DE QUATRE-VINGTS années de troubles (1184 à 1104) succédèrent, pour les Hellènes, à la chute de Troie. Les Achéens victorieux ne jouirent pas de leur triomphe. Homère et Eschyle se rencontrent dans l’expression de ce destin : Nous vîmes la mer Égéenne toute fleurie des cadavres des héros achéens et des débris de nefs. L’Odyssée n’est que l’épopée d’un châtiment. Le retour de
Ménélas et d’Agamemnon fut le commencement des malheurs de La langue grecque, se pliant aux exigences nouvelles, aux facultés de prononciation des diverses races venues en Hellénie, eut bientôt ses dialectes et ses sous-dialectes. On distingue des accents particuliers dans les dialectes ionique, éolique, dorique et attique. Les accents macédonien, messénien et béotien, sont considérés déjà comme vulgaires. L’omnipotence des Achéens imprimait à Les Épirotes, venus du nord-ouest, ayant envahi l’Hœmonie ( Les Épirotes installés en Thessalie, l’avaient nommée du
nom de l’un de leurs chefs. Ils soumirent les Haemoniens demeurés sur le
territoire occupé, et constituèrent une aristocratie de combattants. Ces
Épirotes envahisseurs étaient considérablement mélangés. Beaucoup d’hommes du nord, en marche vers L’esprit de guerre et de
domination, généralisé, vaut à l’histoire de Les fils d’Hercule, — les Héraclides, — chassés du Péloponnèse, réfugiés en Attique auprès de Thésée, l’ancien compagnon de leur père, et s’insurgeant, passent l’isthme de Corinthe, reprennent la terre de Pélops, et ne reculent que devant une peste effroyable décimant les hommes. L’oracle, questionné, répondit que les fils d’Hercule s’étaient trop hâtés. Une autre légende montre les Héraclides découragés, incapables d’arracher le Péloponnèse aux Pélopides, abandonnant l’Attique, où Thésée ne régnait plus, pour se rendre chez les Doriens, qui les accueillirent en souvenir des services rendus par Hercule et les acceptèrent pour chefs, associant leurs ambitions (1104). Conduits, sinon gouvernés, par les Héraclides, les Doriens
marchèrent contre Tisaménès, qui venait de succéder à Œdipe et tenait
Mycènes, Sparte et Argos. Une flotte fut construite à Naupacte, en Ætolie. Très fiers et pleins de préjugés nationaux, les Doriens menaient froidement, impitoyablement, les batailles. Leur morgue, leur roideur, était antipathique aux Grecs, étonnés de la force que ces hommes dépensaient, non seulement au jeu des lances, mais continuellement, partout, dans toutes les occasions. Aussi grands buveurs que les Achéens, les Doriens se réunissaient en groupe, — les Phidities, — et passaient ensemble de longues heures à boire et à deviser, s’enivrant en compagnie, comme les Prétendants dans l’Odyssée. Les Achéens de Tisaménés, battus, refoulés par les Doriens que les Héraclides commandaient, chassèrent à leur tour les Ioniens de l’Œgidée, et s’installèrent en Achaïe, au nord extrême du Péloponnèse. Les Ioniens de Œgidée s’en furent en Attique, où se trouvaient déjà les Éoliens expulsés de Messénie, avec d’autres Grecs venus notamment de Phlionte, de Corinthe et d’Épidaure. L’Attique était le grand refuge. Les Doriens voulurent y
poursuivre leurs succès, mais ils échouèrent, ayant pris Mégare toutefois en
passant. Cette retraite des Doriens est un fait décisif dans l’histoire
grecque. Les Achéens chassés vers l’Achaïe étant de la même race que leurs
vainqueurs, si l’Attique avait été envahie et prise par les Doriens, les
Grecs réfugiés sur ce dernier territoire se fussent transportés en Asie-Mineure,
et Les conséquences de cet acte important frappèrent l’esprit des Hellènes, puisque, plus tard, dans l’isthme de Corinthe, une colonne fut érigée qui, sur le côté regardant le Péloponnèse, reçut cette inscription : ICI SONT LES DORIENS ; et du côté qui regardait l’Attique, ces paroles gravées : LÀ EST L’IONIE. Les Doriens, c’étaient les Hellènes ; les Ioniens, c’étaient les Grecs. L’histoire vivante, active, se déroule d’abord en
Péloponnèse, presque exclusivement, où les Doriens se sont établis ; de
préférence en Messénie et en Argolide, dont ils ont chassé les habitants. Peu nombreux, les Doriens virent la nécessité de se réunir, de se concentrer, l’agitation contre leurs volontés devenant sensible. Ils choisirent un point de ralliement, sur le bord occidental de l’Eurotas, et fondèrent ainsi la ville capitale du Péloponnèse, Lacédémone, — du nom du roi Lacédémon, — Sparte. L’organisation militaire, inévitable, qui devait prévaloir à Lacédémone, valut aux Hellènes de la péninsule, et aux Doriens eux-mêmes, des lois singulières, diverses, bizarres, que Lycurgue coordonna. Dans la vaste et creuse
Lacédémone, aux plaines fertiles, où croissaient abondamment le lotos, le froment, l’avoine et l’orge, les
Lacédémoniens vont inaugurer la plus étrange des civilisations. Comme une
