La Grèce (de 1300 à 480 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXIII

 

 

Héros et divinités. - Le Jupiter pélasgique. - Aphrodite et Dioné. - L’Achéron.- Dodone, Delphes, Éleusis, Olympie.- Le pessimisme. - Le mont Olympe. - Le classement des divinités. - La Saranyu védique et les Erynnies. - Parques et Gorgones. - L’immortalité des dieux. - Aryens, Égyptiens et Asiatiques. - L’Amour et l’Amitié. - La Pitié.

 

EN Grèce, en Hellénie, la civilisation aryenne n’échappe pas aux conditions historiques de la formation et du développement de l’esprit religieux. Les premiers Grecs, au nord de l’Olympe, comme les Aryas de l’Hindoustan au nord des monts Vindhya, éprouvent d’abord pour la nature immuable, un ample et grave sentiment d’admiration, et ils expriment ce sentiment. Dans les vals de Dodone, peuplés de chênes, où courent mille ruisseaux chantants, les premiers Grecs, aimant la vie, s’extasiaient ; sur la haute montagne, sur le sommet que l’ombre des aigles caressait, ils plaçaient le trône de leur Indra, le Jupiter pélasgique, maître de la foudre, très fort, souverainement bon.

Il survint, à Dodone, — ainsi qu’une antique légende l’a consacré, — une prêtresse d’Égypte, que les Phéniciens avaient enlevée, et qui savait donner aux hommes le spectacle émouvant des volontés divines manifestées. Le vol des aigles, le roucoulement des colombes, les harmonies du vent dans les rameaux, les signes sacrés et les langages mystérieux, la femme égyptienne les interprétait. Bientôt, les éléments naturels, que les Pélasges adoraient, prirent un corps, devinrent des personnalités. La Terre, la douce et généreuse terre, productrice, ce fut Dioné, fille des Eaux (Océan) et de la justice (Thétis), dont Jupiter était l’époux. De l’union de Jupiter et de Thétis naquit l’Amour même, Aphrodite, dont l’oiseau sacré de Dodone, la colombe blanche, était le symbole caractérisé.

Comme en Égypte, l’au-delà de la vie, ce problème redoutable, se résolut d’un trait réel. Sur les bords du Nil ; à Abydos, on voyait la montagne derrière laquelle s’étendait le séjour des morts, et, dans cette montagne, l’échancrure par laquelle les âmes passaient, pour aller vivre, de l’autre côté, la seconde vie ; à Dodone, les premiers Grecs virent également, de l’autre côté du mont Tomaros, au fond d’un ravin sombre, le fleuve Achéron, torrentueux, menant chez les morts.

C’est alors, sans doute, que les premiers dévots, émus, firent ces anciennes idoles, formées d’un tronc d’arbre grossièrement taillé en figure humaine, dont parle Pline, que les sculpteurs et les poètes grecs, plus tard, devaient faire vivre et immortaliser.

Le mélange des races, la différence du climat, à l’est et au sud de Dodone, en Thessalie d’abord, en Locride ensuite, modifièrent ce premier effet mythique, et le panthéon grec se compliqua de divinités, dont les origines et les exigences, disparates, produisaient jusqu’à de psychiques contradictions. De cette confusion, les poètes très ingénieux, sans scrupules, tirèrent une théogonie, et les prêtres surent, exploitant les croyances enracinées, substituer, pour les besoins du peuple, à la simple et sincère expansion des sentiments humains la troublante gravité des rites mystérieux. Cependant, l’empreinte religieuse du premier culte grec, tout aryen, fut à ce point profonde, que malgré les menaces et les séductions, les efforts violents et les insinuantes habiletés, jamais l’Hellénie n’eut, à proprement parler, de religion d’État, fixée, complète, omnipotente. La religiosité hellénique, individualisée, hésitante, théâtrale, dominée d’un formidable et indestructible qui sait ?, privée définitivement des communions naturelles, si consolantes, attirée hors de son sanctuaire primitif, ombreux et frais, ne pouvait, flanquée du doute, qu’aboutir à un pessimisme conscient.

