Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE VI

 

 

Le Rig-Vêda. - Les hymnes et leurs auteurs. - Les poètes. - La langue védique. - Sanscrit : alphabet ; grammaire ; vocables ; racines ; formation des mots. - Période védique. - Age des hymnes. - Originalité du Rig-Vêda. - Ordre historique des hymnes recueillis.

 

LES Aryas des temps védiques nous ne possédons encore qu’un livre, le Rig-Vêda, qui est un recueil de traditions, rythmées en hymnes, conservées d’abord par de constants récits, et transcrites, un jour, sur des feuilles de palmier, vers le douzième siècle de notre ère, probablement.

Le premier traducteur français des œuvres védiques, A. Langlois, dit que les Aryas chantaient ces hymnes trois fois par jour ; que les chanteurs, n’ayant ni temples, ni sanctuaires, se tenaient debout devant un tertre, sous le ciel bleu.

Un certain nombre des hymnes védiques appartiennent à la période première, qui fut celle de l’organisation nationale des Aryas ; d’autres célèbrent les conquêtes successives du groupe aryen marchant vers l’est, ou stimulent les conquérants ; les derniers disent l’arrivée triomphante des Aryas sur les bords du Gange. La plus grande partie de ces chants sacrés, œuvre incohérente et très vivace d’un peuple en fermentation, furent composés en Sapta-Sindhou, après que le groupe aryen se fut organisé, mais avant qu’il n’eût entrepris l’envahissement de l’Indoustan gangétique. Dans leurs improvisations imagées, les poètes désignent longtemps les rivières comme coulant à droite ; or les Aryas nommant les quatre points cardinaux la face tournée vers l’est, il fallait que les poètes fussent en Sapta-Sindhou pour qu’ils vissent couler à leur droite les rivières qui descendent en réalité vers le sud.

Les premiers hymnes du recueil sont courts, et c’est un témoignage : — ces poésies étaient déclamées ponctuellement le matin, à midi et le soir ; surtout le matin. La cérémonie commençait dès l’aube, au moment où les étoiles pâlissaient dans le four venant, et elle devait être terminée lorsque le disque du soleil était visible à l’horizon. Précisément, en Sapta-Sindhou les aurores sont courtes, rapides, presque surprenantes.

Les auteurs des premiers hymnes ne se préoccupent nullement des conséquences de leurs improvisations ; ce sont des poètes donnant leurs œuvres, simplement ; ou des chefs de famille formulant des vœux, interprétant la pensée védique, modulant cette interprétation avec goût, au gré d’un caprice poétique inconscient. Chaque famille aryenne a son rite spécial, chaque poète dit son cantique.

On distingue assez facilement, dans le Rig-Vêda, les œuvres d’au moins trois cents poètes. Les uns se nomment, les autres sont cités ; il en est qui se cachent sous un nom fictif. L’hymne védique est avant tout une œuvre de style, et cela dès les commencements. La tendance aryenne est descriptive, utilitaire, franche ; le poète dit ce qu’il voit et ce qu’il veut ; il donne fièrement son impression, il étale sincèrement ses désirs ; sa parole est concise, puissante, vraie : la nature y est sainement résumée dans ses caractères essentiels, rapidement, d’un trait vigoureux mais exact et qui frappe une grande image sur l’esprit. Le poète aryen n’a pas de dédain, il ne sait rien qui ne puisse être chanté ; si quelque chose de bas attire son attention et stimule sa pensée, il se baisse, il prend son sujet, il l’élève, le poétise, l’ennoblit ; la misère lâche et l’envie banale deviennent elles-mêmes, pour de tels artistes, de supportables faiblesses. On trouvera çà et là, dans le recueil des hymnes, quelques élans épiques, certaines aspirations vers une universelle générosité, mais ce seront des œuvres exceptionnelles ; l’individualisme est le ressort principal, presque unique, des actes aryens.

