Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE VII

 

 

Unités aryennes : la famille ; la race. - L’Arya. - L’homme et la femme. - La fille. - Les amours aryennes : l’amante ; la fiancée ; la mère. - Les coupables. - Égalité dans la maison et devant l’autel. - La veuve. - Les traditions ; l’héritage. - Le fils et le père. - Les enfants. - La nation. - La première société védique.

 

DÈS le premier hymne du Rig-Vêda, dès les commencements de la vie nationale des Aryas du nord-ouest de l’Inde, deux unités puissantes existent : unité de famille, unité de race. Les familles aryennes, complètes, sont absolument indépendantes les unes des autres, aucun lien politique ne les unissant ; mais toutes les familles sont identiques, et les hommes qui les composent appartiennent tous à un groupe spécial, déterminé, à une race — la race aryenne, — qui se distingue nettement des autres races, et par le type et par les mœurs.

Les Aryas se reconnaissent principalement à la couleur de la peau qui est presque blanche, au fin duvet qui recouvre cette peau, à la régularité des traits de leur visage, au nez surtout qui est fort et droit, à la taille qui est flexible, à la vive expression du regard. Le nez et la chevelure caractérisent plus particulièrement le type aryen : le dieu principal de l’olympe védique, Indra, est souvent qualifié de Sousipra, au beau nez. — La chevelure aryenne, longue, se prêtait à l’ornementation. L’Arya rasait sa barbe.

On croit retrouver le type aryen encore suffisamment pur chez les brahmanes actuels du Cachemire : ils ont la peau blanche, les cheveux clairs, souvent blonds, quelquefois roux. Les femmes du Cachemire ressemblent à des Européennes. S’il est vrai que l’Arya possédait des organes d’une admirable subtilité, on retrouverait des Aryens non seulement en Cachemire, mais encore dans le Béloutchistan : l’acuité de l’ouïe des Beloutchis nomades est extraordinaire. L’œil des Cachemiriens est étonnant : leurs teinturiers ne divisent-ils pas chaque couleur en plus de soixante nuances.

Les Indous qui vivent dans les jungles de l’Indus, aux environs de Mitthun-Kote, sont-ils des Aryas ? Ils portent de longues chevelures, bouclées, d’un noir pur et brillant ; leurs traits ont la régularité des lignes européennes ; leur teint n’est pas plus brun que celui des provençaux, des siciliens et des andalous.

La famille aryenne résulte de l’union de l’homme et de la femme, qui sont mari et épouse, pour devenir père et mère. Le fils et la fille seront frère et sœur. Chaque hymen crée donc une famille nouvelle, tout à fait indépendante de la famille à laquelle appartenait l’épouse ou le mari. L’époux est nommé pati, maître, mais rien ne permet de donner à ce mot la valeur d’un sens absolu général, et surtout s’appliquant à l’épouse : le mari n’est maître que comme chef de famille, et on le nomme aussi pitri, de , nourrir ; il est le nourrisseur de la femme et des enfants. La mère est mâtri, de qui veut dire mesurer, partager, distribuer ; c’est la mère qui fait la part de chacun. Le fils est en même temps suta et sunu, l’engendré et le disciple du père. C’est par le mâle, en conséquence, que la tradition aryenne se transmet et se perpétue.

L’idée de famille donne à l’esprit de l’Arya l’impression du bonheur parfait : Les dieux ne sont pas plus heureux que ne peut l’être le père de famille dans sa maison. Le père et la mère sont respectés ; le fils est aimé. L’amour de la famille est souvent exclusif : un grand nombre d’hymnes aux dieux protecteurs ne leur recommandent que le vieillard et l’enfant, le père et le fils, celui et celle qui ont donné le jour et les membres de la famille. Les mâles, — le père et le fils, — sont d’abord cités, la mère vient ensuite ; la fille semble oubliée. De cet ordre hiérarchique aboutissant à une exclusion, il ne faudrait pas conclure que la fille n’était chez les Aryas, comme chez les Arabes, qu’une charge ou un ennui : la jeune fille, au contraire, est très importante dans le groupe aryen ; elle est la grâce, l’amabilité vivante, la gaîté nécessaire ; c’est au milieu des jeunes filles que la joie aryenne est la plus vive : Le dieu, dit un hymne, se livre à ses transports de joie, tel qu’un Arya au milieu de jeunes filles aimables.

La jeune aryenne n’est ni cloîtrée, ni voilée, et la vue de son visage provoque l’admiration. L’aurore, dorée des splendeurs du soleil, n’est pas plus belle à voir qu’une jeune fille. La virginité est une noblesse et la pureté du corps est un culte : l’aurore blanche est comme une vierge aux formes légères, jeune et riante, au sein brillant, au corps éclatant de beauté, que sa mère vient de purifier. Cette purification du corps est un hommage. L’hymne qui célèbre la belle nudité de la vierge sortant du bain est respectueux ; pas une syllabe n’y trahit la moindre pensée licencieuse.

