La Grèce (de 1300 à 480 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXVII

 

 

DE 676 A 400 Av. J.-C. - Les poètes et la poésie. - Terpandre, Alcée et Sappho, Arion, Ésope et Alcman. - Tynnichus. - Stésichore, Ibycus, Anacréon, Simonide, Bacchydide, Hybrias, Phocydide, Hipponax, Ananius, Théognis, Lassus, Timocréon, Pindare, Corinne. - La musique grecque. - La prose. - Théâtre. - Xénophane et Euripide. - Les logographes. - L’histoire.

 

L’INSTITUTION des jeux sema plus de jalousie que d’émulation, sépara davantage les villes, mit en relief et en honneur la force brutale, donna la prépondérance aux prêtres, déshonora la poésie. Considérés comme des lutteurs se disputant le prix, soumettant leurs œuvres au verdict populaire, et s’appliquant bien plus, en conséquence, à plaire qu’à émouvoir, les poètes obéirent au goût du juge, plutôt qu’à leur propre inspiration. Des artistes admirablement doués, et qui eussent pu nous laisser des œuvres personnelles, simples et fortes, s’en furent, utilisant leur génie, célébrer la gloire d’indignes vainqueurs, mettre au service des vaniteux, et par intérêt, leur don merveilleux de beau langage. De Terpandre à Pindare, l’histoire de la poésie hellénique est un long récit de combats. Comme l’athlète et le conducteur de chars, le poète cherche à devancer, à battre ses rivaux, se pliant aux caprices, ou bien, sur le champ de victoire, il improvise l’ode qui doit immortaliser le victorieux.

Terpandre, venu de Lesbos, plusieurs fois couronné, porte de quatre à sept le nombre des cordes de la lyre, faisant une part très importante à l’accompagnement musical, dans le débit chanté des vers ; considéré pour cela comme un innovateur, on le nomme le père de la poésie lyrique. La nécessité de plier les syllabes des mots aux exigences de l’accompagnement musical, amena Terpandre et ses imitateurs, à concevoir de nouveaux rythmes poétiques. On lui attribue l’invention de la scolie, courte chanson, gaie, dite aux repas.

Peut-être, et dans une certaine mesure, faut-il attribuer an succès des innovations de Terpandre, la rage d’Archiloque, le dernier des poètes grecs, poursuivant de ses satires, de ses odes impitoyables, ceux qui excitaient son courroux.

L’école nouvelle exigeait un personnel nouveau en Hellénie, tandis qu’à Lesbos, autour de la tombe d’Orphée, Alcée et Sappho, de Mitylène, conservaient, et avec quel zèle, loin des jeux, le culte de la poésie antique.

Énergique et précis, brutal parfois en ses franchises, et tout à fait aryen, Alcée, tantôt gai, tantôt furieux, dit avec véhémence sa colère ou sa joie. Ennemi de Pittacus, il l’outrage, forgeant pour cela des mots nouveaux, acérés, blessants, et il chante ensuite son plaisir, en des vers de grande allure. La fameuse libation funèbre, devenue classique, est d’Alcée : C’est maintenant qu’il faut s’enivrer, c’est maintenant qu’il faut se forcer à boire, car Myrsilus est mort. Un instant banni, sa verve était allée jusqu’en Égypte.

Sappho, Vénus vivante, couronnée de violettes, incomprise des Hellènes, devenus trop actifs et mauvais, fut considérée, plus tard, comme une courtisane. Or, le rude Alcée lui-même mesurait sa parole, lorsqu’il parlait à Sappho, tant il admirait, tant il respectait cette muse chaste et souriante. Lorsque Athènes, corrompue, éprouva cette peur de la sincérité, de la nudité des mots, qui caractérise, pour l’historien, la décadence morale des peuples, la langue de Sappho, naïve, sincère, effaroucha la singulière et malsaine pudeur des Athéniens. L’hypocrisie asiatique et l’irréflexion athénienne se coalisèrent, et ce fut le procès des femmes libres et pensantes que Sappho perdit : ses haines furent des effronteries ; de ses amours, si noblement chantées, tournées en dévergondage, on l’accabla. C’est le vocabulaire attique du temps de Périclès, qui donna aux paroles de Sappho le sens qu’elles n’avaient pas eu jusqu’alors. La muse de Lesbos ne savait rien au-dessus de la poésie, seule immortelle.

