Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE VIII

 

 

Culte primitif. - La nature en Sapta-Sindhou. - Naturalisme védique. - Le feu universel. - La chaleur. - Agni, - Premier hymne. - Naissance et développement d’Agni. - Agni incendiaire. - Premier autel. - Les libations. - Le soma, - Le mortier sacré. - Représentations publiques.

 

IL faut se cantonner en Sapta-Sindhou, oublier le reste de la péninsule indoustanique, si l’on veut entrer en pleine communion de sentiments avec l’Arya primitif. Environnés de toutes les forces de la nature et témoins de l’expansion de ses forces, expansion qui tient du prodige, les indigènes de la péninsule lui ont voué un culte... Cette admiration de la vie, cette idolâtrie de ce qui est, cette adoration ineffable n’ont rien qui doive étonner dans un pays où le spectacle de la vie est à lui seul une merveille qui confond. L’auteur de ces lignes frappe d’un seul jugement les Indous de toutes les époques et il oblige la péninsule indoustanique tout entière à se résumer dans le très étroit miroir d’un œil humain. Comment distinguer, dans ce cadre restreint, le Dekhan, l’Indoustan, le Gange, l’Indus, les Himalayas, les Vindhya, les Ghattas, et la mer indienne, ces choses différentes et qui ne sauraient se comparer.

Au nord, les neiges éternelles ; au sud, les plaines brûlantes ; à l’est et à l’ouest, des rivages continuellement dévastés ; au centre, des gorges qui sont perpétuellement étouffantes, des forêts moites, d’impraticables marais. Il y a l’Indou farouche des terres plates, l’Indou sauvage des vallons obstrués, l’Indou superstitieux des côtes et aussi l’Indou métissé, dans les veines duquel circule le sang du Chinois, ou du Tartare, ou de l’Arabe, ou de l’Égyptien, ou même du Grec. Le culte de ces Indiens n’est que la confusion de cent cultes divers.

En Sapta-Sindhou, cette terre védique par excellence, la nature est clémente et le sol n’est pas ingrat. Les saisons, bonnes ou mauvaises, s’y succèdent avec régularité ; les orages redoutables y sont connus, et chacun, pouvant ainsi prévoir l’heure fatale, est capable de se garantir. La peur étant nulle en Sapta-Sindhou, les dieux monstrueux n’y naîtront pas.

L’imagination très féconde de l’Arya l’incite à parler haut, à dire ses pensées, à les rythmer pour les faire durables, à les chanter pour en mieux jouir. Et comme il y a dans le cerveau indien en travail, un grand besoin d’ordre, de logique, en même temps qu’une extrême sensibilité, le poète perçoit sainement les choses, les réfléchit avec sincérité, ne décrit que ce qu’il voit, ne dit que ce qu’il pense, ne voit que ce qui est et n’imagine pas l’au-delà du vrai. Il chante les spectacles de la nature et ne s’applique à comprendre que le naturel. Ses descriptions sont brutales ; ses théories ne se manifesteront que peu a peu, et non sans peine. Ce que le poète dit spontanément, c’est la fraîcheur des aurores, la splendeur des soleils, la richesse des pluies, le courroux des vents, la magnificence des orages, et ses esquisses sont rapides, énergiques, vraies ; mais si le chantre védique veut indiquer les lois par lesquelles s’accomplissent les choses, sa parole devient hésitante, incomplète, pénible souvent.

Dès l’origine, une grande préoccupation hante l’esprit des poètes ; cette formidable question est posée : Comment ou par qui fut, existe et se conserve tout ce qui est ? Par l’observation, l’Arya s’empare vite d’un fait satisfaisant : Ce qui est le plus répandu dans la nature, ce par quoi tout semble exister, vivre, se mouvoir, ce sans quoi tout meurt, c’est le feu. Le feu est partout, visible ou invisible. En faisant se heurter deux cailloux, en frottant deux pièces de bois, un enfant peut faire jaillir le feu. Quelle que soit la pierre ramassée, de quelque essence que vienne le bois coupé et séché, le feu s’y trouve ; le feu est donc partout ; il est répandu dans tous les arbres, dans toutes les plantes, dans tous les végétaux. Il est aussi dans l’animal vivant, le feu ; la vie n’est que de la chaleur, et lorsque, la chaleur manquant, le corps se refroidit, la vie cesse, la mort commence. Le feu est donc le principe de la vie. La flamme, manifestation visible du feu, est mobile ; le vent l’agite, mais elle monte toujours vers le ciel ; et c’est encore le feu qui, stimulant les nuages, les met en mouvement, les fait s’entre-heurter, se déchirer, se fendre, livrer à la terre les eaux fécondantes qu’ils détenaient. Le feu est donc aussi le maître des choses célestes.