Les amours naissantes des jeunes hommes, les premiers désirs de l’Arya védique sont d’une admirable discrétion. Voir les jeunes filles, entendre leurs voix, est un vif plaisir : les jeunes gens aiment la voix des jeunes filles autant que les dieux aiment les louanges des hommes. L’admirateur devient amant, puis fiancé et ensuite époux ; le désir est noblement soumis à cette initiation graduelle. Le dieu invoqué ne descend pas à la coupe des libations avec moins d’ardeur que l’amant n’accourt à la voix de la femme ; la prière de l’Arya fervent est non moins ardente que celle d’un fiancé. On plaît aux dieux comme on plaît à sa bien-aimée, en se faisant aimable. Quelle force donne à la jeune fille cette soumission haletante du fiancé, ce culte amoureux dont elle est l’idole, ce stage respectueux et inquiet de l’amant ! La jeune fille touchée par l’amour, et qui a choisi son futur époux, fait sa puissance agréable : Dieu n’est pas meilleur à l’homme qu’une femme ne l’est pour son amant. Parmi les premiers hymnes du Rig-Vêda il en est un qui dit la supplication d’un amoureux : Le chantre, Syavaswa, invoque la nuit pour qu’elle porte son hymne au père de Darbha, au moment où il versera la libation, afin qu’il sache que l’amour du poète n’est pas éteint. Le père, Rathavîti, qui demeure aux pieds des montagnes, au bord des rivières, est riche en troupeaux.

La lune est l’astre des amants ; sous ses blancs rayons naît la douce rêverie, exclusive des ardeurs animales, des avilissantes amours. Pour l’Arya, le bien suprême c’est le baiser doucement posé sur la joue, timide, l’amante ayant l’attitude de l’amie qui parle doucement à l’oreille de son bien-aimé. L’amour, après le baiser des fiançailles, et couronné, devient irrésistible et définitif. L’homme est à jamais uni à la femme ; il lui devient indispensable comme la corde est nécessaire à l’arc, et les douceurs de cette union sont égales aux joies de la mère qui tient son enfant dans ses bras. L’union de l’homme et de la femme, saintement comparée aux transports de la mère heureuse, est chose touchante.

La vierge amoureuse dit son amour, et elle nomme son amant : Dans un hymne, le dieu Soma se manifeste comme une femme applaudissant à. un amant chéri. Amant ou fiancé, le jeune Arya est admis dans la maison de la bien-aimée et les deux familles sont déjà en agréables relations. Le fiancé est presque un époux la bonté d’Agni, le dieu favorable, n’est comparable qu’à la bonté du fiancé ou de l’époux.

Pour que le mariage soit une véritable fête, pour que les Sages, s’agitant avec des cris de joie, forment la longue chaîne de leurs cérémonies, il faut que le fiancé soit jeune et que la fiancée soit belle. La laideur est comme une cuirasse lourde qui frappe d’impuissance les humains. Le mariage d’un vieillard et d’une jeune fille répugne à l’Arya ; c’est que l’amour n’est pas un plaisir, mais une joie, et que la jeunesse seule, très sincère, très gaie, peut, sans impudeur, dans un éclat de rire, s’abandonner : l’épouse amoureuse qui étale en riant, aux regards de son époux, les trésors de sa beauté, est aussi pure que la nudité de l’aube. Le jeune époux suit sa jeune épouse comme le soleil suit la divine et brillante aurore, c’est-à-dire inévitablement. Aussi, de quels soins la femme entoure son corps glorieux ! Apâlâ s’est purifiée trois fois, ô Indra, et tu lui as donné une peau plus brillante que le soleil.

L’épouse ne se veut pas seulement belle ; compagne de l’homme, mère des fils de la maison, elle sera constamment attentive aux désirs de l’époux et, jusque dans sa maternité féconde elle demeurera fière de son corps. L’épouse n’a pas moins que les dieux des trésors d’amour pour son époux ; elle est comme la divinité, pour l’Arya pieux ; complaisante, empressée à combler les désirs de l’homme. Un hymne donne la magistrale esquisse de la matrone aryenne, digne d’un héros : elle est douée de grands bras, de beaux doigts, d’une longue chevelure et d’un large sein.

La femme aryenne est fidèle et c’est ainsi qu’elle reste dans la maison, semblable aux dieux, embellissant tout par sa présence ; elle est laborieuse et féconde comme l’orage qui vient avec rapidité, déploie sa chevelure d’or, agite le nuage et donne la pluie bienfaisante. Elle est enfin un excellent conseiller, un don divin. C’est Agni qui accorde l’épouse sage et féconde.

