Inde védique (de 1800 à 800 av. J.-C.)

 

CHAPITRE IV

 

 

Plantes. - Plaines et forêts. - Le Mhowah, arbre-providence. - Importance de l’eau. - Les jungles. - Démocratie végétale. - Bêtes : pachydermes, carnassiers, mammifères, ruminants. - Poissons. - Les tortues molles. - Le lézard ailé. - Le gavial. - Les serpents. - Les rongeurs. - Les singes. - Les oiseaux. - La vie animale. - Minéraux. - Pierres précieuses ; perles.

 

EN Indoustan, les plaines arrosées donnent deux moissons successives : il suffit de remuer le sol avec un soc à main, de bois dégrossi, et de traîner ensuite sur la terre une houe rapide pour obtenir cette double récolte. Les efflorescences givrées du natron fertilisant couvrent de grands espaces ; les lacs du Berar en sont saturés. Les essences forestières de la péninsule sont impérieuses et despotiques : le shorea robuste forme presque à lui seul tout le saul-forest ; les gigantesques surgeons du palétuvier ont envahi les côtes ; les forêts du sud sont de tecks. Dans les vallées du Goundvana, les figuiers, les manguiers, les jujubiers et les pruniers donnent des fruits innombrables ; et de très abondantes racines comestibles, venant au hasard, exonèrent les habitants de ce district de tout labeur. Les Gounds veulent-ils cultiver un coteau boisé ? ils l’incendient, remuent et étalent les cendres, jettent le grain et attendent la pluie.

L’Inde centrale possède le merveilleux Mhowah, ou Maowah, au tronc droit, de grand diamètre, portant haut et noblement ses branches rudes, vigoureuses, arquées vers le ciel, et dont le feuillage, d’un vert profond, est une voûte. En février, comme pris d’une résolution subite, l’arbre se dépouille de ses feuilles, brutalement, en quelques heures, et l’on voit, alors, aux branches, des fleurs ressemblant des fruits, disposées en grappes et couvrant la relative nudité du mhowah. La baie, charnue, de la grosseur d’une cerise, est comme sertie dans un chaton d’or, d’un jaune gai. Chaque arbre donne une lourde récolte de cette fleur fructifiée qui tombe d’elle-même, mûre, un matin. L’odeur musquée de cette manne est pénétrante ; la chair en est délicieusement fraîche. Desséché simplement, tassé en gâteau, mis en pâte, ou réduit en farine, le fruit du mhowah constitue l’approvisionnement principal du Gound. La fermentation de cette baie livre une sorte de vin clair, agréable, que la distillation transforme en alcool puissant. A peine la fleur du mhowah est-elle tombée, un feuillage nouveau couvre les branches ; en avril, les fleurs restées sont devenues comme des nœuds d’un brun sourd, à carapace de bois dur et poli. L’amande, d’une blancheur de lait, pressée, donne de l’huile. L’écorce du mhowah, filée et tordue, est un excellent cordage. Le bois, facile à fendre, n’est pas attaqué par les vers. Œuvre spontanée des montagnes, l’arbre merveilleux est l’objet d’une culture spéciale dans les plaines de l’Indoustan. Dans les Vindhya, aussi bien que dans les Aravalis, le mhowah généreux est adoré. Dans les Vindhya et les Aravalis, dit Rousselet, le mhowah est considéré par les habitants à l’égal de la divinité. C’est à lui que Gounds, Bhils, Mhairs et Minas doivent leur existence ; c’est sous ses ombrages qu’ils tiennent leurs assemblées et célèbrent les grandes époques de leur vie ; c’est à ses branches qu’ils suspendent leurs grossiers ex-voto : fers de lance et socs de charrue ; c’est entre ses racines qu’ils étalent ces mystérieux cercles de cailloux qui leur tiennent lieu d’idoles. Aussi combattent-ils en désespérés pour la défense de leurs mhowahs. Les Hindous ne sachant quelles représailles exercer contre ces insaisissables sauvages, s’en prennent à leurs arbres et les abattent. Là où le mhowah disparaît,’ disparaît aussi le Bhil et le Gound.

La terre des environs de Madras, prodigieuse d’ardeur, ne se lasse jamais. On y voit verdir les rizières deux jours après le jet de la semence. L’eau permet le renouvellement continuel. Pour assurer aux champs de périodiques et artificielles inondations, et pour alimenter constamment le réseau compliqué d’une canalisation savante, les Indiens ont su fermer des vallées et recueillir, dans ces réservoirs, toutes les eaux apportées par les moussons. Jusqu’à l’extrême sud de la péninsule de tels travaux furent exécutés.