Après avoir eu son âme dans les choses, personnifiant la nature pour mieux l’aimer, après avoir chanté la vie, vécu sa joie et son amour ; précipité maintenant en Hellénie, sollicité de toutes parts, tiraillé entre Dodone, Delphes, Olympie et Éleusis, que tenaient et qu’exploitaient des confréries suspectes, rivales, l’Aryen de Grèce s’attristait de sa désillusion. Quels changements, depuis cette parole du héros de l’Iliade, d’Achille : Je préfère vivre esclave, mais vivre sur la terre, qu’être roi chez les morts, jusqu’au cri de désolation jeté par Théognis : Le meilleur, pour l’homme, c’est de n’être point né ; le plus grand bien ensuite, c’est la mort prompte ! — Et Ménandre écrira : Il meurt jeune, celui que les dieux aiment.

L’Inde védique a sa montagne sacrée, le mont Mérou ; la Bible hébraïque vénère le mont Ararat ; les Mongols ont leur Altaï, et les tribus finnoises leur Oural ; les Phéniciens adoraient le mont Carmel. Les Grecs ne firent pas de leur mont Olympe une divinité ; ils le considérèrent comme le séjour des dieux.

Le déplacement des Grecs qui les porta de l’ouest à l’est, de l’Épire à la Thessalie, en rompant la tradition aryenne, laissa Dodone et son chêne parlant comme dans un recul lointain, donnant à l’Olympe une majesté. Toutes les divinités accoururent, escaladant le trône nouveau, très élevé. Alors, ce que l’on peut appeler le polythéisme aryen, et ce qui n’était, en somme, que l’adoration de toutes les choses de la nature, subit le double choc, le double contact du vigoureux dualisme iranien et du monothéisme asiatique. Ormuzd et Ahriman, le dieu bon et le dieu mauvais, s’insinuaient, tandis que le souverain dieu, — Baal, Moloch ou Jéhovah, — parlait en maître inévitable. L’Aryen troublé, conciliant, les bras ouverts, l’esprit docile, acceptait tout, peuplant son Olympe de divinités jalouses, en disputes, remplissant le monde de nymphes, de dryades, d’apsaras, de péris, d’elfes et de nixens.

Mais, artiste et curieuse, laissant venir à elle tous les dieux, la Grèce va bientôt légionner cette foule, mettre de la logique dans cette incohérence, imposer de l’ordre à ce chaos. Chacun à son rang, chacun à son rôle : Jupiter, le Premier, père des dieux, est aussi l’air qui enveloppe les choses ; Neptune, maître des eaux, c’est l’Océan même ; Apollon, dieu du jour, n’est autre que le soleil éclairant et échauffant... — Tous, ainsi, anciens et nouveaux, reçoivent successivement la marque aryenne, ineffaçable ; tous, du plus grand au plus petit, du maître de l’Olympe, magnifique et resplendissant, jusques aux naïades, qui sont, en même temps les déesses chastes et craintives cachées au fond des sources et les sources elles-mêmes, vivantes.

A leur tour, les sentiments et les faits humains, nobles, — la Force, le Courage, l’Adresse, la Beauté, — furent des dieux qualifiés, vus, définis. L’Hellénie eut Mars, le dieu le plus fort ; Apollon, le dieu le plus adroit ; Vénus, la déesse la plus belle. Pauvres divinités, faites à l’image de l’homme, soumises à tous les caprices des poètes, leurs créateurs. Homère n’hésite pas à faire frapper les dieux du fer de la lance aiguë que brandissent les guerriers, et il décrit les blessures dont souffrent Pluton, Mars, Vénus et Junon. Un instant, dans l’œuvre homérique, Neptune et Apollon sont les esclaves d’un homme, Laomédon.

