La Grèce (de 1300 à 480 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXX

 

 

DE 481 A 480 Av. J.-C. - Xerxès en Europe. - Percement du mont Athos. - L’armée asiatique aux bords de l’Hèbre. - La flotte perso-phénicienne. - Les Mages. - Sacrifices sanglants. - La Grèce menacée. - Réconciliation d’Égine et d’Athènes. - Appel aux colonies. - Paroles d’oracle. - Marche de Xerxès. - Victoires navales des Athéniens. - Passage des Thermopyles. - Léonidas.

 

LES villes orgueilleuses du large détroit de Hellè n’opposèrent pas de résistance à l’armée de Xerxès. Pour éviter le désastre que la flotte de Mardonius avait subi au détour du mont Athos, la pointe de terre qui séparait le golfe du Strymon du golfe Singitique fut coupée par un canal, de deux kilomètres et demi de longueur, où deux trirèmes, naviguant de front, pouvaient passer. Les ouvriers phéniciens employés à ce travail, avaient donné aux parois une inclinaison exactement calculée. Sur les bords de l’Hébre, dans la vaste plaine de Doriscos, Xerxès dénombra ses troupes. Les chiffres d’Hérodote, fantastiques, donnent un total de cinq millions d’hommes, fantassins, cavaliers, marins et serviteurs. La horde, en marche, épuisait les fleuves, ruinait le pays. Thasos, tenue de fournir un seul repas à l’année du grand roi, y avait employé le tribut annuel de l’Asie-Mineure. Certes, dit le chœur des vieillards d’Eschyle, l’armée et le peuple belliqueux des Perses sont invincibles.

Magnifique sur son char Syrien, Xerxès conduisait l’immense torrent de guerriers, commandait à la populeuse Asie, soulevée, allant à la conquête de tout le pays de Hellas. Quarante-six nations, diverses, marchaient contre les Hellènes. L’Assyrie avait envoyé, choisis parmi ses peuples confusément mêlés, des archers habiles, coiffés de leurs casques bizarres, des fantassins, armés de lourdes massues garnies de fer, des marins de Babylone, très rusés ; la Sacie, des guerriers robustes, aux haches redoutables ; l’Inde, des soldats couverts d’une étoffe de coton, héros d’une douceur invulnérable ; l’Arabie, de fiers nomades, presque nus sous leur zeira flottante, redoutables à cause de leurs lances ; l’Égypte, des hommes rouges, calmes et résolus, et des hommes noirs, des Éthiopiens, vêtus de peaux de lions et de panthères ; la Sagartie, d’adroits frondeurs, de terribles lanceurs de lasso, armés d’un glaive court. De l’Asie-Mineure, de l’Ionie, Xerxès reçut une grande quantité de chars, attelés de quatre ou six chevaux, et, chose inattendue, un contingent de voluptueux Lydiens. Des Thraces, aussi, étaient venus se joindre à l’armée du grand roi.

Dans cette cohue en mouvement, les Perses, les Mèdes et les Hyrcaniens, formaient un corps spécial, compact ; les trois peuples se distinguant, toutefois, à cause de leurs costumes, de dessins variés. Armés plutôt légèrement, avec leurs cuirasses faites d’écailles d’un acier poli, leurs boucliers d’osier tressé, leurs flèches de roseau et leurs courtes piques, ils étaient aptes aux attaques impétueuses, aux secours prompts, courant à l’ordre, obéissant au signal, à la lancée ou à la retraite, avec une extrême facilité. L’épaisse foule guerrière qui suivait, comprenait beaucoup de Touraniens ; elle allait, aveugle, lourde, inconsciente, irrésistible. — Et ainsi, dit Eschyle, toute l’Asie, armée de l’épée, marche sous le commandement terrible du roi.

La flotte était conduite par des Phéniciens et servie par des Égyptiens de la Basse-Égypte, habitants des marais du Nil grand et fécondant, rameurs terribles et innombrables. L’armée, que rien n’arrêtait, suivait trois généraux, parmi lesquels Mardonius, menant l’infanterie, une masse. Xerxès se prit à rire, dit-on, lorsque Démarate osa supposer, que mille Lacédémoniens bien disciplinés, obéissant à la Loi, pourraient affronter toute cette Asie stimulée à coups de fouet. Xerxès avait ri, parce qu’il méprisait les Grecs armés d’une seule lance et d’un seul bouclier.

