Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE IX

 

 

La vie védique. - Communes. - Hospitalité. - L’ami. - Chars. - Ménages. -Nourriture. - Troupeaux. - Chevaux. - Bœufs. Charrue. - Irrigation. - Cueillette des fruits. - Bergers. - La journée de l’Arya. - Artisans. - Mines. - Parures. - Echanges. - Navires. - Chasse et pêche. - Premières inégalités.

 

LE Rig-Vêda, qui ne cite aucun nom de ville, ni ne décrit aucune agglomération urbaine, parle cependant de fêtes communales. Il n’est question de villes, pour la première fois, dans des livres indous, que dans les Pouranas, et encore est-il permis d’y trouver le mot excessif. La famille aryenne était à ce point réduite, qu’un degré de moins n’eût laissé que l’individualisme pur. Faire une ville par l’agglomération d’un très grand nombre de familles devait révolter le goût particulièrement simplificateur des Aryas. Ils n’y songèrent certainement pas. D’ailleurs, la vie aryenne, surtout agricole et pastorale, exigeant la dispersion des hommes et des troupeaux, des groupements ne pouvaient se former qu’au centre d’un cercle territorial suffisamment restreint pour que, deux fois par jour, les troupeaux pussent aller au pacage et en revenir, sans fatigue pour les conducteurs.

Les Aryas étaient comme divisés en tribus innombrables, indépendantes, mais localisées. C’étaient des communes. Aucune autorité supérieure, nul pouvoir dominant ; en conséquence, pas d’administration générale, pas de trésor public, pas de prince. Le mot citoyen échappe à la langue védique. La nation est morcelée, aucun lien politique ne réunit les tribus éparses ; telle est l’impression que donne la lecture des hymnes.

Sans prêtres et sans princes, les Aryas se montrent pleinement heureux en Sapta-Sindhou ; et il est permis de considérer l’état social qui était le leur, comme un état achevé, complet en soi. Dès sa formation, le groupe indo-aryen aurait donc été majeur ? Pourquoi non ? L’œuvre purement humaine de la civilisation des hommes groupés en peuple s’accomplit graduellement, par une série de faits progressifs ; mais l’Homme, œuvre naturelle, vient au monde parfait, lui. Une lande rebelle, inculte, mais violentée par la charrue, nourrie par le semeur, verdit lentement, réclame des soins accumulés, une surveillance incessante, un traitement traditionnel pour devenir forêt ; tandis qu’il ne faut à la terre fertile que le jet hasardeux de glands mûrs pour que la forêt naisse, croisse, et soit un jour profonde, robuste, parfaite, c’est-à-dire achevée. Les premiers hymnes védiques ne sont-ils pas tels que, dans la suite des siècles, aucune autre manifestation poétique n’en surpassera la grandeur ? Le premier état social des Aryas n’apparaît-il pas tel, qu’après eux nul rêve d’indépendance nationale n’ira au delà de ce qui fut en Sapta-Sindhou ? Ce fractionnement des tribus védiques en communes innombrables serait-il un témoignage de barbarie ? et faut-il dire que plus les populations sont barbares, plus leur fractionnement est multiple ? La nation védique, remarquablement fractionnée, aurait donc été barbare ? Barbares, les auteurs des hymnes védiques ! La famille aryenne existait, la commune aryenne existait, la nation védique existait, que faut-il de plus ? Que manquait-il aux Aryas ? Il ne leur manquait que l’ambition d’un homme leur suscitant des ennemis pour les grouper et s’en saisir mieux, ainsi, d’un coup de main. L’Arya est parfaitement heureux dans sa régulière anarchie. Il a l’esprit communal, qui est l’esprit de famille élargi ; et cet esprit communal, très vivace, est encore le trait distinctif des Indous actuels.

La commune indienne actuelle, sorte de petite république indépendante, fière de ses droits, est la maîtresse de son gouvernement particulier. De bons esprits font de cette tradition conservée la base et l’avenir de l’Inde. Il est certain que l’on ne vît jamais, dans l’Inde, ni grande capitale, ni pouvoir central, ni administration régulière ; ce ne furent que de petits Etats, très nombreux, aussi indépendants les uns des autres qu’il est possible de l’être, mais se réunissant avec facilité et se prêtant de mutuels secours à l’occasion. On a pu dire avec exactitude de l’Inde, qu’elle représentait un corps immense, formé de petites républiques. Chaque commune indienne a encore son patel, maire ; son kurnoun, comptable ; son taliri, chef de la police et de l’hospitalité ; son garde et jaugeur des moissons, son chef du cadastre, son commissaire des eaux, son brahmane, son astronome, son maître d’école, son forgeron, son charpentier, son potier, son barbier, son porteur d’eau, son berger, son médecin, sa danseuse, son musicien et son poète.