Les premières fictions mythologiques ainsi composées, logiques, naturelles, subirent très vite, et parfois jusqu’à l’effacement complet, les corrections cléricales. Le génie hellénique, où le génie grec, honnête et clairvoyant, persistait dans une si large mesure, se laissa cependant attirer, séduire, prendre, vaincre, devant l’autel, par les formules asiatiques.

Jupiter, l’Indra de Dodone, le Zeus dispensateur des biens, le tonnant époux de Héré, victorieux, tout sagesse, très juste, très bon, très beau, devint large et grand, épais, énorme, trônant assis sur une foudre attelée de coursiers infatigables, et qu’il remisait chaque nuit, comme un char. Ce Jupiter nouveau, touranien d’allures, gras, jure par l’eau du Styx, parle en justicier inexorable, et condescend à cuire le vin dans les grappes vertes, l’été, d’un regard. Despote, tantôt, hautain, tantôt servile et capricieux, ce maître des divinités n’inspire ni l’admiration ni le respect.

C’est Neptune (Poséidon), dont la personnalité entoure la terre, créateur des chevaux, armé du trident marin qui est la lance avec laquelle il ébranle les continents, et qui a en soi du Vishnou védique ; — Mars (Arès), à la lance noire de sang, qui se repaît du courage des hommes, brillamment armé, fier de son casque d’or resplendissant, portant le fouet égyptien, double ; — Mercure (Hermès), tantôt utile et plein de sagesse, tantôt néfaste et plein de ruses, messager des dieux, de tous les dieux, supérieurs et inférieurs, qui vit dans l’espace, et tourne à l’Hermès souterrain d’Eschyle ; — Apollon, le dieu des clartés, le Phœbus aux longs cheveux roux, l’Hélios universel roi de Lycie et de Délos suivant Pindare, transporté d’Asie à Delphes par les Crétois ; — Vulcain (Héphaistos), boiteux et frémissant dans sa force, roi des feux souterrains, des tremblements de toutes sortes, le forgeur des armes divines ; — Pluton (Hadès), le dieu des enfers ; — Junon (Héré), l’épouse de Zeus, hargneuse et jalouse ; — Minerve (Pallas Athénée), la déesse ambroisienne, attentive, qui est debout devant les portes dit Eschyle.

Artémis (Diane), l’étrange déesse, parfois bienveillante aux faibles, protectrice, et puis impitoyable, joyeuse des flèches qu’elle envoie, venue de Chaldée certainement, au moins sœur d’Anat, la déesse babylonienne, la dame du dieu Anou, adoptée par les Perses, apportée aux Hellènes par les Phéniciens, toute nommée, — Anaït, Tiana, Diana, — d’abord chaste, indépendante, indomptée, courant les bois avec sa troupe de nymphes farouches, et tout à coup changée, devenue fantasque, diverse comme la lune, violente, furieuse, méchante, stérilisant d’un regard les fruits verts, aimant sa nudité, se voulant femme, et prenant des mamelles, exigeant un culte dont les prêtres sont des eunuques, présidant avec effronterie à des théories d’obscénités. La Diane des premiers temps, vierge, qui n’apparaissait aux jeunes filles que resplendissante de lumière, maintenant amoureuse d’Endymion, pâlie, roulant dans l’espace, devient Séléné.

Thémis, la déesse des suppliants, la vierge justice, fille de Zeus, semble faite pour remplacer la Diane perdue, affolée, errante. Thémis, dit Hésiode, met et maintient toutes choses en place.

