ; au delà, la nuit historique commence, l’ombre s’épaissit. La solution de ce problème, la découverte des véritables origines aryennes, labeur tout à fait contemporain, appartient aux pures et hautes sciences historiques dont le dix-neuvième siècle, et avec raison, s’enorgueillira.