La Grèce (de 1300 à 480 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XI

 

 

Européens et Asiatiques. - La Petite-Asie ou Asie-Mineure (Asie antérieure). - La Thrace. - La Macédoine. - La péninsule Chalcidique. - La Thessalie. - Le mont Olympe. - La Hellade. - L’Épire. - Bosnie, Herzégovine, Dalmatie, Monténégro, Serbie, Bulgarie. - Sofia et Stamboul. - Grèce et Hellénie. - Grèce et Grecs.

 

EN s’opposant aux volontés de Darius, les Scythes avaient défendu les Européens menacés. La grande et terrible lutte de l’Europe et de l’Asie, dont parle Hérodote, est inaugurée. Des siècles et des siècles passeront, — jusqu’à nos jours, — sans que la victoire définitive de l’un des deux mondes ait donné aux hommes la solution nécessaire. La bataille sera terrible, et désolante, parce que la querelle est mal engagée, parce que le champ du combat lui-même est mal choisi. Des Aryens camperont en Asie, armés, héroïques, et des Asiatiques gouverneront les Européens, longtemps, alors que des groupes finnois, plus redoutables que les Touraniens, intervenant avec violence, compromettront le résultat du choc décisif, inévitable.

L’Europe qui aurait dû s’étendre et se maintenir jusqu’à l’Oural, peut-être jusqu’au Gange, au moins jusqu’à la Djumna, à l’est, et conserver son grand lac méditerranéen, avec toute l’Asie-Mineure, la Palestine, la Syrie et le nord de l’Afrique, va se trouver refoulée à l’ouest des Balkans avant que les Européens se soient suffisamment organisés sur leur domaine.

Les Phéniciens ont d’abord pris tout le littoral méditerranéen ; puis, franchissant le détroit de Gibraltar, ils sont allés jusqu’aux îles Britanniques, et au-delà, pour y trafiquer de l’ambre et de l’étain recueillis, laissant en route des colonies qui n’ont été partout que des ferments de corruption.

Arrêtés dans leur marche vers l’ouest par les Carpates et les Balkans, — ce bouclier de mille kilomètres, — et par le Danube au cours changeant, les Asiatiques ont tourné l’obstacle au nord, jetant au centre de l’Europe même, en plein pays des hommes blancs, la brune et mauvaise race de Chaldée, tandis que les Germains et les Scandinaves, descendant au sud, suivis des Finnois, venaient en Grèce, finalement, y troubler l’épanouissement de l’Aryen, ainsi que les Assyriens l’avaient fait en Asie-Mineure.

Le Danube, rompant sa digue énorme, — comme le Nil à Silsileh, — enfonçant les portes de fer qui le retenaient, pour venir à son delta actuel, avait ouvert aux hyperboréens une route vers le pays adorable où l’Europe naissait, leur livrant ainsi la Macédoine, la Chalcidique et la Thrace, jusqu’au point extrême où devait s’élever la ville par excellence, — Polis, — la Byzance riche en poissons, très chaude en été, aimée des colombes et des hirondelles, que la grave cigogne peut habiter, et qu’assainissent chaque hiver les vents froids venus de Russie.

La Petite Asie, ou Asie-Mineure, ainsi que la nommèrent sans raison les empereurs byzantins, et qui fut le continent pour les Hellènes, caractérisée par le mouflon et l’olivier, dont les rivières sont ombragées d’ormes et de saules, appartient à l’Europe, avec quelques animaux africains. Des lacs desséchés où le sel durci miroite, et des volcans éteints dont la traînée se prolonge vers l’Arménie et la Perse, tourmentent le vaste plateau qui va, s’élevant vers l’est, jusqu’à la froide Arménie, aux sources de l’Euphrate et du Tigre. Au nord, le long de la mer Noire, rangées parallèlement, les montagnes mènent au plateau central. Au sud se dresse le mont Taurus, faisant face à l’Égypte.

Les plaines centrales, tour à tour brûlantes et glacées, mal connues d’ailleurs, ne donnent rien, ou presque rien. Les vallées qui descendent à la mer, — au nord, à l’ouest et au sud, — d’une très grande fertilité, nourrissent encore ces troupeaux de blanches brebis et ces bœufs aux pieds lents dont parle Homère.

