DE A défaut de lien religieux, de philosophie commune, les phidities doriennes, — ces associations d’amis, où l’on passait de longues heures à boire, — unirent les Hellènes. On devisait, après la libation, des choses helléniques, et la discussion impliquait une intention d’engagement. Dans les phidities formées de jeunes hommes, qui étaient les plus actives, les aspirations intellectuelles primaient l’intérêt public. C’étaient, alors, ces assemblées délicieuses dont parle Pindare, où la vivante jeunesse mêlait au son de sa voix les douces modulations de la lyre. Les phidities et les collèges de prêtres étaient les seules associations helléniques permanentes. Le goût particulier des Doriens pour la dispute publique, pour les luttes, pour les concours, où la force et l’orgueil se donnent en spectacle, fit que les jeux devinrent, sous le regard des prêtres, la première et la plus éclatante des œuvres nationales en Hellénie. L’idée de réunir en un lieu déterminé, par périodes fixes, à un moment donné, connu longtemps à l’avance, des acteurs volontaires et d’innombrables spectateurs, satisfaisait en même temps, et les hommes venus du nord, dont les vanités étaient exubérantes, et les hommes venus du sud, ou de l’est, Phéniciens, Asiatiques exploiteurs des foules. Les réunions d’amis
et les collèges sacerdotaux, — les phidities et les confréries, — répondaient
aux besoins des deux races principales dont Les prêtres s’emparèrent des jeux publics. Chaque groupe sacerdotal eut bientôt son concours. Les principaux, les plus célèbres, les plus suivis, furent les jeux isthmiques, donnés près de Corinthe, en l’honneur de Neptune ; les jeux néméens, en Argolide, à la gloire d’Hercule ; les jeux pythiques, à Delphes, pour Apollon ; les jeux olympiques, à Olympie d’Élide, pour Jupiter. Les oracles de Delphes supplantaient le chêne de Dodone ; les fêtes olympiques l’emportèrent sur toutes les autres, à cause de la puissance des Doriens en Péloponnèse. Les jeux olympiques se célébraient tous les quatre ans. L’année (776 av. J.-C.) qui vit, pour la première fois, un grand concours de peuple dans les bois sacrés d’Olympie, aux bords de l’Alphée, inaugura l’ère nouvelle, l’ère hellénique. Des hérauts, couronnés de feuillage et de fleurs, allaient annonçant la grande fête de l’olympiade, et, de ce moment jusqu’à la fin des jeux, toute querelle armée quelconque était interdite : c’était la trêve sacrée, qu’une amende lourde sanctionnait. Les jeux néméens se célébraient deux fois pendant la période olympique ; une fois, deux ans après la réunion d’Olympie, une fois encore au commencement de l’année — la quatrième — qui terminait la période. Les jeux pythiques, à Delphes, avaient lieu tous les deux ans, dans la riante vallée qu’Apollon embellissait de sa présence. La plaine d’Olympie, où se donnaient les jeux principaux, et le bois sacré, — l’Altis, — où le dieu séjournait pendant les fêtes, devaient être consacrés par l’édification d’un temple. La maison du Jupiter Olympien, commencée par les Éléens après la victoire de Pisa (572), terminée par les Athéniens cent trente années ensuite, eut, dans son sanctuaire,l’œuvre extraordinaire de Phidias, la statue du dieu tonnant, toute d’or et d’ivoire, assise, énorme, superbe, miraculeuse. Les habitants de l’Élide présidaient aux fêtes olympiques ; tous les Hellènes avaient le droit d’y venir participer aux jeux, comme aux sacrifices. Les villes envoyaient solennellement des députations. Les courses d’hommes, à pied, de cavaliers, de meneurs de chars, le saut, la lutte et le pugilat, furent les éléments du concours, innovés, abandonnés, repris, simplifiés ou compliqués, suivant le caprice des ordonnateurs. A la quarantième olympiade, on vit des enfants appelés à se provoquer au pugilat. La course des chars attelés de mulets ne dura que dix ans. A une olympiade, jeu cruel, l’écuyer, parti à cheval, et tenant un autre cheval par la bride, dut, arrivé près de la borne, sauter et achever la course