Héros et divinités. - Le Jupiter pélasgique. - Aphrodite et
Dioné. - L’Achéron.- Dodone, Delphes, Éleusis, Olympie.- Le pessimisme. - Le
mont Olympe. - Le classement des divinités. - EN Grèce, en Hellénie, la civilisation aryenne n’échappe pas aux conditions historiques de la formation et du développement de l’esprit religieux. Les premiers Grecs, au nord de l’Olympe, comme les Aryas de l’Hindoustan au nord des monts Vindhya, éprouvent d’abord pour la nature immuable, un ample et grave sentiment d’admiration, et ils expriment ce sentiment. Dans les vals de Dodone, peuplés de chênes, où courent mille ruisseaux chantants, les premiers Grecs, aimant la vie, s’extasiaient ; sur la haute montagne, sur le sommet que l’ombre des aigles caressait, ils plaçaient le trône de leur Indra, le Jupiter pélasgique, maître de la foudre, très fort, souverainement bon. Il survint, à Dodone, — ainsi qu’une antique légende l’a
consacré, — une prêtresse d’Égypte, que les
Phéniciens avaient enlevée, et qui savait donner aux hommes le
spectacle émouvant des volontés divines manifestées. Le vol des aigles, le
roucoulement des colombes, les harmonies du vent dans les rameaux, les signes
sacrés et les langages mystérieux, la femme
égyptienne les interprétait. Bientôt, les éléments naturels, que
les Pélasges adoraient, prirent un corps, devinrent des personnalités. Comme en Égypte, l’au-delà de la vie, ce problème redoutable, se résolut d’un trait réel. Sur les bords du Nil ; à Abydos, on voyait la montagne derrière laquelle s’étendait le séjour des morts, et, dans cette montagne, l’échancrure par laquelle les âmes passaient, pour aller vivre, de l’autre côté, la seconde vie ; à Dodone, les premiers Grecs virent également, de l’autre côté du mont Tomaros, au fond d’un ravin sombre, le fleuve Achéron, torrentueux, menant chez les morts. C’est alors, sans doute, que les premiers dévots, émus, firent ces anciennes idoles, formées d’un tronc d’arbre grossièrement taillé en figure humaine, dont parle Pline, que les sculpteurs et les poètes grecs, plus tard, devaient faire vivre et immortaliser. Le mélange des races, la différence du climat, à l’est et au sud de Dodone, en Thessalie d’abord, en Locride ensuite, modifièrent ce premier effet mythique, et le panthéon grec se compliqua de divinités, dont les origines et les exigences, disparates, produisaient jusqu’à de psychiques contradictions. De cette confusion, les poètes très ingénieux, sans scrupules, tirèrent une théogonie, et les prêtres surent, exploitant les croyances enracinées, substituer, pour les besoins du peuple, à la simple et sincère expansion des sentiments humains la troublante gravité des rites mystérieux. Cependant, l’empreinte religieuse du premier culte grec, tout aryen, fut à ce point profonde, que malgré les menaces et les séductions, les efforts violents et les insinuantes habiletés, jamais l’Hellénie n’eut, à proprement parler, de religion d’État, fixée, complète, omnipotente. La religiosité hellénique, individualisée, hésitante, théâtrale, dominée d’un formidable et indestructible qui sait ?, privée définitivement des communions naturelles, si consolantes, attirée hors de son sanctuaire primitif, ombreux et frais, ne pouvait, flanquée du doute, qu’aboutir à un pessimisme conscient. Après avoir eu son âme dans les choses, personnifiant la nature pour mieux l’aimer, après avoir chanté la vie, vécu sa joie et son amour ; précipité maintenant en Hellénie, sollicité de toutes parts, tiraillé entre Dodone, Delphes, Olympie et Éleusis, que tenaient et qu’exploitaient des confréries suspectes, rivales, l’Aryen de Grèce s’attristait de sa désillusion. Quels changements, depuis cette parole du héros de l’Iliade, d’Achille : Je préfère vivre esclave, mais vivre sur la terre, qu’être roi chez les morts, jusqu’au cri de désolation jeté par Théognis : Le meilleur, pour l’homme, c’est de n’être point né ; le plus grand bien ensuite, c’est la mort prompte ! — Et Ménandre écrira : Il meurt jeune, celui que les dieux aiment. L’Inde védique a sa montagne sacrée, le mont Mérou ; Le déplacement des Grecs qui les porta de l’ouest à l’est,