Les fleuves de l’Asie-Mineure qui vont à la Méditerranée, à l’ouest, par des baies profondes, semblent, en les entourant de leurs eaux, vouloir reprendre des îles détachées hier du continent. C’est, du nord au sud, le Scamandre troyen, aux tourbillons d’argent ; l’Hermus aux flots rouges et bourbeux, dont les alluvions continuelles comblent le golfe de Smyrne, avec son affluent roulant de l’or, le Pactole, passant à Sardes ; le Caystros, qui va vers Samos ; le Méandre aux ondes paresseuses, qui a détruit l’antique port de Milet. — Au sud, c’est le Xanthos rapide ; au nord, c’est l’Halys qui fut la limite acceptée de l’empire perse, ayant à sa droite la rude Paphlagonie que protège au sud, comme un rempart, le mont Olgassys.

Boulevard des hordes asiatiques se précipitant vers l’Europe, l’Asie-antérieure a subi le passage de nombreuses races d’hommes, n’est plus qu’une confusion ethnique, inextricable. Cependant la nature y a conservé ses droits, et l’on retrouve, sous les dominations modernes, malgré le Turc, au nord-ouest, le long de la mer Égée, la Petite-Phrygie battue des vents où se dressait Ilios riche en or et en airain, et la plaine fleurie du Scamandre, souvent inondée, que Téglath-Phalassar Ier avait ravagée ; la Mysie dont la fertilité est demeurée proverbiale ; la Lydie vantée, avec sa Smyrne maritime, ses lauriers-roses éblouissants et ses arbres chargés de fruits ; la Carie, trop favorable, amollissant ses peuples ; la Lycie, toute plantée de vignes et de blés au temps d’Homère, dont les grasses brebis et le vin doux rendaient envieux ; et la grande Phrygie, riche en troupeaux, au centre, avec la Cappadoce aux hivers rigoureux, stérilisée.

La Thrace, séparée de la Petite-Phrygie ou Phrygie hellespontienne, par l’âpre Propontide, — funeste aux marins et marâtre aux nefs dit Eschyle, — tient à l’Asie-Mineure, qu’elle continue malgré la brutale séparation des eaux. Au nord-ouest des larges plaines se dresse le mont Rhodope, qui va jusqu’en Épire, s’entrecroisant avec les Balkans alpins, dont les premières pentes ont une raideur de pyramide, dont les sommets mal nivelés, couverts de hêtres, de mélèzes, de sapins, sont le séjour des chamois et des ours, avec des vallonnements verts, tout prairies, et des chênaies et des vignobles sur les coteaux. Le mont Pengée, riche en métaux précieux, qui s’en détache, venant au sud, protège le fleuve Strymon séparant la Thrace de la Macédoine.

De ces hauteurs gouvernant le climat de la Thrace, descendaient, suivant les saisons, ces tempêtes brûlantes d’éclairs ou ces coups de froid qui rendirent si redoutable aux Hellènes la Thraké neigeuse, malgré la richesse et l’abondance de ses œuvres, malgré la valeur des hommes qui la peuplaient. La Thrace nourrice des brebis donnait aux Grecs des étalons superbes, des blés renommés, des vins exquis, des fruits sans pareils. Les jardins d’Andrinople, la cité riante, où coulent les eaux vives de trois rivières, sont les témoins de ce passé. C’est là, nous l’avons vu, qu’Histiée avait voulu fonder sa ville, rivale de Milet.

Le Strymon, dont le nom est sanscrit, le Nestor et l’Hèbre arrosaient magnifiquement le pays. Le Danube avait apporté du nord et jeté en Thrace des alluvions de même nature, une terre semblable à la terre que transportent et déversent le Pô, le Rhône et le Rhin.

La Macédoine, séparée de la Thrace par le Strymon et le Pangée, se limite avec moins de précision à l’ouest, où ses frontières se confondent avec celles de l’Épire et de l’Illyrie. Cependant le mont Scardos, au nord, continuant le mont Rhodope, s’infléchissant ensuite par un coude brusque et descendant jusqu’au Pinde, peut être considéré comme une séparation naturelle. Au sud, les monts Cambuniens isolent rigoureusement la Macédoine de la Thessalie.