A la puissance incontestable de la jeune fille, amante ou fiancée, succèdent les droits positifs de l’épouse ; droits qui la font d’abord l’égale de l’homme et qui lui vaudront peut-être une supériorité lorsqu’elle sera devenue mère. Les paroles qui s’adressent à la femme mariée doivent revêtir des formes respectueuses. La femme épousée a des droits certains ; son privilège est de partager avec son mari les honneurs du sacrifice, cela parce que la mère d’un fils mérite les hommages. En Sapta-Sindhou, la mère, par le respect qu’elle inspirait, était une protection sûre.

Il ne manque rien aux femmes védiques de ce qui élève, de ce qui ennoblit ; elles ont un pouvoir naturel, elles jouissent de droits incontestés et elles souffrent. Elles connaissent les tortures de la jalousie, ce qui témoigne de la légitimité de leur pouvoir. Rien de poignant comme la douleur que provoquent ces jalousies.

Il y a des femmes abandonnées et répudiées : les femmes privées de la tutelle de leurs frères, comme les épouses séparées de leurs maris, dit un hymne, sont semblables à des Aryas injustes et impies qui vivent sans sacrifier aux dieux ; elles ne peuvent enfanter que les ténèbres.

L’amour et la beauté qui valent à la femme aryenne sa première puissance, deviennent, parfois, la cause de coupables passions ou de vaniteux excès. Alors, le mâle s’empare de l’autorité dans la famille. Si, jeune fille, l’aryenne s’est trop affranchie de la loi paternelle, un mari lui sera donné qui la dominera pour son bonheur ; mais les meilleurs vœux accompagnent la femme mise sous la dépendance de ce mari : on la désire heureuse, par la richesse de nombreux enfants. Il ne faut voir dans cette autorité du père à laquelle se substitue l’autorité du mari, qu’une supériorité relative, résultant de l’infériorité exceptionnelle d’une femme déchue. Hors de cette exception, en effet, l’épouse partage absolument avec l’époux l’exercice du pouvoir dans la famille : on la nomme dam, et ce mot signifie commandement ; mais ce mot ne saurait indiquer une domination de la femme sur l’époux : elle est dam pour ses enfants et pour ses serviteurs. L’époux est ghihapati, c’est-à-dire maître de la maison ; l’épouse est grihapatni, maîtresse de la maison. Sous le toit, donc, égalité absolue.

Devant l’autel, officiant, parlant aux dieux, prêtre en un mot, le père de famille, l’époux, a nom deva, de div, briller, les reflets de l’éclatant bûcher revêtant le prêtre de lumière ; — l’épouse qui assiste au sacrifice, à côté de l’époux, a nom dêvî. L’égalité entre l’homme et la femme devant l’autel ne résulte pas seulement de leur attitude ; elle est effective, matérielle, démontrée par un partage d’attributions : L’époux officie ; il jette sur le bûcher flambant, ou boit, selon le rite, la liqueur sacrée extraite de plantes ; et c’est l’épouse qui a cueilli sur la montagne les herbes nécessaires aux pieuses libations, qui a préparé la boisson sacrée, labeur minutieux, long, fatigant.

En réalité, dans la société védique, l’homme, défenseur naturel des faibles, est le maître, le chef aux jours de désordre, devant le danger ; mais dans la vie normale de la nation, ni cette force ni cette autorité n’apparaissent. La femme, quelquefois traitée en mineure, et dans son intérêt, n’est jamais la servante de son mari, encore moins son esclave ; elle l’aime et elle le sert sans rien abdiquer de ses droits, sans rien perdre de sa dignité. Dans les solennités religieuses, uniques manifestations publiques des premiers temps, la femme remplit toutes les fonctions qui lui ont été attribuées comme n’exigeant aucune force musculaire : elle cueille les plantes, elle en exprime le jus dont elle surveille la fermentation, elle a la charge honorable du matériel saint — vases sacrés, mortier, pilon, coupes..., — et elle compose des hymnes.

La veuve védique est une affligée. La femme qui a perdu son époux est comparée à la pauvre terre tourmentée par le vent. Le frère de l’Arya mort devient le protecteur de la veuve, et celle-ci lui doit un témoignage de reconnaissance. Il ne s’agit là que d’une protection, non d’une tutelle ; l’orphelin seul est entièrement soumis à cette spéciale autorité.

La fille est nommée b’ratri, de la racine b’ri qui signifie soutien, appui ; on la dit généralement duhitri, désignation usuelle qui constate sa principale occupation duhitri veut dire celle qui trait les vaches.