Dans l’intérieur, c’est-à-dire là où les brises marines ne fouettent plus l’air et où, par conséquent, planent constamment de chaudes vapeurs, la végétation naturelle se développe étonnamment, avec une ampleur et une vigueur de jets qui sont un défi. Ainsi se forment les forêts profondes capables d’arrêter une armée, ainsi s’étendent les jungles fiévreuses. En quelques mois, les bambous y mesurent de soixante à quatre-vingts pieds.

Les végétaux géants de la péninsule indoustanique sont localisés ; une grande forêt y est généralement formée d’arbres d’une même essence. Le gigantesque se veut despotique. Au contraire, les arbustes et les végétaux nains, partout répandus, et semblables, se rencontrent sur des terrains opposés, sous des climats différents. Dans l’Inde, la démocratie végétale est envahissante et ingénieuse ; elle accepte les nécessités de tous les sols et les rigueurs de tous les ciels, faisant partout sa place, ce qui est bien, et la conservant, ce qui est mieux, avec une indomptable et tranquille ténacité.

Le pachyderme est l’animal indien par excellence, et parmi les pachydermes de la péninsule l’éléphant est le type principal : on le rencontre de Ceylan aux Himalayas, changeant de pelure suivant les régions. Il n’existe en Indoustan qu’une seule espèce de rhinocéros. Le buffle sauvage est la plus redoutable des bêtes indiennes, parce qu’elle est la plus ouvertement courageuse. Au centre pullule le gaur à tête courte, carrée, au poil roussâtre et long, aux oreilles petites et intelligentes, aux cornes élégantes se courbant vers les reins pour se redresser ensuite et porter haut leurs pointes luisantes ; le cou de ce taureau est trapu et la gibbosité que ses épaules supportent n’est pas sans grâce, assurément, lorsque l’œil a accepté cette bizarrerie. Le gaur, en pleine croissance, a presque trois mètres de la queue au mufle. Sa vie est celle du sanglier ; il va, attroupé ou solitaire, voyant peu ou anal, doué d’un flair extraordinairement subtil, et percevant les moindres bruits à d’énormes distances. A le voir dans les gorges fraîches de l’Inde centrale, on le croirait lâche tant il met de hâte à s’éloigner dès qu’il se sait découvert ; mais attaqué ou mécontent, il devient terrible ; rien, dans le monde des fauves, ne peut se comparer à la rage du bison indien. Les tigres et les éléphants sont, après le gaur, les animaux dont l’aire est la plus étendue dans la péninsule, avec cette différence très remarquable, toutefois, que l’éléphant se rapproche toujours de l’homme, tandis que le tigre s’en éloigne.

Les carnassiers sont nombreux en Indoustan ; on a classé six espèces d’ours, neuf espèces de chiens, trois espèces de renards, quatorze espèces de chats, des lions, des panthères, des léopards, des loups de grande audace.

Les mammifères semblent former un monde complet en Indoustan. L’Inde est le pays des mammifères. En ruminants, on connaît quatorze espèces de cerfs, quatre espèces d’antilopes, le zébu, le bubale et la brebis sauvage spéciale au Pendjab. Toutes ces bêtes sont relativement petites, lentes à s’émouvoir, mais résolues et acharnées lorsque la colère les tient.

Les poissons des rivières indiennes sont analogues aux espèces chinoises, sans jamais, toutefois, leur être identiques. Quelques types spéciaux caractérisent le milieu : c’est l’anabas qui grimpe aux arbres ; c’est l’archer qui lance des gouttes d’eau contre l’insecte dont il veut faire sa proie ; c’est la perche émigrante qui va, par troupes, d’un lac à un autre, à travers champ.

Les tortues molles, sans écaille, voraces, insatiables, s’entretuant pour se nourrir, grouillent dans les étangs ; leur peau, noire au sud, tourne graduellement au jaune très pâle à mesure que l’on monte vers le nord. Le lézard indien est ailé : c’est le dragon. Le crocodile du Gange, ou gavial, au museau grêle, allongé, se mouvant non sans élégance, a jusqu’à dix mètres de longueur. De petits gavials, de trois à quatre mètres, hantent les marais.