Bien que récités ou chantés à des instants du jour exactement déterminés et comme formant une partie nécessaire d’une cérémonie sacrée, ou plutôt consacrée, les hymnes ne sont pas religieux. Le poète védique ne semble pas pouvoir résister au besoin de réduire en vers purs toutes ses pensées : à la guerre, à la paix, aux labours, aux soins que réclament les troupeaux, aux voyages, aux hymens, à la mort, à tout le poète est capable de dédier un hymne. C’est joie réelle pour l’Arya de chanter et c’est plaisir pour l’Arya d’entendre le poète, soit que la poésie dise un symbole, soit qu’elle raconte un fait, soit qu’elle célèbre, en strophes habiles, la gloire généreuse d’une famille ou la libéralité d’un ami. Le Rig-Vêda est la compilation d’une série de poèmes très vivants. Le chantre ne fait pas œuvre voulue d’historien, mais son œuvre est de l’histoire ; histoire d’une société nouvelle en qui, toute bouillonnante, d’une vitalité extraordinaire, la première sève donne des fruits immédiats. ‘

Les Aryas parlaient le prâkrit, ou langage naturel, idiome banal auquel les poètes opposèrent le Sanscrit, qui fut la langue sacrée, juridique et littéraire. L’alphabet sanscrit est dit admirable ; ses cinquante lettres, distribuées en un bon ordre, répondent aux plus délicates nuances du son ; les voyelles, assonnances sifflantes ou nasales, les effets d’articulations diverses, — gutturales, palatales, cérébrales, dentales et labiales, — tout y est prévu et noté. L’euphonie y est des plus compliquée : on y a reconnu des règles sévères, déduites d’une observation soutenue, reposant sur des principes d’acoustique, et si délicates que nos oreilles blasées ne peuvent en saisir les nuances variées que très difficilement.

La grammaire sanscrite a trois genres, trois nombres et huit cas ; les verbes s’y conjuguent par trois personnes, six modes et six temps. Elle est considérée comme l’une des plus riches grammaires. Cette richesse grammaticale est déjà toute formée dans le Rig-Vêda.

Le langage sanscrit est simple, régulier, clair et plein ; chaque mot original est un fait positif. Trois mille racines monosyllabiques, chacune avec sa signification déterminée et presque toujours physique, constituent le fond de la langue et conservent leur caractère positif alors même qu’elles subissent un tour nouveau, figuré, sous la volonté capricieuse et tourmentante de l’orateur ou de l’écrivain. La formation des mots est d’une liberté absolue ; on en sait qui ont cent cinquante syllabes. On a dit de cette langue qu’elle était riche et flexible comme la langue de Platon, inspirée et magique comme le persan et l’allemand, rigoureusement précise comme le latin primitif. En sanscrit, l’échelle des sons parlés a la régularité d’une gamme musicale ; c’est un instrument merveilleux pour le poète ; le mot même y fait image. Il n’est pas de langue capable de peindre mieux les magnificences de la nature.

Une grande harmonie de sons ; la faculté de créer continuellement des mots nouveaux ; des racines conservant leur fermeté et leur précision, quel que soit la ciselure ou le martelage du mot créé, tels sont les éléments dont le poète védique dispose. Le sanscrit, délicat, sonore, d’un grand effet musical, synthétique, assoupli par la volonté des poètes, est dit Surabâni langage des dieux et Devanâgari écriture divine. Il est le type parfait des langues à flexions. Sanscrit veut dire : Ce qui est achevé en soi-même.

Historiquement, la période védique commence à la formation nationale du groupe aryen en Sapta-Sindhou et elle finit au moment où la nation, formée, victorieuse, s’est répandue jusques aux bords de la Djumna, devant le Gange. Les hymnes de cette période forment exclusivement le Rig-Vêda. Quelle a été la durée, dans le temps, de cette période ? On peut affirmer que le séjour des Aryas dans le Pendjab fut de plusieurs siècles. Un temps considérable a dû se passer entre les hymnes les plus anciens et les derniers recueillis, car la société védique s’y montre progressive en esprit et en idées, entreprenante, révolutionnaire parfois dans son organisation et dans son langage.