Au bord du Strymon, c’est-à-dire à la limite de l’empire perse, les mages qui suivaient l’armée, et qui gouvernaient le roi, offrirent un sacrifice aux dieux. Cet acte de piété, par la manière dont il s’accomplit, est remarquable au point de vue historique ; il donne le moment précis où les Iraniens disparaissent, où les Mèdes supplantent les Perses. Les guerres qui vont commencer après le passage du Strymon, seront bien, comme l’histoire le dit, des guerres médiques. — Devant le fleuve, après avoir offert aux dieux invoqués, comme les Aryens le faisaient jadis au Pendjab, un holocauste de chevaux blancs, les mages, rompant net avec la tradition védique, imposant et consacrant le caractère asiatique de l’expédition, choisirent neuf jeunes garçons et neuf jeunes filles, qui furent enterrés vivants. Ensuite, le Strymon fut franchi.

Des espions spartiates, qui étaient allés jusqu’à Sardes pour y voir l’armée de Xerxès, ayant été pris, le grand roi voulut qu’on les renvoyât en Hellénie, pensant que le récit de ce qu’ils avaient vu, épouvanterait les Hellènes. Xerxès s’était trompé. La honte d’un esclavage possible souleva les cœurs ; l’Hellénie tout entière bondit, sauf les Thessaliens, trop déchus, les peuples de la Doride, en qui rien de grec n’existait, et les Locriens, les Béotiens de Thèbes, que l’accroissement d’Athènes et de Sparte importunait, et qui reçurent avec bienveillance des envoyés de Xerxès, hérauts chargés de porter la menace et la peur aux Hellènes. Les Achéens et les Argiens, silencieux, se réservaient.

Tandis qu’Athènes et Égine se réconciliaient, Sparte, avec un exact sentiment de la situation, comprenant qu’une victoire des Athéniens donnerait à ces derniers la prépondérance en Hellénie, venait de se prononcer pour la défense commune du territoire C’est le premier acte affirmant une nationalité hellénique.

L’appel aux colonies demeura sans effet. Corcyre n’envoya pas les soixante vaisseaux promis ; la Crète refusa d’intervenir ; Gélon de Syracuse, en exigeant le commandement des marins, répondait par un refus indirect à la demande d’Athènes.

Déjà la flotte médique investissait le Péloponnèse, et l’on entendait, au nord-est, la formidable rumeur de l’armée de Xerxès se rapprochant. Réunis à Corinthe, en armes, les Hellènes se disposaient à affronter les envahisseurs. Athènes devait agir seule contre la flotte. L’oracle consulté n’avait eu que de mauvaises réponses : un redoutable Mars, monté sur un char syrien, devait tout renverser, tout incendier. — Les temples chancellent, avait vociféré la Pythie, de leurs murs dégoutte une sueur froide, de leur faîte coule un sang noir ! — La grande, l’indomptable espérance aryenne n’acceptait pas cette condamnation. Les envoyés d’Athènes, trop Aryens pour s’abaisser sous cette honte, savaient comment les oracles parlaient, et ils dictèrent aux prêtres les paroles que les chefs d’Athènes voulaient rapporter au peuple : Jupiter, dit alors l’oracle, consent qu’un mur de bois soit un inexpugnable rempart. Fuyez, tournez le dos aux cavaliers et aux fantassins innombrables ! Ô divine Salamine ! que tu seras funeste aux enfants de la femme ! — Thémistocle avait exigé cet oracle, parce qu’il prévoyait le succès des Mèdes, l’invasion victorieuse et le siège d’Athènes. Il décidait, ainsi, pour le moment de la catastrophe, le départ des Athéniens, que la flotte, — inexpugnable rempart, — protégerait et sauverait. Tout à l’instruction des matelots manœuvrant deux cents galères bien construites, Thémistocle se préparait à mettre à bord la cité, à transporter Athènes à Salamine.

Pour arrêter l’invasion, deux plans avaient été successivement adoptés. A la nouvelle du passage de l’Hellespont par l’armée de Xerxès, dix mille Hellènes s’étaient portés en Thessalie, au défilé de Tempé ; mais l’attitude équivoque des Thessaliens s’opposait à l’exécution de ce projet, discutable d’ailleurs au point de vue stratégique. Les défenseurs de l’Hellénie descendirent au sud, longeant les côtes, jusqu’au fond du golfe Maliaque, où ils s’arrêtèrent en un point admirablement choisi, aux Thermopyles. Il était impossible à une armée quelconque, venant de l’est, de pénétrer en Hellénie autrement que par ce passage.