Les femmes de Lesbos continuant le culte d’Orphée, Sappho eut des émules et des rivales, notamment Gorgo et Andromèda, fières de leur talent, et Érinna, morte trop tôt.

A Corinthe, Arion, le plus habile des joueurs de lyre, aimé du tyran Périandre, qui le protégeait, dont l’oreille et le regard souffraient lorsque les chœurs, en se contorsionnant, criaient l’évohé bachique, prit le dithyrambe et en fit un poème.

A Delphes, Ésope, le Phrygien, ou le Thrace, que Crésus avait envoyé consulter l’oracle, et qui fut pris d’un si profond dégoût à la vue de la cupidité et de l’imposture des prêtres d’Apollon, mourut (550) victime de son zèle aryen, précipité du haut d’un rocher, nous laissant ses fables, étonnantes.

A Sparte, Alcman, de Lydie, eut le courage de prendre le dialecte dorien, rude et grossier, et d’en faire une langue poétique. L’habileté et la ténacité de son labeur sont extraordinaires. On voit, avec son goût très sûr, sa peine, très lourde, qu’il ne cherche pas à dissimuler d’ailleurs. Le principe de la science, dit-il, c’est l’effort. Son art est véritablement scientifique ; c’est par la variété des formes cherchées et le choix sévère de l’expression, qu’il réussit. Son triomphe, sa gloire, fut d’avoir inauguré, à Sparte même, la poésie lacédémonienne, dorienne, en composant des chœurs, — les parthénis, — que de jeunes filles chantaient. Alcman était un grand artiste, vigoureux, puissant, réfléchi.

Un Dorien, Tynnichus, fit un chant religieux, ou péan, qu’Eschyle admira, et que Platon signale comme chanté par tout le monde.

Stésichore, d’Himère, en Sicile, la ville moitié dorienne et moitié ionienne, apporta aux Grecs la poésie impersonnelle, se rattachant par cela aux poètes aryens, faiseurs d’hymnes. L’excès musical le tourmentait, et, sauf la lyre, ou la cithare, il n’admettait pas la parole d’un instrument dans les chœurs. Il prêchait, que le mode harmonique, l’accompagnement, devait se conformer aux sentiments et aux pensées exprimées par le vers, et il réglementa le chœur, en le modifiant. Avant lui, les chanteurs tournaient autour de l’autel, et c’était le chœur cyclique, ou bien, ils allaient dans un sens (strophe), faisaient une évolution, revenaient (antistrophe) à leur point de départ, et recommençaient, jusqu’à l’achèvement. Stésichore imposa un arrêt du chœur, un chant au repos, l’épode. Ce réformateur se nommait Tisias ; le nom de Stésichore (arrête-chœur) lui vint de l’innovation consacrée. Ce besoin d’ordre logique, de sécurité, de simplicité, fait de Stésichore un Aryen ; mais il subit l’influence asiatique quant à la forme : son style est rapide, abondant, diffus.

Ibycus, l’émule de Stésichore, compliqua la double influence aryenne et asiatique, dans laquelle son rival se débattait en vain, d’une impression dorienne manifeste. Dans les bizarreries de ses conceptions, qui ne sont, en somme, que l’expression des tendances diverses se disputant son esprit, il est tantôt précieux et fade, insaisissable, et tantôt lourdement grossier. L’amour le tient au ventre, et il le dit, crûment.