L’eau, c’est encore du feu : Le soleil, échauffant les eaux terrestres, ne les transforme-t-il pas en buées qui s’élèvent le long des collines, formant des nuages qui sont comme des réservoirs aériens voulus par la chaleur, et menés, et tenus par elle dans l’espace ? Ces réservoirs se heurtant, crevant comme des outres, perdant le feu qui les tenait, et qui s’échappe en éclairs retentissants, l’eau retombe en pluie, et avec lourdeur. Il y a donc du feu dans l’eau.

Tel est le feu universel, principe de vie, principe igné — Agni ! — que l’Arya salue, qu’il célèbre, qu’il loue et auquel il adresse le premier hymne. La louange exige des qualificatifs qui deviendront des attributs : Agni sera Hari, le jaune ; Rita, le brillant ; Samidda, l’enflammé ; Tapurmûrddan, à la face brûlante ; Hiranyahasta, au bras d’or ; Tanunapât, fils de son corps ; Vâjin, plein de substance ; Cyâva, le noir ; Tiwastri, principe formateur des êtres ; Vavri, vétisseur ; Dâtri, fondateur ; Dravinodas, auteur de tous les biens..., tous attributs positifs du feu.

Le premier verset du premier hymne védique célèbre donc Agni, le Dieu prêtre et pontife, le magnifique héraut du sacrifice. Au début, Agni est tout ; Agni est seul. Il se manifeste, à la volonté de l’homme, par le frottement de deux pièces de bois sec, et le poète décrit cette merveille : L’étincelle jaillit ; un immédiat aliment de feuilles sèches et d’écorces lui étant donné, l’étincelle devient flamine. Pour conserver, haute et vivante, cette flamme obtenue, l’Arya l’entretient en jetant des grains à poignées ou répandant des graisses sur le foyer. Les deux pièces frottées, desquelles a jailli l’étincelant Agni, constituent l’Arani, l’ensemble des deux mères de bois que le chantre, ou père, a fécondées de ses mains.

Le poète qui a dit la naissance du dieu-feu, célèbre son développement par une description, et sans obscurités aucunes. De même qu’il a versifié ce qu’il a fait, il va chanter ce qu’il a vu : Les. deux pièces de bois marquées de teintes noires, ayant été vivement frottées, ces deux mères ont produit Agni, lequel tourne aussitôt vers l’orient sa langue de flamme, tremblante, rapide, tortueuse, réclamant de grands soins pour persister, nécessitant des libations de graisse. Le père, c’est-à-dire le chantre védique, sait arracher l’étincelle au bois sec, communiquer cette étincelle au bûcher, entretenir la flamme obtenue. Lorsque le bûcher est énorme, Agni, fouetté par le vent, s’écarte du foyer, étend ses langues ardentes et porte l’incendie hors de l’enceinte : Alors, dit le poète, arrivent les flammes vives et légères, traçant un noir sillon, s’avançant d’un pas inégal et pressé, poussées par le vent et précipitant leur course fougueuse ; mais bientôt Agni prend une forme noire et large ; ses flammes, en tremblant, courent çà et là ; de proche en proche il gagne du terrain ; soufflant, frémissant, il s’avance avec bruit ; il s’attache aux branches comme la parure au bras ; il vient en mugissant tel que le taureau qui court vers ses amantes ; il soumet à sa force tous les corps, ayant l’air d’agiter ses cornes menaçantes, et c’est l’incendie ! Se concentrant ou se divisant, il embrase les branches, qu’il ne quitte plus. Les flammes s’augmentent, s’élèvent et se courbent, formant autour d’Agni une espèce de chevelure. Tantôt elles semblent se dresser, tantôt tomber et mourir. Meurent-elles ! le dieu revient, faisant entendre son grand souffle et les rappelant à la vie : Dévorant les libations que répand sur lui le maître du sacrifice, Agni reprend une vigueur nouvelle et poursuit son triomphe. Le sacrificateur augmente la nourriture du dieu qui marche toujours ; le dieu la consume et ne laisse après lui qu’un noir sentier. Tel est Agni, le bûcher du sacrifice, bienfaisant et dévastateur.