La commune védique, très hospitalière, était ouverte à tous. La générosité des dieux accordant de riches moissons à l’homme fidèle est comparée à l’amabilité de l’hôte admis au foyer de l’Arya. La solidarité communale se manifeste dans le plaisir comme dans le travail ; on doit se partager la joie et la peine. On voit, en Sapta-Sindhou, les convives d’un même festin se réunir pour exécuter un labeur pénible, pour porter un fardeau trop lourd. Si le poète veut donner la mesure de la solidité de son hymne, il comparera son œuvre au poteau qui soutient la porte d’une maison hospitalière.

Les champs exploités se trouvant parfois assez loin du centre habité, l’on attelait des bêtes à des chars pour assurer le transport rapide des moissons. Des chiens gardaient le foyer et le troupeau.

La famille védique était excessivement limitée, mais l’esprit de famille, très large, s’étendait au delà du foyer ; l’ami était comme un parent. La faute commise envers un ami n’était que d’un degré inférieure à la faute commise envers les dieux. Les devoirs de l’ami devenaient, en cela, égaux aux devoirs de l’homme envers la divinité, envers ses enfants, envers son père.

Les serviteurs et les animaux domestiques étaient, à leur tour, traités comme des amis : Le maître de la maison, s’enorgueillissant en public de ce qui est son opulence, cite ses enfants, ses serviteurs, ses vaches et ses chevaux. L’Arya invoque souvent le ciel pour les quadrupèdes utiles à l’homme ; il est excessivement bon aux animaux. Les voyageurs qui ont visité l’Inde, et cela à toutes les époques, ont remarqué la grande et constante sympathie des hommes pour les bêtes, et aussi des bêtes pour les hommes. L’animal domestique résiste peu à la volonté du maître, et le maître ne brutalise jamais son docile serviteur. L’Arya des premiers temps védiques tenait à l’état de pure domesticité, des chevaux, des taureaux, des vaches, des bœufs, des béliers et des chiens.

Dans des écuelles de bois taillé ou tourné, les Aryas primitifs prenaient leurs repas. Les vases de cuisine étaient en métal. Le lait caillé semble avoir été l’aliment principal des familles aryennes. On ajoutait du lait au « soma pétillant », devant le bûcher d’Agni, pour que l’ivresse du prêtre fût douce et aimable. Avant la libation, le chantre prenait, sur l’autel, des gâteaux faits de fleurs de farine et de lait caillé, ou encore des dhânas, sorte de beignets d’orge. Les Aryas, ordinairement, s’alimentaient de farine, de lait, de fruits et de miel.

Des troupeaux paissaient de grands pâturages, mais l’Arya n’utilisait vraisemblablement que le lait et les toisons des animaux. Le laboureur védique agrandissait son champ par l’incendie : la flamme de l’autel d’Agni, que la libation grasse de soma surexcitait, se répandait et créait le champ nouveau, le large emplacement à cultiver. C’est encore par le feu que les Indous actuels approprient de nouvelles terres.

Les bêtes appartenant à un seul Arya étaient assez nombreuses, parfois, pour nécessiter un contrôle quotidien. Ce contrôle se faisait à la clarté blanche du soleil levant, non sans une sorte de respect religieux, de solennité particulière.

On utilisait largement la force des chevaux attelés à des chars à roues ; le conducteur maîtrisait la bête au moyen d’un mors. Le premier poète qui chante le soleil traversant l’espace, le voit comme un char qu’emportent des chevaux lumineux, dont l’ardeur est retenue par le joug. A ce mors, à ce frein, qui prenait le cheval aux naseaux, le conducteur joignait le fouet. Le poète, qui a comparé les vents impétueux au cavalier tenant dans sa main ferme le frein qui serre les naseaux et secouant le cheval, donne l’impression du repos de la nature secouée en montrant les cavales ayant sur leur croupe le frein et le fouet.