à pied, sans quitter les brides des bêtes lancées. La longue course comprenait six parcours de la carrière, c’est-à-dire vingt-quatre stades, une de nos lieues. L’exigence des spectateurs passionnés excitait l’acharnement des rivaux, couverts de poussière. Le coq rageur, furieux, impitoyable, — ce fier oiseau, dit Pindare, dont les combats sont ensevelis dans l’enceinte d’une ferme,-était l’emblème et l’idéal des lutteurs. On décerna l’âpre couronne du pentathle, à celui qui avait vaincu ses rivaux à la course, à la lutte, au saut, au disque et au javelot. Ces jeux où les Hellènes venaient, non sans noblesse, mesurer, comparer publiquement, et nus, leur force et leur beauté, eurent une influence considérable sur l’avènement de la statuaire grecque. Mais, trop tôt, ces fêtes tournèrent en spectacles où la prétentieuse grossièreté des septentrionaux et l’insatiable orgueil des Asiatiques, s’offrirent à l’admiration des hommes. Les spectateurs eux-mêmes se pavanèrent un jour sur le champ sacré, fiers, pour peu qu’ils eussent de renommée, d’être désignés du doigt par la foule. Et Thémistocle, et Pythagore, et Hérodote, et Platon, goûtèrent cet honneur. Pindare, le chantre et le héros de ces solennités, assis sur un siège élevé, ayant au front une couronne, à la main la lyre symbolique, divinisé, reçut, par la volonté des magistrats, une part des prémices offertes aux immortels. Archiloque (700) et Simonide (559-468), jouirent de la même glorification. Des personnalités surgirent, imprévues, bruyamment fêtées,
acclamées, qui n’avaient d’autre mérite que leur force brutale, ou la
surprise que causait la dextérité de leurs mouvements. Tel écuyer, maître en l’art difficile de soumettre les coursiers, au
joug obéissant, reçut plus de regards qu’un guerrier victorieux.
L’alipte, qui instruisait les athlètes et les lutteurs, et les frottait
d’huile avant le combat, était un personnage. L’athlète vigoureux, rapide, pressant et rassemblant ses coups,
enthousiasmait. Le géant Diagoras, — la plus
haute taille qu’on eût vue en Grèce depuis Hercule, — excitait le
fanatisme. Lorsque, un jour, les deux fils de Diagoras, — Acusilaüs et
Damagète, — vainqueurs, l’un au combat du ceste, l’autre au pancratium, tout
nus, ruisselants, vinrent prendre leur père vieilli, qui était debout parmi
les spectateurs, et, le plaçant sur leurs épaules,
traversèrent le stade, ils entendirent, couverts
de fleurs, les applaudissements de
toute Les Aryens, vraisemblablement, ne participaient guère à ces spectacles cruels. Ce n’est pas eux qui se seraient montrés indulgents à la fille de Diagoras, à Callipatire, qui, la première, déguisée en maître de gymnase, osa pénétrer dans l’enceinte, menant son fils à la lutte. Ils venaient aux jeux et ils concouraient, mais comme poètes, tragiques ou musiciens. Et s’ils descendaient parfois dans l’arène, c’est qu’il était possible d’y exalter l’harmonie des corps, à la lutte correcte, à la course des chars, au jet du disque. Les prix que l’on décernait aux vainqueurs sont un enseignement. A Delphes, le lieu le plus proche de Dodone et par conséquent, des traditions grecques, antiques, aryennes, une simple couronne de laurier était la récompense désirée, suprême, l’attrait principal ; — à Olympie, en pleine Hellénie dorienne, les prix s’évaluaient : une chaude toison de Pellène, une jarre d’huile ou de vin, des vases d’argile durcie, des aiguières de bronze ou d’argent, une part des offrandes publiques à Jupiter... Cependant, on y distribuait aussi des guirlandes de fleurs, que les vainqueurs nouaient autour de leurs bras, et des couronnes de myrte, d’un vert pâlissant. Plus tard, la recherche unique du succès parut stimuler les lutteurs ; mais parce que le succès, de plus en plus, et en toutes choses, aux jeux helléniques surtout, faisait la fortune des victorieux. L’Hellénie dorienne, toute batailleuse, qui ne savait que la gloire des armes, que le droit de la force, laissait placer haut, au-dessus de tout, l’athlète, le