Anacréon, si difficile à retrouver, à reconnaître, dans la masse d’imitations et d’attributions dont son ouvre est encombrée, semble avoir hérité des chantres védiques, directement, le plaisir conscient du doux vivre, le goût de la gaieté sensible, acceptant les ennuis de la vie comme inévitables et passagers, ennemi des rixes humaines : — Qu’y a-t-il, Héphestus, entre les combats et moi ? — et des tourments scientifiques exigeant de longues pensées : — Qu’ai-je à faire des Pléiades, qu’ai-je à faire de l’astre du bouvier ? — demandant que l’on cisèle, sur sa coupe symbolique : des vignes verdoyantes et des raisins qui rient,... un pressoir à vin, et des figures d’or foulant la grappe, et le beau Lyéus, et, avec lui, l’Amour et Bathylle...

Ce sont les successeurs d’Anacréon, — les Anacréontiques, efféminés, — qui ont faussé la gloire du maître. Le vieillard de Téos avait connu et chanté, lui, l’amour viril, qui frappe les cœurs ainsi qu’un bûcheron armé de la grande cognée, dont les angoisses étreignent comme un bain dans un torrent glacé.

Simonide apparaît, en contraste. Mélancolique, rêveur, d’une modération devenue proverbiale, il souffre, prescience accablante, de toutes les futures tristesses de l’Hellénie. Ses invocations, ses prières, ses péans, ses chansons à danser, — hyporchèmes, — et ses dithyrambes, étaient célèbres ; ses thrènes, ou chants de douleur, faits pour immortaliser les grandes infortunes, impressionnaient considérablement. C’est lui qui dira la gloire de Léonidas. Simonide, il est vrai, habile dans l’art de charmer les hommes, donna le modèle des hymnes de triomphe dédiés au vainqueur des jeux publics, dont Pindare abusa, et qui, essoufflant les poètes, en même temps qu’ils infatuaient les héros, usaient inutilement l’ardeur des forts.

Impitoyable aux sots, — dont le nombre est infini disait-il, — il fit apprécier l’exercice de la vertu comme une jouissance réelle ; il chanta l’espérance, cette fleur de vie qui pousse au cœur des jeunes hommes naturellement. Il citait Homère, qu’il nommait l’homme de Chios, et il le commentait. Philosophe, il affirmait que la bonté de l’homme ne résiste pas à l’insupportable calamité, mais il consolait aussitôt ses auditeurs, en proclamant que la Nécessité avait raison des dieux eux-mêmes. Doutant de la perfection, il ne la prêchait pas : Jamais je ne jetterai une part de ma vie dans le vain et irréalisable espoir de trouver un homme sans défaut. — Il me suffit, ajoutait-il, qu’un homme ne soit pas méchant, ni tout à fait malhabile, qu’il ait du sens, qu’il pratique la justice, conservatrice des cités.

Pour Simonide, la vertu et le bonheur n’étaient que des choses relatives ; la beauté ne résultait que de l’absence de la laideur. Oui, dit-il, tout est beau où rien n’est mêlé. Il répugnait à censurer, heureux de l’épanouissement complet de l’homme libre. Historiographe des guerres médiques, il eut à chanter les journées de Marathon, de Salamine, d’Artémisium et des Thermopyles. Sa gloire, écrasante, fut d’avoir vaincu Eschyle aux jeux publics, une fois.

Simonide, cependant, après avoir consacré soixante années de sa vie aux gloires helléniques, ami de Thémistocle et de Pausanias, ne laissa pas, après lui, la réputation d’un homme juste. Il avait fini par ne considérer, au monde, que le succès et l’éclat.

Bacchydide, vivant à Syracuse, et qui devait bientôt gêner Pindare, prêchait effrontément les douceurs de la paix, de la paix puissante, qui donne la richesse aux mortels, qui fait croître les fleurs de la poésie, tandis que les araignées noires tendent leur métier sur les anneaux de fer des armures, que la rouille ronge les lances à la pointe aiguë et les épées au double tranchant. Il se moquait des guerriers, qui préféraient le fracas des trompettes d’airain au spectacle des rues pleines de joyeux banquets, où les hymnes d’amour retentissent.