On attelait des bœufs aux charrues : Les vents purificateurs sont souvent comparés à l’Arya jeune, bienfaisant et pur, qui presse les bœufs sur son champ. La terre, labourée, ensemencée, recevait l’eau des rivières par de nombreux canaux d’irrigation. L’Arya sait les moissons merveilleuses que l’eau et le soleil font mûrir en Sapta-Sindhou : Si l’eau donne aux hommes leur nourriture, c’est par le soleil que la fécondité du sol terrestre s’accomplit ; aussi les louanges s’adressent à Celui qui donne les aliments, au Soleil qui, dans la tige humectée, puis grossie, fait naître le grain.

La cueillette des fruits se faisait brutalement. Un poète déclare qu’Indra secoue ses trésors sur les hommes de même que le croc agite l’arbre pour en faire tomber le fruit mûr.

Surtout pasteurs, les Aryas observaient et méditaient ; ils disaient ensuite leurs impressions en un langage simple, riche, fortement harmonieux, parce que tout ce qui favorisait leur rêverie, tout ce qui frappait leurs yeux, tout ce qui bruissait à leurs oreilles était harmonie, richesse et grandiose simplicité. Qui mesurera la longue pensée du berger védique gardant le troupeau ? Les œuvres purement pastorales abondent dans le Rig-Vêda ; innombrables y sont les traits vigoureux d’une observation affinée, depuis la tendresse des vaches suivant des yeux leurs nourrissons, jusqu’à l’avarice et la goinfrerie des chiens avides. Le berger n’est pas seulement poète ; il sait également les bienfaisants secrets des simples ; il connaît les fleurs et les plantes qui peuvent guérir.

Dès l’aube, l’Arya s’éveillait. Il quittait aussitôt sa maison ; il allait entendre l’hymne nouveau, et, gaiement, ensuite, il se dirigeait vers sa terre. Le soleil levant devait entendre les chants de l’homme et des oiseaux. La ténacité de l’Indien au travail, son courage aimable, sa patience merveilleuse et gaie ne sont plus à dire. Quel voyageur n’a pas été frappé de la bonne humeur de l’Indien ? Son contentement est presque un défi. Rien ne l’émeut, rien ne l’inquiète ; la péninsule indoustanique n’est-elle pas couverte, d’ailleurs, de monuments qui témoignent de l’effroyable et calme patience de l’Indou ?

Des artisans nombreux travaillaient dans les villages, et la médecine s’y exerçait. La femme pouvait adopter un métier ou diriger une industrie. Tandis que le père, ou le mari, bûcheron, armé de sa hache, allait abattre des arbres dans la forêt, la mère, ou la femme, meunière, allait moudre le grain. L’emploi de la hache n’est pas douteux : le poète dit qu’Indra a frappé le plus nébuleux de ses ennemis, gisant tel que l’arbre attaqué par la hache étendu sur la terre. Le forgeron forgeait le fer et le façonnait. Le charron, pour faire une roue, ne taillait pas des sections à plein bois ; il tordait une branche et l’assujettissait ensuite : L’homme pieux s’inclinant devant Indra est comparé au bois que le charron « courbe » pour en faire une roue. Au contraire, on taillait les pièces d’un char à coup de haches, dans des blocs.

La hache, outil principal, s’aiguisait sur la pierre. Le fer, dont les outils tranchants étaient faits, pris souvent à fleur du sol, devait être, parfois, cherché dans les entrailles de la terre ; et il en était de même de l’or qui enrichissait les vêtements de l’Arya : La modestie d’un héros est comparée à celle de l’or fait pour briller et qui demeure enfoui dans la terre si nul ne vient à le découvrir.

Les chaussures de l’Arya étaient retenues par des liens : Un chantre voulant affirmer que les œuvres d’Indra sont perpétuelles, que le dieu ne se repose jamais, déclare simplement que la chaussure de ce dieu pur n’a jamais été déliée. Les vêtements, coupés et cousus, étaient de forme et d’ornementation différentes. D’habiles praticiens faisaient et ajustaient de beaux et riches costumes. L’or se mêlait aux étoffes, et c’est par le tissage que le précieux métal, effilé, venait enrichir la toile. Le tisserand védique se servait de la navette : Une imprécation contre les mauvais versificateurs, les dit insensés comme le tisserand qui voudrait faire sa toile avec un soc de charrue. Les femmes aryennes filaient la laine et le lin. Le lin filé, tordu, triplé, servait à faire des cordages : La force d’Indra est comparée à celle d’une corde triplée. Avec la laine, on feutrait des tapis d’une douceur vantée.