cavalier, ou le poète, publiquement couronné devant les dieux. — Le plaisir du succès, dit Pindare, est le charme souverain des travaux... Les douleurs se changent en délices, lorsque la fille des Muses, la savante Harmonie, vient nous flatter de sa main caressante. — Et le chantre des jeux compare l’effet de la louange mariée aux accords mélodieux, à la douce chaleur du bain. La renommée, récitée ou chantée, la fière renommée qui étend son pouvoir au delà du terme qui borne la vie, était le stimulant des Aryens participant aux luttes ; il leur suffisait qu’un poète célébrât leur adresse, ou leur talent, en une improvisation rimée, que l’on répétait aussitôt après la victoire, et que des milliers de mémoires emportaient. C’est ainsi que la plupart des odes de Pindare furent composées, rapidement, sur le théâtre même des jeux. Les chants immortels du poète valaient au vainqueur l’immortalité. — Les Doriens de Sparte, lorsqu’ils étaient victorieux, recevaient, au repas commun, une part de nourriture plus considérable. Les odes célébrant les mérites du héros, immortalisant sa victoire, étaient apprises et récitées pendant longtemps dans son pays ; on suspendait aux créneaux de sa ville, comme un témoignage de la gloire qui en revenait à la cité, les couronnes qui lui avaient été distribuées. Alors, en Hellénie, la cité était un tout, sinon le tout. La ville, disant plus, valait davantage que le peuple. C’est pourquoi, sur les champs olympiques, dans la carrière d’immortalité que les eaux de l’Alphée arrosent, le héraut chargé de proclamer le nom du vainqueur, annonçait toujours son lieu de naissance. Lorsque le héros couronné était devenu le citoyen d’une ville d’adoption, les juges lui laissaient le choix de la ville à glorifier. Des cités helléniques, des colonies puissantes, consentirent à de grands sacrifices pour être choisies et désignées. Dans la cité glorifiée, de hautes fonctions attendaient le victorieux. L’écuyer du syracusain Hiéron devint un personnage de marque à Etna, parce qu’il s’était fait proclamer comme Etnéen. La première ode néméenne de Pindare est dédiée à ce conducteur de char. Les fondateurs de villes étaient les plus glorieux. Hiéron, à qui ce mérite manquait, choisit un territoire en Sicile, dont il chassa de force les occupants, pour y transporter deux mille Syracusains, afin qu’après sa mort une ville considérable lui rendît les hommages héroïques ». Les cités helléniques, anciennes et nouvelles, se jalousaient comme des concurrentes, se disputaient les prix aux jeux, comme des personnalités. La renommée allait d’une ville à l’autre, capricieuse, suscitant la jactance insupportable, ou la colère aveugle, et des haines profondes se creusaient. L’Hellène, qui avait le sentiment de l’instabilité résultant des jalousies entretenues, ne voyait sa ville que comme un navire livré à l’incertitude des flots changeants. Si chacune des villes helléniques, séparées, avait constitué une commune aryenne, compacte, et si ces unions avaient éprouvé ce sentiment de solidarité nécessaire qui est le fond du patriotisme, la confédération naturelle de ces groupes, au moment d’un danger public, eût préparé la formation d’une nationalité. Il ne pouvait en être ainsi, chaque ville, pour ainsi dire, ayant en elle son germe de division, son ferment de discorde, sa cause de querelle : le mélange des races diverses y suscitait des froissements, et la facilité des émigrations y interdisait toute condescendance ; l’orgueilleuse dureté des nobles et la jalouse avidité du peuple, sans cesse occupés à empiéter les uns sur les autres, y entretenaient une permanente anarchie. Sur le continent, une illusion déplorable troublait les esprits. Aucun Hellène n’était satisfait de sa condition civique, n’appréciait l’intelligence ou les mérites de ses propres concitoyens. Les esprits et les cœurs, dit Pindare, égarés, ne voyaient, n’admiraient, n’embrassaient que le mérite étranger. Le patriotisme était à ce point