Vénus (Aphrodite), la grande dame d’Asie, la Mylitta d’Hérodote, — et qui n’est que l’Ister d’Assyrie, la Nana d’Élam, l’Anat de Chaldée et de Judée, — la déesse myrionyme, bonne et voluptueuse, ou sinistre et cruelle, domine le panthéon nouveau, s’empare de toute l’Hellénie. Sous le nom de Cypris, couronnée de violettes, ou d’Astarté donnant une longue vie, les autels de la déesse aux noires paupières couvrent les côtes de la Méditerranée. Par l’avènement de la Vénus Aphrodite en Europe, l’Asie triomphe, et avec beaucoup plus d’intensité qu’en Phénicie, jadis, où l’influence égyptienne avait gêné le développement de l’idée chaldéenne. La pompe rituelle, voluptueuse et sanglante, des divinités asiatiques, séduisait plus rapidement et plus complètement les Hellènes, jeunes encore, qu’elle n’avait dompté les Phéniciens, dont l’expérience était mûrie, et qui, tout en s’adonnant aux plaisirs sacrés, se défiaient des prêtres et des prêtresses les distribuant.

Les mythes aryens et les divinités égyptiennes ne purent rien, en Hellénie, contre Vénus, d’autant que le dieu principal des vieux Grecs, l’Indra de Dodone, Zeus, s’était compromis, presque ridiculisé, et qu’Apollon l’avait supplanté, non seulement à Delphes, parmi les prêtres, mais encore au Parnasse, parmi les hommes.

Les idées aryennes, divinisées, — Éos, l’Aurore amenant le jour, avec ses blancs coursiers. ; — Vesta (Hestia), l’Iranienne, l’épouse du vrai Zeus, que l’on prit pour Cybèle, et que le feu d’Agni représentait ; — l’Égyptienne Latone (Léto), chassée par Junon, livrée à la moquerie des Cariens ; — Cérès (Déméter), la déesse des blés, dont l’amour maternel fut immense ; — l’adorable Adonis, mort, dont la résurrection annuelle était fêtée par les femmes de Byblos, inconsolables ; — et le Bacchus primitif lui-même, le Dionysos excellent, semblable à Osiris, — durent céder leur influence, non pas aux divinités nouvelles introduites dans l’Hellénie, mais aux prêtres.

L’esprit aryen cependant, incapable de soumission définitive, retenu par ce goût persistant de la vie communale qui le caractérisait, devait résister aux prétentions d’une confrérie, d’un collège quelconque, surtout à l’omnipotence d’un seul dieu. Chaque ville eut sa divinité. Athènes choisit Minerve ; Éleusis conserva Cérès ; Thèbes eut Bacchus ; Junon domina à Argos. Les prêtres de Delphes restèrent fidèles à Apollon. Vénus, partout admise, avait son autel principal en Chypre. Il en fut des divinités comme des héros, que l’on vénérait là où leurs actes avaient laissé de la gloire : Œdipe à Thèbes, Thésée en Attique, Méléagre en Étolie, Achille en Thessalie.

Plus héros que dieu, Hercule (Héraklès), venu de Phénicie, — Melkarth tyrien, — mais certainement devancé en Grèce, par un homme y ayant positivement accompli des merveilles, Hercule fut peut-être le seul, parmi les dieux, qui eut des adorateurs dans toute l’Hellénie. Son caractère et ses œuvres enorgueillissaient l’Hellène et le non Hellène ; tous se montraient fiers des travaux de cet audacieux. Sa légende héroïque, suffisamment simple, pouvait être opposée aux mystères compliqués des sacerdotes, donnée comme un fait humain égal, sinon supérieur, aux miracles promis. — La terre, dit Pindare annonçant le héros, la terre a reçu ce germe inaccessible à la terreur ; les flancs d’Alcmène préparent au monde Hercule ! — Junon, dont les yeux veillaient, fut jalouse de la naissance de l’enfant né pour les triomphes. — Fils d’Indra, du Jupiter de Dodone et d’une mortelle, le nom et l’origine d’Hercule étaient essentiellement aryens.

A cet Olympe, déjà nombreux, l’intérêt des prêtres, la fantaisie des poètes et l’imagination des peuples, ajoutèrent encore, et en outre, autant de divinités qu’il y eut en Hellénie, et hors de l’Hellénie pourrait-on dire, de pensées jaillissantes et vagabondes excitées vers l’au-delà du réel.