de l’Épire à Mais, artiste et curieuse, laissant venir à elle tous les
dieux, A leur tour, les sentiments et les faits humains, nobles, — Les premières fictions mythologiques ainsi composées, logiques, naturelles, subirent très vite, et parfois jusqu’à l’effacement complet, les corrections cléricales. Le génie hellénique, où le génie grec, honnête et clairvoyant, persistait dans une si large mesure, se laissa cependant attirer, séduire, prendre, vaincre, devant l’autel, par les formules asiatiques. Jupiter, l’Indra de Dodone, le Zeus dispensateur des biens, le tonnant époux de Héré, victorieux, tout sagesse, très juste, très bon, très beau, devint large et grand, épais, énorme, trônant assis sur une foudre attelée de coursiers infatigables, et qu’il remisait chaque nuit, comme un char. Ce Jupiter nouveau, touranien d’allures, gras, jure par l’eau du Styx, parle en justicier inexorable, et condescend à cuire le vin dans les grappes vertes, l’été, d’un regard. Despote, tantôt, hautain, tantôt servile et capricieux, ce maître des divinités n’inspire ni l’admiration ni le respect. C’est Neptune (Poséidon), dont la personnalité entoure la terre, créateur des chevaux, armé du trident marin qui est la lance avec laquelle il ébranle les continents, et qui a en soi du Vishnou védique ; — Mars (Arès), à la lance noire de sang, qui se repaît du courage des hommes, brillamment armé, fier de son casque d’or resplendissant, portant le fouet égyptien, double ; — Mercure (Hermès), tantôt utile et plein de sagesse, tantôt néfaste et plein de ruses, messager des dieux, de tous les dieux, supérieurs et inférieurs, qui vit dans l’espace, et tourne à l’Hermès souterrain d’Eschyle ; — Apollon, le dieu des clartés, le Phœbus aux longs cheveux roux, l’Hélios universel roi de Lycie et de Délos suivant Pindare, transporté d’Asie à Delphes par les Crétois ; — Vulcain (Héphaistos), boiteux et frémissant dans sa force, roi des feux souterrains, des tremblements de toutes sortes, le forgeur des armes divines ; — Pluton (Hadès), le dieu des enfers ; — Junon (Héré), l’épouse de Zeus, hargneuse et jalouse ; — Minerve (Pallas Athénée), la déesse ambroisienne, attentive, qui est debout devant les portes dit Eschyle. Artémis (Diane), l’étrange déesse, parfois bienveillante
aux faibles, protectrice, et puis impitoyable, joyeuse des flèches qu’elle envoie, venue de
Chaldée certainement, au moins sœur d’Anat, la déesse
babylonienne, la dame du dieu Anou, adoptée par les Perses, apportée
aux Hellènes par les Phéniciens, toute nommée, — Anaït, Tiana, Diana, —
d’abord chaste, indépendante, indomptée, courant les bois avec sa troupe de
nymphes farouches, et tout à coup changée, devenue fantasque, diverse comme la lune, violente, furieuse,
méchante, stérilisant d’un regard les fruits
verts, aimant sa nudité, se voulant femme, et prenant des mamelles, exigeant un culte dont
les prêtres sont des eunuques, présidant avec effronterie à des théories
d’obscénités. Thémis, la déesse des suppliants, la vierge justice, fille de Zeus, semble faite
pour remplacer Vénus (Aphrodite), la grande dame d’Asie, Les mythes aryens et les divinités égyptiennes ne purent rien, en Hellénie, contre Vénus, d’autant que le dieu principal des vieux Grecs, l’Indra de Dodone, Zeus, s’était compromis, presque ridiculisé, et qu’Apollon l’avait supplanté, non seulement à Delphes, parmi les prêtres, mais encore au Parnasse, parmi les hommes. Les idées aryennes, divinisées, — Éos, l’Aurore amenant le jour, avec ses blancs coursiers. ; — Vesta (Hestia), l’Iranienne, l’épouse du vrai Zeus, que l’on prit pour Cybèle, et que le feu d’Agni représentait ; — l’Égyptienne Latone (Léto), chassée par Junon, livrée à la moquerie des Cariens ; — Cérès (Déméter), la