Les serpents sont redoutés dans l’Inde, bien que, proportionnellement à leur nombre, les espèces venimeuses y soient moindres qu’en Afrique. L’Hindou, que la mer épouvante, et qui a institué la fête des flots pour apaiser les vagues, a également voulu qu’une fête des serpents se célébrât en juillet et août, à l’époque où les cobras-capello font le plus de victimes.

Les rongeurs sont peut-être le plus grand fléau de la péninsule ; la quantité des espèces s’y multiplie à l’infini. Les sauterelles, charmantes à voir, avec leur corsage jaune ou rose et leurs ailes de gaze piquées de brun, ravagent les plaines du Gange et de la Djumna. Le bourdonnement des insectes, pendant la nuit, a parfois l’intensité d’un vent d’orage. L’insecte géant, l’enoptocère épineux, est indien.

Les singes de la péninsule ont une grande importance. Ceux de Delhi sont petits, larges, couverts d’un poil jaune-brun, avec la face et la poitrine lisses, nues, étrangement bariolées de rouge. Aux bords du Gange est le Bandar, dont les bras sont très longs, et dont le visage, presque humain, est zébré de profondes rides ; son poil est d’un ton noir-roux particulier. Le langour, ou hunouman d’Amber, l’hôte des forêts indiennes, grand, bien proportionné, très souple, fourré d’un poil soyeux, gris au dos, blanc au ventre, porte haut un visage franc qu’animent des yeux très vifs ; les langours sont sociables à ce point, qu’ils font, comme bêtes sacrées, partie vivante de la population hindoue actuelle, et que l’histoire de l’Inde, leur accordant un rôle positif, leur attribue la conquête préméditée de Ceylan. Ces singes, doux à l’homme qui ne les irrite point, mais que leurs ennemis doivent redouter, vivent groupés en tribus, se donnant des chefs obéis, connaissant les limites de leur territoire, qu’ils gardent parfaitement.

Dans la quantité des animaux indiens, l’homme n’est qu’une insignifiante minorité. Autour de lui, et insaisissables, grouillent des hordes d’infiniment petits dont la masse est un tout visible, mais invulnérable. Au moindre geste d’impatience, l’Indien serait perdu ; il doit vivre dans ce tourbillon de bêtes, indifférent, presque immobile, mesurant ses pas comme le fermier qui va, sans émotion apparente, prendre, le miel de ses abeilles. Comment poursuivre et comment frapper le tigre dans la forêt où nul chasseur n’a pu pénétrer encore ? Comment disperser ce nuage vivant d’insectes que la main ne peut pas saisir ? Et ces rongeurs qui ont miné le sol ? Et cette vermine toujours montante ? Et les singes ! qui donc oserait lever un doigt contre eux ? De là cette crainte et ce renoncement à la lutte ; de là cette patience et ce respect de la bête qu’a l’Indien. Ce respect touche parfois à la folie : certaines personnalités hindoues, appartenant à des castes particulières, ne vivent qu’avec un bandeau de toile sur la bouche, pour que le jeu de l’aspiration pulmonaire ne puisse nuire à aucun insecte passant ; de là ces hôpitaux, ces pinjrapôles, où la vermine est pieusement .recueillie, protégée et servie. La mort, continuellement décrétée par les fauves et par les serpents, entretient la terreur, et l’inévitable grouillement des bestioles fait la patience.

Les oiseaux de l’Inde sont magnifiques ; le monde des airs y est très beau. A l’originalité gracieuse des formes s’ajoute la splendeur du coloris. Des genres entiers sont exclusivement indiens. Les perroquets multicolores illuminent les bords du Gange. L’admirable lori est partout. Le boulboul, ce rossignol dont le plumage est doucement moucheté, porte bien sa queue d’un rouge vif, roidit gentiment sa jolie tête que couronne une huppe. Quoi de plus doucement gracieux que la perruche verte livrée à l’Europe par les soldats d’Alexandre ? Et quel animal plus bizarre que le kakatoès ? Le pigeon, ordinairement si lourd, est d’une élégance rare en Indoustan : c’est le pigeon de Nicobar, c’est l’irène magnifique ; c’est le calyptomène et le pincrocote. Sont purement indiens, le paon, le lophophore resplendissant, caparaçonné d’or, le francolin ensanglanté et le trapogan rouge. Le paon, vénéré, attribut de la richesse et de la beauté divines, cède sa gloire au faisan merveilleux dans les Himalayas. Le plus haut des oiseaux aquatiques, c’est la grue antigone ou saris, dont le plumage est d’un gris si doux et qui porte droit son col. L’Indien dit, et croit, que la saris poursuit le chasseur qui, par la mort, vient de la séparer de son compagnon ou de sa compagne.