Esculape (Asclépias), qui avait fait partie de l’expédition des Argonautes, qui savait l’art de guérir, devint dieu par la gratitude des Grecs ; Épidaure, Athènes, Pergame, Cos et Smyrne lui dressèrent des autels. — Les Arcadiens conservèrent Pan, le chèvre-pied, l’ami des troupeaux, le protecteur des pâturages, l’Arya parfait, le berger divin buvant l’harmonie de son chalumeau, difforme cependant, sujet aux moqueries faciles des divinités orientales survenues, et se jouant de ses tendresses gauches, mais qui, tout disgracié qu’il fût, tenace, devint plus tard, à lui seul, la personnification de tous les dieux. — Il y eut aussi des divinités dédoublées sous une forme unique, tant le parallélisme des deux intentions était étroit. Séléné fut en même temps le disque lunaire vu en soi, éclairant, œil de la nuit, divinité protectrice, reine des étoiles, et l’astre mystérieux mesurant le temps, que Pindare salue de ses vers. Chez les Juifs, cette seconde Séléné, déesse inquiétante, procurait la peur ; sa décroissance épouvantait.

La substitution des divinités asiatiques aux divinités aryennes, apportait aux Hellènes l’énervement, une lassitude, de la crainte. Les mythes aryens, sans dogme, sans culte, sans prêtres, simplement agréables ou consolateurs, imaginés par l’homme, participaient à sa propre vie ; les dieux nouveaux, imaginés et servis par des prêtres exigeants, insatiables, oisifs et vaniteux, excédés de convoitises et d’ambition, devaient s’imposer par le charme des sens ou les tremblements de la chair.

Il y a, dans les mythes aryens, aussi loin qu’il est permis d’atteindre, une adorable conception : la Saranyu védique, toute blanche, toute rose, qui personnifie les premières lueurs du jour. Le drame de l’aube, dans lequel Saranyu avait le rôle principal, c’était l’apparition de l’Aurore chassant le crime noir chaque matin, tuant la nuit. La vengeresse venait au ciel, immaculée, souriante au pâtre, douce au laboureur, et par sa seule présence triomphait de l’ombre, du mal, du criminel. Un instant, l’horizon se rougissait du sang de la victime, répandu. Cette Saranyu, c’était l’Érynnis védique, l’Érynnis primordiale. L’Hellénie s’empara de ce mythe adorable, qu’elle multiplia ; le monde se remplit des vierges charmantes, devenues des Irritées, et les Érynnies grecques personnifièrent désormais le remords et le châtiment. Hésiode les fit naître du sang d’Ouranos mutilé par la faux de Chronos.

Les prêtres eurent dès lors à leur disposition une cohorte de noires filles, effroyables, acharnées, implacables rongeuses de semences, dont l’hymne, se chantait sans lyre, et qui se partagèrent, avec les Parques, ces trois vieilles filles, et les Gorgones ailées, funestes, aux cheveux de serpents, la destinée des hommes. Qui donc tient le gouvernail de la nécessité ? demandent les Océanides. Prométhée répond : Les trois Parques et les Érynnies à la mémoire fidèle.

L’immortalité des dieux, pour les Hellènes, se définit en une probabilité relative à la survivance des hommes. Le symbolisme de l’éternel divin se manifestait par l’image du poulpe et du papillon, formule nette de transmission, passage du laid au beau, de l’insuffisant au définitif, par gradations successives. Les dieux mouraient, ou pouvaient mourir ; la cessation de la vie n’équivalait pas pour eux à l’anéantissement : ils devenaient un peu plus ou tout à fait dieux, pourrait-on dire, et ils allaient vivre, finis, en des lieux inaccessibles, impénétrables, dans des palais superbes, bâtis au milieu de délicieux jardins.