Les deux principaux fleuves de la Macédoine, la Vystrista (l’Axios ?) au lit changeant, le Vardar (l’Haliacmon) ou Rongeur, qui a fait sa trouée dans des granits jaunes semblables aux roches de Numidie, tiennent en fertilité d’anciens lacs salins que des alluvions ont comblés.

La Thrace et la Macédoine ont sur la mer Égée des côtes formées de terres riches, d’un accès difficile, sans ports naturels, dangereuses quand soufflent les vents du sud. Ce ne sont que falaises inabordables, ou bas terrains marécageux plus redoutables aux marins que les rocs abrupts. Mais la Macédoine a la péninsule Chalcidique, et ses trois caps audacieux, dont l’un est le mont Athos, l’Hagion Oros, le mont de Zeus d’Eschyle, fier de ses vignes et de ses orangers, de ses bois de châtaigniers, de sapins et de chênes. De là, comme d’une merveilleuse vigie, le regard voit les deux grands témoins humiliés, muets, de la grande lutte finie, et qui debout, impérissables, sont comme des temples abandonnés, comme des tombes : le mont Ida, qui dominait la Troie aryenne ; le mont Olympe, qui était le trône de la divinité des premiers Grecs.

Le mont Olympe, l’Olympos neigeux, bizarre, superbe, aux vallées sans nombre, avec ses quarante-deux pics découpés comme des créneaux et ses cinquante-deux fontaines jaillissantes, vient de la Thrace, insensiblement, par une série de gradins traversant toute la Macédoine méridionale, l’antique Pœnie, le berceau des Grecs. Les forêts de platanes, de chênes et de châtaigniers qui couvraient l’Olympe comme d’un épais manteau de verdure, et les jardins de lauriers fleuris qui étaient l’enchantement de ses vallons, et les neiges éclatantes dont étaient plaquées les anfractuosités de ses rocs inaccessibles, que les nuages du matin dérobaient au regard, que les soleils du soir empourpraient, faisaient, tout naturellement, du mont admirable et mystérieux, la demeure des premières divinités.

Le mont Ossa, l’Ossa pointu, et le long Pélion, le Pélion sacré, aux forêts que le vent secoue, continuent, en les prolongeant au sud, et formant la singulière péninsule de Magnésie, les vals gracieux et les parois sauvages du mont Olympe.

Fermée au nord par les monts Cambuniens, à l’ouest par le Pinde, au sud par le mont Othrys, la Thessalie était un camp retranché, large forteresse très bien placée. En elle coulait le fleuve Pénée, l’arrosant, allant à la mer de Thrace, au golfe Thermaïque, par l’adorable val de Tempé, œuvre divine, œuvre d’Hercule ayant donné cette issue aux lacs intérieurs, stagnants. La Thessalie nébuleuse, grâce aux dieux, était devenue la terre bénie nourrissant un peuple de cavaliers.

Les lentes théories de Delphes, alors que la Hellade resplendira, et que les Grecs véritables auront été noyés dans le flot des peuples divers survenus, se rendront au val de Tempé, aux bords du Pénée, dont les eaux étaient claires et rapides, pour y cueillir les lauriers qui seront le prix des vainqueurs aux jeux.

Au sud de la Thessalie, c’est la Hellade privée de plaines, rude aux hommes, incapable de les nourrir, et pourtant séductrice, attirante. Sur la terre thessalienne, favorisée du ciel, bien européenne, aux horizons doux continuellement estompés de brouillards légers, bleuâtres, l’homme peut vivre comme la nature, utilisant ses forces sans les user, conservant en soi le germe pur des premières sèves, et prêt ainsi, continuellement, à renaître sain et gai.

A l’ouest de la Thessalie, c’est l’Épire sans port, le pays des roches, horriblement tourmenté, avec ses fleuves aux lits changeants, ses grondements de feux souterrains, et cependant reliée à la Macédoine et à la Thrace par les chamois et les bouquetins, heureux dans ses forêts de pins et de hêtres. Sur les monts Acrocérauniens, qui sont l’ossature de l’Épire, régnera le Jupiter lanceur de foudres, le Zeus tonnant. Là, aux environs de la froide Dodone, coulent le Cocyte et l’Achéron, ces déversoirs du lac de Janina.