gageure, comme un défi, Sparte vivra, — ainsi que Ninive avait vécu d’ailleurs,
— donnant au monde le spectacle du développement complet d’une vigueur
extraordinaire, mise en œuvre par l’homme contre l’homme. Ignorant tout, — l’amitié,
l’amour, l’art, les commerces, — tout, sauf la science de l’exploitation des
forces humaines, sans autre but que la manifestation perpétuelle de cette
force, au dommage des autres et d’eux, les Lacédémoniens, au centre de l’Hellénie
dans le pur éther de Lycurgue est le législateur de ces hommes. Il apparaît au moment où d’obscures dissensions tourmentent, déchirent Sparte (1000-900), et sous lesquelles son père et son frère, victimes, ont succombé. Les Grands, irrités de la sagesse de Lycurgue, alors qu’il gouvernait Sparte sous la minorité du monarque Charilaos, l’obligèrent à s’exiler. Il devait revenir, après une absence de dix-huit années, appelé par le peuple réclamant des réformes que l’aristocratie dorienne était incapable de concevoir, de formuler. Ces dix-huit années d’exil, Lycurgue les passa en partie en Crète, où le poète Thalétas l’instruisit de toutes les lois de Minos, en Asie-Mineure, où il apprit les œuvres d’Homère, en Égypte, où il fut prêtre dit-on, et dans l’Inde, chez les brahmanes ? — A son retour, Lycurgue vit l’Apollon Delphien trôner à Sparte comme dieu national. Les Asiatiques avaient donc réussi, là comme en Aryavarta, comme en Chaldée, comme en Phénicie, comme en Palestine, comme en Égypte, à organiser un sacerdoce. La grande divinité asiatique l’emportait. Les difficultés qu’éprouva Lycurgue à faire accepter, par les Grands de Sparte, la constitution qu’il apportait ; la sédition des riches, se refusant à s’astreindre aux repas en commun ; la menace de lapidation à laquelle le législateur dut se soustraire, en se réfugiant dans un temple ; le coup de pierre qui l’atteignit à l’œil ; l’acceptation de ses lois par le peuple et l’intervention toute-puissante en sa faveur de l’oracle de Delphes ; la mort du réformateur, se suicidant pour être certain que rien ne l’obligerait à modifier son œuvre, sont les traits principaux de la légende historique. Sparte, avait dit un oracle, effacera la gloire de toute autre cité tant qu’elle conservera les lois de Lycurgue. Ces lois cependant, semble-t-il, n’étaient pas écrites. Elles consistaient en une série d’édits successifs, ou rhétres, qui se récitaient. Plutarque affirme qu’une de ces rhètres interdisait précisément l’écriture des lois. Dans l’enchevêtrement des préceptes, des sentences et des obligations qui nous sont parvenus de cette législation compliquée, il n’est pas impossible de saisir quelques traits généraux réels, dégagés des inexactitudes et des mensonges que l’hypocrisie dorienne s’appliquait à répandre au dehors, pour impressionner les étrangers. On chercherait en vain, dans la législation de Lycurgue, ce principe d’égalité, de communisme, que les Aryens seuls peuvent comprendre, et appliquer, lorsqu’un libre choix d’association leur est laissé ; mais on y trouve, évidente, la préoccupation de dissimuler, sous des apparences égalitaires, le despotisme le plus éhonté, l’égoïsme le moins responsable. Deux rois, exclusivement chargés de veiller à l’exécution des édits, remplissaient quelques fonctions religieuses et commandaient les armées. Les lois, les dogmes et le gouvernement, étaient à la volonté d’un sénat aristocratique, composé de vingt-huit vieillards, âgés d’au moins soixante ans. Les deux rois siégeaient à ce sénat. Chaque mois, à la nouvelle lune, une assemblée du peuple était appelée à se prononcer, par un vote, sur les mesures que le sénat proposait. Cette assemblée était exclusivement composée de Doriens, les Laconiens n’ayant aucun droit politique, les Hilotes n’étant que des esclaves. Lycurgue conserva l’exercice de la double royauté, appartenant à deux maisons issues d’Hercule, et demanda l’égalité des citoyens, c’est-à-dire des Spartiates seulement, des aristocrates, sans se préoccuper des Hilotes et des Laconiens. Cette constitution nationale est exclusive de toute grandeur, de toute satisfaction. L’homme, écrasé sous la loi commune, doit en subir le poids. Le jeune Spartiate entre dans l’armée à vingt ans ; à trente ans, devenu citoyen, époux, son devoir, sa mission, est de donner de nouveaux soldats à Lacédémone ; à soixante ans, cessant d’être armé, il devient fonctionnaire ou éducateur. Les neuf mille Spartiates, qui formaient l’aristocratie de Lacédémone, devaient posséder chacun un égal morceau du territoire ; cette loi cependant, si elle fut jamais formulée, demeura théorique : rien n’en a jusqu’ici prouvé l’application. On sait, au contraire, que l’interdiction de vendre, découlant du principe de