Les divinités innombrables et diverses, dont se peuplait le panthéon hellénique, obligeaient les Aryens à un labeur. Leurs esprits n’étaient en repos, que lorsqu’ils avaient mis en un certain ordre, en classement logique, en hiérarchie raisonnée, les dieux nouveaux. C’est de ce travail que résultèrent les milliers de fables, de légendes, de récits, par lesquels chaque divinité eut son origine, son état civil, son rôle et son pouvoir exactement déterminés. Et les sculpteurs, à leur tour, éprouvèrent l’impatience aryenne, eux dont les mains frémissantes, inoccupées, brûlaient de donner aux dieux admis, aux héros divinisés, leur forme grandiose décisive ; en même temps que les architectes songeaient à la maison dans laquelle les statues vivraient.

L’idéalisme aryen devait l’emporter sur les formules asiatiques, quant à l’expression des divinités helléniques ; mais les cultes d’Asie, importés par les prêtres, et que les Aryens ignoraient, devaient s’imposer aux Hellènes ; de là deux contradictions, deux non-sens, perpétués, qui empêchèrent la formation d’une religion hellénique. Ayant fait leurs dieux librement, les Aryens ne surent pas résister au joug des prêtres. Les Perses eux-mêmes, pris au charme, sacrifièrent aux dieux babyloniens, qu’ils méprisaient, afin d’avoir le droit, ou le moyen, ou le prétexte, de jouir de la cérémonie des sacrifices, de participer au culte qui les attirait.

Trois étapes, bien marquées, sur la route parcourue l’idée aryenne, pure, dominante sinon unique, s’étendant sur presque toute l’Asie-Mineure, au moins jusqu’en Phrygie vers l’est, et sur toute la Thrace, toute la Macédoine, une partie de l’Épire et une partie de la Thessalie, et cela jusqu’aux événements qui préparèrent la chute de Troie ; puis l’idée égyptienne, venue au continent grec avec les colons du Nil ; enfin l’idée asiatique, apportée par les Phéniciens. — Les Égyptiens ont été les premiers, parmi les hommes, dit Hérodote, à donner des noms aux douze dieux, à leur dresser des autels, des temples, des statues ; c’est d’eux que les Grecs tiennent tout cela. La Phénicie donna les devins, les augures, les prêtres et les prêtresses.

Il n’y eut probablement jamais, en Hellénie, un seul Aryen parmi les prêtres ; la conception des êtres divins, malgré toutes les tentatives et toutes les corruptions, n’y descendit pas jusqu’à la formule asiatique. C’est pourquoi le symbolisme des croyances de la Hellade, échappe à qui ne sait pas les hymnes védiques et les pages du Zend-Avesta.

Quelle peine continuelle, quoique inconsciente, poètes et sculpteurs se donnent, en Hellénie, pour ramener au simple, au vrai, à la juste mesure, au beau par conséquent, tout ce que l’exubérance asiatique complique, surcharge, enlaidit. La Vénus d’Asie va triompher, comme mère des amours, dispensatrice des joies sensuelles, maîtresse des attraits humains, cause unique des êtres, et voici Phérécyde qui renverse l’échafaudage, qui écrit : Lorsque Jupiter voulut créer le monde, il se fit amour. Vénus est subordonnée.

Malgré la terreur que les prêtres croyaient inspirer, en menaçant les hommes de la violence des dieux irascibles, Servius dit : Autrefois, on appelait mânes tous les dieux, ceux d’en haut aussi bien que ceux d’en bas, et ce mot signifie bons. La conception aryenne de la divinité bienfaisante s’impose donc, malgré tout : le dieu se sacrifie lui-même à l’homme. C’est leur propre essence, c’est leur propre corps, c’est leur chair et leur sang que Cérès et Bacchus donnent aux hommes, pour les nourrir et les désaltérer. Ce don est à l’inverse, absolument, de l’idée asiatique.

Pour juger de l’influence, à chaque époque, de l’esprit aryen en Hellénie, il suffirait de mesurer l’intensité des sentiments et des manifestations qu’y faisait naître le culte de l’amour et de l’amitié. La Pitié, qui est la divinité aryenne par excellence, eut son autel à Athènes.