Hybrias, le Crétois, dont la scolie pour le soldat fut célèbre, oppose à Bacchydide, au poète lâche, efféminé, la rude chanson de la guerre : Je possède une grande richesse, et c’est ma lance, mon épée, et mon bouclier long, rempart du corps.

Le vaniteux Phocydide, vrai nabi d’Israël, prophétise, rend des oracles, distribue la sagesse, parlant ainsi : Voici encore ce que dit Phocydide... Son style élégant, concis, favorisait la mémoire, et c’est, évidemment, parce qu’il entendait répéter ses maximes partout, que le poète s’exagérait son importance.

Hipponax, d’Éphèse, dont la laideur et la maigreur étaient proverbiales, fit admettre, dans l’ensemble des œuvres poétiques réglementées, classiques pourrait-on dire, la moquerie, d’essence aryenne ; le poème héroï-comique, — la Parodie, — devint un mode littéraire goûté. On vantait la sobriété d’Hipponax. Très prudent, très prévoyant, il s’élevait contre les prodigues.

Les œuvres d’Ananius se confondent avec celles d’Hipponax, dont il était le contemporain.

L’aristocrate Théognis, de Mégare, moraliste apprécié, poète charmant et politicien extrêmement habile, se fit aimer du peuple, qu’il méprisait, en invectivant les maîtres du parti populaire. — Oser le bien et supporter le mal, ainsi se résumait sa morale. Après Tyrtée et Solon, Théognis mit l’influence des poètes au service de l’ambition des gouvernants. Tyrtée surexcita l’ardeur guerrière, Solon donna des lois, Théognis intervint dans les querelles de partis.

Il faut citer Lassus, d’Hémione, le maître de Pindare, dont les poésies sont des œuvres d’art. Par lui, Athènes connut la poésie dithyrambique, et apprit à rechercher, pour en jouir, dans le vers exprimant une pensée, les difficultés techniques vaincues.

Timocréon, de Rhodes, qui figura comme athlète aux jeux, vint à Athènes, où sa verve s’exerça contre Thémistocle. On l’avait accusé de s’être vendu aux Mèdes. Il se vengea, le jour où Thémistocle entendit prononcer contre lui la même accusation, en s’écriant, avec cynisme : Timocréon n’est pas le seul qui ait traité avec les Mèdes ; il y a bien d’autres pervers, et je ne suis pas le seul boiteux ; il y a d’autres renards.

Pindare, né à Thèbes, le chantre admirable des vainqueurs aux jeux publics, résuma toute l’évolution. Ses odes, œuvres lyriques par excellence, montrent le chemin parcouru depuis Homère, la déviation vers l’Asie, accentuée, presque complète. Pindare parcourt toute l’Hellénie, se prodiguant. Sparte, malgré sa haine, respectera la maison du poète, dans la ville que les armes lacédémoniennes saccageront ; et le grand Alexandre, appelé à détruire Thèbes, n’agira pas autrement que les Spartiates. Bienveillant à tous, qu’ils fussent Doriens ou Ioniens, et pourvu qu’il y trouvât son profit, Pindare ne se préoccupa que du succès personnel de ses clients temporaires, de même que sa poétique s’adaptait à tous les sujets, n’ayant de règle que l’effet musical. Improvisateur excellent, il faut croire que ses œuvres, hâtives, ne supportaient pas l’examen réfléchi, car, seules, ses odes triomphales nous ont été conservées.