Cette nature extraordinaire va se continuant, s’accentuant, au nord de l’Épire et de la Thessalie, jusqu’au Danube : C’est la Bosnie, cette Suisse sans neiges ; l’Herzégovine et la Dalmatie, aux longs remparts parallèles, hérissés çà et là de crêtes aiguës, dont les vallons sont d’anciens volcans éclatés ; le Monténégro, si mal nommé par les Vénitiens, aux roches d’un calcaire blanc-gris, aux amoncellements ;désordonnés de pierres énormes, brisées ; la Serbie, toute accessible par les vallées de la Morava, de la Drina et du Timok, boisées de chênes, aux plaines vastes, silencieuses, que balayent périodiquement les vents de Russie ; la Bulgarie plate, ayant en elle Sofia, où Constantin eut l’idée, un instant, de bâtir sa ville, — Stamboul, — et qui est le nœud stratégique de la péninsule des Balkans.

C’est au sud de ces territoires, à l’ombre méridionale du mont Olympe, que va se dérouler la grande histoire de la Grèce, l’histoire des Grecs de Thèbes, d’Argos, de Sparte et d’Athènes qui vont repousser les hordes asiatiques, inaugurer notre civilisation, la civilisation des Européens. Et pourtant, qui pourrait nous dire avec exactitude le nombre des véritables Aryens vivant à Thèbes, à Argos, à Mycènes, lorsque les Achéens s’en furent attaquer, prendre et incendier la ville aryenne par excellence, la Troie de Priam ? Et qui oserait prophétiser ce qui serait advenu, si la Grèce des Pélasges et des Scythes, si la Grèce des Aryens, des Européens, s’était .résolument cantonnée et développée au nord de l’Olympe, ayant pour limites la mer Ionienne, la mer d’Hadria (l’Adriatique) à l’ouest, le Danube au nord, le Pont-Euxin, la mer Noire à l’est, comprenant, comme aux origines, les deux Phrygies de l’Asie-Mineure au moins ? Les témoins de ce passé très nébuleux n’ont pas encore été tous questionnés. De la Troade à l’Épire, les terres de la Thrace de la Macédoine recèlent les mêmes tombeaux, tumulus innombrables des premiers Grecs, des Grecs aryens vaincus à Troie et qu’Homère a chantés.

Le mot Gracia, que les Romains appliquèrent mal, et que nous avons conservé à tort, était la dénomination d’un coin de l’Épire, tout petit. On peut étendre ce mot, en tant que désignation normale, jusqu’à Constantinople à l’est, et, considérant le Bosphore et les Dardanelles comme un fleuve, non comme un détroit séparatif, l’appliquer à toute l’Asie-Mineure, au sud du Caucase, à l’Iran et à l’Inde du nord, car c’est l’Europe jusque-là.

Au sud de l’Olympe, ce n’est plus la Grèce, mais la Hellade, — la Hellade aux belles femmes d’Homère, — territoire européen sans doute, au point de vue géographique, mais plutôt méditerranéen, et dont les destinées dépendront des races qui viendront y vivre, y dominer chacune à son tour, comme sur les côtes syriennes d’abord, et sur les côtes africaines ensuite, les Phéniciens asiatiques imposèrent leur prépondérance.

La chute de Troie, la victoire des Achéens, l’envahissement de la Thrace et de la Macédoine par les hordes médiques, la déchéance de Dodone, l’avènement de Delphes, et les grands tumultes de peuples au sud de l’Olympe qui furent la conséquence de ces événements, devraient terminer l’histoire de la Grèce proprement dite, de la Grèce aryenne, et l’histoire des Hellènes commencerait.

Il est cependant possible à l’historien, pour concilier toutes choses, de donner aux dénominations inexactes qui ont prévalu jusqu’ici, une valeur positive suffisante, que favorise d’ailleurs l’emploi traditionnel des mots : Le récit des faits antérieurs à la chute de Troie serait l’Histoire de la Grèce, ou des Grecs ; — le récit des événements qui se sont succédé au sud de la Macédoine et de l’Épire, depuis l’époque héroïque jusqu’à l’avènement de Rome, serait l’histoire de l’Hellénie ou des Hellènes.