La route des Thermopyles, ou Portes des eaux chaudes, se resserrait jusqu’à n’avoir plus que quinze mètres de largeur, offrant ensuite deux étranglements, — Anthela et Alpenos, les deux portes, — inévitables, à peine assez larges pour donner passage à un char. A l’ouest du défilé se dressaient les inaccessibles contreforts de l’Œta ; à l’est, s’étalaient des marais impraticables, jusqu’à la mer. C’est là que les Hellènes attendaient les Mèdes, après avoir relevé un ancien mur en ruines, au sud d’Anthela et d’Alpenos, près d’une fontaine. La flotte, mouillée à Artémisium, dans le détroit qui est la prolongation du golfe Maliaque, protégeait les Hellènes, campés, contre un débarquement. des ennemis.

La flotte de Xerxès, venant du nord, descendait à mesure que la horde asiatique s’avançait. En juin (480), le roi des rois occupait la Piérie, sous le mont Olympe, et se disposait à passer les monts Cambuniens, pour pénétrer en Thessalie ; sa flotte venait de s’emparer de deux vaisseaux grecs. Sur la proue d’un navire, les mages sacrificateurs égorgèrent le plus beau des captifs. — Les Hellènes avaient désormais le droit de qualifier de barbares leurs ennemis.

La flotte hellénique, un instant intimidée, prudente, quitta le mouillage de l’Artémisium, pour reculer presque jusqu’aux eaux de Chalcis, dans l’Euripe. La flotte médique, dirigée vers le golfe Maliaque, pénétrait dans le détroit, lorsqu’une effroyable tempête l’assaillit. En trois jours Xerxès perdit quatre cents vaisseaux, avec les équipages et les guerriers, ainsi qu’un grand nombre des transports chargés de vivres. La flotte hellénique, quittant soudain l’Euripe, profitant d’une accalmie, s’empara de quinze vaisseaux persiques.

Malgré les ravages de la tempête et la capture de quinze vaisseaux surpris, la flotte de Xerxès paraissait intacte, tant elle était nombreuse. Eurybiade, le Spartiate chef des alliés d’Athènes, et le Corinthien Adimante, pris de peur, voulaient emmener la flotte hellénique hors de l’Euripe ; Thémistocle intervint, empêchant cette retraite. Voici que deux cents vaisseaux perses, contournant l’Eubée, voulurent bloquer la flotte grecque, dans l’Euripe. Ce péril évident ne permettant plus d’hésitation, les marins grecs attaquèrent résolument leurs ennemis ; avant la fin du jour, trente navires phéniciens étaient capturés. Une tempête nouvelle s’éleva, pendant la nuit, qui jeta sur les écueils la partie de la flotte perso-phénicienne trop aventurée. Les Hellènes, renforcés de cinquante-trois galères venues d’Athènes, offrirent le combat ; les Perses, refusant la bataille, prirent en hâte la haute mer.

Battus, en fuite, et poursuivis, les chefs à qui Xerxès avait confié l’exécution de son plan maritime, redoutant la vengeance du maître, enhardis par un succès inattendu contre une escadre de vaisseaux siciliens rencontrés, revinrent, décidés à tenter un grand effort. Les Grecs furent encore victorieux ; mais si éprouvés, qu’ils se virent dans l’impossibilité de recueillir les fruits de leur victoire en pourchassant à outrance les vaisseaux ennemis. Et puis, la nouvelle venait d’arriver aux marins que Xerxès avait franchi les Thermopyles !

L’armée des Hellènes, campée aux Portes chaudes, comprenait mille Tégéates ou Manténiens, douze cents Arcadiens, quatre cents Corinthiens, deux cents guerriers de Phlionte et quatre-vingts de Mycènes, sept cents Thespiens, quatre cents Thébains, mille Phocidiens, toutes les forces des Locriens Opuntiens, trois cents Spartiates, lourdement armés.

Xerxès croyait qu’à la seule vue des Asiatiques innombrables, les défenseurs de l’Hellénie, épouvantés, se soumettraient. Il pensait aussi qu’à la veille de l’action, chez les Hellènes, chaque contingent ayant son chef, le choix du commandement suprême réveillerait les jalousies dormantes, susciterait d’inextricables rivalités. Le patriotisme des Grecs déjoua ces calculs. Le roi de Sparte, désigné et accepté, sans contestation, comme généralissime, commandait à des guerriers que les intimidations répétées de Xerxès laissaient indifférents. Une attaque des Mèdes et des Cissiens, violente, ordonnée le cinquième jour par Xerxès impatienté, fut solidement repoussée ; et de nouveaux efforts, réitérés, sanglants, restèrent sans résultat.