Pindare pratiquait l’éloge, de parti pris : Et vous, Éacides aux chars d’or, sachez que mon programme le plus clair est de ne jamais aborder dans votre île sans vous combler d’éloges. — Son ardeur ne l’entraîne pas au delà de ses intérêts ; il s’interrompt, à chaque instant, pour faire remarquer, avec une intention précisée, qu’il acquitte une dette, qu’il gagne son salaire. Il tient son imagination et son talent à la disposition des vaniteux que le succès favorise. Il chante surtout Hiéron, roi de Géla, de Syracuse et d’Agrigente, qui, vers le commencement de son règne, aux jeux olympiques, remporta le prix à la course des chevaux. Et quels éloges : Qui, mieux que lui, mérita jamais toute la pompe de nos chants ? Quel homme eut plus de vertus ? Quel roi sut mieux affermir sa puissance ? — Or, Hiéron, qui fut un monarque somptueux, protecteur des arts, avait dans son passé des cruautés épouvantables. — Quels spectacles délicieux, dit Pindare, de voir consacrées aux soins bienfaisants de l’hospitalité, ces mains, ces mêmes mains qui maintiennent l’ordre, qui font régner la justice au sein d’Agrigente et repoussent la terreur loin de l’enceinte de ses murs. — Doit-il, dans une autre circonstance, célébrer Théron, le tyran d’Agrigente ? l’éloge de Hiéron sera dépassé : Non, quand on remonterait dans les fastes des peuples, jusqu’à des générations déjà perdues dans les nuits des âges, on chercherait vainement un ami plus tendre, plus bienfaisant, plus libéral que Théron. — Paunis, le riche Paunis, vainqueur à la course des mulets, aura de même son ode triomphale.

Les jeux publics, ce lien hellénique, étaient devenus le théâtre des plus ardentes rivalités, et, comme en un champ d’exploitation, les dispensateurs de la gloire, les poètes, y trafiquaient de leur esprit. Pindare tarifait ses odes ; il n’en discutait pas le prix, mais donnait à son œuvre, suivant la récompense promise, une attention d’auteur plus ou moins grande.

Tout à fait corrompu, le chantre de Hiéron, de Théron et de Paunis, va jusqu’à critiquer les poètes qui ont conservé leur indépendance. Citant Archiloque, comme un exemple, il demande si les inimitiés que sa franchise valurent au poète, ont fait autre chose qu’aggraver ses maux. Il n’admettait le bonheur que procure la sagesse, que si la sagesse était accompagnée des dons que la fortune dispense.

Un bon nombre de vers heureux, agréables à citer, se trouvent dans les œuvres de Pindare, mais dus aux hasards de l’improvisation ; l’œuvre en soi, au fond, désespérante, est empreinte d’un pessimisme que couvrent mal l’hypocrisie asiatique et le talent merveilleux du chanteur. Il proclame que, pour un seul bien, les dieux versent toujours deux maux sur les mortels ; il sait les ennuis de la fortune, et demande à quoi servent les trésors entassés ; mais il se hâte d’ajouter, songeant sans doute à sa clientèle : Aimons-les ces trésors, pour en jouir, pour faire des heureux, pour acheter la gloire.

L’inconstante fortune, qui se joue des hommes comme l’aquilon se joue de la poussière, la bruyante insolence des vaniteux, la victoire imprévue des faibles, la crainte du destin, l’intervention des grands hasards qui font les grands succès, tourmentent le poète malgré lui, çà et là, et la rapidité de sa pensée, alors, lui fait trahir ses intentions. Si la vie de l’homme trop prolongée est odieuse, si le bonheur inconstant comme le vent, rapide comme l’éclair, souffle, brille, et se dissipe comme eux, il faut le saisir quand il passe, se hâter de jouir, sauf à s’humilier devant les forces, à se courber sous le regards des dieux. — Plier sous la main des divinités, est le seul moyen de porter aisément le joug dont ils nous chargent. Le bœuf qui s’opiniâtre contre l’aiguillon ne reçoit qu’une blessure plus profonde. En parlant ainsi, Pindare livrait les hommes aux rois et aux prêtres, car le charme de sa parole donnait une force irrésistible à ses leçons.

Il sait bien, l’Asiatique rusé, ce que vaut l’art de séduction dont il se sert, dont il abuse. Sans doute, dit-il, il exista dès les premiers âges du monde, cet art odieux de séduire qu’accompagnent les discours captieux, honteux et funeste talent qui, toujours occupé de ternir l’éclat de la gloire véritable, ne fait effort pour élever les hommes, que parce qu’il en prévoit la chute. — Pindare ne fait effort que pour élever les grands, et c’est l’Hellénie qu’il précipite.