partage égal, n’existait pas, car des transmissions de propriétés à Sparte même ont été constatées. Ce qui est certain, c’est que le travail de la terre n’occupait aucun Spartiate. Les Hilotes, à titre d’esclaves de l’État, labouraient, moissonnaient et se battaient pour leurs maîtres. Lorsque, devenus trop habiles ou trop méritants, les Hilotes étaient un sujet d’inquiétude, les Spartiates en faisaient massacrer une partie, simplement. Qu’il n’y eût à Sparte ni artistes, ni commerçants, cela est incontestable ; il n’en faudrait pas conclure que la loi y interdisait le négoce et les arts. C’était le propre du caractère Dorien d’ignorer les joies intellectuelles, les émotions artistiques, les fêtes du goût. La répugnance qu’inspirait à ces hommes l’idée de tout commerce, de tout contact avec l’extérieur, s’explique par la crainte qu’ils avaient, — Doriens et Spartiates, — de voir les étrangers les venir juger chez eux, ou leurs concitoyens aller assister, au loin, à l’épanouissement d’existences véritablement humaines. L’obligation, imposée aux Spartiates, de ne se servir que d’une monnaie de fer, afin d’empêcher la multiplicité des transactions, d’éviter qu’il y eût des riches et des pauvres, est une légende que les faits contredisent. De grandes inégalités sociales existaient dès l’origine à Lacédémone ; l’enrichissement par l’usure y était très développé. Les cupidités personnelles, le gain des batailles préparé par la corruption, au moyen de l’argent, la trahison et la perfidie tarifées, réglées, payées, furent des innovations lacédémoniennes, prouvant des Doriens, des Spartiates enrichis. Le repas en commun, et frugal, composé d’un brouet noir, — mélange de sel, de vinaigre, de graisse de porc et de minces morceaux de viande, — s’imposait à une société conventionnelle dont l’organisation n’était, en somme, qu’un service militaire. Le Spartiate vivant sans famille jusqu’à trente ans, il fallait que l’État intervînt pour assurer la vie matérielle des guerriers. Les rois venaient prendre part au repas des citoyens, tantôt à une table, tantôt à une autre. C’est par groupes de dix à quinze que les Spartiates se réunissaient, dans des salles closes, séparées. Il n’y avait pas de famille à Sparte, parce que l’enfant appartenait à l’État, et que l’État en disposait. Si bien, que lorsqu’un mâle naissait difforme, on ordonnait sa mort. Les jeunes filles, soumises à un régime très rude, dès avant leur puberté, à des exercices continuels, étaient mal nourries et mal vêtues ; en hiver et en été, quel que fût le froid, quel que fût le chaud, leur vêtement était identique. Cette éducation ne laissait vivre, pour être données aux Spartiates, le moment légal venu, que des femmes robustes, saines, habituées à marcher sans chaussures, à supporter toutes les intempéries et toutes les grossièretés. La légende parle des épreuves que subissaient les vierges de Sparte, battues de verges devant l’autel de Diane, habituées ainsi à braver toute douleur, publiquement. Le spectacle des mœurs asiatiques importées, et contre lesquelles il fallait réagir, ne justifie pas cette législation abominable, car elle fut moins l’œuvre de Lycurgue, que la résultante inévitable de l’idée dorienne poussée à l’extrême. A Sparte, comme au nord de l’Europe, les femmes ne devaient être qu’un instrument ; les faiblesses maternelles, même, leur étaient interdites. Il a été parlé, sans preuves, d’un commencement lacédémonien où la communauté des femmes aurait existé. La lubricité des Doriens ne paraît pas douteuse ; le dévergondage des femmes de cette race est un fait certain ; mais il faut reconnaître que l’avilissement légalisé de la femme dorienne, et le contact des femmes asiatiques, libres, dont les amours étaient monstrueuses, n’étaient pas faits pour relever la femme hellénique, prise entre Hésiode, qui l’insulte et la repousse, et Lycurgue, qui l’utilise et l’avilit. La chasse était la distraction favorite, le jeu par excellence des Spartiates. Ils parlaient
peu, ayant d’ailleurs la langue épaisse
; et ils se firent un mérite de leur embarras, aux yeux des étrangers, en s’appliquant
à formuler leurs pensées par l’emploi du plus petit nombre de mots possible.
Cette manière
de parler des gens de Superstitieux, lourd d’esprit et de corps, lent et gauche dans son langage comme dans ses actes, presque incapable d’agir avec intelligence au moment voulu, craintif, soupçonneux, le Spartiate aimait à obéir. Cette crainte, entretenue, mais dissimulée, fut la cause unique de l’indissoluble union des gens de Sparte. Ridicules devant les villes assiégées, ou en mer pendant les tourmentes, les Spartiates, en guerre, allaient à l’ennemi ainsi que des brutes, et se battaient, souvent par peur, comme des héros. |