La troupe des Mèdes ayant succombé, Xerxès envoya contre les Hellènes inébranlables, le corps des Immortels, qui ne revint pas. La tactique des Spartiates, obéie, était de feindre des retraites, d’attirer ainsi l’ennemi dans l’étroit du défilé, pour le battre, l’anéantir. Ces combats épouvantables, cruels, épuisaient les Grecs qui venaient successivement au défilé, par ordre de peuples, affronter et massacrer les envahisseurs. Seuls, les Phocidiens ne participaient pas à la tuerie ; ils avaient reçu la mission de surveiller et de garder les rares sentiers de la montagne par lesquels des guerriers de Xerxès pourraient venir.

Un de ces sentiers, praticable, était connu d’Éphialte, le Mélien. Xerxès, furieux, peut-être inquiet, donna à Hydarne l’ordre de suivre Éphialte, qui se chargeait, menant un corps de Perses, d’aller surprendre par derrière les invincibles défenseurs des Portes des eaux chaudes. Parti de nuit, et bien guidé, Hydarne, dès l’aube touchait au sommet de la montagne que les mille Phocidiens gardaient. L’ombre des chênes touffus avait favorisé la marche des Asiatiques ; le bruit des feuilles tombées, foulées, avertit les Phocidiens, qui s’élancèrent, mais durent se replier, accablés de traits et de flèches, revenir au sommet du mont, dénudé, résolus à mourir pour le salut de l’Hellénie.

Les guerriers, menés par Hydarne, ne suivirent pas les Phocidiens sur les hauteurs ; ils descendirent la montagne à revers, et se montrèrent aux Grecs, tout à coup. Cette apparition jeta le trouble au camp des Hellènes, d’abord, la discorde ensuite. Les uns n’acceptaient que la mort dans ce piège ouvert, forcé ; les autres voulaient une retraite immédiate, soit pour résister aux Asiatiques plus au sud, à Corinthe par exemple, soit pour accepter la domination de Xerxès. Dans les villes, les démocraties tyrannisées préféraient un monarque oriental, glorieux, dont la réputation était bonne, aux rois qui les gouvernaient durement. — La défiance envers les rois est sans bornes, dira Eschyle.

Léonidas se prononça pour la résistance et la mort. Les Thespiens demeurèrent fidèles aux Spartiates. Les Thébains, menacés, traités comme des otages, n’osèrent pas désobéir à Léonidas. L’attaque de Xerxès, exactement combinée avec la descente d’Éphialte et d’Hydarne, au lever du soleil, obligea les Hellènes à sortir de leur retranchement. Le choc décisif eut lieu sur un point élargi du défilé. Les cadavres des Mèdes s’amoncelaient devant les Grecs acharnés, impitoyables, désespérés. A l’arrière de la horde envahissante, Xerxès avait placé une ligne épaisse de guerriers robustes, armés de fouets, qui ne permettaient pas aux barbares de reculer. Successivement, par groupes tassés, les Asiatiques venaient mourir, rompant les lances des Grecs engagées dans les chairs, ou bien écrasés par la cohue suivante, armée, pressée, hurlante, ou encore refoulés vers la mer par ces flots humains, et se noyant, par masses.

Les Spartiates, au premier rang, supportant le choc, ne se lassaient pas. Lorsque toutes leurs lances furent brisées, leurs épées à la main ils combattaient encore, avec fureur, corps contre corps. Léonidas, frappé, tomba. Sur son cadavre, quatre fois les Grecs avaient été victorieux, lorsque Éphialte, qui venait de tourner le défilé, complètement, de franchir les Thermopyles, entra dans l’action. Les Grecs, alors, durent reculer jusqu’à la partie la plus étroite du passage, passer le mur de défense relevé, prendre position sur une hauteur. La horde médique enveloppa ces héros, qui succombèrent tous, là, accablés de pierres et de flèches, sauf quelques Thébains, épargnés. Vingt-neuf mille barbares, parmi lesquels les deux fils de Darius, étaient morts.

Xerxès fit crucifier le cadavre de Léonidas.