déesse des blés, dont l’amour maternel fut immense ; — l’adorable Adonis, mort, dont la résurrection annuelle était fêtée par les femmes de Byblos, inconsolables ; — et le Bacchus primitif lui-même, le Dionysos excellent, semblable à Osiris, — durent céder leur influence, non pas aux divinités nouvelles introduites dans l’Hellénie, mais aux prêtres. L’esprit aryen cependant, incapable de soumission définitive, retenu par ce goût persistant de la vie communale qui le caractérisait, devait résister aux prétentions d’une confrérie, d’un collège quelconque, surtout à l’omnipotence d’un seul dieu. Chaque ville eut sa divinité. Athènes choisit Minerve ; Éleusis conserva Cérès ; Thèbes eut Bacchus ; Junon domina à Argos. Les prêtres de Delphes restèrent fidèles à Apollon. Vénus, partout admise, avait son autel principal en Chypre. Il en fut des divinités comme des héros, que l’on vénérait là où leurs actes avaient laissé de la gloire : Œdipe à Thèbes, Thésée en Attique, Méléagre en Étolie, Achille en Thessalie. Plus héros que dieu, Hercule (Héraklès), venu de Phénicie, — Melkarth tyrien, — mais certainement devancé en Grèce, par un homme y ayant positivement accompli des merveilles, Hercule fut peut-être le seul, parmi les dieux, qui eut des adorateurs dans toute l’Hellénie. Son caractère et ses œuvres enorgueillissaient l’Hellène et le non Hellène ; tous se montraient fiers des travaux de cet audacieux. Sa légende héroïque, suffisamment simple, pouvait être opposée aux mystères compliqués des sacerdotes, donnée comme un fait humain égal, sinon supérieur, aux miracles promis. — La terre, dit Pindare annonçant le héros, la terre a reçu ce germe inaccessible à la terreur ; les flancs d’Alcmène préparent au monde Hercule ! — Junon, dont les yeux veillaient, fut jalouse de la naissance de l’enfant né pour les triomphes. — Fils d’Indra, du Jupiter de Dodone et d’une mortelle, le nom et l’origine d’Hercule étaient essentiellement aryens. A cet Olympe, déjà nombreux, l’intérêt des prêtres, la fantaisie des poètes et l’imagination des peuples, ajoutèrent encore, et en outre, autant de divinités qu’il y eut en Hellénie, et hors de l’Hellénie pourrait-on dire, de pensées jaillissantes et vagabondes excitées vers l’au-delà du réel. Esculape (Asclépias), qui avait fait partie de l’expédition des Argonautes, qui savait l’art de guérir, devint dieu par la gratitude des Grecs ; Épidaure, Athènes, Pergame, Cos et Smyrne lui dressèrent des autels. — Les Arcadiens conservèrent Pan, le chèvre-pied, l’ami des troupeaux, le protecteur des pâturages, l’Arya parfait, le berger divin buvant l’harmonie de son chalumeau, difforme cependant, sujet aux moqueries faciles des divinités orientales survenues, et se jouant de ses tendresses gauches, mais qui, tout disgracié qu’il fût, tenace, devint plus tard, à lui seul, la personnification de tous les dieux. — Il y eut aussi des divinités dédoublées sous une forme unique, tant le parallélisme des deux intentions était étroit. Séléné fut en même temps le disque lunaire vu en soi, éclairant, œil de la nuit, divinité protectrice, reine des étoiles, et l’astre mystérieux mesurant le temps, que Pindare salue de ses vers. Chez les Juifs, cette seconde Séléné, déesse inquiétante, procurait la peur ; sa décroissance épouvantait. La substitution des divinités asiatiques aux divinités aryennes, apportait aux Hellènes l’énervement, une lassitude, de la crainte. Les mythes aryens, sans dogme, sans culte, sans prêtres, simplement agréables ou consolateurs, imaginés par l’homme, participaient à sa propre vie ; les dieux nouveaux, imaginés et servis par des prêtres exigeants, insatiables, oisifs et vaniteux, excédés de convoitises et d’ambition, devaient s’imposer par le charme des sens ou les tremblements de la chair. Il y a, dans les mythes aryens, aussi loin qu’il est permis