Pindare est un Asiatique, par la pensée et par l’expression, par la tendance et par le style. Ses métaphores, excessives, sont admirablement enchâssées, et son langage est musical. Cependant, l’influence dorienne pèse sur lui, et, peu à peu, il en subit l’effet, il se transforme ; ses images deviennent brutales, de mauvais goût, impropres : la gloire est le divin cothurne chaussant un pied fortuné ; l’improvisation est un ruisseau semé de fleurs, ceint de couronnes ; la générosité supprime la critique, comme le bois fumeux cède à l’eau qui l’éteint. L’Asiatique apparaît surtout lorsqu’il s’agit d’évaluer le prix de l’œuvre. La poésie est une marchandise ; le poète, un Phénicien trafiquant de ses dons naturels. — Il dit à Hiéron, lui dédiant son ode : Reçois avec faveur cet hymne, tout acheté qu’il soit par tes bienfaits. Ne crains pas que j’en rougisse ; la Phénicie s’avilit-elle par les marchandises que la mer porte de sa part aux deux bouts de l’univers ?

La voix de Pindare étant faible, il laissait chanter ses odes par un coryphée. Se pliant au goût dorien, rectiligne, il tourmenta ses phrases, rompant la mesure et le rythme, pour les adapter à la musique et à la danse, créant ainsi le poème lyrique, exactement dit. Parfois, et nécessairement, les paroles étant impuissantes à exprimer une situation, le récitant suspendait son récit, et la musique seule, alors, développait et complétait la pensée du poète.

Ne voulant que plaire, Pindare se conformait à toutes les intentions ; c’est pourquoi l’on chercherait en vain, dans son œuvre entier, une idée religieuse, ou philosophique, principale. Nous n’avons, à ce point de vue, qu’un merveilleux tissu de contradictions. Toutes les traditions locales, l’infatigable chanteur les admit, raillant les divinités, et d’autres fois dévot, mais sans candeur. Son dieu, ce serait plutôt l’universalité des choses ; tout étant dieu, le poète se dispensait de chercher une formule. Dans son ciel, les âmes pieuses célèbrent le grand bienheureux par la mélodie continue de leurs hymnes. Il préfère, aux joies promises, les satisfactions de la première vie, et ce qu’il chante, avant la vertu, c’est la beauté, la force, la gloire. Sparte peut revendiquer cet Asiatique exubérant que la discipline dorienne était parvenue à assouplir.

Corinne, de Tanagra, la délicate Aryenne, vainquit cinq fois Pindare aux jeux publics.

La musique, absorbante, devenait un langage clair, et bien autrement étendu que ne l’était le vocabulaire hellénique. Quels changements, depuis l’époque où le Grec criait l’évohé, et, lentement, jouait de la syrinx enduite de cire ! La lyre et la trompette sont venues avec la danse, tantôt guerrière, tantôt voluptueuse ; la chanson a fait le virtuose, le chanteur, maître de l’instrumentiste ou s’accompagnant de ses mains. Puis ce furent les chœurs ; et l’on vit les choreutes du dithyrambe, qui jadis tournaient autour de l’autel, s’arrêter, chanter en repos, dire, développer, nuancer des mélodies. On distinguait des modes musicaux divers, introduits en Hellénie. La lyre à sept cordes permettant une grande variété, il y eut, musicalement parlant, une longue gamme d’expressions. Terpandre avait donné le moyen d’utiliser l’art musical ; Pindare, après Tyrtée, fit apprécier cette utilisation aux Spartiates. Le courage devint le compagnon de la musique.

La musique grecque, spontanée, premier langage, savamment exploitée, et régularisée, prit une importance dont Platon et Aristote se préoccupèrent. La voix humaine fut le premier instrument, et il semble, autant qu’un écho si lointain peut être entendu, qu’à l’origine, la puissance musicale grecque résultait de sa simplicité mélodique, donnant à l’esprit l’impression de la beauté calme, simple, éternellement jeune. La parole grecque, par son rythme et son mètre, était déjà comme un chant ; les races diverses venues Hellénie, y importèrent des accents nouveaux ; et la subtilité asiatique, si ingénieuse, combinée avec le grand désir d’ordre et de classement qui tourmente l’aryen, firent déterminer jusqu’à sept modes principaux, distincts, exactement appropriés. La mathématique domina l’inspiration. Partis de la gamme diatonique, les Hellènes tâtèrent du genre chromatique, essayèrent des quarts de ton, mais sans enthousiasme. En ceci, l’esprit aryen l’emportait.