Placer la fin de la période védique vers le quatorzième siècle avant notre ère, c’est rendre trop hâtive l’évolution qui transforma la religion du Véda en culte brahmanique. Le premier groupement des hymnes védiques appartiendrait à la fin du treizième siècle avant Jésus-Christ. Jusqu’alors, les hymnes avaient été seulement récités, appris, conservés dans les mémoires, ou peut-être vaguement écrits sur des feuilles d’arbre. La création des Çakhas, ou écoles, coïncide avec la première collection sérieuse des poésies védiques. Dans ces écoles, on notait la récitation parlée et chantée des œuvres poétiques devenues œuvres sacrées, on constatait et on inscrivait les noms des auteurs humains des hymnes, on interprétait savamment les anciens textes ; les interprétations différentes se heurtant, des discussions et des disputes en résultaient. Les travaux des écoles diverses formèrent plus tard une bibliothèque spéciale dite Pratiçakhyasoutrami, ou aphorismes des diverses Çakhas.

Véda veut dire sagesse. Sous le titre popularisé de Védas, les brahmanes collectionneront un grand nombre de livres, avec des subdivisions très habilement indiquées en sous-titres spéciaux : Le Rig, le Sâma, le Yadjour, en vers ; l’Atharva-Vêda, en prose et en vers. — Le Sâma et le Yadjour contiendront le rituel du culte ; l’Atharva-Vêda sera le recueil confus des objurgations, des superstitions, des colères et des haines du corps sacerdotal. — Cette collection des Védas elle-même deviendra, plus, tard encore, le livre premier en plusieurs parties d’une œuvre beaucoup plus importante, accrue des travaux brahmaniques. Les Védas réunis seront le premier des six Sastras, cette encyclopédie indoue.

Mais durant de longues années, le Rig-Vêda fut le livre unique, l’œuvre par excellence, l’écriture sainte. Le Rig-Vêda, seul, appartient à la période védique ; nul autre recueil, jusqu’ici, n’a pu même prétendre à partager cette noblesse. Le livre des hymnes dit toute l’histoire des Aryas, leur langue, leur religion, leur société, leur philosophie, leur littérature, œuvres purement originales s’il en fut. Aucune civilisation antérieure, aucun peuple étranger ne semblent avoir concouru à la formation du peuple aryen.

Une opinion très arrêtée est légitime lorsqu’elle s’appuie sur le Rig-Vêda bien compris, car la sincérité des chantres védiques est éclatante. Les poètes disent tout, sans hésitation, animant et colorant l’expression vraie de leur pensée. Si le poète admire un phénomène naturel, il le déifie sans le dénaturer ; a-t-il un ennemi ? il demande hautement sa mort ; formule-t-il un vœu ? sa parole pleine est aussi ardente que son ambition ; et s’il offre un sacrifice aux dieux, c’est à la condition bien expresse que la divinité qu’il a invoquée lui rendra son offrande au centuple, en lignée valeureuse et productive, en vaches, en chevaux, même en or. Le Rig-Vêda, recueil d’antiques poésies, est incontestablement un livre original.

L’ordre dans lequel se trouvent les hymnes formant le Rig-Vêda est remarquable. On s’accorde à reconnaître dans cet ordre une suite historique suffisamment respectée : Les premiers hymnes auraient été improvisés en Sapta-Sindhou, près de l’Indus ; les derniers auraient été composés près de la Djumna ou près du Gange ; entre ces deux parties extrêmes du Rig-Vêda se trouveraient, exactement placées, et dans l’ordre historique voulu, les œuvres des Aryas en marche vers leurs conquêtes orientales.

Cet exode ne s’accomplira pas sans batailles, sans arrêts, sans défaites, surtout sans hésitations ; l’union des Aryas ne sera pas toujours complète à l’époque de la grande expatriation, et des poètes resteront quelquefois en arrière, avec les mécontents ou les pusillanimes, pendant que le gros de la nation s’avancera vers l’est, y occupant des territoires nouveaux.

Et c’est ainsi que certains hymnes, composés en Sapta-Sindhou par tel poète craintif ou tel chantre opposant, suivent, dans le recueil sacré, et quelquefois immédiatement, l’œuvre plus récente d’un Arya que les guerriers ont mené jusques à l’extrémité de la conquête. Les derniers hymnes du recueil, improvisés sur les bords de la Yamounâ, de la Gangha et de la Sarayû, sont joints à d’autres œuvres que des poètes récitaient à l’ouest de l’Aryavarta, en plein Sapta-Sindhou, au même moment. L’ordre chronologique des hymnes n’est donc pas rigoureux ; il est suffisant.