Aussi importants que les singes sont les arghilahs. L’arghilah ou cigogne-à-sac de Calcutta, est l’inséparable ami du Bengali. L’arghilah, que l’on nomme aussi « adjudant », de haute taille, roidissant de longues jambes jaunes, croisant l’une sur l’autre, sur son dos, ses ailes noires, voûté au repos, et laissant, alors, comme s’asseoir entre ses épaules rondes sa tête chauve, rugueuse, armée d’un bec énorme et percée vivement de deux petits yeux ronds et rouges, l’arghilah se charge de maintenir les villes de l’est indien en toute propreté, acceptant toutefois l’aide des vautours, des buses, des milans et des corbeaux. De telle sorte que, terrifié par les animaux qui rampent, qui tiennent au sol ou s’élèvent peu vers’ le ciel, l’Indien admire et peut aimer le monde ailé des airs. Les bêtes d’en bas sont dures à l’homme, stupides, brutales, ternes, laides ; les bêtes qui vont et viennent dans l’espace, librement, qui émigrent et qui retournent, belles à voir et bonnes à vivre, sont pour l’Indien une joie ou un secours perpétuels.

Malgré la diversité des climats et la divergence des productions, on peut dire que la péninsule indoustanique constitue véritablement une unité zoologique spéciale. On trouve, à l’ouest, quelques tendances persanes, et l’on rencontre, à l’est, quelques types commençant la Chine et la Malaisie, mais ce sont là des exceptions : l’impression unitaire persiste, et elle s’affirme lorsque l’esprit, généralisant, résume dans un tout la nature indienne, inerte ou vivante. Plus d’ampleur que de grandeur en Indoustan, plus de colère que de méchanceté ; de la splendeur, de la magnificence, mais rarement le beau : la force animale y résulte surtout des coalitions ; les plus petites bêtes y sont par cela les plus redoutables. On pourrait détruire le tigre, on a pu dompter l’éléphant et civiliser le singe, le lion a été repoussé, l’ours n’est pas invincible, on se garde des loups, mais il n’est pas possible de vaincre le serpent aux milliards de têtes, et quel cerveau concevrait un moyen de saisir, d’étreindre, de tenir en piège les incommensurables légions des vermines pullulantes ?

La richesse de la nature inerte est surprenante. Le Bengale est presque en entier de marbre blanc. Aux monts Vindhyi, le marbre s’associe à des schistes calcaires pour former comme des entassements de belles architectures. Le feldspath orthose met des reflets nacrés et chatoyants sur tous les versants cingalais. Le jade blanc, les agates rouges, brunes, jaunâtres, claires (cornalines) abondent dans le Guzarate. Les agates d’un jaune fauve et les sardoines d’un rouge orangé roulent en quantité au fond des rivières. Des onyx à bandes légères et des jaspes multicolores sont fréquents. — Sur les bords de la Djumna, un carbonate (kanker) mélangé avec de l’eau dorme un ciment marmoréen.

La péninsule a de riches filons de fer ; on voit, en Carnatic, des pics d’aimant de cent et cent vingt mètres. On trouve le plomb en Bengale et l’or dans les Himalayas ; les eaux qui viennent de ces monts géants, comme les terres d’alluvion, maintenant étalées, que ces eaux transportèrent, contiennent de l’or. Il y a de l’argent pur dans tout le Carnatic.

En pierres précieuses, on trouve la topaze dans l’Himalaya occidental, l’émeraude en Malabar, le saphir, le rubis et l’améthyste à Ceylan, dans le sable des rivières. Les turquoises sont abondantes au nord de Nichâpour. Les diamants gisent au confluent du Gange et de la Djumna, et dans les sables en repos des anciens royaumes de Vizapour et de Golgonde.

Dans le golfe de Manaar, reposant sur des sables ou des coraux, s’étalent les bancs d’huîtres perlières que les pêcheurs de Ceylan exploitent chaque année, en mars, et qui semblent inépuisables.

Cette richesse est un don fatal : au seuil même de l’histoire, l’Inde apparaît comme un joyau resplendissant, qui attire le regard, fascine l’attention, embrase l’envie mercantile.