Les Doriens aimant les brillants accords, leur musique devint pour ainsi dire nationale ; — le mode phrygien, encore tout imprégné des cultes orgiastiques, plaisait aux ardents, aux passionnés, à ceux que la rigidité dorienne impatientait, ou ne satisfaisait pas ; — le mode lydien, presque éclectique, admettant, à la fois, les notes les plus élevées et les accents plus doux, langoureux, se prêtait aux consolations et aux jouissances. La tristesse et la gaieté, la mélancolie et l’esprit, se traduisaient mieux avec le mode lydien, bienveillant, maniable comme une broderie flottante.

Les premiers oracles s’exprimaient en vers ; les prêtres étaient des poètes. Les premières lois furent également des poésies. L’improvisation, avec ses défectuosités inévitables, rompit le charme. Le poète imagina son vers comme un trait, pris et lancé au hasard, distribuant le plaisir et la blessure. Pindare parle du labeur poétique, des formes nouvelles à forger pour obtenir l’applaudissement de l’auditeur, dont la satiété est un écueil. Les muses adorables, inspiratrices, les filles de mémoire, aux tresses dorées, qui excitaient la pensée des mortels, leur donnant la volonté d’agir, sont maintenant comparées à des esclaves attelés à la charrue, sillonnant la terre où la moisson glorieuse croîtra.

Trop exploitée, la poésie se meurt ; et la prose vient (500), naïve, intacte, forte. Ah ! s’écrie Pindare, s’il était permis d’emprunter le langage du peuple, avec quelle ardeur... L’éloquence populaire, faite de prose franche, pleine, va suppléer à l’affadissement des cerveaux surmenés, ayant épuisé toutes les séductions artificielles. Le théâtre, surtout, subit cette nécessité. Dans la tragédie, le mètre change avec les situations ; la comédie tourne à la satire. On abandonne (450) la tétralogie monumentale, pour opposer pièce contre pièce. Le jour est venu où le philosophe, le guerrier, l’orateur et le poète sont au même rang ; le poète nommé le dernier.

Les censures de Xénophane (536), dénonçant l’abaissement des Grecs séduits par l’Asie, s’abandonnant aux légendes, sacrifiant tout aux jeux, ne purent rien. Les moqueries d’Euripide (685-407), allant jusqu’à l’indécence, ne furent qu’une distraction.

Mais l’histoire marche, et les destinées de l’Hellénie se manifestent. Le prêtre a supplanté les dieux, ruiné la poésie, prostitué les arts naturels, et toutes les intelligences, domptées, rabaissées, navrées, sont sans emploi. Sérieusement, alors, chacun s’inquiète, se retourne, regarde vers le passé, pour y voir les leçons de l’avenir. La plus souffreteuse des terres grecques, l’Ionie, donne le premier historien.

Là où les poètes, compromis, n’avaient plus rien à dire, où les philosophes, infatués, discouraient étrangement, surgirent les logographes, simples récitants, coordonnateurs de faits, se servant de la langue populaire, de la belle prose ionique ; et le peuple éprouvait un soulagement à écouter ceux qui, pour l’instruire, parlaient si bien son propre langage. Cadmus, de Milet, fut l’innovateur. Acusilaüs, d’Argos, qui mit Hésiode en prose, Hécatée, de Milet, qui cessa de confondre l’Europe et l’Asie, Phérécyde, de Léros, Charon, de Lampsaque, le premier ethnographe, Hellanicus, de Mytilène et Canthus, de Sardes, continuant Cadmus, préparaient Hérodote.