Agni n’est pas encore Dieu, au sens moderne du mot ; il est le Feu, serviteur de l’homme, étincelle venue à l’appel de l’Arya, flamme alimentée par le père de famille et utilisée. C’est Agni l’incendiaire qui détruit les forêts et met à nu, ainsi, de grands espaces dont la charrue s’emparera. Quelquefois l’Agni, fils de l’homme, œuvre des mains aryennes ayant frotté l’arani, devenu violent, excité par son propre zèle, déchaîné, cessant d’obéir, détruit trop.

La naissance d’Agni fut un acte purement humain le dieu est né du souffle du prêtre ; sans l’homme, son œuvre resplendissante ne se serait pas accomplie. Bien plus, Agni cesserait de briller si l’Arya n’alimentait pas le foyer. Agni, certainement, est désiré par les fils de Manou, par les fils de l’homme ; mais l’homme doit le contenir, modérer ses ardeurs, empêcher ses ravages, limiter sa vie divine. L’Arya trace donc sur le sol, et tout autour du point où le bûcher se dresse ordinairement, un cercle qui ne doit pas être franchi. Le centre de l’enceinte, ce sera, de préférence, un tertre dominé par une roche plate et nue, ou simplement une éminence naturelle sur laquelle l’Arya fait, avec des pierres, une sorte de table solide. Sur cet autel, roche tenant au sol ou table bâtie, on étend un lit de gazon vert, afin que les flammes du bûcher, ne trouvant pas d’herbes sèches sous leurs langues, ne puissent porter l’incendie au loin. La durée du feu est calculée à l’avance ; l’Arya sait combien de temps le bûcher brûlera. Voilà le commencement d’une architecture religieuse : l’enceinte sacrée existe, l’autel est dressé, le culte se forme, les fonctions du prêtre sont préparées, le dieu seul n’est pas encore absolument dieu : Agni n’est encore qu’un Arya égal à tout autre, soumis à la volonté des hommes, environné de splendeurs, pur, magnifique et brillant.

Œuvre de l’Arya, appartenant à la nation aryenne, Agni est un sage ; mais les pères de famille, aussi sages que lui, ont sur le dieu un droit de commandement ; ils lui assignent ses demeures et limitent ses œuvres avec fermeté.

Agni, c’est la manifestation matérielle du principe igné découvert par l’Arya, c’est la chose universelle par excellence, le phénomène perpétuel, le secret de la vie arraché à la nature et qu’il importe de conserver. Il n’y a pas de dieu ; il n’y a pas de prêtre : Agni est un fait, et le chantre qui dresse le bûcher, qui y met le feu en disant un hymne, qui alimente les flammes, qui officie devant l’autel, c’est un Arya nouveau, mis en fonctions spéciales par des circonstances qui peuvent ne pas se reproduire. Pas de clergé, pas de sacerdoce, pas d’église en un mot. Les sacrificateurs volontaires sont indépendants les uns des autres, comme l’est individuellement chaque Arya.

Y a-t-il réellement office divin ? Le poète védique, inspiré, a vu le feu, il l’a compris, il l’a chanté, il le produit et il le dirige. L’acte principal, c’est l’hymne ; le reste n’est encore que l’accessoire, le décor. Les Aryas se réunissent-ils le matin, à midi et le soir, pour assister à l’embrasement du bûcher sur la pierre couverte de gazon ? Non certes ; ils viennent surtout pour entendre un chant inédit et pour applaudir le poète ; c’est leur passion. De là cette importance extrême de la poésie védique, cette influence prépondérante du poète, ce fait certain que le chantre védique fut, à l’origine, l’unique lien national.