Telle est la famille aryenne primitive, excessivement simplifiée, puisqu’elle commence au père pour finir aux enfants, mais très forte dans sa simplicité. Le père n’est chef que par la supériorité naturelle du sexe et par son double rôle de pourvoyeur à la maison, de premier officiant à l’autel. Le caractère sacré du chef de famille ressort de trois principales dénominations védiques : le père est hôtri, sacrificateur ; kavi, chantre ; guru, maître spirituel ; c’est-à-dire qu’il dirige les cérémonies religieuses, qu’il compose les hymnes et qu’il a le dépôt des traditions. Il connaît les règles de la poésie védique, le détail des rites, les invocations consacrées, et il transmettra cette science à son fils comme un héritage dû. Et c’est ainsi que le dieu fort, qui, de son antique et céleste séjour vient visiter les hommes, est et sera toujours le même qu’autrefois les aïeux invoquaient.

L’Arya, très attaché aux traditions de sa race, entend rester dans la voie que ses pères ont suivie et demande aux dieux d’être constamment éclairé dans ce but. Fils et disciple, héritier certain du savoir paternel, l’enfant aime et respecte son père ; les témoignages d’un amour filial très profond abondent dans le Rig-Vêda. La vieillesse du père de famille est douce, facile, heureuse, et c’est ainsi que durant la période védique, vivre le plus longtemps possible est un vœu continuellement formulé. Vivre cent années est un désir constant : Lorsque l’âge a courbé le corps sous le poids de la vieillesse, quand les fils sont devenus les soutiens de leurs pères, la mort, si elle est ordonnée par un dieu cruel, ravit à l’homme presque la moitié de son existence.

Le fils n’aborde son père qu’en témoignant, par une attitude spéciale, ou par un geste consacré, de son respect filial ; le salut à la divinité devant l’autel est le même que celui d’un fils approchant de son père, et la parole de l’enfant respectueux a le ton d’une prière, toujours.

Le père et la mère, vieillis, doivent être soutenus par les enfants ; dieu leur donne un exemple en soutenant le ciel et la terre de qui toutes choses sont venues.

Les enfants héritent des biens laissés par leur père et mère. Cependant le droit des fils aux biens des parents n’est pas absolu ; le père peut déshériter son fils ou, encore, ne lui laisser qu’une partie de sa fortune. Le droit du père, en cela, est semblable à celui du dieu qui dispense, à sa volonté, des biens dont il est le maître, mais qui ne saurait toutefois abandonner l’homme complètement.

Dans la maison védique, l’enfant est une joie ; dans une demeure, la présence d’un enfant nouveau-né est aussi agréable que la présence du dieu. Le fils illégitime, cependant, preuve vivante de la faute commise, est polir la mère une désolation.

Le groupement libre des familles aryennes, toutes de même race, prépare un peuple. Les usages régulièrement perpétués, les traditions religieusement respectées, aimées, sont un bien qui s’accroît sans cesse et que chaque génération est jalouse de transmettre à la génération nouvelle qui vient. Il y a là un progrès probable, en même temps qu’une sécurité. La famille aryenne étant assez restreinte pour n’avoir pas à s’inquiéter de l’avenir des siens, nul besoin, et par conséquent nul désir de conquête ne trouble la vie des premiers Aryas ; nulle autre ambition n’existe que celle d’une existence paisible et prolongée en Sapta-Sindhou.

Il n’y a pas de conflits, puisqu’il n’y a pas d’organisation politique ou administrative en dehors de la famille très simplifiée, et que la constitution de la famille aryenne elle-même exclut toute possibilité d’abus : Le père doit à son sexe, à sa force et à son rôle antique une certaine autorité, mais nul législateur ne l’a affirmée, cette autorité. La femme est l’égale de l’homme, incontestablement ; fiancée puissante par ses attraits, épouse bien-aimée, maîtresse au logis, mère entourée de vénération, veuve spécialement plainte et protégée, elle est et demeure libre ; les enfants, héritiers naturels de la science paternelle, aussi bien que des biens temporels acquis, dociles, obéissants, soumis, sont de fières œuvres.

Les hommes sont énergiques, patients, laborieux, et leurs passions semblent vives ; mais une grande intelligence modère leurs ardeurs ; ils savent ce que coûte un plaisir brutal. Respectant déjà la mère dans la vierge, ils ne manifestent ou ne déclarent leurs désirs que dans la forme d’un espoir attendri. Ils voient le fruit dans la fleur et ne sacrifient pas les pleines et fécondes joies de l’avenir à la satisfaction d’un caprice. Les femmes aryennes peuvent être belles impunément, l’Arya ne séparant pas le beau plastique du beau moral. Les pensées aryennes sont pures ; les amours aryennes sont chastes ; et c’est pourquoi dès les premières heures védiques, les Aryas, race humaine privilégiée, improviseront des hymnes que nulle poésie ne surpassera, créeront un type de famille supérieur, formeront un groupe national dont l’organisation, d’une admirable simplicité, pourrait être le système social préférable.