d’atteindre, une adorable conception : Les prêtres eurent dès lors à leur disposition une cohorte de noires filles, effroyables, acharnées, implacables rongeuses de semences, dont l’hymne, se chantait sans lyre, et qui se partagèrent, avec les Parques, ces trois vieilles filles, et les Gorgones ailées, funestes, aux cheveux de serpents, la destinée des hommes. Qui donc tient le gouvernail de la nécessité ? demandent les Océanides. Prométhée répond : Les trois Parques et les Érynnies à la mémoire fidèle. L’immortalité des dieux, pour les Hellènes, se définit en une probabilité relative à la survivance des hommes. Le symbolisme de l’éternel divin se manifestait par l’image du poulpe et du papillon, formule nette de transmission, passage du laid au beau, de l’insuffisant au définitif, par gradations successives. Les dieux mouraient, ou pouvaient mourir ; la cessation de la vie n’équivalait pas pour eux à l’anéantissement : ils devenaient un peu plus ou tout à fait dieux, pourrait-on dire, et ils allaient vivre, finis, en des lieux inaccessibles, impénétrables, dans des palais superbes, bâtis au milieu de délicieux jardins. Les divinités innombrables et diverses, dont se peuplait le panthéon hellénique, obligeaient les Aryens à un labeur. Leurs esprits n’étaient en repos, que lorsqu’ils avaient mis en un certain ordre, en classement logique, en hiérarchie raisonnée, les dieux nouveaux. C’est de ce travail que résultèrent les milliers de fables, de légendes, de récits, par lesquels chaque divinité eut son origine, son état civil, son rôle et son pouvoir exactement déterminés. Et les sculpteurs, à leur tour, éprouvèrent l’impatience aryenne, eux dont les mains frémissantes, inoccupées, brûlaient de donner aux dieux admis, aux héros divinisés, leur forme grandiose décisive ; en même temps que les architectes songeaient à la maison dans laquelle les statues vivraient. L’idéalisme aryen devait l’emporter sur les formules asiatiques, quant à l’expression des divinités helléniques ; mais les cultes d’Asie, importés par les prêtres, et que les Aryens ignoraient, devaient s’imposer aux Hellènes ; de là deux contradictions, deux non-sens, perpétués, qui empêchèrent la formation d’une religion hellénique. Ayant fait leurs dieux librement, les Aryens ne surent pas résister au joug des prêtres. Les Perses eux-mêmes, pris au charme, sacrifièrent aux dieux babyloniens, qu’ils méprisaient, afin d’avoir le droit, ou le moyen, ou le prétexte, de jouir de la cérémonie des sacrifices, de participer au culte qui les attirait. Trois étapes, bien marquées, sur la route parcourue l’idée
aryenne, pure, dominante sinon unique, s’étendant sur presque toute
l’Asie-Mineure, au moins jusqu’en Phrygie vers l’est, et sur toute Il n’y eut probablement jamais, en Hellénie, un seul Aryen
parmi les prêtres ; la conception des êtres divins, malgré toutes les
tentatives et toutes les corruptions, n’y descendit pas jusqu’à la formule
asiatique. C’est pourquoi le symbolisme des
croyances de Quelle peine continuelle, quoique inconsciente, poètes et
sculpteurs se donnent, en Hellénie, pour ramener au simple, au vrai, à la juste mesure, au beau par conséquent, tout ce
que l’exubérance asiatique complique, surcharge, enlaidit. Malgré la terreur que les prêtres croyaient inspirer, en menaçant les hommes de la violence des dieux irascibles, Servius dit : Autrefois, on appelait mânes tous les dieux, ceux d’en haut aussi bien que ceux d’en bas, et ce mot signifie bons. La conception aryenne de la divinité bienfaisante s’impose donc, malgré tout : le dieu se sacrifie lui-même à l’homme. C’est leur propre essence, c’est leur propre corps, c’est leur chair et leur sang que Cérès et Bacchus donnent aux hommes, pour les nourrir et les désaltérer. Ce don est à l’inverse, absolument, de l’idée asiatique. Pour juger de l’influence, à chaque époque, de l’esprit
aryen en Hellénie, il suffirait de mesurer l’intensité des sentiments et des
manifestations qu’y faisait naître le culte de l’amour et de l’amitié. |