On voit deux classes d’hommes très distinctes dans le groupe aryen primitif : d’un côté, les poètes, fils de poètes, descendants des Richis ou anciens sages, les bardes, bharata ; de l’autre, le peuple tout entier, les Aryas, pasteurs, agriculteurs ou artisans. Les chantres ne sont pas seulement des artistes qui, trois fois par jour, charment le peuple assemblé ; ils sont en outre de très habiles directeurs : Le dépôt des traditions nationales leur est confié ; ils savent, seuls, comment les ancêtres agissaient, et c’est pourquoi le peuple les écoute. Ils parlent une langue très pure et ils expriment leurs pensées avec un grand charme ; ils séduisent leurs auditeurs par la majestueuse simplicité de leurs compositions poétiques. Il suffit au dernier des Aryas d’entendre les poètes pour les comprendre, et c’est une immense satisfaction. Les hymnes sont ornés de nombreuses images toutes empruntées à des faits naturels, simples, communs même, mais relevés par le choix de l’expression. De telle sorte qu’il y a plaisir et fierté pour tous à venir écouter le poète, et qu’ainsi l’orateur, maître de son auditoire, le dirige à son caprice parce qu’il l’impressionne à son gré.

Pour dominer son auditoire exigeant, pour conserver toute son influence, le poète ne doit jamais faillir ; il importe qu’il chante à l’heure voulue et que ses œuvres se soutiennent. Une surexcitation cérébrale factice étant devenue nécessaire, on prit, sur les collines, une plante dont les tiges pressées donnaient un jus enivrant. Ce feu liquide, qui brûlait intérieurement, et qui stimulait avec tant d’énergie la pensée du poète, que pouvait-ce être sinon Agni sous une forme nouvelle, extrait des plantes, Agni Soma, liqueur génératrice, de , engendrer ? Soma eut ses chantres, comme dieu enfant, de la colline, plante généreuse que les femmes aryennes apportaient.

Boire le Soma devint le premier acte de la cérémonie védique. Au Soma enivrant, préparé par la femme, le prêtre ajoutait l’harmonie de ses hymnes, et c’est ainsi que la libation fut l’âme du sacrifice, et que venant avec promptitude répondre au vœu des fidèles, Soma se plut au milieu des chants antiques.

Les poètes étaient charmants et le culte védique était gai. Le chantre improvisait un hymne comme la femme se prend à aimer. Le prêtre désirait l’heure de la prière, comme l’époux désire l’heure de l’amour. La liqueur chaude, le Soma, se préparait dans un mortier, et la forme de ce mortier était un naïf symbole, hommage pieux rendu à la femme dans sa plus délicate et mystérieuse beauté.

Une pierre, recouverte de mousse fraîche, et sur laquelle un bûcher est dressé le matin, à midi et le soir ; devant le feu flambant, un poète disant des vers, chantant des hymnes, improvisations de pur style n’ayant le caractère ni de prière suppliante, ni de parole révélée, ni de prophétie menaçante ; œuvres de simple inspiration, descriptives, sincères, d’une admirable clarté ; — un jus d’herbes, une liqueur fermentée que le chantre boit pour fouetter sa verve ; — des auditeurs empressés, écoutant le poète et l’aimant, tel est ce qu’il faut bien appeler le culte primitif des Aryas puisque ces mots, suffisamment vagues, sont ceux qui semblent définir le mieux ce qui était. Le chantre védique, buvant et chantant est-il un prêtre déjà ? Non, puisqu’il n’existe aucun lien hiérarchique groupant un clergé, puisque nulle consécration personnelle n’intervient, puisque enfin tout Arya peut devenir chantre et officier, comme il lui plaît et quand il lui plaît, modifiant ou supprimant telle partie de la cérémonie ordinaire.

Agni et Soma ne sont pas des dieux non plus, mais de simples personnifications, ou même des dénominations indicatives de faits expérimentés : Agni, c’est le feu général ; Soma, c’est la chaleur qui gît dans la liqueur fermentée. De religion, cet ensemble de doctrines et de pratiques qui constitue le rapport de l’homme avec la puissance divine, comment en existerait-il au commencement des temps védiques, lorsque l’absence absolue de doctrines y est manifeste et que la puissance divine y est encore à inventer.