affaibli, annulé, en Hellénie, que le chantre des victoires olympiques put, tout naturellement, commencer ainsi son chant de glorification : Heureuse sédition qui t’a banni de ta patrie ! Maintenant, vainqueur dans Olympie, deux fois ceint des couronnes de Delphes et de Corinthe, tu fais la gloire des bains que les nymphes d’Himère échauffent pour les héros, et des sillons étrangers sont devenus tes guérets paternels. Les chefs n’inspiraient plus aucun respect en Hellénie, depuis que l’esprit dorien, vaniteux et stupide, dominant l’aristocratie, les démocrates mal traités étaient devenus, aux yeux des, gouvernants, une cause de défiance. Lorsque les Periœces, quittant leurs campagnes, vinrent réclamer et prendre leur droit de cité, Théognis exprima son dégoût : Cyrnus, cette cité est encore une cité, mais certes c’est un autre peuple. Ce sont des gens qui ne connaissaient auparavant ni tribunaux, ni lois ; ils portaient autour de leurs flancs des peaux de chèvre ; comme des cerfs, ils habitaient hors de cette ville ; et maintenant, fils de Polypas, ils sont les bons, et ceux qui jadis étaient les braves sont les lâches. Qui pourrait supporter un pareil spectacle ? — Les Athéniens eux-mêmes, qualifiaient de pourceaux les habitants de la plaine de Thèbes. Entre les villes et les campagnes, entre les citoyens et les « peuples des environs », il y avait un antagonisme. Malheureusement, les villes étaient surtout peuplées d’Anaryens jaloux et envieux, à qui les joies d’autrui étaient insupportables. Et toujours, dit Pindare, les prospérités étrangères sont un poids qui pèse lourdement sur le cœur de l’homme forcé d’en entendre le récit. Les jeux publics où, devant les prêtres, devant les dieux, les lutteurs venus de toute part se disputaient les prix, pour emporter au loin leur gloire conquise, étaient bien l’image de l’Hellénie, pleine de héros, d’individualités fortes, mais incapable de se constituer en peuple, en nation, en patrie. Un instant, toutefois, — chaque ville, malgré son infatuation et sa rage d’indépendance, sachant sa faiblesse et redoutant l’apparition d’un ennemi dont les succès pouvaient être universellement applaudis, — il se forma des unions de cités, des amphictyonies, des associations de peuples, pour célébrer en commun, chaque année, des fêtes exclusivement religieuses. Les principales amphictyonies, dont certaines comprenaient jusqu’à douze peuples, envoyaient des députés à Delphes au printemps, aux Thermopyles en automne. Le conseil amphictyonique décernait des récompenses, — une statue, un tombeau, — et proférait des malédictions qui, d’intention au moins, prenaient un caractère national, car elles tendaient à obtenir l’applaudissement ou la réprobation de l’Hellénie tout entière. Les Hellènes en effet, tous, maudiront Éphialtès, dénoncé par le conseil comme traître, pour avoir guidé les Perses au passage des Thermopyles, ainsi que les Phocidiens accusés d’avoir offensé les dieux nationaux. Mais ces tentatives, exceptionnelles, n’amenèrent pas de conséquences, quelque pompeuses, théâtrales et religieuses qu’elles fussent. Aux jeux, devant les divinités, dans les temples, en certaines circonstances solennelles, un même enthousiasme animait les Hellènes réunis, venus de toutes parts. Après la réunion, chacun étant retourné chez soi, il n’y avait plus en Hellénie, comme avant l’assemblée, que des Spartiates, des Athéniens, des Béotiens, des Phocidiens, etc. Les lois relatives à l’acquisition des propriétés, aux mariages, à la poursuite des crimes, faisaient du territoire voisin, immédiatement après la limite de la cité, une terre étrangère. Le lien religieux, que les amphictyonies avaient essayé de
nouer, se rompit. Le conseil amphictyonique lui-même, fut amené à décréter
une guerre sacrée. Les prêtres de
Delphes, infatués, enrichis, supportaient mal la sujétion matérielle que leur
imposait Cirrha, la ville maritime, le port — dans le golfe de Corinthe — où
débarquaient les pèlerins venant consulter |