Des ornements paraient les chars, les chevaux et les hommes ; c’étaient des pendeloques, des bracelets, des plaques, des colliers, des guirlandes, des aigrettes et de menus bijoux que les orfèvres façonnaient à la flamme du chalumeau. Les hommes, autant que les femmes, portaient des bracelets ; des colliers d’or tombaient sur leur poitrine, des guirlandes d’orfèvrerie ornaient leurs épaules ; les guerriers, par des gestes saccadés, tenant dans leur main un glaive, aimaient à faire résonner les bracelets ceignant leurs bras ; des aigrettes éclatantes, souvent comparées aux rayons d’un soleil resplendissant, paraient leurs fronts.

L’Arya chassait avec l’arc et avec le filet. Il faisait choir les fauves dans des pièges : L’aurore, aimée de l’Arya, saluée et priée chaque matin, sera qualifiée de meurtrière par ce qu’elle est pour l’homme la preuve certaine d’un jour fini, d’un jour perdu, d’un jour tué ; et c’est pourquoi le poète la compare à une antique chasseresse, constamment brillante, parée des mêmes couleurs, qui vient chaque jour frapper et abattre quelque habitant de l’air.

La société védique, telle que le Rig-Vêda nous la montre à l’origine, se développe en elle-même, et par elle-même, sans nécessité d’intervention extérieure, sans besoin comme sans désir d’extension. La grande unité c’est la famille, réduite à quelques personnes, et qu’abrite une maison close, confortable, suffisamment approvisionnée. Quelques familles, librement groupées, forment une commune de fait, sans chef, sans réglementation, sans obligation d’aucune sorte. Dans ce groupe, chaque Arya remplit volontairement sa fonction spéciale ; pas un n’a aliéné la moindre parcelle de son indépendante individualité. Une solidarité quasi-fraternelle lie les divers habitants du cercle communal fermé.

Mais, fatalement, le plaisir du gain, autant que la préoccupation de l’avenir, fit songer aux bénéfices qui résulteraient d’une vente, d’une cession, d’un échange des produits de l’artisan inutiles à sa famille, contre une bête, un engin de chasse ou de pêche, un bijou, un ornement qu’une autre commune, voisine ou lointaine, possédait également en trop. Ces échanges s’étant développés, les Aryas adonnés à ce trafic nouveau jetèrent des espèces de barques sur les rivières ; une navigation fluviale se produisit.

Ces premiers essais d’un commerce extérieur froissèrent positivement l’Arya : le marchand fut, à ses yeux, une individualité fâcheuse, presque méprisable. Certains passages d’hymnes laissent voir ce mépris : Lorsque les dieux n’accordent pas toutes les grâces qui leur ont été demandées, le poète les accuse d’agir comme le ferait un marchand ; de donner moins que ne valait la prière faite ; de rester, en quelque sorte, le débiteur de l’Arya pieux, quasi dupé. Trafiquer fut une œuvre basse en Sapta-Sindhou, parce que cela distendait le cercle communal et menaçait de le rompre.

Dans la commune védique, la terre, soigneusement cultivée à la surface, produisait des grains ; creusée, livrait du fer et de l’or ; les troupeaux donnaient leur laine et leur lait, les poètes charmaient le peuple et les médecins tâchaient de rendre aux malades la santé ; mais le Tabouretir, le mineur, le berger, l’artisan, le poète et le médecin étaient parfaitement égaux entre eux ; des services mutuels cimentaient continuellement leurs amitiés, et l’inutilité d’une production supérieure aux besoins de la commune, habituait les amis du même cercle aux contentements d’un travail restreint. Il n’en fut, certes, plus de même lorsque des artisans aryens imaginèrent d’aller bénéficier au loin du surplus de leurs travaux : Ils partirent, et ils revinrent sinon enrichis, du moins supérieurs à ceux qui étaient restés, pouvant vivre mieux, étalant peut-être le résultat de leur trafic, créant dans tous les cas, au sein de la commune, et par leur seule présence, une flagrante inégalité.